La grande vitesse ferroviaire, un produit industriel à forte dimension géopolitique ? La diplomatie ferroviaire du Japon face à l’ascension de l’offre chinoise.

Regards géopolitiques v9n3, 2023

Frédéric Lasserre

Directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques

Titulaire de la Chaire de recherche en Études Indo-pacifiques, Université Laval

Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Résumé

La grande vitesse ferroviaire constitue un marché de plus en plus concurrentiel dans lequel le Japon détenait une avance industrielle conséquente. Si dans les années 1980 la France est devenue son principal concurrent, lui prenant le marché coréen en 1994, le Japon demeurait un acteur majeur en Asie, obtenant d’importants contrats en 1998 à Taiwan puis en 2004 en Chine. Depuis, la Chine a intégré la technologie japonaise et allemande, et se pose désormais en concurrent sur le marché mondial de la grande vitesse ferroviaire. L’octroi de contrats importants à des firmes chinoises en Thaïlande, en Malaisie et en Indonésie a résonné comme un brutal avertissement pour l’industrie japonaise : une rivalité majeure s’est dessinée entre les deux États sur ce marché.  Mais, appuyées par l’État, les entreprises japonaises n’ont pas dit leur dernier mot.

Mots-clés : Japon, Chine, grande vitesse ferroviaire, marché, technologie ferroviaire, Nouvelles routes de la soie.

Abstract

High-speed rail is an increasingly competitive market in which Japan had a significant industrial lead. While in the 1980s France became its main competitor, winning the Korean market in 1994, Japan remained a major player in Asia, obtaining major contracts in 1998 in Taiwan and in 2007 in China. Since then, China has integrated Japanese and German technology and is now a competitor in the global high-speed rail market. The awarding of major contracts to Chinese firms in Thailand, Malaysia and Indonesia was a stark warning to the Japanese industry that a major rivalry had emerged between the two states in this market.  But Japanese companies, backed by the government, have not said their last word.

Keywords : Japan, China, high speed rail, market, railway technology, new silk road.

Introduction

La grande vitesse ferroviaire constitue un marché de plus en plus concurrentiel. Longtemps apanage des Japonais avec le lancement du Shinkansen en 1964 (Kawasaki et Mitsubishi), puis des Français avec le TGV[1] en 1981 (Alstom et GIE Francorail), d’autres producteurs sont apparus sur le marché : l’Allemagne avec les ICE 1 à 3 (Velaro 320) de Siemens; l’Italie avec le Pendolino qui adapte les rames à des voies existantes ETR séries 400 développées par Fiat Ferroviaria), puis la mise au point de rames adaptées aux LGV (rames ETR séries 500 et 600 conçues à l’époque par le canadien Bombardier et l’italien AnsaldoBreda) ; la Corée du Sud où Hyundai a acheté le droit de fabriquer sous licence la technologie française d’Alstom (trains KTX en circulation en 2004) et a commencé à prospecter le marché mondial; la Russie avec le Sapsan (technologie allemande Siemens Velaro 320, 250 km/h) puis la Chine qui inaugure des lignes à grande vitesse (LGV) en 2008 avec du matériel roulant de technologie allemande (Siemens Velaro 320 pour lesquels les Chinois ont très vite réussi une rétro-ingénierie[2] permettant de fabriquer ce matériel sans licence[3]) et japonaise.

Fig. 1. Le TGV français sur la ligne Paris-Lyon, 1984.

Le train est encore dans son état d’origine : livrée orange avec logo SNCF en face avant. Le cliché permet d’avoir un aperçu du profil type d’une ligne à grande vitesse : courbes à très grand rayon et profil en long avec de fortes rampes permises par la puissance de traction et l’absence de trafic fret.

Cliché : Jérôme Le Roy

Si le français Alstom détient le record de vitesse de matériel sur rail (575 km/h en 2007), c’est la Chine qui se targue de la plus grande vitesse commerciale (350 km/h en 2017 contre 320 km/h pour le TGV français[4]). Chine et Japon sont par ailleurs engagés dans une rivalité pour la mise au point de véhicules à sustentation magnétique (Maglev). Le Japon détient le record de vitesse du transport guidé (603 km/h en 2015), mais la Chine exploite une ligne commerciale entre Shanghai et l’aéroport international utilisant la technologie allemande développée par Thyssen Krupp et Siemens et abandonnée par ces constructeurs allemands en 2011. Ces équipements, dont les coûts d’infrastructure sont prohibitifs, et qui ne peuvent pas profiter des réseaux ferroviaires existants pour atteindre le cœur des agglomérations, ne séduisent guère à l’export pour le moment.

La vente de la technologie de la grande vitesse (infrastructure et matériel roulant) représente un enjeu industriel important : elle soutient un secteur animé par de grands groupes industriels, souvent des « champions » nationaux, les grappes industrielles que ces entreprises de pointe structurent, et permet de poursuite la recherche et développement dans ce marché à forte valeur ajoutée. Les retombées industrielles sont donc conséquentes. Au-delà de ces aspects économiques, se trouve l’enjeu des normes de transport, car le choix d’un fournisseur pour la construction d’une LGV[5] et des systèmes de contrôle et de signalisation, ainsi que la fourniture de rames, oriente en partie les choix pour de futurs achats (renouvellement du parc roulant ou extension du réseau), l’interopérabilité entre matériels de constructeurs différents n’étant pas toujours facile à mettre en œuvre. Enfin, l’ampleur financière et la durée de tels contrats renforcent les liens entre les pays fournisseurs et le pays client : il y a une dimension de pouvoir d’influence à travers la vente de systèmes TGV, prestige industriel et coopération économique escomptée notamment. On mesure donc pourquoi les États soutiennent leurs champions ferroviaires dans leur quête de débouchés à l’exportation.

Fig. 2. Le Shinkansen 700, Tokyo, 2019.

On peut observer l’attention donnée à la réduction de la friction aérodynamique (face avant profilée, carénage de la base du pantographe en toiture) et le gabarit généreux des rames, les Shinkansen n’étant pas limités par le gabarit du réseau classique sur lequel ils ne peuvent pas circuler.

Cliché : Dana Le Roy

Fig. 3. Le Shinkansen 700 à Tokyo, 2023

Cliché Sam Dwyer, Rail Pictures, https://www.railpictures.net/photo/826078/

  1. Un activisme commercial chinois qui permet de remporter plusieurs contrats

Fort de son rôle de modèle économique en Asie, le Japon s’est beaucoup investi dans la construction d’infrastructures de transport ou de télécommunication dans des pays clients, avec comme levier financier des fonds libérés par la Banque Asiatique de Développement et l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) (Bhagawati, 2016). Malgré la crise économique et financière des années 1990, ces appuis financiers en faveur des grands contrats d’infrastructures sont demeurés l’une des priorités du gouvernement japonais à l’étranger (Hong, 2018). Cependant, après les débuts du réseau de LGV en 2008, la Chine, qui a notamment acheté la technologie du Shinkansen japonais en 2004 et allemande de Siemens en 2005, est rapidement devenue un acteur majeur à l’export tout en se dotant du plus grand réseau ferroviaire à grande vitesse au monde, 42 000 km fin 2022 (Preston, 2023) – une décision d’affaires que les entreprises japonaises du secteur Kawasaki Heavy Industries, Mitsubichi Electric et Hitachi, ont amèrement regrettée par la suite (Dickie, 2010).

Fig. 4. Le CRH 380 D, Shanghai, 2016.

Cliché : https://www.railpictures.net/photo/617746/

De plus, tout en devenant la deuxième économie mondiale en 2010, la Chine a remis en question la position dominante du Japon dans le marché des infrastructures en Asie (Meyer, 2011 ; Babin, 2018), à travers un activisme commercial entamé au tournant du 21e siècle et accéléré avec le lancement des Nouvelles routes de la soie en 2013. Elle participe aujourd’hui activement à la construction et au financement de nouveaux équipements permettant de développer le transport dans cette région à l’aide de nouvelles routes, ports, chemins de fer et aéroports (Lasserre, Mottet et Courmont, 2019).

Ainsi, dès 2003, des entreprises chinoises ont obtenu des contrats dans le domaine des travaux publics pour la construction de lignes LGV, en Turquie (Ankara – Istanbul), puis en Arabie Saoudite en partenariat avec la française Bouygues (Médine – La Mecque, 2008), puis en Iran (Téhéran-Qom-Ispahan, 2011). La compétitivité des entreprises chinoises en termes de prix a joué pour ces contrats d’infrastructures, lesquels représentent environ 60 à 80% du coût total d’un projet de train à grande vitesse. Les entreprises chinoises de travaux publics ont très rapidement appris et maitrisé la technique du béton précontraint[6] dans les années 1990 pour pouvoir proposer des services à l’export (construction d’ouvrages d’art modernes) sur des marchés très concurrentiels.

Une fois la technologie du matériel roulant maitrisée, des sociétés chinoises ont pu vendre l’ensemble ligne ferroviaire et rames à grande vitesse, tout d’abord au Laos en 2009, puis au Mexique en 2014 (projet annulé en 2018), en 2014/2015 en Russie à la suite de la dégradation des relations entre Moscou et les Occidentaux[7], puis en 2014 en Thaïlande et en 2015 en Indonésie, ces derniers contrats résonnant comme un coup de tonnerre dans le monde ferroviaire (voir tableau 1). Les clients demandent de plus en plus de flexibilité : l’intégration technique et commerciale ne fonctionne pas toujours et, là où les projets donnent lieu à de véritables appels d’offres avec une compétition raisonnablement ouverte, les lots (études, infrastructure, matériel) sont souvent octroyés séparément. Ainsi en Arabie Saoudite, le français Systra a exécuté l’essentiel des études, les partenaires chinois CRCC (China Railway Construction Corporation) et français Bouygues ont construit l’infrastructure et l’Espagnol Talgo a obtenu le marché du matériel roulant. L’obtention en 2010 du marché des rames de la société franco-belgo-britannique Eurostar (rames transmanche) par Siemens avec des rames dérivées des Velaro 320, un marché vu jusqu’alors comme une chasse gardée d’Alstom, a montré à quel point les marchés de la grande vitesse ferroviaire étaient devenus ouverts.

  1. De cuisantes déconvenues japonaises

Le Japon et la Chine étaient en effet concurrents lors de l’appel d’offres pour la construction de la LGV Jakarta-Bandung en Indonésie, contrat que la Chine avait finalement remporté pour ce projet estimé à plus de 5 milliards $ en septembre 2015, alors que le Japon était initialement donné gagnant (Yu, 2017), provoquant un retentissement considérable. Cette ligne à grande vitesse fait partie intégrante du plan de la Chine pour la construction du réseau ferroviaire pan-asiatique (PARN) qui traverserait plusieurs pays d’Asie du Sud-Est via différentes routes reliant Kunming (Chine) à Singapour (Yu, 2017 ; Chan, 2018 ; Babin, 2018), et qui structurerait le corridor Chine-Indochine dans le cadre du programme des nouvelles routes de la soie. Un réel activisme chinois a été déployé afin de remporter un important contrat illustrant la détermination de Pékin à déployer son programme des Nouvelles routes de la soie et à affirmer la capacité industrielle de la Chine. À l’inverse, l’offre japonaise pour ce projet ferroviaire Jakarta-Bandung a mis en évidence la faiblesse du Japon dans la promotion des exportations de trains à grande vitesse à l’étranger, faute sans doute d’avoir pris la mesure de l’ambition et de la détermination chinoises.

L’Agence de coopération internationale du Japon (JICA) avait inclus le projet dans son plan d’aide au développement à l’étranger et avait accepté en principe de financer 75 % du coût total du projet à un taux d’intérêt de 0,1 % sur 40 ans et une période de grâce de 11 ans, à condition que le gouvernement hôte fournisse une garantie de remboursement du prêt. Jakarta se montrait réticent à assumer la responsabilité financière. La Banque de Développement de Chine a proposé deux tranches de prêts avec une échéance de 40 ans et une période de grâce de 10 ans, et une tranche libellée en USD d’une valeur de 2,3805 milliards de dollars à 2% d’intérêt, et une tranche libellée en RMB d’une valeur de 1,587 milliard de dollars à 3,46% d’intérêt (AidData, 2017). Le montage financier proposé par le Japon prévoyait une garantie souveraine du gouvernement indonésien ; la responsabilité du gouvernement indonésien dans le rachat du foncier ; et pas de transfert de technologie ; alors que le montage financier chinois proposait l’exact contraire (Nurcholis, 2022), ce qui explique que, malgré des conditions de prêt plus avantageuses, Jakarta ait finalement opté pour le projet chinois, qui présentait nettement moins de responsabilité financière et opératoire.

Tableau 1. Contrats ou possibilités de contrats ferroviaires à grande vitesse pour des entreprises chinoises.

Montants en milliards USD

Sources : compilation de l’auteur d’après la presse professionnelle.

LGV : ligne à grande vitesse

CAF : Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles

CRCC : China Railway Construction Corporation

CRRC : China Railway Rolling Stock Corporation

CREC : China Railway Engineering Corporation

CRDC : China Railway Design Corporation

FS : Ferrovie dello Stato

Au Laos, le contrat de construction de la voie ferrée Boten (Yunnan) – Vientiane avait été octroyé en 2009 à la Chine et la ligne inaugurée en 2021. Le Laos a souscrit d’importants emprunts (1,52 milliards $ US) auprès des banques chinoises ExIm Bank et China Development Bank pour ce projet. En revanche, aucune information n’est disponible sur 60 % du montage financier (3,62 milliards $ US), qui seraient apportés par des banques chinoises, en échange d’une participation importante dans la Laos-China Railway Company Limited, une coentreprise sino-laotienne gestionnaire du tronçon laotien (Mottet, 2019). Présentée comme une ligne à grande vitesse par la Chine, cette voie nouvelle, si elle offre un service nettement plus rapide que la plupart des liaisons ferroviaires en Asie du Sud-Est et permet d’améliorer considérablement les temps de transport dans ce pays enclavé et aux infrastructures de transport très insuffisantes, ne rencontre cependant pas les critères révisés de l’Union Internationale des Chemins de fer (UIC), selon lesquelles la grande vitesse ferroviaire est supérieure à 250 km/h[8]. De nombreuses lignes classiques en Europe fonctionnent à 160 km/h. De plus, à voie unique et faisant circuler des convois de fret à 120 km/h, la ligne ne pourra pas offrir un service cadencé à haute fréquence.

En 2014 le gouvernement thaïlandais a indiqué qu’il souhaitait octroyer la construction de la ligne Bangkok – Nakhon Ratchasima à des entreprises chinoises, puis en 2016 la construction de la ligne Bangkok – Chiang Mai à des sociétés japonaises. Dans le montage de ce projet, Tokyo souhaitait contribuer à travers des prêts à taux préférentiels, alors que la Thaïlande voulait un investissement commun afin de réduire son risque commercial. Estimant justement la rentabilité de cet investissement plutôt faible, le Japon a refusé d’investir conjointement avec la Thaïlande dans le projet qui, compte tenu des paramètres définis par Bangkok, ne lui semblait pas réalisable, ce qui a abouti à la suspension du projet en février 2018 (Chachavalpongpun, 2018 ; The Straight Times 2018). Des pourparlers ont repris en 2023 entre Thaïlande et Japon (Bangkok Post, 2023).

Convenu dans le cadre de l’accord de 2014, le prolongement de la ligne Nord-Est au-delà de Nakhon Ratchasima vers le Laos a été confirmé en 2021 et octroyé à des entreprises chinoises. Il ne semble pas que le projet comprenne de prise de participation ou d’investissement chinois, mais un montage en BOT (Build – Operate – Transfert) sur 3 ans dans une structure qui a été renégociée en 2016 pour exclure toute prise de participation chinoise (Jikkham, 2015 ; Lertpusit, 2023). Des doutes pèsent cependant sur la rentabilité du projet de LGV Bangkok-Kuala Lumpur (Azman et Mardiah, 2022), même si le gouvernement thaïlandais a décidé d’aller de l’avant avec le premier tronçon Bangkok- Hua Hin, pour un coût estimé de 4,4 milliards $. Compte tenu de l’obtention de deux contrats par des entreprises chinoises et du refus du Japon d’aller de l’avant selon la formule de co-investissement demandée par Bangkok, il est vraisemblable que la Chine serait bien placée pour obtenir le contrat.

Dans le cadre de l’appel d’offres du TGV Kuala Lumpur-Singapour, le gouvernement japonais s’était engagé à soutenir un consortium d’entreprises japonaises à l’aide d’un fonds mixte privé/public (Keidanren, 2016). L’offre japonaise comprenait un transfert total de technologie et le développement de fournisseurs locaux au profit des entreprises malaisiennes et singapouriennes, y compris pour les petites et moyennes entreprises locales (Pavlicevic, 2017). C’est finalement l’offre chinoise qui a été retenue, mais le projet a subi les soubresauts de la politique intérieure malaisienne : annulé en mai 2018 à la suite du retour au pouvoir du Premier ministre Mahathir, le projet, sous une forme remaniée, a été relancé en septembre 2018, pour être à nouveau annulé par le gouvernement malaisien le 1er janvier 2021. Singapour et Kuala Lumpur ont cependant convenu en mars 2022 de reprendre des études de faisabilité pour un train à grande vitesse, mais l’avenir du projet demeure incertain.

En 2014, le gouvernement du Bangladesh a initié une étude de faisabilité pour une LGV de Dacca à Chittagong. Le coût très élevé du projet (estimation à près de 11,4 milliards $ pour un pays pauvre et déjà endetté) explique les hésitations du gouvernement, alors que Pékin presse Dacca de signer une entente rapidement (Adhikary, 2022).

  1. Des ajustements japonais : outils de financement et image de qualité

3.1. Se doter de leviers financiers plus efficaces

À la suite de ces échecs, le gouvernement japonais a rapidement réajusté ses politiques afin de renforcer sa compétitivité dans l’exportation d’infrastructures à l’étranger avec le PQI (Yu, 2017, Pavlicevic et Kartz, 2017 ; Hong, 2018). Depuis qu’il est devenu Premier ministre pour la deuxième fois en 2012, Shinzo Abe a donné à plusieurs reprises aux compagnies d’infrastructures japonaises l’assurance que le gouvernement japonais fournirait un soutien politique et financier à leurs efforts de recherches d’exportations (Pavlicevic et Kartz 2017 ; Sano, 2018 ; Hong, 2018). Les exportations de produits ferroviaires et les technologiques annexes apparaissent comme un élément clef du programme politique et économique de l’administration Abe (Abenomics) pour « créer de nouvelles frontières de croissances » et stimuler une économie japonaise stagnante, affectée par la baisse de la consommation intérieure et le vieillissement de sa population (Basu, 2016 ; Yu, 2017 ; Pavlicevic, 2017).

Dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, vaste programme de coopération économique promu par la Chine, et qui ne se limite pas au domaine des transports (Courmont et al, 2023), la Chine a mis sur pied des leviers de financement pour les pays partenaires, le Fonds des Routes de la Soie (Silk Road Fund), la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (BAII) et des facilités à travers ses banques d’affaires, ExIm Bank et China Development Bank (Callaghan et Hubbard, 2016 ; Bloomberg, 2022).

Afin de maintenir sa compétitivité sur le marché des infrastructures, qui implique souvent de complexes montages financiers au vu des sommes importantes engagées, le Japon a dû s’adapter même si souvent son offre financière était moins chère que l’offre chinoise. Avec le lancement de la Belt and Road Initiative, une concurrence feutrée a émergé, concurrence renforcée par la promotion par le Japon du concept d’« Indo-Pacifique libre et ouvert », régionyme fédérant les puissances maritimes des océans Pacifique et Indien, et implicitement désireux de limiter l’influence grandissante de la Chine (Milhiet, 2022 ; Saint-Mézard, 2022). Le Japon a dès lors développé le concept de Partenariat pour des Infrastructures de Qualité (PQI) afin de soutenir les efforts de recherche d’exportation des entreprises japonaises (Pavlicevic et Kratz, 2017 ; Yu, 2017). Le PQI vise à accélérer le financement de projets grâce au fonds de l’Agence japonaise de coopération internationale, de la Banque Asiatique de Développement, de la Banque japonaise pour la coopération internationale (JBIC), et de la Japan Overseas Infrastructure Investment Corporation for Transport and Urban Development (JOIN) (Bhagawati, 2016). Dans cette optique, ces institutions sont encouragées à entreprendre des projets en prenant « des risques supplémentaires en s’exemptant de l’exigence d’assurer la certitude du remboursement pour chaque projet, tout en maintenant le principe d’assurer des revenus suffisants pour couvrir ses dépenses dans leur ensemble » (MOFA, 2015), donc à accepter davantage de risques pour faire aboutir les montages de projets. Ces mesures devraient permettre d’accélérer les procédures officielles pour les prêts d’aides publiques au développement du Japon liés au PQI (Hong, 2018).

Ce PQI a été lancé avec un budget de 110 milliards de dollars, soit un montant symboliquement légèrement supérieur à la capitalisation initiale de la BAII dont la Chine est le premier actionnaire (Mardell, 2017 ; Yu, 2017 ; Pavlicevic et Kratz, 2017 ; Combal-Weiss, 2018). Ce fonds est aujourd’hui d’environ 200 milliards de dollars, il est prévu pour financer des projets d’infrastructures à travers le monde, extraction de ressources naturelles, production et transport d’énergie, télécommunications, transport. Parmi les mesures prévues dans le cadre du Partenariat pour les infrastructures de qualité figure une augmentation de 50% des capacités de prêts de la Banque asiatique de développement dont le Japon est l’actionnaire principal, et une augmentation à hauteur de 25% des prêts japonais APD[9] pour les infrastructures en Asie (Ministère de l’Économie et des Finances, 2017). Cette instrumentalisation des outils financiers à des fins de promotion des ventes stratégiques de l’État n’est pas propre à la concurrence entre Chine et Japon : on l’observe chez de nombreux grands exportateurs. Elle a cependant alimenté un débat sur la rivalité qui se serait également développée entre la BAII, banque de développement multinationale mais créée par la Chine dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, et la Banque Asiatique de Développement (Wang, 2022).

3.2. Un financement plus généreux?

Dans la même veine, Tokyo fait valoir que son offre de financement est moins chère grâce à des taux d’intérêt plus bas, et plus transparent. Il est difficile de connaitre exactement les taux pratiqués par les banques chinoises ou le Fonds des routes de la soie, car ces institutions ne dévoilent pas toujours les paramètres des prêts (taux, période de remboursement, garanties) consentis pour les montages financiers des grands projets d’infrastructure. La Chine, dans son argumentaire de vente, a su faire preuve de réactivité et de sens des affaires, qui lui ont notamment permis de décrocher le contrat de train à grande vitesse indonésien face à une offre japonaise trop sûre d’elle-même et peu réactive (Tiezzi, 2015 ; Nurcholis, 2022). Les entreprises chinoises soulignent aussi leurs coûts plus bas et leurs délais de livraison plus courts. Pékin fait également valoir son souci de traiter avec tous les partenaires potentiels, y compris les pays pauvres souvent négligés par les Occidentaux ou le Japon du fait de leur faible solvabilité (Owino, 2022) – au risque d’alimenter les critiques lui reprochant de favoriser le surendettement desdits partenaires. Le Japon met davantage l’accent, outre la qualité de ses produits, sur le souci de ne pas pousser pour des projets inefficaces et peu adaptés, sur la transparence des montages financiers (critères du Club de Paris) et sur des taux concessionnels plus faibles que la plupart des autres bailleurs de fonds (Ritchie, 2022). Ainsi, le taux d’intérêt conclu pour le montage financier du TGV Ahmedabad – Mumbai en Inde est-il de 0,1% (The Economic Times, 2018), contre 2,3% pour les 465 millions $ empruntés par le Laos auprès de la Banque d’importexport de Chine (Eximbank) (Mottet, 2019). Aux Philippines, la Chine demandait plus de 3% d’intérêt pour un prêt destiné à financer le projet ferroviaire de Mindanao (Elemia et Maitem, 2022)[10].

Dans le cadre de la BRI, la Chine investit certes, mais pas de façon prépondérante, contrairement à une idée tenace répandue dans les médias (Courmont et al, 2023) : elle procède souvent à travers des prêts peu concessionnels et donc avec le levier de l’endettement des pays partenaires. De 2013 à 2021, les prêts octroyés par les banques d’affaires d’État chinoises ont été multipliés par cinq, et la proportion entre prêts et dons se situe autour de 31 pour 1. Il est difficile, par manque de transparence, de connaitre les paramètres des prêts consentis aux pays en développement. Ces prêts, parfois qualifiés de prêts à taux concessionnels, sont certes sous les taux du marché mais demeurent coûteux puisqu’ils gravitent entre 2 et 3% (Zhang, 2018). Un prêt typique de banques d’affaires chinoises repose sur un taux d’intérêt de 4,2 % en moyenne et une période de remboursement de moins de 10 ans. En comparaison, un prêt typique d’un prêteur du Comité d’Aide au Développement de l’OCDE comme l’Allemagne, la France ou le Japon est assorti d’un taux d’intérêt de 1,1 % et d’une période de remboursement de 28 ans (Wooley, 2021). Une autre source parle d’un taux moyen de 4,14% et d’une période de remboursement de 16,6 ans pour les prêts chinois, contre 2,1% et 17,9 ans pour les prêts de la Banque mondiale (Morris et al, 2020).

Tokyo reste par ailleurs le principal pourvoyeur d’aide aux infrastructures dans des pays comme le Vietnam, les Philippines et l’Inde (Pajon, 2020).

3.3. Marteler l’image de la qualité et de la durabilité

Par ailleurs, Tokyo, comme argument de vente, comparait la haute qualité des exportations d’infrastructures japonaises aux problèmes de qualité et de fiabilité perçus des produits « Made in China » (Hong, 2018). Le Japon vante notamment l’expertise technologique de son célèbre système de trains à grande vitesse, le Shinkansen. Ce train a fonctionné pendant près de 60 ans sans aucun accident mortel, ce qui illustrerait l’excellence du système TGV japonais (Pavlicevic et Kratz, 2017). Certains médias ont d’ailleurs opposé ce fait au système chinois en prenant l’exemple de l’accident près de Wenzhou en 2011 avec la collision de deux trains à grande vitesse (Shepard, 2017). La perception de la qualité et de la fiabilité des infrastructures et équipements japonais serait positive en Asie (Chandran, 2019 ; Sharma, 2022) ; à l’opposé, la qualité des infrastructures construites en Chine a souvent été remise en question par certains pays de la région, avec par exemple l’Indonésie (Yu, 2017) mais ailleurs dans le monde aussi (ThePrint, 2022 ; Dube et Steinhauser, 2023) et un faible souci de l’adaptation des projets aux besoins locaux réels (Ng, 2019). Selon le gouvernement japonais, c’est la qualité, laquelle inclut l’adaptation du produit aux besoins réels des populations locales, plutôt que la quantité des investissements qui distingue le PQI, de même que son engagement en faveur de la durabilité environnementale et financière (Dadabaev, 2018). De fait, le Japon s’est engagé dans de nombreux projets de rénovation ferroviaire, proposant aux pays partenaires non pas forcément de grands projets de nouvelles infrastructures à grande vitesse dont l’écartement standard (1,435 m) les coupe souvent des réseaux locaux, métrique en Asie du Sud-est ; large en ex-URSS (1,52 m ; très large dans le sous-continent indien (1,67 m), mais plutôt des modernisations des réseaux existants, travaux moins médiatiques mais aussi moins onéreux et permettant des offres de service plus abordables pour les populations locales (Wu, 2019). Le projet de liaison Jakarta-Surabaya en était une illustration. La Chine œuvre aussi sur ce marché de la rénovation ferroviaire, notamment en Iran (Kashmir Observer, 2018, Financial Tribune, 2018) mais semble préférer l’image de modernité et de puissance que connotent les contrats de TGV.

Cet accent mis par Tokyo sur ces aspects de transparence et de qualité semble être une critique implicite contre la BRI de la Chine, à qui on a reproché d’avoir favorisé l’endettement de pays partenaires à travers des « pièges de la dette »[11], d’avoir livré des infrastructures de piètre qualité, et d’avoir financé de grands projets qui ont peu profité aux populations locales, comme le port de Hambantota et l’aéroport Mattala Rajapaksa au Sri Lanka, ou le train Addis Abeba-Djibouti en Éthiopie. Pour sa part, le Japon cite à son actif le port de Mombasa au Kenya, la ligne ferroviaire à grande vitesse Mumbai-Ahmedabad en Inde et le projet de réseau numérique en Tanzanie comme trois exemples de projets d’infrastructure de qualité (Duggan, 2018). C’est en partie pour répondre à ces critiques que la Chine a nettement resserré ses prêts internationaux (Chakrabarty, 2022; Deng, 2022).

Ainsi, en Indonésie, face aux coûts élevés du projet de LGV Bandung-Surabaya, le Japon a préféré plaider en faveur d’une solution alternative, la modernisation de la ligne Jakarta-Surabaya pour faire passer la vitesse commerciale de 80 à entre 145 et 190 km/h (semi haute vitesse) (Suzuki, 2019 ; Citrinot, 2021). Cette contre-proposition, validée par Jakarta à travers une annonce publique en 2016 (VOA, 2016) puis un accord avec Tokyo en 2019, pourrait être menée à bien en parallèle au prolongement de la LGV de Bandung à Surabaya avec la Chine comme partenaire (Business Today, 2022 ; The Star, 2022 ; Nirmala, 2021 ; Jakarta Post, 2022).

En établissant le programme PQI, en renforçant sa compétitivité financière à l’exportation pour les produits d’infrastructures et en renforçant l’idée de projets de qualité et plus adaptés aux besoins locaux, le Japon s’est efforcé de bonifier sa capacité à concurrencer la Chine dans le financement et la construction d’infrastructures ferroviaires (Babin, 2018).

Sur le fond, l’importance des conditions financières des projets dans l’attribution des marchés à grande vitesse montre que la technologie a mûri et n’est plus un élément disruptif comme il pouvait l’être de 1960 à 1995 (marchés à l’export des lignes Madrid-Séville et Séoul-Busan attribués à la France). Entre les compétiteurs qui s’appuient sur les technologies françaises, allemandes et japonaises et les nouveaux entrants (Espagne, Suisse[12]), le niveau technologique est devenu à peu près équivalent et les différences jouent à la marge sur la fiabilité notamment. De même, de nombreux acteurs maîtrisent maintenant la technique de construction des infrastructures ferroviaires[13]. Entre concurrents de niveaux technologiques similaires, c’est donc largement sur les questions des montages financiers, des retombées économiques et des choix politiques que se décident les octrois de contrats.

  1. Le Japon toujours dans la course

 4.1. Le Japon remporte encore des succès à l’export

De fait, après le choc de la perte des marchés indonésien et malaisien, le Japon n’a pas dit son dernier mot et s’efforce de demeurer compétitif, en valorisant ses atouts sans chercher à concurrencer la Chine sur le créneau des atouts de celle-ci – les bas coûts. Après avoir obtenu le marché taiwanais en 1998, le Japon s’efforce de sécuriser celui du renouvellement des rames – même si des désaccords ont perduré sur le coût du matériel proposé avant l’entente de principe en mars 2023 (Ryugen, 2023). C’est a priori avec le Japon que le Vietnam voudrait traiter pour ses projets de LGV – la principale difficulté résidant ici dans les coûts d’infrastructure très élevés de tels projets compte tenu de la configuration du terrain. Hanoi a réaffirmé récemment son option pour une coopération avec le Japon pour ce grand projet de 1 545 km (Nikkei Asia, 2023). Aux États-Unis, le contrat d’achat des rames pour le TGV Dallas-Houston a été accordé à Hitachi et Kawasaki en 2017. Au Royaume-Uni, c’est un partenariat Alstom-Hitachi qui a obtenu le contrat de fourniture des rames TGV en 2021. En Thaïlande, le gouvernement s’efforce manifestement de conserver le Japon dans la course en reprenant des pourparlers avec le Japon, et en apportant des modifications au projet, notamment la réduction de la vitesse à 200 km/h, ce qui réduirait considérablement les coûts[14] (Clark, 2023).

Tableau 2. Contrats ou possibilités de contrat ferroviaires à grande vitesse pour des entreprises japonaises.

Montants en milliards USD.

Sources : compilation de l’auteur d’après la presse professionnelle.

4.2. L’énorme marché indien : savoir cultiver la coopération avec New Dehli

Le Japon a par ailleurs obtenu un premier contrat de train à grande vitesse sur le marché indien, la liaison entre Mumbai et Ahmedabad, un énorme marché puisque les chemins de fer indiens prévoient, d’ici 2051, la construction de plus 4 760 km de LGV (Ministry of Railways, 2020). L’obtention de ce premier contrat et les relations tendues entre l’Inde et la Chine favoriseront sans doute l’octroi de nouveaux contrats pour des entreprises japonaises. A cette prévision, deux bémols : la politique indienne repose sur l’indépendance nationale et le refus de tout rapprochement excessif avec un autre État ; par ailleurs, le projet de TGV Inde-Japon approuvé en 2015 prévoit la cession de licences de production de rames en Inde, ce qui permettrait à l’Inde de produire elle-même des trains à grande vitesse sur le marché domestique voire à l’export, comme l’ont fait la Corée du Sud (technologie française), la Chine (technologies japonaise et allemande) ou l’Espagne (technologie en partie française). Des négociations sont encore en cours sur le calendrier et le contenu des transferts de technologie : Tokyo, échaudé par les conséquences du transfert hâtif de technologies en Chine en 2007, souhaiterait se voir garantir l’octroi de la construction de plusieurs corridors ferroviaires avant tout transfert majeur sur la technologie du matériel roulant (Dasgupta, Jain, Obayashi, 2018). De fait, il n’est pas clair si les transferts de technologie planifiés à ce jour porteront sur la technologie du matériel roulant, de forte valeur ajoutée; un récent communiqué de l’Agence de coopération japonaise parlant plutôt de transferts de savoir-faire en ingénierie de LGV et de gares (JICA, 2022).

Figure 5. Plan de développement des lignes à grande vitesse en Inde.

Source : Ministry of Railways (2020) ; High Speed Rail Alliance (2021).

Conclusion

Les trains à grande vitesse sont des symboles politiques forts tout autant que des enjeux industriels majeurs. Associés aux yeux des gouvernements comme des populations, à la puissance économique, à la modernité technologique, ils impliquent aussi des contrats de plusieurs milliards de $, de grands chantiers de travaux publics générateurs d’emplois, et d’importants débouchés pour de grands groupes industriels. On prend dès lors la mesure des enjeux diplomatiques que peut revêtir l’obtention des contrats à l’exportation pour les pays détenteurs de la technologie.

En Asie, le Japon, pionnier en matière de grande vitesse ferroviaire, avait une position incontestée mais n’a pendant longtemps guère exporté son savoir-faire. Les entreprises japonaises perdent le contrat en Corée du Sud en 1994 au profit des Français, mais remportent les marchés taiwanais (1998) puis chinois (2004). Si la concurrence coréenne se fait encore modérée (contrat de conception avec KNR au Maroc en 2022), en revanche les entreprises chinoises ont rapidement adapté les technologies japonaise et allemande ont remporté de nombreux contrats, d’abord en travaux publics de construction des voies, puis de fourniture de rames TGV. L’échec du projet japonais en Indonésie en 2015, dans un contexte de forte promotion chinoise des nouvelles routes de la soie, a résonné comme un coup de tonnerre à Tokyo.

Face à la concurrence chinoise dans un marché où la technologie prédomine beaucoup moins dans les choix qu’auparavant, le Japon s’efforce de s’adapter, en bonifiant son offre financière, en soulignant son souci de proposer des projets adaptés aux besoins locaux réels. Des entreprises japonaises ont remporté plusieurs contrats récemment, dont une première ligne dans le grand marché indien. Il reste à voir si le Japon saura gérer les fortes attentes indiennes en matière de transfert de technologie et s’il saura profiter d’un relatif désenchantement face aux pratiques commerciales chinoises.

Frédéric Lasserre

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[1] Note liminaire : on rappelle ici la distinction entre le train à grande vitesse, nom commun issu du développement par la SNCF du TGV dans les années 1970 et 1980, et le sigle « TGV ».  Le sigle est passé dans le vocabulaire courant pour désigner tous les types de trains à grande vitesse, alors que « TGV » est au sens propre une marque déposée par la SNCF en 2012 pour éviter les abus de langage comme « le TGV japonais » fréquemment lus dans la presse, et qui s’utilise sans article défini comme dans «Voyagez avec TGV ». Cela dit, le niveau d’appropriation du sigle « TGV » dans le langage courant est tel que la distinction, dans la pratique, est souvent vouée à l’échec.

[2] La rétro-ingénierie, ou ingénierie inversée, est l’activité qui consiste à étudier un objet manufacturé pour en déterminer le fonctionnement interne, la méthode de fabrication, dans l’optique de le modifier ou de le copier.

[3] Il a été dit à l’époque que le risque de rétro-ingénierie était la raison principale pour laquelle Alstom s’est désengagé de la compétition pour vendre le TGV en Chine. La suite lui a donné raison.

[4] Les réseaux européens, en particulier la France et l’Espagne ont envisagé dans les années 2000 une vitesse commerciale de 360 km/h permise par les nouveaux matériels et les voies les plus récentes, mais ont renoncé au vu des coûts énergétiques élevés (de l’ordre de 40% de plus par rapport à 320 km/h) au regard du faible gain de temps (2 minutes aux 100 km).

[5] Ligne à Grande Vitesse. Un train ne peut circuler à grande vitesse que sur une infrastructure adaptée (courbes, pentes, ballast, tolérances du profil de voie, caténaire, installations électriques) et dotée d’une signalisation spécifique (signalisation en cabine) dont les coûts sont beaucoup plus importants (environ 20 millions d’euros au km en plaine) que ceux d’une ligne dite « classique ».

[6] Le béton précontraint est un matériau de construction composite dans lequel ont été préalablement introduites des tensions opposées à celles qu’il devra subir une fois mis en œuvre. Cette technique vise à améliorer la résistance du béton et permet donc de produire un matériau de construction plus résistant, ce qui permet aussi de simplifier les contraintes de construction pour assurer la solidité et la fiabilité d’une structure en l’allégeant considérablement par rapport à la technique traditionnelle du béton armé.

[7] Le train à grande vitesse russe Moscou-St Pétersbourg (Sapsan) est de technologie Siemens (Velaro 320) et des pourparlers avaient débuté entre Berlin et Moscou jusqu’en 2014.

[8] Jusqu’aux années 2000, l’UIC considérait que la grande vitesse commençait au-dessus de 160 km/h, permettant par exemple à l’Intercity 125 britannique d’être considéré comme de la grande vitesse à 200 km/h. On trouve aujourd’hui parfois dans la littérature l’appellation de « semi grande vitesse » entre 160 et 200 km/h.

[9] APD : Aide Publique au Développement (en anglais ODA : Official Development Assistance), fonds destinés à l’aide au développement mesurés par le Comité d’Aide au Développement de l’OCDE. Les crédits à l’export et les prêts non concessionnels ne sont pas considérés comme de l’aide publique au développement.

[10] Il s’agit de la construction d’une ligne classique circulaire sur l’île de Mindanao. La première phase comprend 105 km.

[11] Dont le caractère délibéré est contesté : voir Pairault (2022)  et Bazile et al (2022). Plus vraisemblablement, ces surendettements, bien réels, sont imputables à des erreurs de gestion des pays partenaires et à une trop grande libéralité dans l’octroi des prêts de la part des banques chinoises (Yoshimatsu, 2021).

[12] Les CFF, lassés des dysfonctionnements chroniques des ETR 570 et ETR 610 sur les liaisons avec l’Italie, ont commandé au constructeur suisse Stadler Rail les rames RABe 501 « Giruno » pendulaires et aptes à 250 km/h notamment dans le tunnel de base du Gothard. Stadler est donc devenu un nouvel entrant dans le domaine de la grande vitesse ferroviaire.

[13] L’époque où des entreprises françaises avaient dû reconstruire entièrement des segments entiers de la LGV Séoul-Busan pour cause de non-respect des normes élémentaires par les grandes entreprises coréennes, est bel et bien terminée.

[14] Il ne s’agirait plus alors techniquement d’une LGV mais d’une ligne classique  améliorée similaire au corridor New-York – Washington où les rames Acela construites par Alstom et Bombardier circulent jusqu’à 240 km/h sur certaines sections.

Les relations Union européenne-Japon : Une analyse géo-juridique de la dimension sécuritaire à l’aune de la stratégie indo-pacifique de l’UE

Regards géopolitiques, v9n3, 2023

Erwan Lannon

Professeur à l’Université de Gand

Résumé 

L’analyse porte sur l’évolution des relations entre l’Union européenne et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce, à la lumière de la Stratégie coopération de l’UE dans la région indo-pacifique de 2021. L’analyse géo-juridique prend en compte le Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines de la sécurité maritime, le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique et la transformation numérique.

Mots-clés: Union Européenne ; Japon ; Sécurité Maritime, cyberespace, espace extra-atmosphérique

Summary

The analysis focuses on the evolution of relations between the European Union and Japan in the field of security and in the light of the EU cooperation strategy for the Indo-Pacific region of 2021. The geo-legal analysis takes into account the EU-Japan Strategic Partnership and initiatives in the field of security in the Asia-Pacific region. The focus is on cooperation in the areas of maritime security, cyberspace, outer space and digital transformation.

Keywords: European Union; Japan; Maritime Security, cyberspace, outer space

Introduction

Si l’ambassadeur du Japon en Belgique fût accrédité auprès des trois Communautés européennes en 1959 et la première délégation des Communautés à Tokyo créée en 1974, force  est de constater que ces relations ont été assez limitées lors de la première période qui a été marquée par des différends importants dans le domaine commercial (Surzur, A., 1998).

En 2001, la mise en place d’un Partenariat stratégique entre l’Union européenne (UE) et le Japon constitue un tournant. Il sera suivi, en 2006, par la signature d’un accord de coopération sur les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire puis, en 2011, d’un accord d’entraide judiciaire en matière pénale. Mais c’est surtout, depuis 2018, avec la signature de l’Accord de partenariat stratégique (APS) et de l’Accord de partenariat économique (APE), que les relations nippo-européennes ont connu une avancée spectaculaire et ce, notamment dans le domaine de la sécurité. Trois ans plus tard, en 2021, l’adoption de la Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, inscrit cette relation bilatérale dans le contexte plus large de la première stratégie des 27 États membres de l’UE dans cette région.

L’objectif de cette contribution est de mettre en lumière le développement des relations entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce dans le contexte de l’adoption, en 2021, de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique et de la guerre en Ukraine. L’analyse, de nature géo-juridique, aborde les questions liées au Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives pertinentes relevant de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines maritimes. Les dimensions sécuritaires de la coopération entre le Japon et l’UE dans le cadre du cyberespace, de l’espace extra-atmosphérique et de la transformation numérique sont également prises en compte. Il s’agit de prendre la mesure des changements récents et à venir mais aussi d’identifier certains défis ainsi que les limites des ambitions affichées par l’UE et le Japon.

 

 1. La volonté de l’UE de jouer un rôle en matière de sécurité en Asie-Pacifique

Depuis la mise en œuvre de la PESC en 1993, les structures et les actions de l’UE se sont multipliées dans les domaines de la sécurité au sens large (sécurité humaine, traditionnelle, non-traditionnelle, sécurité sanitaire, sécurité environnementale …). Ce sont les Balkans, l’Afrique et le Moyen-Orient qui ont été, en 1992, identifiés comme principales priorités d’action de cette politique. Toutefois, dès 2005, la mise en place d’une mission en Indonésie (Aceh), indique la volonté des États membres de l’UE d’être présents, en matière de sécurité, dans la région Asie-Pacifique. Depuis lors, les programmes et cadres de coopération et de dialogue se sont multipliés.

1.1. Les forums de dialogue et les missions et opérations en matière de sécurité et de défense

Il existe en effet plusieurs fora euro-asiatiques multilatéraux de dialogue dans le cadre desquels les questions de sécurité sont abordées:

i) Les sommets Asie-Europe (Asia-Europe Meeting (ASEM)) qui promeuvent un dialogue politique global et abordent les questions de sécurité entre 53 partenaires, y compris la Russie;

ii) Le Forum régional de l’ANASE (ARF) ;

iii) Le Partenariat stratégique UE-ANASE ;

iv) Le dialogue de Shangri-La auquel a participé la Haute représentante de l’UE (SEAE, 2019)

Au niveau des missions et opérations de la PSDC, on relèvera dans la région Indo-pacifique, outre la première mission dite civile PSDC de surveillance à Aceh en Indonésie en 2005, des programmes contribuant à la paix et à la stabilité aux Philippines à partir de 2007 (conflit du sud du Mindanao) et surtout l’opération navale militaire EUNAVFOR Atalanta conçue à l’origine pour protéger les convois d’aide humanitaire et lutter contre la piraterie (Lannon, 2021). Il est désormais prévu d’étendre ses activités vers le Pacifique.

1.2. L’importance de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique

Avec la mise en place, en avril 2021, d’une Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, les États membres de l’UE ont donné un cadre stratégique à une région qui n’existait pas encore dans le vocabulaire de l’UE. Ils se sont déclarés conscients d’une  concurrence géopolitique croissante, soulignant que la remise en cause de l’universalité des droits de l’homme et les menaces croissantes sur la stabilité et la sécurité de la région et au-delà avaient des répercussions directes sur les intérêts de l’Union européenne. Sept domaines prioritaires de coopération ont été identifiés : prospérité durable et inclusive, transition écologique, gouvernance des océans, gouvernance et partenariats numériques, connectivité numérique, sécurité et défense et sécurité humaine (Conseil de l’UE, 2021). Depuis quelques années on pouvait s’attendre à la mise en place d’une telle stratégie, mais plusieurs options étaient envisageables entre une stratégie limitée aux domaines maritimes et une nouvelle stratégie régionale à part entière de l’UE dans la région indo-pacifique (Lannon, 2018). L’approche retenue est assez flexible et repose surtout sur les différents cadres de coopération et de dialogue existants entre l’UE et les pays d’Afrique, d’Asie, de l’Océanie et du Pacifique, mais introduit des nouveautés. Étant donné la prolifération des stratégies indopacifiques, initiée par le Japon (Courmont, B., et al. 2023), l’UE doit définir clairement ses objectifs.

Parmi les objectifs généraux figurent la nécessité pour l’UE, en tant qu’acteur mondial, de développer une approche stratégique à l’égard de la région afin de renforcer son autonomie stratégique. Il s’agit de promouvoir un ordre international fondé sur des règles et de préserver des « voies d’approvisionnement maritimes libres et ouvertes dans le respect absolu du droit international », référence étant faite bien entendu à la Convention des Nations-Unies sur le droit de la Mer.

Au niveau des objectifs spécifiques liés à la sécurité, il s’agit notamment pour l’UE d’aider ses partenaires à renforcer la gouvernance régionale et à assurer la sûreté et la sécurité des routes maritimes et aériennes. Il est question de prévenir les trafics d’êtres humains, d’armes et de drogues et d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, dont les ressources marines. Les questions liées à la criminalité transnationale organisée en mer  sont prioritaires (piraterie, criminalité environnementale), de même que la cybercriminalité (actes de cyber malveillance et désinformation). La lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent sont aussi abordés. Il s’agit également de coopérer afin de réduire les risques de catastrophes dans la région indo-pacifique. Parmi les éléments les plus novateurs figurent la coopération entre systèmes de santé dans le domaine de la gestion des crises et la prévention des pandémies, la coopération en ce qui concerne les technologies émergentes et de rupture et la lutte contre les menaces hybrides. La question de la non-prolifération nucléaire du contrôle des armements et de celui des exportations de technologies à double usage figurait déjà sur l’agenda, mais prend une nouvelle dimension depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (Conseil de l’UE, 2021).

Les États membres de l’UE insistent sur la nécessité de coopérer avec des partenaires partageant les mêmes valeurs afin de développer des partenariats, notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense (Conseil de l’UE, 2021). Au niveau des missions et opérations PSDC, il est prévu de conclure de nouveaux accords-cadres de participation avec des partenaires de la région pour qu’ils participent à ces missions et opérations. Il est en effet possible d’y associer des pays non-membres de l’UE. C’est le cas de la Norvège, de l’Ukraine ou de la Nouvelle-Zélande pour l’opération Atalanta (EUNAVFOR Atalanta, 2023). D’autres pays participent à des exercices conjoints, dont le Japon. Il est aussi prévu d’étendre la zone d’opération de l’EUNAVFOR Atalanta vers le Pacifique et de coopérer avec les marines des partenaires en renforçant notamment leurs capacités, les États membres de l’UE soulignant l’importance d’une « présence navale européenne significative dans la région indopacifique » (Conseil de l’UE, 2021). C’est donc dans ce cadre stratégique régional que s’inscrivent, depuis 2021, les relations euro-nipponnes dans le domaine de la sécurité.

  

  1. Les spécificités de la relation euro-nippone d’un point de vue géo-juridique

 2.1. L’espace maritime : élément central de la relation euro-nippone

La relation UE-Japon se caractérise, à priori, par un éloignement géographique important. En réalité, du fait de l’existence, en droit de l’UE, des Pays et territoires d’outre-mer (PTOM) et des régions ultrapériphériques (RUP), cette distance s’amoindrit, car ces territoires et régions se situent dans les océans Pacifique et Indien. L’adhésion éventuelle de l’Ukraine, devenue officiellement candidate en 2022, rapprochera aussi l’UE de l’Asie centrale et du Japon, Kiev étant plus proche de Tokyo que Papeete. Autres données à retenir, un seul pays : la Russie, sépare sur le continent eurasiatique, le Japon du territoire douanier de l’UE. Il faut aussi prendre en compte la Turquie, qui fait partie intégrante de l’union douanière de l’UE. Cela signifie que le Japon est le voisin d’un voisin de l’UE (Lannon, E., 2014). Rappelons qu’en 2022, le Japon était le deuxième partenaire commercial de l’UE en Asie, après la Chine. La Commission européenne souligne d’ailleurs qu’ensemble, l’UE et le Japon représentent environ un quart du PIB mondial et sont liés par une zone de libre-échange qui pose les bases d’une intégration économique ayant vocation à se développer (Commission européenne, 2022)

Le Japon étant un archipel, l’espace maritime est, par définition, un élément central de sa relation avec l’UE. L’existence des PTOM et des RUP, à proximité de routes maritimes reliant le Japon à l’UE, via Suez ou Panama, change la perspective et permet d’envisager la relation UE-Japon de manière différente. Ces îles et archipels sont autant de relais, et éventuellement des escales, le long ou à proximité de routes maritimes critiques qui relient les grands ports européens et japonais. L’UE, du fait de l’existence des PTOM français est présente dans le Pacifique. Certains PTOM sont plus proches du Japon (la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, la Polynésie française et les îles Wallis-et-Futuna) que les RUP françaises de l’océan Indien (Mayotte, depuis juillet 2012, et La Réunion). Les PTOM ne sont cependant qu’associés à l’UE. En effet, contrairement aux RUP, ils ne font pas partie du Marché intérieur de l’UE, mais bénéficient de relations particulières avec cette dernière. Le but de l’association des PTOM à l’UE est la promotion du développement économique et social et l’établissement de relations économiques étroites (articles 198 et s. du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE)).

Mayotte et La Réunion bénéficient, quant à elles, d’un régime juridique différent puisque les dispositions des traités de l’UE s’appliquent aux RUP, y compris les politiques communes de l’UE (politique agricole, commerciale, des transports). En d’autres termes, les RUP font partie intégrante de l’UE, de son Marché intérieur, et bénéficient de régimes dérogatoires étendus (fiscalité, aides d’État) ainsi que des fonds structurels et des programmes horizontaux de l’Union européenne (article 349 du TFUE).

Depuis plusieurs années, la Commission européenne renforce son approche ultra-marine et promeut les relations des PTOM et des RUP avec leurs voisins au sens (très) large. Les possibilités en termes de coopération sont significatives. Loic Grard plaide en faveur de la création d’une « forme nouvelle de collectivité outre-mer en droit européen entre RUP et PTOM » afin de « consacrer une gamme de statuts intermédiaires ». Les conséquences du BREXIT sont en effet importantes pour l’UE qui tente de s’affirmer comme puissance maritime (Grard, 2017 et Lannon, 2022). Pour ce qui est de la relation euro-nippone, ce sont donc désormais les PTOM et RUP français qui sont les avant-postes. L’échec de la vente de sous-marins français à l’Australie est toutefois un exemple assez probant des limites de l’action de cet État-membre de l’UE dans la région indo-pacifique. En effet, le 15 septembre 2021, l’Australie a rompu un contrat majeur concernant la vente de 12 sous-marins conventionnels Français au profit de sous-marins à propulsion nucléaire développés par les États-Unis et le Royaume-Uni. Les États-Unis ont annoncé simultanément la mise en place d’un « partenariat de sécurité avec l’Australie et le Royaume-Uni » (AUKUS) dans la zone indo-pacifique et ce « sans que la France n’ait été consultée, malgré son implication dans la région ». Deux des porte-parole de l’UE ont, quant à eux, déclaré que cette dernière n’avait pas non-plus « été informée du pacte de sécurité conclu entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni pour la région indo-pacifique » (Le Monde avec AFP, 2021).

La carte suivante permet de visualiser les distances entre le Japon et les PTOM français qui se situent entre le tropique du Capricorne et l’Équateur, alors que l’archipel japonais se situe au-delà du tropique du Cancer. 9 496 km séparent Papeete de Tokyo.

Figure 1. Les territoires ultra-marins français

Source : Jean-Benoît Bouron, Mise à jour des planisphères de l’Outre-Mer français, 11 novembre 2014, https://geotheque.org/tag/outre-mer-2/

 

2.2 Le potentiel de l’Accord de partenariat et de sécurité UE-Japon

L’un des objets de l’APS UE-Japon de 2018 est de contribuer à la paix et à la stabilité internationales en s’appuyant sur une série de principes dont la promotion d’un règlement pacifique des différends et la promotion de valeurs et principes communs, en particulier « la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme et les libertés fondamentales » (Article 1).

En matière de sécurité, 14 articles de l’APS concernent directement ces thématiques. Leurs intitulés sont reproduits dans le tableau ci-dessous.

Article 3 Promotion de la paix et de la sécurité ;

Article 4 Gestion de crise ;

Article 5 Armes de destruction massive ;

Article 6 Armes conventionnelles, y compris les armes légères et de petit calibre ;

Article 7 Crimes graves de portée internationale et Cour pénale internationale ;

Article 8 Lutte contre le terrorisme ;

Article 9 Atténuation des risques chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires ;

Article 10 Coopération internationale et régionale et réforme des Nations unies (réforme des Nations unies, … y compris le Conseil de sécurité) ;

Article 12 Gestion des catastrophes et action humanitaire ;

Article 16 Espace extra-atmosphérique (aspects des activités spatiales liés à la sécurité ) ;

Article 21 Société de l’information (sûreté et la sécurité en ligne);

Article 33 Lutte contre la corruption et le crime organisé ;

Article 36 Coopération sur les questions liées au cyberespace ;

Article 35 Lutte contre les drogues illicites.

Tableau 1. Les articles de l’APS UE-Japon relatifs à la sécurité.

Force est donc de constater à quel point ces dispositions en matière de sécurité sont étendues. Le nombre, la diversité et la modernité des domaines visés sont à souligner. Cela signifie que le potentiel de coopération est très important. En ce qui concerne l’espace extra-atmosphérique, on rappellera les essais russes en matière de destruction de satellites et donc la nécessité de développer des coopérations à ce niveau entre partenaires partageant les mêmes valeurs, mais bénéficiant aussi des capacités nécessaires, ce qui est le cas du Japon. C’est la raison pour laquelle l’Article 16 de l’APS couvre l’espace extra-atmosphérique et se réfère à des domaines tels que l’observation et la surveillance de la Terre, le changement climatique, la science de l’espace et des technologies spatiales, mais aussi à des aspects des activités spatiales liés à la sécurité.

Au niveau de la recherche, il convient de mentionner que des négociations ont été amorcées en mai 2022 concernant l’association du Japon au programme « Horizon Europe » qui est le 9e programme-cadre de l’UE pour la recherche et l’innovation (2021-2027). Il s’agit d’une évolution importante qui pourrait avoir un impact régional puisque des négociations sont aussi en cours avec le Canada et la République de Corée (European Commission, 2022), celles avec la Nouvelle-Zélande ayant été finalisées le 20 décembre 2022 (European Commission, 2021). Il faut en effet souligner que ce programme contient un volet en matière de sécurité civile qui couvre notamment la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, la cybercriminalité ou encore la sécurité maritime.

Finalement, il ne faut pas oublier le second accord bilatéral qui lie, depuis sa signature en 2018, le Japon et l’UE : l’Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique. Il s’agit d’un accord commercial préférentiel qui établit une zone de libre-échange bilatérale constituant un vecteur d’intégration économique très important (Nakanishi, Y., 2017, 2019). En effet, au-delà des aspects purement commerciaux, il contient des dispositions relatives à la sécurité énergétique, la cybersécurité et la coopération industrielle spatiale et aérospatiale ou encore des références à la législation liée à l’industrie des armes et des explosifs.

 

  1. Une convergence stratégique UE-Japon amplifiée par la guerre en Ukraine

 3.1 Le Japon, partenaire clé de l’UE en Asie en matière de sécurité

Un document du 17 octobre 2019, préparé par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le service diplomatique de l’UE, et intitulé : « EU Asia Security » identifie les espaces de coopération prioritaires en la matière. L’importance stratégique croissante de la relation UE-Japon est mise en exergue dans ce cadre régional puisque la première des priorités de la coopération sécuritaire entre l’UE et l’Asie est celle de la sécurité et de la sûreté de l’espace maritime, le Japon étant identifié, à cet égard, comme un partenaire clé. Ce document du SEAE se réfère aussi aux domaines traditionnels de coopération tels que la lutte contre le terrorisme, la prévention des conflits, les menaces hybrides et la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, mais également à des questions plus contemporaines.

Ce qui fait la valeur ajoutée de la coopération entre l’UE et le Japon au niveau de la sécurité, c’est justement que des coopérations en matière de cybersécurité, dans le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique sont envisageables. En effet, non seulement peu de pays disposent des capacités suffisantes au niveau technique, scientifique et financier mais, de plus, ils ne sont pas tous considérés comme étant des partenaires partageant les mêmes valeurs. Ainsi, la coopération relative à la transformation/transition numérique s’est concrétisée par l‘adoption d’un Partenariat UE-Japon sur la connectivité en septembre 2019. Il contient une dimension sécuritaire importante. Lors du sommet UE-Japon de 2021, les partenaires ont en effet annoncé les premiers projets concrets de coopération au titre de ce partenariat en précisant que la collaboration concernait notamment la promotion des normes mondiales et des approches globales, y compris réglementaires, pour les politiques et technologies, dont la cybersécurité et la 5G sécurisée. Il s’agit de faciliter la sécurité des flux de données en exploitant les avantages de l’économie numérique, tout en soutenant une transformation numérique inclusive, durable et centrée sur l’humain (UE-Japon, 2021).

Le sommet UE-Japon de 2022 a été l’occasion de lancer partenariat numérique UE-Japon et d’adopter un document sur ce partenariat, dont l’annexe mentionne un premier échantillon d’actions communes impressionnant. Est notamment mentionnée la promotion de la recherche sur les technologies des semi-conducteurs afin de définir la future architecture de l’informatique de prochaine génération. Il est aussi question de développer une intelligence artificielle fiable et responsable dans le cadre du Partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (UE-Japon, 2022).

 

3.2 La multiplication des exercices navals UE-Japon

Au niveau maritime, deux ans après la signature de l’APS, fin octobre 2020, un premier exercice naval conjoint entre l’UE et le Japon s’est tenu au large du Golfe d’Aden. Il impliquait un navire de la Force maritime d’autodéfense japonaise, soutenant les avions de patrouille maritime de l’opération EUNAVFOR Atalanta au large de la Somalie. Il s’agit de diplomatie navale, l’UE entend ainsi se profiler comme étant un fournisseur de sécurité maritime. Le Communiqué, publié par le SEAE à l’issue de l’exercice, met l’accent sur le fait que l’UE et le Japon réaffirment le caractère universel et unifié de la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Il insiste aussi sur le fait que le Japon et l’UE sont déterminés à poursuivre et à renforcer leur coopération en matière de liberté de navigation et de sûreté maritime, par le biais de futures initiatives de formation et d’activités opérationnelles en mer devant associer d’autres partenaires dans l’océan Indien et dans la région du Pacifique (SEAE, 2020).

Ce premier exercice sera suivi par d’autres en 2021. Ainsi la déclaration conjointe du sommet UE-Japon de 2021 met en avant l’intensification de la coopération navale entre le Japon et l’opération EUNAVFOR Atalanta, en se référant à la première escale conjointe à Djibouti et au premier exercice antipiraterie trilatéral UE-Japon-Djibouti (UE-Japon, 2021). Le 15 mars 2023, la Force navale de l’opération navale EUNAVFOR Atalanta de l’UE et la Force de surface de déploiement japonaise pour la lutte contre la piraterie au large des côtes de la Somalie et du golfe d’Aden, ont signé un arrangement administratif pour la communication et la coordination des exercices conjoints de lutte contre la piraterie. Ce dernier s’inscrit explicitement dans le cadre de la mise en œuvre de l’APS (SEAE, 2023).

Nous sommes donc seulement au début d’une coopération maritime importante entre l’UE et le Japon. Les fondements juridiques ont été posés en 2019, le cadre stratégique régional défini en 2021 et la guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie en février 2022, amplifient ce rapprochement stratégique.

3.3 Les initiatives dans le domaine sécurité de l’espace aérien et extra-atmosphérique

La guerre en Ukraine est en train de mettre un terme à la coopération UE-Russie liée à l’espace extra-atmosphérique. Dans ce domaine, les coopérations se développent rapidement. À titre d’exemple, Space. Japan est un projet créé par le Centre de coopération industrielle UE-Japon pour promouvoir la coopération dans les industries liées à l’espace, ainsi que dans les industries des applications et utilisations spatiales (EU-Japan Center for industrial cooperation, 2023). Des secteurs tels que les communications spatiales, l’observation de la Terre et les systèmes mondiaux de navigation par satellite (GNSS) sont considérés comme étant prioritaires.

Nous avons déjà souligné que la guerre dans l’espace extra-atmosphérique n’était plus une fiction depuis les essais russes en la matière (Le Monde, 2021). De hauts responsables américains de l’espace ont en effet exhorté les opérateurs spatiaux militaires et commerciaux à se préparer à d’éventuelles cyberattaques lors du déclenchement de la guerre en Ukraine (C4ISR, 2022). Les répercussions de l’affaire du ballon-espion chinois, qui a été abattu le 4 février 2023 alors qu’il survolait les États-Unis dans la stratosphère, doivent aussi être prises en compte, car il s’agit sans doute d’un domaine de convergence réglementaire potentielle entre partenaires partageant les mêmes valeurs. Pour l’instant, au niveau de l’espace aérien, il existe un accord UE-Japon sur la sécurité de l’aviation civile conclu en juin 2020.

3.4 Le renforcement du multilatéralisme effectif

Un autre élément, souligné lors du  sommet UE-Japon de 2021, est particulièrement intéressant. En effet, une annexe à la déclaration du Sommet intitulée : Politique étrangère et sécurité, contient un point (g), qui identifie des priorités du multilatéralisme effectif, qui consiste à favoriser entre partenaires des convergences de vues, voire des positions communes, dans les enceintes régionales et internationales. Il est d’abord question de la reprise des dialogues régionaux. Sont mentionnés : l’Arctique, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, les Balkans occidentaux et l’Asie. Ensuite, c’est la promotion d’un programme d’action des Nations Unies concernant le comportement responsable des États dans le cyberespace qui est mentionné, avant le renforcement des capacités pour la sécurité en Afrique, dans l’océan Indien et dans le Sud-Est asiatique (UE-Japon, 2021). Ensuite, le développement de la « coopération en matière de sécurité en Asie et avec l’Asie » est souligné, mention étant faite du programme ESIWA (Enhancing Security Cooperation In and With Asia), qui concerne la lutte contre le terrorisme, la cybernétique, la sécurité maritime et la gestion des crises et qui impliquait en 2022, outre l’UE et le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Singapour et le Vietnam (Expertise France, 2022).

Avec la guerre en Ukraine les références à l’accroissement de la coopération entre l’UE et le Japon sur les résolutions relatives aux droits de l’homme au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et à propos du renforcement du régime de désarmement et de non-prolifération, prennent malheureusement une nouvelle dimension. Les réactions à la guerre en Ukraine lors des votes aux Nations unies ont été largement commentées. Dès le départ, le Japon s’est retrouvé aux côtés des États-Unis, du Canada, des États membres de l’UE, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces votes, à l’instar de ceux de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Syrie et de l’Iran ont été constants, alors que suivant les thèmes des votes (condamnation, sanction…), ces derniers ont été rejoints par l’Érythrée, le Mali, le Myanmar et le Nicaragua.

Alors qu’une nouvelle donne géopolitique mondiale apparaît progressivement, le Japon et l’UE renforcent leur convergence, sous le signe d’un multilatéralisme effectif consolidé entre partenaires partageant les mêmes valeurs et ayant des intérêts communs dans le domaine de la sécurité. La déclaration commune du Sommet UE-Japon de 2022 est très claire à cet égard. Elle se réfère à toutes les initiatives communes, dont les sanctions envers la Russie ou la condamnation du rôle du régime du président du Belarus par exemple. La question des missiles balistiques de la Corée du Nord et la situation en mer de Chine orientale, y compris dans les eaux entourant les îles Senkaku et en mer de Chine méridionale, font aussi l’objet de développements conséquents, consacrant ce rapprochement stratégique global (UE-Japon 2022).

  

Conclusion

Les bouleversements géopolitiques et la remise en cause de l’architecture européenne de sécurité, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont une opportunité pour renforcer la coopération entre le Japon et l’UE dans le domaine de la sécurité. Bien entendu, pour l’instant, la principale limite est celle de l’article 9 de la Constitution du Japon qui prévoit que ce dernier renonce à jamais à la guerre et à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Mais cet article est l’objet d’interprétations plus ou moins extensives et de demandes de révision, certes anciennes, mais de plus en plus insistantes (Delamotte, G., 2020 et Péron-Doise, M., 2004, 2022). Il s’agit là de l’un des défis les plus importants à surmonter pour développer la relation nippo-européenne dans le domaine de la sécurité.

Le conflit en Ukraine va conduire à la réorganisation de l’espace européen de sécurité en prenant mieux en considération l’Asie au sens large. Il est le catalyseur d’une relation plus approfondie entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité. Cela implique de mener une réflexion sur l’espace eurasiatique qui, comme le rappelle Michel Bruneau, est le « plus grand espace continental de la planète, bordé à l’Est et au sud-ouest par deux Méditerranées, européenne et asiatique, environné par quatre océans (Pacifique, Indien, Atlantique, Arctique) », et « s’étend sur l’Asie et l’Europe, mais aussi l’Afrique du Nord » (Bruneau, 2018, 15). Cette réflexion ne sera pas aisée à mener, mais il s’agit là d’un défi que l’UE doit surmonter pour devenir un acteur plus crédible en Asie. A cet égard, l’octroi du statut de candidat à l’adhésion à l’UE à la Géorgie constituerait un tournant, car elle se situe dans le Caucase méridional, en Eurasie, aux portes de l’Asie centrale.

Force est donc de constater qu’en l’espace de quelques années seulement les relations entre l’Union européenne et le Japon sont devenues éminemment stratégiques. La guerre en Ukraine amplifie un mouvement initié en 2019 lorsque l’UE a reconnu la Chine comme étant un concurrent et un rival systémique de l’UE (Lannon, 2021) et en 2020 lorsque l’UE a adopté les premières sanctions contre des cyberattaques d’origine chinoise (Conseil de l’UE, 2020). En décembre 2021, la mise en place de la stratégie dite « Global Gateway » qui vise à développer des liens intelligents, propres et sûrs dans les domaines du numérique, de l’énergie et des transports et à renforcer les systèmes de santé, d’éducation et de recherche dans le monde, répond aussi au projet chinois des nouvelles routes de la Soie (Lasserre et al, 2019).

Au Japon, la guerre en Ukraine ravive les débats sur le nucléaire. L’ancien premier ministre japonais, Shinzo Abe, assassiné le 8 juillet 2022, avait à cet égard évoqué la possibilité d’autoriser l’installation d’armes nucléaires américaines sur le territoire japonais. Le président russe, Vladimir Putin, a quant à lui décidé, fin mars 2023, le déploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire du Belarus. Le monde est entré dans une nouvelle ère. La résurgence des questions liées aux armes nucléaires en est la triste illustration. Les solutions à la crise actuelle se trouvent autant en Europe qu’en Asie et aux États-Unis. Le partenariat UE-Japon dans le domaine de la sécurité est donc l’un des facteurs d’une nouvelle équation stratégique qui reste encore à résoudre.

Erwan Lannon

 

Références

Accord de partenariat stratégique entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et le Japon, d’autre part, Journal officiel de l’UE, 24 août 2018, n° L 216, 4.

Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique, Journal officiel de l’UE, 27 décembre 2018, n° L 330, 1.

Accord sur la sécurité de l’aviation civile entre l’Union européenne et le Japon, Journal officiel de l’UE, 16 juillet 2020, 4.

Bruneau, M. (2018). « L’Eurasie-Continent, empire, idéologie ou projet », CNRS, 15.

C4ISR, (2022). “US space officials expect Russia, Ukraine conflict to extend into space”, 24 février https://www.c4isrnet.com/battlefield-tech/space/2022/02/24/us-space-officials-expect-russia-ukraine-conflict-to-extend-into-space/, c. le 2 avril 2023.

Commission européenne (2022). « Japon », https://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/countries/japan/, c. le 2 avril 2023.

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La sécurité économique du Japon : la gestion de la vulnérabilité dans l’interdépendance sino-japonaise

Regards géopolitiques v9n3, 2023

 

Éric Boulanger

[boulanger.eric@uqam.ca]

Éric Boulanger est chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est directeur adjoint du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Ses recherches portent sur la politique intérieure et étrangère du Japon et l’économie politique asiatique.

Résumé : La mise en place d’une nouvelle politique publique en matière de sécurité économique par le gouvernement du Japon en 2022 est un facteur stratégique de la politique commerciale de ce pays, mais elle apparaît construite sur mesure pour gérer les nouveaux défis de l’interdépendance économique entre le Japon et Chine dans le contexte de la crise de l’ordre international libéral.

Mots clés : Japon, sécurité économique, Chine, politique commerciale

Abstract: The establishment of a new public policy on economic security by the Government of Japan in 2022 is a strategic factor in this country’s trade policy, but it appears tailor-made to manage the new challenges of Japan-China economic interdependence in the context of the crisis of the liberal international order.

Keywords: Japan, economic security, China, trade policy

Introduction

En mai 2022 le parlement japonais approuvait la Loi sur la promotion de la sécurité économique. Elle est le résultat d’un effort entrepris à partir de 2016 pour développer une stratégie nationale de sécurisation de la prospérité économique nationale. Cela n’est pas nouveau ; le Japon détient une longue tradition d’envisager ses rapports avec le reste du monde en termes de sécurité économique dans une perspective néo-mercantiliste. Le concept de sécurité économique, du moins dans cette dernière perspective, a été abandonné avec le virage libre-échangiste du Japon au début du XXIe siècle à la faveur d’une gestion du risque par le biais du multilatéralisme, des accords commerciaux et d’une politique d’ouverture de l’économie nationale à la concurrence étrangère (Boulanger, 2011). Ce retour à une conceptualisation sécuritaire des rapports économiques internationaux est une brèche dans la politique commerciale libre-échangiste axée sur la gestion du risque, et ce, même si cette loi est « rédigée dans le langage du commerce » (Goto, 2022 : 229). Une hausse du protectionnisme et de la discrimination commerciale est inévitable si Tokyo veut effectivement se protéger d’actes de « coercition » de la part de pays étrangers. C’est également une certaine désillusion à l’égard, premièrement, de la mondialisation et de l’interdépendance et, deuxièmement, de son projet de fonder sa prospérité sur une intégration toujours plus étroite à l’Asie, dans une division régionale du travail fort compétitive et étroitement intégrée et institutionnalisée. Le comportement « assertif » de la Chine dans plusieurs facettes de ses relations extérieures fait obstacle à ce processus d’institutionnalisation et les tribulations néo-mercantilistes de l’administration Trump dont la guerre commerciale sino-américaine ont été les deux principaux facteurs qui expliquent ce retour à une politique de sécurité économique. D’ailleurs, la nouvelle stratégie de sécurité nationale du Japon de janvier 2023 se présente comme un pendant politique et militaire de la nouvelle loi en matière de sécurité économique.

  1. Retour en arrière
    1.1. Sur l’histoire économique du Japon

De l’époque de Meiji jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la sécurité économique était conçue sous l’angle du slogan fukoku kyōhei, (enrichir le pays, renforcer l’armée). Les facteurs d’insécurité étaient liés, à la base, à l’absence en grande quantité de ressources naturelles et énergétiques et aux contingences alimentaires de l’archipel. Ce slogan est également la réponse nipponne aux menaces impérialistes occidentales en Asie depuis la première guerre de l’opium en 1839 et devient le cri de ralliement de l’expansion territoriale de l’Empire japonais en Asie de l’Est. La prospérité industrielle reposait donc sur la conquête de nouveaux territoires comme la Manchourie ou la Corée – le Japon est l’un des rares empires qui installe ses usines loin de la métropole, en territoire conquis, près des ressources naturelles et énergétiques – d’où l’importance stratégique du contrôle des voies régionales de navigation (Barnhart, 1987 ; Nitta, 2002).

Avec la fin de l’occupation américaine en 1952 et l’émergence d’un ordre économique international libéral, la vulnérabilité traditionnelle du Japon à l’égard de ses approvisionnements en ressources naturelles, énergétiques et alimentaires est fortement diminuée en raison de l’ouverture de l’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient au commerce international. Tokyo recentrait alors l’articulation de la sécurité économique dans le cadre de son modèle développementaliste de croissance au sein duquel l’industrialisation se retrouve, comme avant 1945, au cœur de la prospérité et de l’indépendance nationales, non pas à des fins militaires mais essentiellement civiles. Le Japon fixe donc des impératifs en matière de sécurité économique en lien avec la mise en place d’une structure industrielle optimale. Quitte à simplifier, le pays devait produire tout ce qu’il pouvait produire pour dégager un degré relativement élevé d’autonomie économique à l’intérieur des limites structurelles et naturelles de l’archipel (Boulanger, 2000). L’intégration à l’économie internationale était inévitable. Idéalement, les investissements directs étrangers du Japon en Asie du Sud-Est et ailleurs dans le monde pouvaient compléter cette structure industrielle optimale. À partir des années 1970, les exportations sont poursuivies dans une perspective néo-mercantiliste de conquête de parts de marché à l’étranger. Les menaces à la sécurité économique étaient de voir surgir des mesures protectionnistes de ses principaux partenaires commerciaux, dont l’imposition de règles visant à circonscrire son modèle développementaliste, en particulier à partir des années 1980 alors que le néolibéralisme forme les nouvelles bases institutionnelles de la mondialisation, de moins en moins en symbiose avec les propres bases institutionnelles néo-mercantilistes du Japon. Ce dernier sécurise son ouverture commerciale avec des maisons de commerce (sogo shosha) et des conglomérats (keiretsu) qui participent, par leur poids dans les échanges commerciaux et leurs vastes capacités industrielles, à la coordination des politiques industrielle et commerciale avec le gouvernement, notamment avec l’influent ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (mieux connu par son acronyme anglais actuel, METI). La sécurité économique est étroitement gérée au sein du Japon Inc. Au cours des années 1980, le Japon atteint le faîte de sa puissance commerciale, industrielle et financière, portée par des progrès technologiques considérables. On parle alors d’une possible Pax Nipponica tellement la domination économique du Japon apparaît irrépressible (Vogel, 1986).

À la suite de l’éclatement de la bulle financière en 1990, le Japon sombre dans deux décennies de ralentissement économique. Le modèle développementaliste s’avère incompatible avec la mondialisation économique néolibérale, les politiques en faveur de l’intégration régionale en Europe et dans les Amériques, l’explosion des investissements directs à l’étranger et la globalisation financière. Plusieurs en appellent à une troisième ouverture du Japon, notamment à la concurrence étrangère afin de « nettoyer » son économie de ses larges oligopoles dans les services (les services financiers, la vente au détail, etc.), ou la construction, des secteurs souvent peu productifs et fortement endettés (Boulanger, 2015). Les menaces à la sécurité économique pourraient bien surgir de son insularité plutôt que de la concurrence étrangère. Le changement demeure difficile à faire comme en fait foi la déclaration d’Ichiro Ozawa, l’un des politiciens les plus influents des années 1990 et 2000 et un soi-disant « réformiste » du modèle nippon : « le Japon doit changer pour demeurer le même » (The Financial Times, 2008). Les difficultés économiques de plusieurs de ses champions mondiaux dans le secteur de l’électronique, les pressions américaines pour que le Japon élimine ses nombreux obstacles à la concurrence et, enfin, le refus du Japon de participer à la Guerre du Golfe de 1990 font apparaître comme des anachronismes d’une autre époque à la fois son modèle développementaliste et son pacifisme constitutionnel.

Sous l’impulsion de trois gouvernements réformistes, Ryutaro Hashimoto (1996-1998), Junichiro Koizumi (2001-2006) et Shinzo Abe (2002-2007 et 2012-2020), le Japon entreprend une vaste réforme sociétale dont une réforme de l’administration gouvernementale, qui renforce notamment l’autorité du premier ministre, et de la gouvernance et de la régulation économiques invitant les firmes à s’adapter aux impératifs de la mondialisation dans une économie ouverte à la concurrence étrangère. Les politiques néo-mercantilistes sont abandonnées aux bénéfices d’une politique commerciale libre-échangiste qui est devenue la pierre angulaire de la « troisième ouverture » de l’ère moderne du Japon ; la conceptualisation de la sécurité économique de l’époque de la guerre froide laisse donc place à une gestion du risque par le truchement d’accord commerciaux, d’une défense des institutions du multilatéralisme et d’une ouverture à la concurrence étrangère (Boulanger, 2018).

1.2 Multilatéralisme et interdépendance

Le Japon saute dans le train des accords de partenariat économique (de vastes accords commerciaux dont le pilier central demeure un accord le libre-échange) avec les économies de la région visant le renforcement de l’interdépendance asiatique. Il mise sur les réseaux de production et d’approvisionnement mis en place en Asie depuis le milieu des années 1980. Ils sont les bases matérielles d’une nouvelle politique commerciale libre-échangiste dans laquelle Tokyo place l’Asie au cœur de la prospérité économique nationale. Le Japon signe de nombreux accords commerciaux sur une base bilatérale avec plusieurs pays de l’ASEAN et ensuite avec des pays de l’Amérique latine et de l’Europe. Sa nouvelle politique commerciale l’amène ensuite à participer à des accords plus vastes, dont le Partenariat économique global et régional (PERG) de l’ASEAN+5, l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste avec 11 pays de l’Asie-Pacifique et, enfin, avec l’Union européenne.

La gestion du risque pouvait se faire à l’intérieur d’une économie mondiale fortement interdépendante, mais dont les bases institutionnelles pouvaient s’articuler au sein de ces accords et d’organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce. Un exemple de cette gestion du risque : les investissements japonais en Chine ont souvent été faits en prenant en considération, de façon relativement informelle, la règle de la « Chine+1 » selon laquelle un investissement en Chine devait être accompagné d’un investissement similaire ailleurs en Asie, par exemple en Thaïlande ou au Vietnam (METI, 2021). Cette règle est en somme une stratégie de diversification du risque pour au moins trois facteurs : premièrement cette règle visait à contrer les impacts négatifs que pourraient avoir des tensions nationalistes sur la production comme en avril 2005 lorsque des manifestations antijaponaises ont déferlé dans les grandes villes de Chine (Chen Weiss, 2014). Deuxièmement, cette règle visait à affronter des enjeux économiques comme ceux induits par le régime chinois d’investissements et celui du droit de propriété qui ont souvent causé bien des maux aux firmes étrangères, affectant ainsi leur production locale. Enfin, cette règle visait à affronter – indirectement – les risques liés aux catastrophes naturelles (à l’image des inondations en Thaïlande 2017 mettant en périls certaines activités des industries japonaises dans ce pays), lesquelles sont en plus forte hausse en Asie qu’ailleurs dans le monde. Par exemple, il y a aujourd’hui en Asie en moyenne 160 cas de catastrophes naturelles en comparaison à 80 pour l’ensemble des Amériques (METI, 2021 : 82).

Cette gestion du risque se faisait en abstraction des références à la sécurité économique, dans la mesure où, d’une part, il n’y avait pas une menace ciblée par exemple à la pérennité des investissements étrangers japonais ou aux chaînes d’approvisionnement et, d’autre part, le principe de « hot economics, cold politics », à défaut d’une institutionnalisation plus contraignante des rapports sino-japonais (Dreyer, 2014), faisait en sorte que les tensions politiques n’étaient pas un frein à l’expansion des rapports commerciaux. L’instabilité pouvant surgir de ces trois facteurs mentionnés ci-dessus peut être alors confrontée sur une base diplomatique, comme ce fut le cas en 2005 (Chen Weiss, 2014) ou sur la base d’une insertion de la Chine dans des accords commerciaux où les droits de propriété intellectuelle sont protégés selon les règles en vigueur dans les économies avancées. Enfin, la gestion des catastrophes naturelles est un enjeu technique que le Japon défend depuis plusieurs années dans sa politique étrangère et notamment dans ses schèmes de coopération avec les pays de l’Asie du Sud-Est.

  1. La nouvelle politique de sécurité économique

2.1. Une pensée stratégique en évolution

L’élection de Joe Biden à la présidence américaine a favorisé une nette amélioration des relations entre les États-Unis et le Japon et cela n’est pas étranger aux efforts du Japon de mettre en place de nouvelles mesures en matière de sécurité nationale, dont la sécurité économique où la Chine est perçue comme menace. En fait cette déclaration de Biden aurait pu sortir de la bouche du premier ministre Fumio Kishida tant les intérêts de sécurité entre les deux pays convergent : « Nous relèverons directement les défis posés à notre prospérité, notre sécurité et nos valeurs démocratiques par notre concurrent le plus sérieux, la Chine »[1]. Cette convergence d’intérêt se reflète plus spécifiquement dans la Déclaration conjointe du Comité consultatif de politique économique États-Unis-Japon qui confirme leur volonté de renforcer leur sécurité économique dans le cadre d’un « ordre international fondé sur des règles » (Département d’État, 2022). C’est dans un tel contexte que le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique affirmait dans son rapport du 26 novembre 2021 qu’avec la progression de la mondialisation économique « de nouveaux risques pour la sûreté et la sécurité des personnes sont apparus, et il est de plus en plus nécessaire de reconsidérer la politique économique du point de vue de la sécurité ». Ce comité d’experts est assez clair : « il est devenu important de prendre des mesures préventives pour prévenir l’avènement d’actions affectant l’économie et susceptibles de nuire à la sécurité du pays et de sa population » (notre traduction) (Cabinet Office, 2021). Avec la Loi sur la promotion de la sécurité économique, le gouvernement Kishida soulignait sa volonté de développer une stratégie de sécurisation de la prospérité économique nationale faisant partie d’une tendance plus large de repenser la sécurité nationale dans le contexte d’une affirmation de plus en plus forte de la puissance chinoise en Asie, mais aussi ailleurs dans le monde et dans les organisations internationales, souvent en remettant en question les valeurs et principes de l’ordre international libéral.

Il n’est donc pas surprenant de retrouver quelque mois plus tard dans la nouvelle stratégie de sécurité nationale des références à la sécurité économique (ce qui était à peine effleuré dans la stratégie datant de 2013). Pour le gouvernement, des liens fondamentaux se déploient entre sécurité et économie : « Le Japon cherche à atteindre un cercle vertueux de sécurité et de croissance économique, dans lequel la croissance économique favorisera l’amélioration de la sécurité nationale tout en garantissant un environnement de sécurité dans lequel son économie peut croître » (notre traduction) (IISS, 2023).

Cette intégration étroite de la sphère économique à la stratégie de sécurité nationale (où on discute principalement de menaces militaires) est une rupture avec le modèle de l’après-guerre où la sécurité économique proposait une série de moyens pour hausser et pérenniser la prospérité économique en diminuant les menaces à cette dernière. C’est également la reconnaissance que la gestion du risque des années 2000 et 2010 n’offre plus les bénéfices escomptés.

Est-ce un retour au fukoku kyōhei des années 1868 à 1945 ? Il est peu probable. Par contre, comme pour la pratique du fukoku kyōhei, il est évident, lorsqu’on examine les nombreuses exigences en matière de sécurité que la nouvelle loi impose aux entreprises japonaises, qu’un certain degré d’inefficacité est à prévoir, dont une baisse des gains qu’une entreprise peut retirer d’accords de libre-échange si elle n’avait pas à se préoccuper de ces mesures de sécurité. Par exemple, une entreprise devra prendre en considération cette nouvelle législation dans ses choix d’implanter un centre de recherche ou une usine en Chine, s’il est décidé que ces choix peuvent s’avérer être une menace pour la sécurité économique, et ce, même si les coûts de production en Chine sont moins élevés qu’ailleurs (IISS, 2022).

Par contre, l’importance accordée par Tokyo à la coopération et au multilatéralisme pour atteindre ses objectifs en matière de sécurité économique laisse croire que la défense de l’ordre international libéral demeure au cœur de la législation, laquelle s’inscrit dans l’effort des pays occidentaux de non seulement engager la Chine sur les aspects les plus controversés de sa politique économique étrangère, mais de contenir sa puissance, notamment en ce qui a trait à son accès aux technologies les plus avancées. Sanae Takaichi, la ministre d’État pour la sécurité économique, affirmait en août 2022 que « nous n’avons pas de nation spécifique à surveiller », « cependant nous devons garder un œil attentif sur les pays qui pourraient avoir un impact sur notre sécurité économique, y compris la Chine ». Dans la même veine, discutant des chaînes d’approvisionnement, dont l’interruption de plusieurs pendant la pandémie a eu des effets directs sur les entreprises japonaises, elle affirmait qu’il est « extrêmement important de renforcer celles pour les semi-conducteurs. L’amélioration de la collaboration avec des alliés, y compris les États-Unis, sera essentielle » (notre traduction) (Fujioka et Hagiwara, 2022).

La conceptualisation de la sécurité économique est donc liée de près au constat suivant : « certaines nations, ne partageant pas les valeurs universelles, tentent de réviser l’ordre international existant ». Et « certains pays tentent d’étendre leur propre influence en contraignant économiquement d’autres pays par des moyens tels que la restriction d’exportations de ressources minérales, de nourriture et de fournitures industrielles et médicales, ainsi que l’octroi de prêts à d’autres pays tout en ignorant la viabilité de leur dette » (notre traduction) (Cabinet Office 2022). Dans son plus récent Livre bleu sur la diplomatie, le ministère des Affaires étrangères (2002 : 287) réitère sa confiance dans les accords commerciaux et le multilatéralisme, malgré « l’incertitude croissante à l’égard de l’ordre international libéral », mais n’ignore pas les menaces à la sécurité énergétique et alimentaire qui pèsent sur le pays, des menaces qu’il a mis en exergue dans son rapport annuel.

Les principaux enjeux pour la sécurité économique sont l’interruption des chaînes d’approvisionnement, des menaces, comme les cyber-attaques, qui peuvent nuire au bon fonctionnement des entreprises ou à la sécurité des infrastructures. Ces menaces peuvent venir de la Chine, même si elle n’est jamais nommée, ou d’ailleurs. La sécurité économique participe donc à la défense de l’ordre international, sur deux points principaux : faire en sorte que le Japon puisse résister à la coercition de pays malveillants et donc de réduire sa dépendance à l’égard de ceux-ci. Il n’est pas le seul pays à le faire. Il y a une tendance globale par laquelle l’asymétrie de l’interdépendance ne peut plus être administrée par une hausse de la coopération multilatérale, comme on l’entend habituellement dans les analyses néo-institutionnalistes en relations internationales (Keohane, 2015), mais par une réduction unilatérale du facteur dépendance. Un cas extrême de cette position est le Brexit qui a d’ailleurs mis en évidence les coûts élevés de cette stratégie. Un pays n’en sort pas nécessairement renforcé, ni plus prospère. Ce n’est pas la stratégie du Japon en raison des investissements massifs des firmes japonaises en Chine et du degré d’intégration élevé de leur économie, du moins en matière d’échanges commerciaux. La Chine a toujours été considérée, pour reprendre les mots de l’ancien premier ministre Shigeru Yoshida, comme un « marché naturel[2] » pour le Japon, à l’instar du marché américain pour les firmes canadiennes. Par contre, dans une situation où ces investissements seraient l’objet de coercition, ils doivent être transférés au Japon ou ailleurs, une politique une première fois formulée lors de la pandémie de la COVID-19. En avril 2020, Tokyo offrait aux firmes la possibilité de rapatrier au Japon leurs filiales chinoises où les délocaliser ailleurs en Asie. Dans le cadre d’un budget national additionnel pour affronter le recul économique lié à la COVID-19, Tokyo allouait des sommes considérables : environ 350 millions de dollars pour la première option et deux milliards pour la deuxième (Dreyer, 2020). Il est difficile d’évaluer les résultats de cette politique, d’autant plus qu’il y a dans des circonstances « normales » des centaines de firmes japonaises qui à chaque année mettent fin à leurs activités en sol chinois pour des raisons strictement commerciales.

En juillet 2020, déjà 57 firmes avaient transféré leur production au Japon et 30 autres l’ont fait ailleurs dans la région de l’ASEAN. Il y aurait 1700 entreprises qui auraient montré un intérêt pour le programme (Chen 2020). Un fait nouveau, le gouvernement examine la vulnérabilité des chaînes de valeur en se basant sur les parts de marché détenues par un seul pays au Japon (et/ou par les pays en deuxième et troisième position) (METI, 2020 : 76-129). Ce facteur est central au programme de délocalisation à l’extérieur de la Chine des firmes japonaises (Duchâtel 2020). L’objectif demeure qu’il faut éviter qu’une crise sanitaire, financière ou politique vienne affecter négativement la croissance toujours fragile de l’économie japonaise par le biais d’une rupture dans les chaînes de valeur.

Dans cette optique, la politique de sécurité économique repose sur quatre piliers ou secteurs prioritaires :

  1. Renforcer les chaînes d’approvisionnement des produits stratégiques ;
  2. Assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés ;
  3. Accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale ;
  4. La non-divulgation de demandes de brevet ;

Ces quatre piliers sont à la base de la vision du gouvernement de sécuriser l’économie nationale contre des actes d’agression de gouvernements étrangers en diminuant le degré de vulnérabilité de ces secteurs économiques (Nakagawa et al., 2022).

2.2. Premier pilier : le renforcement des chaînes de valeur.

Cet aspect est probablement le plus important et c’est le pilier auquel le gouvernement fait le plus souvent référence dans ses documents d’analyse comme ceux produits par le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique. La pandémie de la COVID-19 a par ailleurs induit la nécessité d’agir d’urgence à ce niveau. Par exemple, le confinement de la société chinoise en 2020 a forcé les constructeurs automobiles japonais à mettre leurs usines à l’arrêt pendant quelques semaines et/ou à ralentir leur production pendant quelques mois. La Chine représente jusqu’à 38 % des importations japonaises de pièces automobiles depuis quelques années (Obe, 2021).

La résilience des chaînes d’approvisionnement est stratégique, car elles fournissent les « matériaux de base, les composants, les installations, les équipements, les programmes qui sont nécessaires à la production de biens » qui sont indispensables à la « survie de la nation ». Onze secteurs ou produits ont été ciblés : les préparations antimicrobiennes, les engrais, les aimants permanents, les machines-outils et robots industriels, les pièces d’aéronefs (y compris les moteurs et cellules d’aéronefs), les semi-conducteurs, les batteries, l’infonuagique, le gaz naturel, les minéraux métalliques et les pièces et composants pour les navires (moteurs, outils de navigation, hélices, etc.) (Nakagawa et al., 2022).

Ce pilier exige également de nouvelles mesures en matière de contrôle des exportations. En mars 2023, le gouvernement annonçait une ordonnance qui ajoutait 23 items à la liste des articles soumis à des contrôles à l’exportation pour l’agencer aux restrictions déjà en vigueur aux États-Unis. S’y retrouvent des équipements de pointe pour la fabrication de semi-conducteurs et des produits liés à la fabrication d’équipements pour la « lithographie aux ultraviolets extrêmes et des équipements de gravure pour empiler des dispositifs de mémoire en trois dimensions ». La Chine n’est pas nommée dans l’ordonnance, mais l’exportation de ces produits nécessitera une autorisation du METI, à l’exception de ceux à destination de 42 pays « désignés comme amis » (Nikkei, 2023).

Dans le secteur des minéraux métalliques, on retrouve les terres rares mais également plus de 35 autres minéraux comme le germanium, le lithium, le nickel ou le niobium (Nakagawa et al., 2022). Le Japon est dépendant presqu’à 100 % de l’étranger pour ces minéraux. Près de 65 % des importations de terres rares proviennent de la Chine. La menace de Beijing d’imposer un embargo en 2012 a amené le Japon à diversifier ses sources d’approvisionnement, mais aussi à lancer un vaste projet d’exploration des fonds marins dans sa zone économique exclusive. Les efforts du Japon pour exploiter les fonds marins sont passés du stade de la recherche et du développement à celui de l’extraction des ressources.

Si tout se passe comme prévu, la dépendance actuelle du Japon vis-à-vis de la Chine pour ses approvisionnements en métaux de terres rares pourrait être considérablement réduite, voire éliminée d’ici la fin de la décennie. La stratégie nationale de diversification, de recherche et d’exploitation a fait en sorte que la dépendance à l’égard de la Chine est passée de 90 % il y a une décennie à moins de 58 % (Foster, 2023). Par contre, un problème s’élève à l’horizon. La Chine domine la production mondiale, traitant environ 85 % des terres rares mondiales. Elle est maintenant un importateur net de terres rares et tente d’améliorer sa position au sein de cette chaîne de valeur en développant les maillons les plus profitables et les plus stratégiques comme la recherche et le développement ou la fabrication de produits industriels de pointe. Depuis quelques années la Chine règlemente la production et l’exportation de ses terres rares afin de « promouvoir l’exploitation minière et le traitement offshore – la portion la moins profitable et la plus dommageable pour l’environnement de la production de terres rares – afin de maximiser le développement du lucratif secteur en aval pour fabriquer des produits de haute technologie qui nécessitent des intrants de terres rares » (Hui, 2021). Si le Japon peut diversifier ses approvisionnements avec le Vietnam ou le Brésil qui détiennent des ressources importantes, il est probable qu’il va rencontrer sur son chemin des concurrents chinois qui cherchent à s’approvisionner également dans ces marchés. De plus, il devra affronter la concurrence de firmes chinoises qui tentent de conquérir des parts de marché où le Japon est dominant comme dans le secteur des aimants haute performance. La compagnie Hitachi Metals, par exemple, détient la majorité des brevets pour la fabrication d’aimants en néodyme (utilisés entre autres dans les disques durs d’ordinateurs), un marché que la Chine vise à dominer dans les prochaines années (Yao, 2022).

Les actions prises par le Japon pour éliminer sa dépendance à l’égard de la Chine en matière de terres rares sont plutôt une exception. La sécurisation de ses chaînes d’approvisionnement ne suivra pas la même route, mais il n’en demeure pas moins que la « militarisation » (Goto, 2022 ; Funabashi, 2020) par la Chine de ses avantages commerciaux au sein de l’interdépendance globale a poussé le Japon, non pas à s’isoler du marché mondial, mais à se dégager de l’emprise chinoise, d’où la priorité qu’il accorde à la coopération avec les pays démocratiques comme le Canada, l’Australie ou l’Inde.

2.3. Deuxième pilier : assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés

La raison d’être de cette mesure, dans le contexte où les infrastructures sont de plus en plus numérisées et complexes, est d’atténuer les risques éventuels liés aux cyber-attaques. Les secteurs visés par ce pilier sont les entreprises d’électricité, les entreprises de gaz, le raffinage du pétrole et les entreprises actives dans le gaz naturel, les approvisionnements en eau, les chemins de fer, le camionnage et les services d’expédition, le transport aérien, les installations aéroportuaires, les télécommunications, la radiodiffusion, les services postaux, les institutions financières et les services de cartes de crédit (Sakurada et al., 2022).

Les exploitants d’infrastructures qui ne sont pas dans cette liste devront cependant se plier aux exigences de la loi si le ministère compétent a déterminé que ces infrastructures « utilisent des installations critiques dont la suspension ou le dysfonctionnement entraînera des perturbations dans la fourniture stable de services et présentent un risque élevé de porter atteinte à la sécurité du Japon et de sa population ». Dans tous les cas, les exploitants devront soumettre une évaluation du risque à l’intérieur d’une période de temps fixe (Sakurada et al., 2022).

2.4. Troisième pilier : accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale

La raison d’être de ce pilier est de sécuriser la recherche et le développement ainsi que l’utilisation et l’exploitation des technologies de pointe, en particulier celles qui sont « importantes pour le maintien de la vie des gens et des activités économiques ». La loi fait référence à deux cas : premièrement, des « acteurs étrangers » peuvent faire une utilisation « inappropriée de ces technologies » et, deuxièmement, la dépendance étrangère du Japon à l’égard de ces technologies « rend problématique la continuation de leur utilisation » au pays. À cet égard le Japon propose un renforcement de la coopération entre les secteurs privé et public, entre autres dans les secteurs de l’aérospatiale, l’informatique quantique, l’intelligence artificielle et les biotechnologies (Nakagawa et al., 2022).

2.5. Quatrième pilier : la non-divulgation de demandes de brevet

Toute une série de brevets considérés comme essentiels et stratégiques à la sécurité nationale seront protégés. Selon le quotidien Nikkei, le secret d’État sera imposé aux brevets qui peuvent aider à développer des armes nucléaires, telles que l’enrichissement d’uranium et des innovations de pointe comme la technologie quantique. Le Japon indemnisera les entreprises pour conserver des brevets secrets avec des applications militaires potentielles en vertu de la législation sur la sécurité économique (cité dans Reuters, 2021). À la suite d’un processus décisionnel où la décision finale de protection d’un brevet sera prise par le premier ministre, des restrictions seront imposées à son utilisation. Entre autres : des restrictions seront imposées à l’utilisation du brevet par une personne non autorisée ; il y aura une interdiction de divulguer le brevet ; il y aura une mise en œuvre de « systèmes d’approbation pour partager l’invention avec d’autres opérateurs commerciaux » et, enfin, il sera interdit de déposer une demande de brevet à l’international (Nakagawa et al., 2022).

  1. Mise en application et coordination nationale et internationale de la loi sur la sécurité économique

 La mise en application de la nouvelle loi sur la sécurité économique prendra plusieurs années et exigera des efforts considérables de coordination entre les entreprises privées, les centres de recherche privés et publics et les universités, le secteur financier, les organisations patronales comme le Keidanren et Keizai Doyukai et plusieurs ministères et agences gouvernementales. De plus, le gouvernement offrira une aide financière substantielle pour aider les firmes à s’adapter aux nouvelles exigences de la loi. Par exemple, lorsqu’un brevet sera gardé secret, le gouvernement remboursera jusqu’à 20 ans de revenus liés aux royautés. Dans le cas des chaînes d’approvisionnement ou des infrastructures, une aide financière sera automatiquement offerte si des améliorations doivent être apportées afin de respecter les exigences de la loi.

Le Cabinet a donc mis en place en août 2021 le Conseil pour la promotion de la sécurité économique dirigé par le premier ministre (Cabinet Office, 2021). Le processus décisionnel en matière de sécurité économique place le premier ministre et le Kantei au cœur de celui-ci reflétant une tendance forte depuis deux décennies favorisant l’activisme de l’exécutif en ce qui a trait aux politiques de sécurité et de défense nationales. D’ailleurs, le premier ministre est à la tête du Conseil de sécurité nationale (Kokka anzen hoshō kaigi) à l’intérieur duquel un bureau est dédié à la sécurité économique. Cependant, c’est une ministre d’État (qui ne siège pas au Conseil de sécurité nationale), Sanae Takaichi, qui est en charge de la politique de sécurité économique, renforçant l’impression que le Kantei garde la main haute sur ce domaine stratégique de la politique étrangère.

Plusieurs ministères sont directement impliqués dans la mise en application et la gestion de la politique de sécurité économique : le METI, le ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme, le ministère de la Santé, de la Sécurité sociale et du Travail, le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de la Forêt, ainsi qu’une série d’agences gouvernementales comme le Bureau des brevets ou bien encore la Japan Organization for Metals and Energy Security créée à la suite des menaces chinoises d’embargo sur les terres rares. Ces organes du gouvernement ont la responsabilité de non seulement mettre en application la nouvelle législation, mais également de « raffiner » la stratégie nationale pour tenir compte des particularités des activités des entreprises concernées. Le cas par cas sera probablement la règle compte tenu que cette nouvelle politique ne doit pas avoir une portée protectionniste et doit s’ancrer dans la politique commerciale libre-échangiste du gouvernement.

Le ministère de la Défense sera probablement appelé à intervenir dans les décisions prisent en ce qui a trait aux limites imposées aux échanges internationaux afin de diminuer la vulnérabilité des secteurs économiques, des infrastructures et des technologies de pointe en lien avec la sécurité militaire. La nouvelle stratégie de défense nationale est explicite à ce sujet : le ministère de la Défense doit renforcer la sécurité des infrastructures nationales les plus vulnérables et « alimenter » le développement de l’industrie nationale de la défense (IISS, 2023). D’ailleurs, les secteurs visés par la politique de sécurité économique sont souvent dominés par des firmes qui détiennent à la fois des activités de production civiles et militaires.

Le ministère des Affaires étrangères détient un rôle important pour coordonner les efforts du Japon avec ses principaux alliés. Cette coordination a déjà débuté avec les États-Unis et repose sur des liens étroits développés depuis plusieurs décennies par exemple sur les brevets ayant une portée stratégique. En 1956, les États-Unis et le Japon ont signé un accord dans le but de « faciliter l’échange de droits de brevet » et « prévoit de garder secrètes les demandes de brevet déposées auprès du gouvernement japonais ». Cet accord sera soumis à la nouvelle loi sur la sécurité économique à partir de 2024 (Koike, 2022).

Le Japon a mis en place une nouvelle loi sur les secrets d’État en 2013 visant à imposer de nouvelles limites à la divulgation d’information considérée comme stratégique. Cette loi a souvent été interprétée comme faisant partie intégrante de la coopération américano-japonaise en matière de sécurité qui déjà, en 2007, avait amené les deux pays à signer l’Accord sur la sécurité générale des informations militaires (Pollman, 2015).

Par ailleurs, en 2021, ces deux pays mettaient en branle The U.S.-Japan Competitiveness and Resilience (CoRe) Partnership (Maison-Blanche, 2022) qui depuis fait partie intégrante du US.-Japan Economic Policy Consultative Committee (EPCC ou Economic 2+2) qui porte sur la coopération dans un vaste ensemble de secteurs économiques, dont plusieurs sont inclus dans la stratégie japonaise de sécurité économique notamment la résilience des chaînes d’approvisionnement, des infrastructures et des réseaux de communication, les ordinateurs quantiques, le commerce numérique ou les contrôles à l’exportation de technologies sensibles (Département d’État, 2022).

La coopération se poursuit avec d’autres pays démocratiques, avec par exemple, l’initiative du Japon, de l’Australie et de l’Inde pour renforcer la résilience de leurs chaînes de valeur (« Supply Chain Resilience Initiative ») (METI, avril 2021) qui apparait cibler les risques associés au marché chinois. Enfin, le ministère des Affaires étrangères (2022 : 303) a placé dans plus de 60 missions diplomatiques des « assistants spéciaux pour les ressources naturelles » afin de participer au renforcement et à la stabilité des approvisionnements en énergie et en ressources minérales. Il est rare qu’une politique publique nationale recouvre autant d’acteurs et de domaines. Pour assurer son succès, les efforts de coordination seront, somme toute, monumentaux.

Conclusion

 Trois défis se dressent à l’horizon. Une batterie de nouvelles lois devront être adoptées par le Parlement pour permettre une mise en application détaillée et précise de cette nouvelle loi sur la sécurité économique. Même si certaines grandes entreprises ont déjà mis en place à l’intérieur de leur structure organisationnelle des instances pour la gestion de la sécurité économique, il n’en demeure pas moins, que des contraintes législatives trop fortes pourront ralentir, voire mettre un frein à leurs activités à l’étranger, en particulier en Chine, par exemple pour protéger des technologies de pointe. Les entreprises devront apprendre à incorporer dans leur processus décisionnel des analyses de risque qui devront être acceptées par le ministère compétent. La complexité du processus (notamment pour les nombreuses PME spécialisées dans le développement ou l’utilisation de technologies de pointe) exigera une étroite collaboration avec les instances bureaucratiques. Si cette collaboration était une caractéristique dynamique du modèle développementaliste,  aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, elle est bien souvent défaillante.

La coopération du Japon avec ses partenaires commerciaux partageant les mêmes idées en matière de sécurité économique est essentielle. À cet égard, les efforts diplomatiques du gouvernement ne sont pas négligeables, mais il n’en demeure pas moins que les États-Unis font quelques fois peu de cas des intérêts de leurs alliés dans sa tentative de contenir l’émergence d’une superpuissance technologique chinoise comme en font foi ses restrictions à l’exportation dans le secteur des semi-conducteurs qui ne prennent pas nécessairement en considération la complexité multinationale de cet environnement technologique. Le créneau des firmes japonaises dans ce domaine est la machinerie nécessaire à la production et elles pourraient devenir alors des victimes collatérales des décisions américaines.

Enfin, la Chine n’a pas encore répliqué aux effets déjà contraignants des mesures d’endiguement de ses capacités technologiques. Deux trajectoires non exclusives peuvent émerger : d’une part, la Chine réussira à surmonter les limites imposées par les pays étrangers, dont le Japon, en développant ses propres capacités et ses propres marchés d’exportation en mesure d’offrir une concurrence qui pourrait se retourner contre les entreprises japonaises. Une autre trajectoire place la Chine, dans la continuité de sa diplomatie peu coopérative, voire querelleuse, dans une position de rivalité imposant des sanctions commerciales sévères au Japon comme elle l’a fait avec d’autres pays dont l’Australie, mettant en péril à la fois les exportations et investissements nippons en Chine. Si le gouvernement ne veut pas que cette nouvelle loi dégénère dans une guerre commerciale avec la Chine, elle ne devrait pas devenir une fin en soi ni un imbroglio bureaucratique et encore moins une nouvelle forme de protectionnisme, mais strictement une mesure exceptionnelle pour amener la Chine à dégager ses activités économiques de ses ambitions politiques.

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[1] Cité dans : The National Institute for Defense Studies (2022), p. 77 [notre traduction].

[2] En 1949, Yoshida déclarait : « Peu m’importe que la Chine soit rouge ou verte. C’est un marché naturel, et le Japon doit raisonner en termes de marché ». Cité dans Serra (2007 : 517).

Éditorial

Regards géopolitiques v9n3, 2023

Le Japon et sa sécurité dans son environnement régional

L’environnement régional dans lequel se trouve le Japon change rapidement. Face à l’ascension de la Chine, à la stratégie de chantage nucléaire de la Corée du Nord, à son sentiment de vulnérabilité pour ses routes commerciales, aux défis que peuvent représenter les nouvelles routes de la soie, à sa dynamique sociale et à une certaine morosité économique, Tokyo tâche de composer avec ces mutations et de préciser sa posture diplomatique. Tout en renforçant son alliance militaire avec les États-Unis, le Japon joue un rôle important sur les questions de défense et de sécurité dans la région Indo-Pacifique. Il est un membre du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad), un partenariat incluant les États-Unis, l’Australie et l’Inde. En 2016, le Premier ministre Shinzo Abe a présenté le concept de l’« Indo-Pacifique libre et ouvert » qui se traduit par de nombreux chercheurs et les médias comme un contre-projet du Japon face à l’initiative des routes de la soie de la Chine.

La notion de sécurité recouvre maintenant non seulement une dimension purement militaire, mais aussi sociales, économiques, environnementales, ainsi que de santé publique. Pour le Japon, au-delà de la sécurité militaire, la notion de sécurité économique, fondée sur la prospérité et la puissance industrielle de la nation, a orienté sa politique commerciale depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais comment le Japon répond aux risques multiples et aux changements récents, rivalité sino-américaine, sécurité sanitaire suite à la pandémie, cohésion sociale, risques environnementaux post Fukushima, etc.? Comment le Japon perçoit-il ces changements, quels sont ceux qui le préoccupent le plus, et quelles stratégies développe-t-il pour tenter d’y faire face ?

Ce numéro spécial est de permettre de réfléchir sur différentes conceptions de la sécurité du Japon, sans en rester à la seule géopolitique, mais en évoquant aussi les défis et évolutions politiques, économiques et sociales vécues dans ce pays ces dernières années. Il a été monté par Mme Sijie Ren, étudiante au doctorat en Gestion internationale à l’Université Laval.

Une rupture majeure dans la pensée stratégique japonaise ?  Au-delà du piège de l’alliance et de la peur de l’abandon

YOSHIDA Toru

tyoshida@mail.doshisha.ac.jp

YOSHIDA Toru est professeur de politique comparée à l’Université Doshisha, Kyoto. Après avoir était chercheur au sein de JETRO (Centre Japonais du Commerce Extérieur) et avoir obtenu son doctorat à l’Université de Tokyo, il a été professeur à l’université de Hokkaido, ainsi que professeur invité à Sciences-Po. Il est aussi actuellement chercheur associé à la Fondation France-Japon de l’EHESS.

Résumé :

Les modifications apportées aux trois documents de sécurité par le gouvernement Kishida représenteraient un changement significatif. Toutefois, ce changement pourrait être considéré comme une extension de la politique de défense qui a progressé graduellement depuis les années 1970. Le Japon de l’après-guerre s’est développé sur la base d’un équilibre délicat entre le traité de sécurité américano-japonais et la Constitution pacifiste, mais cette condition a changé de manière significative récemment. En fonction de l’orientation future, il pourrait s’agir d’un véritable tournant.

Mots clés : Japon, stratégie de défense, après-guerre, Asie, États-Unis

Abstract :

The Kishida government’s changes to the three security documents would represent a significant change. However, this change could be seen as an extension of the defence policy that has been progressing gradually since the 1970s. Post-war Japan has developed on the basis of a delicate balance between the US-Japan security treaty and the pacifist constitution, but this condition has changed significantly recently. Depending on the future direction, this could be a real turning point.

Keywords: Japan, Defence strategy, post-war, United States

Inévitablement, la guerre en Ukraine engendrera des bouleversements géopolitiques dans le monde, poussant l’Occident à réévaluer sa trajectoire historique. Ainsi, en février 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré au Bundestag que « nous approchons d’un tournant historique (Zeintenwende) ». Inspiré ou non par ce discours, le premier ministre japonais Fumio Kishida a annoncé, en janvier 2023, un « tournant historique » dans la politique de défense de son pays lors de son discours politique à la Diète.

En revanche, les préparatifs ont été rapides. En l’espace de quelques mois en 2022, trois documents fondamentaux de la politique de défense, ie. la stratégie de sécurité nationale, la Stratégie de défense nationale et le Plan de renforcement des forces de défense ont été révisés hâtivement[1]. La Stratégie de sécurité nationale, qui n’avait pas été révisée depuis sa formulation en 2013, souligne maintenant que le Japon est « confronté à l’environnement international le plus difficile et le plus complexe depuis l’après-guerre », et demande que le budget de la défense soit doublé pour atteindre 2 % du PIB d’ici 2027, soit le double du niveau actuel d’environ 1% maintenu depuis 1976 (Auer, 1988). Elle recommande également que le Japon dispose d’une « capacité de contre-attaque » et qu’il investisse considérablement dans la recherche, les infrastructures, la cybernétique et la coopération internationale. Nobukatsu Kanehara, ancien directeur général adjoint du National Security Council (NSC) japonais et l’un des initiateurs de la FOIP (Initiative pour une Asie-Pacifique libre et ouverte, lire infra), souligne que les trois textes de base sont le résultat de la volonté du Japon d’articuler et d’exprimer publiquement une grande stratégie diplomatique et militaire, pour la première fois depuis l’ère Meiji (Kanehara, 2022).

À cet égard, il convient de noter que le texte de la Stratégie de s La sécurité nationale souligne que « les démocraties avancées, dont le Japon, s’engagent à défendre des valeurs universelles telles que la liberté, la démocratie, le respect des droits fondamentaux de l’Homme et l’État de droit, et cherchent à prendre l’initiative de façonner la communauté internationale en vue de la coexistence et de la coprospérité ». Cela témoigne de l’engagement total du Japon en faveur des valeurs de l’ordre libéral international[2], alors que le pays n’avait auparavant jamais exprimé un tel engagement politique

La deuxième doctrine de défense pour la prochaine décennie stipule que le Japon doit renforcer ses capacités dans sept domaines afin de garantir la défense nationale. Il s’agit des capacités de défense à distance, de la défense antimissile, de la défense aérienne automatique, de la défense élargie de l’espace et du cyberespace, du renforcement des structures de commandement, du soutien logistique et de la protection des habitants, ainsi que de l’augmentation des stocks de munitions, de carburant et d’autres ressources.

Le plan de renforcement des forces de défense prévoit l’acquisition de missiles à longue portée, y compris l’achat de missiles américains Tomahawk, l’amélioration du système de combat Aegis[3] et le développement de drones à cette fin.

Le Japon, tout comme l’Allemagne, est traditionnellement considéré comme un « guerrier réticent » (relunctant warrior) parmi les alliés de Washington (Maull et al., 2019), et l’opinion publique manifeste régulièrement de profondes réticences envers tout ce qui pourrait ressembler à un déploiement militaire à l’étranger (Delamotte, 2010). Les politiques récentes anticipent-elles donc un changement de positionnement de sa part ? Afin de comprendre les enjeux réels et le sens de ces stratégies, nous allons procéder en trois étapes en adoptant une perspective historique. Premièrement, nous allons rapidement identifier les défis auxquels le Japon est confronté ainsi que la situation géopolitique qui contribuent à anticiper ce changement. Ensuite, nous allons analyser la manière dont la politique de sécurité du Japon, apparemment sans lien, a été structurée dans la période d’après-guerre jusqu’aux années 1970, en identifiant les principales étapes de cette politique pour mieux comprendre l’ampleur des changements ultérieurs. Enfin, nous reviendrons sur la signification de ces changements qui sont le résultat d’une longue mutation de la politique de sécurité nippone et qui ont été jusqu’à maintenant, en réalité une évolution forcée.

La transition japonaise actuelle est clairement un accroissement de la politique de dissuasion contre la rivalité croissante avec la Chine. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’administration Abe en 2012, le Japon décomplexé a intensifié ses efforts diplomatiques pour contrer la Chine. En 2015, grâce à la législation sur la paix et la sécurité, qui a introduit le droit collectif à l’autodéfense et donc la possibilité de se porter à la défense d’un allié, le Japon a pu étendre l’Initiative pour une Asie-Pacifique libre et ouverte (FOIP). Ayant été jugées comme inconstitutionnelles par les juristes, la législation sur le droit collectif à l’autodéfense ait été fortement contestée par la société civile. Mais elle a permis au Japon de renforcer sa coopération avec ses alliés traditionnels comme les États-Unis, et sous la bannière de la FOIP, a encouragé le Japon à rechercher de nouveaux alliés comme l’Inde, ainsi que de développer un dialogue quadrilatéral sur la sécurité (QUAD)[4].FOIP, des nouveaux alliés comme l’Inde, ainsi que de développer un dialogue quadrilatéral sur la sécurité (QUAD)[1].

L’initiative FOIP, lancée par le gouvernement Abe en 2016, et se fondant sur trois principes – l’État de droit, l’alliance économique et le maintien de la paix et de la sécurité – a été élargie en 2023, plaçant le centre de gravité de la diplomatie japonaise dans l’Indo-Pacifique[5]. Il s’agit clairement d’une contre-mesure à l’initiative de la Nouvelle route de la soie promue par la Chine en 2013. Depuis le second mandat de l’administration Obama et un certain raidissement américain envers la Chine, le Japon, partenaire stratégique historique avec les États-Unis, ce « changement historique » a ouvert une fenêtre d’opportunité pour le Japon afin de garantir de meilleures conditions de sécurité.

L’environnement sécuritaire autour du Japon se dégrade de plus en plus. Peut-être que la guerre ukainienne ne fait pas partie de ses défi directs, hormis la crise énergétique[6], mais Tokyo perçoit des menaces potentielles venant de la Chine, de la Corée du Nord et de la Russie, qui possèdent toutes des armes nucléaires. La Chine, dont le budget de la défense est le deuxième au monde depuis 2008 grâce au renforcement du leadership de Xi Jinping, vise apparemment l’unification de Taïwan, ce qui mettrait automatiquement le Japon en état de guerre si un conflit éclatait comme le droit collectif à l’autodéfense envisage. De plus, la Corée du Nord a lancé 37 missiles en 2022, ce qui est un record si l’on tient compte des missiles balistiques intercontinentaux, dans le but d’intensifier les tensions et de forcer les États-Unis à négocier un accord garantissant sa sécurité. Telle qu’elle a été mise en œuvre, la nouvelle politique de sécurité constitue un contrecoup de l’accent mis sur le renforcement de la dissuasion et de la rivalité croissante avec les pays voisins. Depuis l’entrée en fonction de l’administration Abe en 2012, le Japon a en effet intensifié très activement ses efforts diplomatiques pour les contrer.

En revanche, le gouvernement japonais n’a pas encore la liberté de choisir s’il doit acquérir une capacité de riposte. Bien que la forme de cette capacité soit toujours en cours d’étude, sa constitutionnalité pourrait être remise en question, et sa mise en place pourrait augmenter les tensions avec la Chine et créer un dilemme de sécurité pour le Japon. Les différences entre les arsenaux des deux pays (nombre, capacité des missiles, déploiements), sont considérables, et la Chine dispose d’ogives nucléaires. De plus, le gouvernement n’a pas encore précisé les conditions dans lesquelles une contre-attaque serait menée, suscitant ainsi la méfiance de la part de l’opinion publique. Bien que la majorité de l’opinion soit désormais favorable à l’acquisition de cette capacité[7], elle s’oppose à une augmentation des impôts pour financer cela[8]. Le cabinet Kishida s’est engagé à atteindre le ratio de 2 % du PIB requis par les normes de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au cours des cinq prochaines années, en augmentant les taxes sur les entreprises et le tabac, ainsi qu’en introduisant un impôt spécial sur le revenu pour la reconstruction des zones touchées par le tremblement de terre de 2011 dans l’est du Japon. En résumé, l’opinion publique souhaite plus de sécurité avec moins de dépenses.

L’opinion publique japonaise reste largement en faveur du pacifisme, ou plus exactement sa lassitude contre le militarisme, à la suite de la défaite de la Seconde Guerre mondiale. Mais le regret unique du Japon se résume à avoir défié l’ordre international de l’époque, qui lui entrainait à une défaite colossale. Cependant, contrairement à l’Allemagne, ce regret ne portait pas sur ses régimes militaristes ou autoritaires, voire fascistes. Par conséquent, son statut international et ses relations avec les États-Unis suscitent une grande obsession et une contrainte : la paix sera établie dans l’ordre existant, dont les États-Unis sont le garant. Au moins dans la période d’après-guerre, c’est cette complexité, voire cette antinomie des représentations japonaises, qui orienta tout le débat sur la sécurité du pays.

Le politologue Shirai Satoshi a brillamment illustré cette complexité dans son essai intitulé La défaite permanente (Eîzoku Haïsenron). Le Japon a toujours nié la défaite et substitué le mot « défaite » (haîsen) par « fin de la guerre » (shûsen), comme lors des émissions de radio annonçant l’acceptation de la déclaration de Potsdam par l’Empereur (Shirai 2013). La continuité du régime (c’est-à-dire le maintien de l’empereur) a protégé les anciens membres de l’élite japonaise, tels que l’ancien criminel de guerre Kishi Nobusuke, qui fut promu Premier ministre en 1958 sous le gouvernement conservateur Libéral-démocrate (PLD). La conservation du pouvoir et le soutien des États-Unis au camp conservateur japonais reflètent la nécessité pour l’archipel de demeurer une tête de pont contre le communisme en Asie. D’où découle le double langage, ou la dualité de la droite conservatrice japonaise qui est ainsi emprisonnée dans une logique de souverainisme doublée d’un pro-américanisme[9]. Cette attitude se reflète également dans les relations fructueuses du Japon avec les pays voisins. Dépendant des États-Unis, le Japon n’a pas eu, encore une fois en contraste avec le pays comme l’Allemagne, d’incitation à développer ses relations avec des pays qu’il avait autrefois agressés, tels la Chine et la Corée. Car le statut de partenaire stratégique des États-Unis garantissait la position du Japon dans le monde.

Pour être plus précis, la stabilité fragile du Japon était maintenue par l’existence de l’article 9 de sa Constitution, qui stipule que le pays renonce à la guerre en tant que droit (premier alinéa) et ne détiendra pas de force militaire (deuxième alinéa). Cependant, cet article a été et est toujours l’une des fractures les plus violentes de la politique japonaise (Smith 2019)[10]. les plus violentes de la politique japonaise (Smith 2019)[2]. Le PLD au pouvoir a préconisé de modifier ce point, ainsi que d’autres dispositions de la Constitution, dans sa proposition faite en 2012. Certains partis d’opposition, farouchement opposés à tout changement, en particulier le Parti communiste, remportent encore plus de 10 % des voix lors des élections nationales. D’autres forces politiques, y compris le principal parti de l’opposition, le Parti constitutionnel démocratique du Japon, sont également tièdes à l’égard de toute révision. La politique de sécurité du Japon est caractérisée par le fait que le centre de gravité du débat est invariablement placé sur la Constitution et son éventuel amendement.

Retournons maintenant à l’origine du propos : il faudrait noter que c’est bien cet article 9 qui a permis au PLD d’éviter les demandes de contribution militaire des États-Unis. C’est bien le cas du principe de non-exportation d’armes, confirmé par le Premier ministre Sato avant la déclaration conjointe avec le président Nixon en 1969 qui a entériné le retour de l’île d‘Okinawa encore occupée et administrée par les États-Unis à l’époque. C’était aussi le cas pendant la guerre du Golfe de 1990 et la guerre de l’Irak : le Japon a rejeté toute contribution militaire à la guerre du Golfe et a déployé les forces d’autodéfense seulement dans des zones sans combat lors de la guerre en Irak. En rétrospective, cette posture repose sur la décision du Cabinet de 1972, selon laquelle l’autodéfense collective n’était pas possible en raison de cet article 9.

Par ce fait, l’historien Sakaî Tetsuya a avancé la thèse du « régime de sécurité de l’article 9 ». Cette thèse met en lumière qu’il y avait une complicité entre l’article 9 et l’alliance militaire nippo-américaine -(Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, traité renégocié et signé en 1960). Cette alliance a permis au Japon d’utiliser l’article 9 comme un mécanisme de sécurité – en créant les conditions de sa dépendance envers la protection américaine – tout en limitant ses dépenses militaires sous l’hégémonie américaine (Sakaî 1991). Plus important encore, cet arrangement a maintenu un équilibre stable dans la politique intérieure japonaise. Les conservateurs ont pu maintenir des liens militaires avec les États-Unis tout en respectant l’article 9 de la Constitution, auquel la population japonaise était profondément attachée. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’alliance a permis au Japon de ne pas succomber au militarisme. Il serait erroné et contre-productif d’affirmer que la paix de cette période a été obtenue seulement grâce à l’alliance militaire avec Washington et à l’article 9 ; c’est plutôt le contexte de la guerre froide qui a favorisé cet état de fait. Cependant, les Japonais ont préféré maintenir cet équilibre, souvent en conjonction avec une forte expansion économique. Comme explique le politologue Nakanishi Hiroshi, la politique de sécurité japonaise s’articulait autour de l’implication des États-Unis, de la souveraineté japonaise et la confirmation du pacifisme, tout en préservant un juste équilibre entre ses trois éléments fondateurs (Nakanishi 2014).

On attribue banalement au nom de Yoshida Shigeru, Premier Ministre entre 1948 et 1954, cette ligne politique dite « Doctrine de Yoshida » qui a favorisé une militarisation modérée ainsi qu’une croissance économique solide en s’alliant avec les États-Unis. Cependant, cette doctrine n’a jamais été explicitement formulée par les gouvernements suivants et ne peut être attribuée à une seule personne. Elle était plutôt le résultat d’un compromis politique influencé par les conditions internationales et nationales (Hoshiro 2022).

En résumé, la diplomatie japonaise de l’après-guerre a évolué en fonction de la stratégie américaine et de la présence nationale et régionale, avec des tensions internes propre au Japon[11]. Notons aussi que le réarmement du Japon n’avait pas suscité l’enthousiasme des pays voisins. En 1951, le président américain Harry S. Truman et son secrétaire d’État John Foster Dulles ont proposé le Traité du Pacifique, une version régionale du Traité de l’OTAN régionale. Toutefois, les Australiens, les Néo-Zélandais et les Philippins s’y sont opposés, craignant un réarmement du Japon. Par conséquent, les Américains n’ont pas eu le choix que d’entrainer le Japon dans la voix d’un accord de défense mutuelle, qui était en phase avec la stratégie japonaise de l’époque (Kondo 2005).

Les choses ont changé alors que l’influence américaine diminuait progressivement. Tout s’est déroulé en trois phases. Au début des années 1980, le Groupe d’Etude sur la Sécurité Générale a conseillé le PM Ohira en soulignant que l’hégémonie américaine avait atteint ses limites et que la doctrine Yoshida devait être révisée afin de renforcer la coopération en matière de sécurité et les capacités militaires du pays. En même temps, les « Premières lignes directrices en matière de défense entre les États-Unis et le Japon » ont été adoptées en 1978, affirmant leur soutien mutuel en cas d’agression militaire et leur engagement à mener des opérations conjointes en dehors du Japon. Tout cela s’est déroulé dans le contexte de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, qui s’est intensifiée à l’époque. Ce n’est que sous l’administration Nakasone, après 1982, lorsque la guerre froide s’est durcie, que le Japon a clairement affirmé son appartenance au camp occidental.

Le réalignement des forces est devenu inévitable à la fin de la guerre froide, et une nouvelle directive, les « Nouvelles lignes directrices Japon-États-Unis », a vu le jour en 1997. Cette directive contient plus de 40 éléments relatifs à la coopération entre les deux forces, incluant notamment des exercices militaires conjoints et le soutien logistique et matériel par la force japonaise. La directive fait également naitre en 1999 la « Loi sur les mesures en cas de situations environnantes », qui engage le Japon dans une perspective plus globale. Cette nouvelle approche, appelée la « mondialisation de l’alliance », a été en partie motivée par la crise nucléaire nord-coréenne et soutenue par les dirigeants japonais.

Enfin, la troisième étape arrive comme nous le mentionnions ci-dessus, en 2015, quand la Loi modifiant la partie de la loi sur les Forces d’autodéfense a été adopté à l’encontre de l’opinion publique[12]. En effet, cette loi englobant les 10 lois relatives aux questions de défense, élargissait considérablement les capacités militaires du Japon. La loi repose sur six piliers : la fourniture d’équipements et d’autres fournitures à l’armée américaine, le déploiement des Forces Autodéfenses hors du territoire japonais, le renforcement des opérations de sécurité intérieure, la coopération militaire accrue avec les États-Unis, l’autorisation d’utiliser des armes dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l’ONU, et la participation permanente aux opérations de maintien de la paix organisées par la communauté internationale. Le quatrième pilier était un changement majeur, car il permettait le droit à l’autodéfense collective, autorisant ainsi les forces japonaises à engager au côté des forces américaines attaquées, avant qu’elle même soient attaquées. Cependant, l’exercice de ce droit est limité aux situations où « l’existence de l’État est menacée et où il y a un danger évident que le droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur soit fondamentalement renversé » (article 2). Donc il n’implique pas un déclenchement automatique quand les É-U seraient en état de guerre. Tout de même, cette évolution majeure dans la politique de défense japonaise (il faut se souvenir qu’en 1970, le Livre Blanc de la Défense notait que « l’objet principal de notre capacite de défense est exclusivement défensive ») est le résultat de la montée des tensions sino-américaines et de l’affaiblissement de la stabilité régionale, faisant du Japon l’un des partenaires stratégiques des États-Unis, aux côtés des Philippines, de l’Australie et de la Corée du Sud, ayant affirmé des droits de défense mutuelle plus d’un demi-siècle plus tard.

Kumao Nishimura, ancien directeur général du Bureau des traités du ministère des Affaires étrangères dans les années 1950, avait formulé l’alliance américano-japonaise de l’époque comme une « coopération en matière de personnes et de biens ». Cela signifiait que les États-Unis fournissaient ses soldats et le Japon les bases militaires (Chijiiwa 2022). Cependant, la nouvelle loi transforme la nature de l’alliance en corrigeant la nature unilatérale du traité. Désormais, elle devient une coopération en « matière de personnes et des personnes ».

De par sa nature même, la stratégie du Japon le pousse à devenir un acteur actif de l’ancrage de la présence américaine en Asie du Nord-Est en réintégrant ses forces au sein de la stratégie des États-Unis. Cette orientation pourrait s’avérer plus bénéfique, surtout après que l’administration Trump a pris l’alliance en otage et que le président américain a annoncé en 2019 qu’il était prêt à renégocier le traité en raison de déséquilibres préjudiciables à son pays (Ono 2021).

La révision du texte tripartite sous le cabinet Kishida, que nous avons vue plus haut, suit la même logique. En mai 2022, lors de la première visite du président Biden au Japon, le Premier ministre a annoncé son intention d’augmenter significativement le budget de la défense « avec le soutien ferme du président Biden ». L’engagement de poursuivre le renforcement des capacités militaires avait déjà été pris auprès du président.

Dans cette courte description des différentes étapes de la politique de sécurité du Japon, il est clair que les paramètres de la diplomatie japonaise se sont articulés autour d’un point central : la crainte d’être impliqué dans une guerre aux côtés des États-Unis et, en même temps, d’être abandonné par l’ancien occupant. Michael Green, ancien directeur du National Security Council américain pour l’Asie, résume la situation en soulignant que, depuis Thucydide, les théoriciens des relations internationales ont mis en évidence le dilemme auquel un petit pays allié à une grande puissance est confronté : mordre à l’hameçon ou être abandonné. Il précise que ce dilemme est particulièrement aigu pour le Japon, qui a formalisé son asymétrie politique et militaire avec les États-Unis à travers sa Constitution et les normes et institutions pacifistes qui en découlent (Green 2000 : 243). De telles réactions sont plus ou moins courantes lorsque les deux alliés diffèrent en taille et en poids, comme c’est le cas dans les relations entre d’autres pays asiatiques et les États-Unis. Toutefois, dans le cas Japonais, la réaction contrastée, pour ne pas dire schizophrénique, vis-à-vis de la stratégie américaine a été partagée par les élites politiques et les acteurs de la société civile qui permettait au Japon de demeurer dans cet équilibre. Le pacifisme était cher aux Japonais de l’après-guerre, ils divergeaient seulement quant aux moyens et à la logique à utiliser pour l’obtenir. Le désaccord portait sur la question de savoir si le moyen était la présence des États-Unis ou la Constitution. Le magazine américain The Times a publié une longue interview du PM Kishida en mai 2023, dans laquelle il déclare qu’il essaie de construire une force militaire digne de la troisième économie mondiale (Campbell 2023). Comme ci, le Zeitenwende japonais semble chercher à surmonter l’alternative entre l’implication et l’abondon de la part des Américains, en adoptant une position plus proactive, prenant le relais des politiques suivies précédemment. Le résultat de cette transformation majeure de la posture japonaise pourrait être d’impliquer davantage les États-Unis et de maintenir leur hégémonie dans la région, notamment en adoptant une position agressive à l’égard de la Chine. Si les États-Unis se sentent contraints et souhaitent se désengager, la version japonaise de la Zeitenwende mérite son nom. Le Japon devient alors une variable indépendante, et non dépendante de la stratégie américaine.

Enfin, la vision de la politique de sécurité du Japon, axée sur la FOIP, est considérée comme étant à la fois le fondement des principes directeurs de la diplomatie japonaise et de sa Stratégie de sécurité nationale. Cette vision pourrait être perçue comme un moyen d’atténuer les tensions entre les objectifs de sécurité militaire et le droit constitutionnel. Les idéaux défendus par cette stratégie, comme la liberté, la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit, sont également ancrés dans la Constitution japonaise. Ainsi, en alliant un esprit libéral international et national, le Japon cherche à surmonter le dilemme qui l’a toujours tourmenté. Si cette approche réussit, elle pourrait conduire à la création de normes universelles propres au Japon. Pour l’heure, cette idée fragile est en cours de réalisation. Si elle s’épanouit, le Zeitenwende, entrepris depuis la fin de la guerre, sera enfin accompli.

Toru YOSHIDA

Références

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Smith, S. A. (2019). Japan Rearmed: The Politics of Military Power, Harvard University Press.

[1] Pour les détails, lire Koshino 2022.

[2] Terme attribué par Eickhenberry 2006.

[3] Le système Aegis est un système avancé de commandement et de contrôle qui utilise de puissants ordinateurs et radars pour suivre et guider les armes d’interception afin de détruire de multiples cibles aériennes ennemies.

[4] A savoir que la doctrine du FOIP se situe ainsi dans le prolongement de la stratégie globale du Japon exprimée en 2012 sous le concept de « l’Arc de de la Liberté de de la Prospérité » dans le premier gouvernement Abe (2006-2007).

[5] Pour plus de précision, se reporter à Koga 2020.

[6] En mars 2022, à part ses un soutien financier et la livraison des biens à des fins humanitaires, le gouvernement a décidé de le soutenir Kiev en exportant 1 900 gilets pare-balle et 6 900 casques. Pour l’instant, l’opinion publique est majoritairement favorable majoritairement à un soutien en faveur de l’Ukraine (66%), bien qu’elles soient massivement défavorables pour à une assistance militaire (76%). Enquête Nikkei, 24-26 février 2023.

[7] 56% d’opinions favorable, enquête Asahi le 17-18 décembre 2022.

[8] 51% d’opinions défavorable, enquête Asahi le 18-19 février 2023.

[9] Ce qui a été l’une des traits du premier gouvernement Abe en 2006, lorsque ; ou le PM premier ministre prônait « la sortie du régime d’après-guerre » tout en prônant une posture pro-américaine.

[10] A noté que dans les années 1950, les différentes opinions d’enquête montrent que les Japonais étaient plutôt favorables pour à une modification de leur constitution, y compris de l’article 9. Voir Sakaiya 2017.

[11] La plus grande illustration entre autres, et la création du Corps de Réserve de la Police Japonaise (R.P.J) dont qui fut l’organisation prédécesseur précédent les Forces de l’Autodéfense en 1950, issue découlant de la demande par du général et gouverneur militaire Douglas MacArthur, afin d’appuyer e supplémenter les armées américaines déployées en Corée pendant la guerre (1950-1953).

[12] Cette loi très controversée avait suscité des manifestations dans le pays d’une ampleur sans précédents depuis les années 60, en mobilisant plus de 1 millions de manifestants. Pour le contenue de la loi, à lire Oros 2017.

[1] A savoir que le FOIP se situe dans le prolongement de la stratégie globale du Japon exprime en 2012 entant que « l’Arc de de la Liberté de de la Prospérité » sous le premier gouvernement Abe.

[2] A noter que dans les années 50, les différentes opinions d’enquête montre que les Japonais étaient plutôt favorables pour une modification de leur constitution, y compris l’Article 9. Voir Sakaiya 2017.

Recension: Kappeler, Andreas (2017, 2022). Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen-Âge à nous jours. Paris, CNRS Éditions.

Regards géopolitiques, v9n3, 2023.

Kappeler, Andreas (2017, 2022). Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen-Âge à nous jours. Paris, CNRS Éditions.

Depuis l’annexion de la Crimée et le déclenchement du conflit du Donbass en 2014, l’Ukraine a été constamment confrontée à diverses formes de pression militaire de la Russie. L’invasion de 2022 témoigne de la volonté renouvelée du gouvernement de Vladimir Poutine de mettre sous tutelle son voisin occidental, voire d’anéantir l’État ukrainien puisque l’objectif de la campagne de 2022 n’était pas de se contenter du Donbass mais de prendre Kyiv et sans doute de remplacer le pouvoir en place. La guerre, justifiée à Moscou par des « nécessités historiques » et la mission de protection des minorités russophones de l’Est de l’Ukraine – qui ne se sont pas ralliées à l’armée russe en 2022 – s’appuie sur une vision de type impérial selon laquelle le destin de la Russie serait de contrôler les territoires qui l’entourent et qui constituent des territoires habités de peuples frères – mais de petits frères, ukrainiens et biélorusses.

Un détour par l’histoire s’impose pour mettre à nu cet édifice idéologique. Chercheur spécialiste des empires à l’est de l’Europe, Andreas Kappeler analyse avec finesse l’évolution des rapports entre l’Ukraine et la Russie depuis le Moyen Âge, et des représentations associées. D’emblée, il rappelle une réserve nécessaire : l’Ukraine ou la Russie n’existaient pas comme État ou comme nation au début du Moyen-Âge, comme la plupart des nations européennes, constructions socio-politiques récentes, et il serait risqué de chercher à conforter une lecture a posteriori de l’existence des nations russe et ukrainienne dans l’histoire ainsi narrée et exposée. Les représentations nationales émergent en Europe à partir du XVIIIe siècle (Hermet, 1996 ; Thiesse, 1999; Anderson, 2006). L’auteur montre pourquoi l’unité, présentée comme « naturelle » par Moscou, des peuples ukrainien et russe est un mythe : il n’y avait aucune représentation allant dans le sens de relations privilégiées entre les peuples des régions aujourd’hui habitées par les Russes et les Ukrainiens, ni de représentation de l’existence de deux nations proches. Si les deux peuples se disputent encore l’héritage historique de la Rous’ de Kyiv, leurs trajectoires divergent à partir du XIIIe siècle. Il est essentiel de revenir sur les interactions, les rencontres entre ces « frères inégaux », mais aussi sur les processus de distanciation et de construction des identités nationales, ainsi que sur les cultures mémorielles et usages politiques différenciés de l’histoire.

L’auteur établit tout d’abord un portrait chronologique étayé de l’histoire de l’Ukraine et de la Russie, de façon que le lecteur occidental puisse prendre la mesure d’un passé complexe. Cet ouvrage a donc une dimension salutairement didactique. L’auteur mobilise une documentation étendue pour mettre en évidence l’émergence et le développement d’une relation russo-ukrainienne, dans laquelle on ne décèle pas ni d trace de prééminence politique ni culturelle pendant de longs siècles. Cette analyse permet de comprendre que l’émergence des consciences nationales et des États actuels, ainsi que des rapports entre peuples, est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur unique – prétendument incarné dans l’existence du royaume slave oriental de la Rous’ de Kyiv/Kiev, puissante principauté à l’origine fondée par les Varègues (Vikings suédois) au IXe siècle, et qui s’est désintégrée au XIIIe siècle en une multitude de principautés, dont celle de Moscovie apparue au XIIIe siècle, futur embryon de la Russie et qui n’a donc pas le monopole de l’héritage historique de la principauté de Kyiv. Aujourd’hui, tant les discours historiques russe qu’ukrainien revendiquent l’héritage culturel de cette construction politique – sans que cela puisse nécessairement poser problème, tant abondent les exemples d’héritages croisés de nos jours, la France, l’Italie ou l’Espagne par exemple pouvant se réclamer de cultures latines héritées de la Rome antique. C’est lorsque le débat se politise et que la revendication de l’héritage se veut exclusif, à tout le moins marqué d’une hiérarchie, que l’analyse historique prend un tour instrumentalisé par le pouvoir.

L’auteur rappelle ainsi avec à propos que l’histoire des deux peuples aujourd’hui appelés russe et ukrainien a d’abord divergé, les Slaves les plus orientaux se trouvant répartis en diverses principautés longtemps soumises aux Mongols, tandis que les futurs Ukrainiens ont été incorporés au Grand-Duché de Lituanie puis au royaume de Pologne, dont les réseaux culturels, commerciaux et politiques étaient orientés vers l’Europe. C’est essentiellement pour des raisons de contingence historique que s’opère le rapprochement entre Russes et Ukrainiens : lors de la rébellion des Cosaques ukrainiens de 1648 (soulèvement de Khmelnytsky), les difficultés militaires de ceux-ci face aux troupes polonaises les ont conduits à solliciter l’appui militaire du tsar Alexandre 1er, à travers l’accord de Pereiaslav (1654). Le rapprochement graduel entre Russes et Ukrainiens qui s’est produit dans le sillage de cet accord apparaît comme une véritable césure marquée par une divergence majeure quant à son interprétation, selon qu’elle est considérée comme une union soit temporaire et opportuniste (version ukrainienne), soit définitive et conforme à la convergence présentée comme « naturelle » entre deux peuples frères, selon la lecture russe a posteriori. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que le tsar Alexandre 1er s’était montré initialement fort réticent envers cet accord et l’idée d’entrer en guerre contre la Pologne pour soutenir les Cosaques, relativisant l’idée de destinée manifeste entre les deux peuples. Initiative ukrainienne, ce rapprochement, aux yeux des Ukrainiens, ne signifiait en rien la reconnaissance d’une relation de subordination culturelle ou politique.

Mais le livre Russes et Ukrainiens ne se résume pas à cette analyse sur mille ans de la construction de la relation russo-ukrainienne, au miroir de l’évolution des États et des sociétés. C’est aussi une réflexion en filigrane sur la construction des récits historiques et des représentations identitaires: comment les chroniqueurs et historiens ont-ils interprété et réinterprété les éléments historiques ? Quels discours ont-ils élaborés ? Partant des textes anciens, de sources littéraires ou des premières histoires savantes, l’ouvrage met en évidence les principaux moments d’élaboration des récits historiques en éclairant tout particulièrement les écrits des XIXe et XXe siècles, au moment où se précisent les discours et représentations sur les nations ukrainienne et russe – tard venus dans les deux cas, comme le souligne l’auteur.

Enfin, le troisième niveau de réflexion auquel nous introduit le livre porte sur les usages politiques de cette histoire croisée des regards portés de part et d’autre. Bien sûr, il est clair que la question centrale de l’auteur est l’instrumentalisation des arguments historiques par le pouvoir russe actuel, lequel remonte constamment au « baptême de la Rous’ » à Kyiv en 988, pour justifier ses entreprises militaires en Ukraine depuis 2014. Mais l’auteur explore aussi divers autres épisodes d’instrumentalisation, dont par exemple l’annexion des terres sous domination polonaise en rive droite du Dniepr par Catherine II (1793). L’impératrice justifia alors cette annexion par un supposé devoir de protection envers ses compatriotes orthodoxes, des serfs ukrainiens dont le sort au quotidien continuerait pourtant, pendant des décennies, d’être réglé par les maîtres de ces terres, des seigneurs polonais dont la domination sociale n’allait nullement être remise en cause.

L’auteur se livre donc à cet exercice d’analyse historique, non pas seulement comme entreprise d’érudition, mais afin de mettre en perspective le discours politique russe de justification de la guerre entamée en 2014 dans le Donbass puis étendue en 2022 avec l’invasion générale de l’Ukraine par l’armée russe. Au-delà de cet exercice de déconstruction des discours et des représentations nationales et historiques, il rappelle qu’il serait hasardeux de réduire la décision de Vladimir Poutine de recourir à la guerre à des représentations historiques. Celles-ci ont pu jouer dans la modulation du discours russe, mais ne sauraient à elles seules déclencher le conflit – il n’y a pas de déterminisme historique. Il y a eu décision politique dont la racine tient à la lecture par le pouvoir en place au Kremlin de la dynamique politique de l’Europe, de l’Ukraine et du pouvoir russe, et à la crainte de celui-ci de perdre le contrôle tant de l’Ukraine, dont la trajectoire s’orientait vers un rapprochement avec l’Europe, que de la société civile russe face à l’émergence graduelle d’une société à la démocratie certes imparfaite mais bien différente de la société russe confrontée à l’affermissement de l’autocratie de Vladimir Poutine. La crainte d’une contagion et d’une perte de contrôle de la société ukrainienne, toutes deux menaçantes pour le pouvoir en place, aurait convaincu celui-ci de recourir à la force et donc de mobiliser des représentations historiques fortes que le pouvoir avait su distiller et qui correspondaient par ailleurs à la lecture de plusieurs nostalgiques du passé impérial de la Russie.  Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de souligner que, autant le discours de Vladimir Poutine insiste sur l’unité des peuples russe et ukrainien et sur l’inexistence historique de l’Ukraine, autant l’invasion de 2022 a précipité l’émergence d’un vif sentiment anti-russe qui n’existait guère auparavant.  De ce point de vue, la guerre a semé un durable divorce entre la Russie et l’Ukraine.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Anderson, B. (2006). Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism. New York : Verso.

Hermet, G. (1996). Histoire des nations et du nationalisme en Europe. Paris : Le Seuil.

Thiesse, A.-M. (1999). La création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle. Paris : Le Seuil.

Recension : Guibourg Delamotte (2023). Le Japon. Un leader discret. Paris : Eyrolles.

Regards géopolitiques, v9n3, 2023

 

Guibourg Delamotte (2023). Le Japon. Un leader discret. Paris : Eyrolles.

Quelle est la culture politique et diplomatique du Japon ? Quel est son développement économique ? À quelles évolutions sociétales le pays doit-il faire face ? Quelles sont ses ambitions internationales ? En abordant à la fois les aspects économiques, politiques, régionaux, internationaux et sociaux du Japon, cet ouvrage précis et accessible a comme objectif de fournir des clés de lecture pour aborder ce pays et les défis auxquels il doit répondre dans un contexte régional en pleine évolution.

La prémisse de départ de l’ouvrage réside dans un questionnement sur la dynamique politique régionale et internationale du Japon contemporain. Vaincu après la Seconde guerre mondiale, le Japon avait fait le choix stratégique de se replier, avec le succès que l’on connait, dans la sphère économique sous la protection militaire américaine, dans le cadre de la guerre froide. Sa forte croissance permit alors au Japon de devenir la 2e puissance économique mondiale. A la fin des années 1970 et début des années 1980, d’aucuns voyaient le pays poursuivre sur sa lancée et devenir la première puissance (Vogel, 1979), avec le risque de frictions commerciales accrues avec les États-Unis et de détérioration de leurs relations, perçues par certains analystes comme pouvant entrainer les deux pays dans un nouveau conflit armé (Friedman et Lebard, 1991), thème assez présent dans les débats de l’époque.

Il n’en a finalement rien été. A partir de 1990 éclate la bulle financière et le Japon s’enfonce peu à peu dans un ralentissement, puis un marasme économique, tandis que l’ascension économique et politique de la Chine détourne l’attention de Washington vers Pékin (Grosser, 2023). Pour autant, le Japon n’a pas disparu de la scène internationale, bien au contraire : il a gagné en influence politique au point d’avoir su développer une capacité diplomatique à faire évoluer la dynamique régionale, voire internationale. C’est cette évolution que l’autrice cherche à présenter et à analyser.

L’ouvrage propose un plan débutant par une mise en contexte à saveur historique de la puissance japonaise, de ses variations et de ses composantes. Le Japon opte tout d’abord, après la guerre, pour une stratégie de redressement puis de puissance économique, qui lui permet de développer son influence notamment à travers des leviers économiques et financiers – politique monétaire, aide publique au développement, surtout en direction de pays asiatiques : ce fut la doctrine Yoshida. La politique sécuritaire, oscillant entre les contradictions de l’article 9 de la Constitution proclamant le renoncement à la guerre, et le traité de sécurité nippo-américain encourageant le Japon à se réarmer par le biais de Forces d’auto-défense, s’internationalise peu à peu au fur et à mesure que s’étend, en coordination avec Washington, le domaine d’application du principe d’autodéfense, tant spatialement – de plus en plus loin du seul territoire japonais – que dans l’applicabilité du principe, désormais légitime pour porter assistance à des alliés. Tokyo se montre de plus en plus proactif pour faire avancer ses vues politiques, surtout sous l’initiative des premiers ministres Koizumi Junichi (2001-2006) puis Abe Shinzo (2006-2007 puis 2012-2020), participe activement à la création du Quad (coopération militaire avec l’Inde, l’Australie et les États-Unis) et se pose en acteur, et non plus en simple et modeste observateur dans le sillage de Washington.

L’autonomie stratégique, conçue par certains milieux conservateurs dans les années 1960 et 1970 comme un retrait du camp américain pour se repositionner face à l’URSS et reprendre le contrôle de sa politique étrangère, n’est plus du tout de mise sous cette forme : il semble que le gouvernement japonais ait fait le choix de s’affirmer dans le cadre de son alliance avec Washington, tout en cultivant ses relations avec d’autres partenaires, pour sortir du tête-à-tête.  Dans ses discours, le Japon articule de plus en plus l’importance de la défense de valeurs, démocratie, droits humains, règle de droit, et ces discours contribuent bien davantage au pouvoir d’influence du Japon que les produits culturels.

Le chapitre suivant présente et analyse les piliers politiques et institutionnels normatifs de la diplomatie japonaise, la Constitution pacifiste, le traité de San Francisco de 1951 et l’alliance nippo-américaine. Les sondages révèlent l’attachement du Japon à préserver l’article 9 et c’est donc davantage par la voie interprétative et par décision du Cabinet que la doctrine militaire du Japon a évolué. Avec la fin de la guerre froide et l’ascension politique et militaire de la Chine, une inquiétude partagée s’est développée face à Pékin qui explique le maintien de l’alliance et des bases américaines en territoire japonais. Il n’y a plus guère de recherche d’une autonomie stratégique comme cela avait pu être envisagée par certains partis de gauche ou par certains premiers ministres japonais, mais désir de poursuivre une collaboration dans le cadre d’une alliance dont les paramètres évoluent tant du fait des intérêts américains, que d’une affirmation propre au Japon.

Quels sont les enjeux régionaux de sécurité ?  le troisième chapitre tente d’y répondre et expose la trajectoire politique du Japon après 1945, la reprise du dialogue post-conflit, le développement de bonnes relations avec l’Asie du Sud-est et, dans une moindre mesure, avec la Corée du Sud et la Chine à partir de 1972 tout en maintenant des relations proches – mais dès lors non officielles – avec Taiwan, Le Japon est impliqué dans trois litiges territoriaux, tout d’abord sur 4 iles des Kouriles (appelés Territoires du Nord au Japon) avec la Russie, au sujet desquels Tokyo fut un temps tenté de trouver un terrain d’entente avec Moscou (Mormanne, 1992 ; Lasserre, 1996); au sujet de l’ilot de Takeshima (Dok-do en coréen), instrument de l’expression d’un vif nationalisme coréen et du mécontentement de Séoul face aux ambiguïtés de la gestion du passé mémoriel par Tokyo, mais aussi levier de pression sud-coréen sur le Japon et ressort de politique intérieure majeur en Corée. ; et finalement sur les ilots Senkaku (Diaoyutai en chinois).  La question de la menace nucléaire de la Corée du Nord est bien évidemment un enjeu majeur pour Tokyo, au même titre que l’incertitude quant à la trajectoire de la Chine et à la perspective de voir ses forces armées, en particulier sa marine et ses forces aériennes, poursuivre leur modernisation et leur expansion. La Chine pourrait-elle utiliser cet outil militaire pour faire pression sur le Japon, ou pour réintégrer par la force Taiwan à la Chine populaire ?

Le quatrième chapitre aborde les moyens déployés par le Japon pour faire face à ses objectifs redéfinis – affirmer ses priorités régionales – et aux enjeux de sécurité : réflexion quant à l’option nucléaire proposée par le président Trump et rapidement écartée ; mais coopération militaire avec les voisins et non plus seulement avec les États-Unis, affermissement des capacités militaires et de la portée de la capacité de projection; initiatives diplomatiques notamment avec le Quad et le concept de région indo-pacifique.  Le chapitre suivant analyse la posture diplomatique du Japon dans les instances internationales, pour souligner l’autonomie réelle et davantage affirmée du Japon par rapport à Washington.

Enfin, le chapitre 6 évoque les défis sociétaux auxquels le Japon se voit confrontés, et qui pourraient influencer sur sa capacité d’agir : un marasme économique persistant ; un vieillissement accéléré de la population sans que celle-ci n’envisage le recours à l’immigration, sujet encore très tabou au Japon. Malgré ces défis et l’émergence d’enjeux sécuritaires régionaux majeur – ou justement en réaction à l’émergence de ces enjeux – le Japon poursuit sa quête d’affirmation comme puissance plus autonome mais incontournable, sur la scène régionale mais aussi internationale.

 

L’ouvrage est bien documenté. On relève quelques raccourcis, ainsi sur le projet chinois de nouvelles routes de la soie, peu débattu d’une part et dont la carte page 93 d’autre part laisse entendre que les routes ferroviaires ou maritimes en sont la résultante, alors que souvent infrastructures comme services maritimes existaient déjà avant 2013 ; ou l’affirmation que la Chine ne reconnait pas les limites territoriales de ses voisins sauf la Russie, alors qu’en réalité la Chine a, ces dernières années, signé des traités frontaliers avec tous ses voisins sauf l’Inde (Grosser, 2023) – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a plus de litiges avec eux. Mais ces réserves sont mineures. Elles ne sauraient réduire la qualité de l’ouvrage.

Au final, il s’agit là d’un livre bien écrit et fort accessible, qui repose sur la bonne connaissance du pays de la part de l’autrice et sur l’exploitation notamment de sources japonaises. Davantage conçu comme un ouvrage de synthèse et d’analyse que comme la présentation d’une question de recherche, le livre n’en propose pas moins un propos pertinent afin d’alimenter la réflexion sur les ressorts de la transformation du Japon, autrefois qualifié de nain politique, en puissance moyenne assumée et affirmée.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

 

Références

Friedman, G. et Lebard, M. (1991). The coming war with Japan. New York : St Martins Press.

Grosser, P. (2023). L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis – Chine. Paris : CNRS Éditions.

Lasserre, F. (1996). The Kuril Stalemate : American, Japanese and Soviet Revisitings of History and Geography. Journal of Oriental Studies (Hongkong), XXXIV, 1, 1-16,

Mormanne, T. (1992). Le problème des Kouriles : pour un retour à St-Pétersbourg. Cipango, I, 1-78.

Vogel, E. (1979). Japan as number one: Lessons for America. Harvard University Press.

 

Recension : Grosser, P. (2023). L’autre guerre froide? La confrontation États-Unis / Chine. Paris, CNRS Éditions.

Regards géopolitiques, v9n3, 2023

Grosser, P. (2023). L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis / Chine. Paris, CNRS Éditions, 392 p.

Assistons-nous à une nouvelle guerre froide, cette fois entre les États-Unis et la Chine, guerre froide dégénérant ensuite en conflit armé ? Allons-nous, comme des somnambules, entrer en guerre sans le vouloir, comme en 1914 lors de la marche vers l’éclatement de la Première guerre mondiale? L’« amitié sans limite » dont se prévalent Vladimir Poutine et Xi Jinping peut-elle se comparer au pacte germano-soviétique de 1939 ? Peut-on comparer Hongkong ou Taïwan à Berlin-Ouest ? Le projet des nouvelles routes de la soie constitue-t-il une version chinoise du plan Marshall ? Ce sont ces questions qu’aborde l’historien Pierre Grosser dans L’Autre Guerre froide ? La Confrontation Etats-Unis – Chine. S’il répond à certaines d’entre elles, il nous offre surtout des grilles de lecture, tout en nous mettant en garde contre les « prétendues leçons de l’histoire ».

L’historien retrace l’histoire de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, en particulier depuis la guerre froide, puis souligne la parenthèse des années 1990 et 2000, période durant laquelle la puissance asiatique a évolué vers une économie de marché. Il recense ensuite les facteurs pouvant conduire à une guerre entre les deux pays et les éléments qui permettraient de l’éviter. Sa démarche méthodologique consiste à procéder à un rappel du déroulement des relations sino-américaines, pas si paisibles que cela jusqu’en 1978 ; et à comparer les observations produites par de nombreux chercheurs sur des éléments de la relation sino-américaine contemporaine, avec d’autres éléments qui ont caractérisé l’éclatement des deux conflits mondiaux puis de la guerre froide entre États-Unis et Union soviétique. Dans quelle mesure peut-on, comme l’affirment certains historiens, tirer des enseignements de ces leçons de l’histoire pour tenter de mieux cerner la dynamique actuellement à l’œuvre entre Pékin et Washington ? L’auteur aborde ainsi successivement plusieurs étapes et aspects des relations sino-américaines et des discours et représentations des deux États, à l’aune des analyses des politologues, historiens, sinologues occidentaux ou asiatiques. Cette méthode consiste à travailler par petites touches, des analyses fines de nombre d’aspects des discours et des relations bilatérales, en mobilisant diverses réflexions présentes dans la littérature scientifique. Il ne s’agit donc pas d’une enquête de fond de l’auteur sur la base d’archives, mais bien d’un travail méticuleux de mobilisation de la littérature contemporaine pour faire ressortir les regards des spécialistes, en les confrontant et le plus souvent, en laissant le lecteur méditer sur les avis parfois divergents desdits spécialistes, tant il est vrai que l’étude de cas se révèle complexe.  Ainsi, le corpus d’articles et d’ouvrages étudiés est-il conséquent, avec comme seul bémol de n’intégrer que des textes en français et en anglais, ce qui peut inclure les publications d’auteurs chinois en anglais.

A travers sa recherche, Pierre Grosser revient sur plusieurs idées reçues. Il rappelle que « la guerre froide fut chaude jusqu’en 1979, notamment entre Américains et Chinois ». Quelque 90 % des morts de guerre américains entre 1945 et 1979 sont tombés en Asie, et pas moins de 20 millions de personnes seraient mortes au cours de cette période que certains ont néanmoins qualifiée de « longue paix », malgré les hécatombes en Corée puis au Vietnam. Autre utile rappel: au moment où les Occidentaux ont tendance à considérer que Xi Jinping est à l’origine de tous les maux, Pierre Grosser souligne que les débats stratégiques des années 1990 aux États-Unis portaient sur la menace japonaise comme en témoignent des auteurs comme Friedman et Lebard (1991) à travers leur ouvrage The coming war with Japan (1991). Il montre que le Japon s’inquiétait de l’essor de la Chine dès 2000, ce que l’auteur de ces lignes confirme à la suite d’entrevues avec des fonctionnaires japonaises du ministère des Affaires étrangères de cette époque, et que le tournant dans les relations sino-américaines date en réalité des années 2007-2013. « Pékin estime alors que sa politique de profil bas n’a pas été assez payante et que l’opinion nationaliste reproche au pouvoir sa timidité. »

Si, voici quelques années, certains Occidentaux pouvaient encore croire à une transformation de la Chine à travers les échanges commerciaux, l’insertion du pays dans la mondialisation et l’essor de l’internet, le « néototalitarisme » de Xi Jinping ne ferait désormais plus de doute. Tout espoir occidental d’un changement de régime paraît bien illusoire, tant celui-ci parait fermement aux commandes de l’État et en contrôle de la population, malgré le très vif mécontentement de la politique de zéro covid des années 2021-2022. Pour autant, les deux États sont-ils condamnés à s’affronter à terme ?

Pierre Grosser ne croit pas au piège de Thucydide, cette « loi de l’histoire » remise au goût du jour par le politiste américain Graham Allison (2017), selon laquelle une puissance ascendante et une puissance déclinante ne peuvent éviter de se faire la guerre pour la suprématie mondiale. L’auteur axe ainsi une partie de son ouvrage sur une réfutation de la thèse d’Ellison. Thucydide avait en tête la guerre entre Athènes et Sparte, Ellison rapproche la rivalité actuelle de celle entre France et Angleterre, Allemagne et Royaume-Uni notamment, pour évoquer le très grand risque de conflit lors d’un changement de puissance prédominante.  L’histoire regorge pourtant d’exemples où ces changements de rapports de puissance ne provoquent pas de guerre, rappelle Pierre Grosser, de même que nombre de modèles prédictifs se sont révélés tragiquement faux, comme la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama (1989, 1990), le « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) ou la thèse de la fin des guerres entre États[1]. Relativisant cette hypothèse du piège de Thucydide, Pierre Grosser donne une rétrospective de la relation sino-américaine, entre tension et fascination réciproque. Il démontre que les deux pays ont été des partenaires, surtout du temps de la guerre froide avec l’URSS, à partir de 1972. Mais avant 1972, la Chine était en pleine confrontation avec les États-Unis, a connu une période de conflit direct de 1951 à 1953 en Corée, puis s’est activement engagée dans le soutien auprès du Vietnam du Nord dans le cadre de la guerre du Vietnam (1965-1972). De même, le rapprochement actuel entre Moscou et Pékin ne doit pas faire oublier la guerre sino-soviétique de 1969 et les relations exécrables entre Chine et URSS des années 1960 à la fin du XXe siècle. Il n’y a donc aucun déterminisme mais des choix politiques liés à leur période de l’histoire et à la lecture, de la part des dirigeants, des avantages et coûts de chaque décision.

Si la Chine pose un défi systémique aux États-Unis et cache de moins en moins ses ambitions mondiales, Pékin ne dispose toutefois pas réellement d’alliés. Une majorité d’États en développement sont désormais opportunistes, misant sur le dynamisme économique de la Chine qui offre ses prêts, son commerce, son appui technique et une offre politique dont ils se servent pour prendre leurs distances des Occidentaux, tout en utilisant le parapluie américain pour ne pas tomber dans l’orbite ni de l’un ni de l’autre. Plusieurs autres facteurs permettent de penser qu’une guerre est évitable. Certains sont connus, comme la dissuasion nucléaire, d’autres moins et parfois discutables, comme le « déclin des idéologies guerrières », effectif peut-être chez les Occidentaux, à mesurer au sein de la société chinoise ; ou le vieillissement de la population.

A l’issue de cette exploration des relations internationales de 1914 à nos jours, Pierre Grosser ne croit pas vraiment à une guerre sino-américaine sur le modèle des guerres mondiales du XXe siècle. Soulignant la diversité des analyses contemporaines, il souligne la multitude de trajectoires possibles, et évite le piège de la prophétie rassurante pour estimer un tel conflit « possible, mais peu probable ». Les opinions publiques y sont moins prêtes, les États-Unis ont peu de raisons d’aller combattre à l’autre bout du monde, tout conflit risque d’être fort coûteux, voire dévastateur, et, l’Ukraine le prouve, l’issue d’une guerre est toujours incertaine. Le raisonnement tient sans aucun doute aussi pour les cercles du pouvoir chinois.

De même, une guerre sino-américaine sous la forme de conflits localisés, voire indirects, lui paraît peu probable, mais possible. « On peut imaginer que les crises deviennent la normalité en mer de Chine du Sud, autour de Taïwan et du Japon ». Reste une hypothèse « à la fois possible et probable » : celle d’une rivalité longue, de type guerre froide, dans un Sud rétif au jeu des grandes puissances mais dont les équations régionales peuvent parfois être manipulées par des puissances externes. In fine, tout dépend, rappelle l’auteur, du choix, voire de la volonté d’une poignée de dirigeants. L’opacité de la prise de décision au sein du pouvoir chinois et les crispations politiques à Washington ne rendent pas forcément cette conclusion très optimiste.

Un ouvrage très riche mais plaisant à lire, exposant la diversité des points de vue de la communauté des chercheurs dans le domaine et la grande relativité des points de vue.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Allison, G. (2017). Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap. Boston et New York: Houghton Mifflin.

Friedman, G., & Lebard, M. (1991). The coming war with Japan. St Martins Press.

Fukuyama, F. (1989). The end of history ? The National Interest (16), 3-18.

Fukuyama, F. (1992). The End of History and the Last Man. New York : Free Press.

Huntington, S. (1996). The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. New York : Simon & Schuster.

[1] Mentionnons par exemple Goldstein, Joshua S. (2011). Winning the War on War, New York: Dutton ; Mueller, John (1989). Retreat from Doomsday, New York: Basic Books; Fettweis, Christopher J. (2017). Unipolarity, Hegemony, and the New Peace, Security Studies, 26(3), 423-451.  Autant d’analyses rendues caduques par la guerre arméno-azérie de 2020 puis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.

Recension: Manon-Nour Tannous (dir.) Fréquenter les infréquentables (2023). Paris : CNRS Éditions/Biblis

Regards géopolitiques v9n3, 2023

Manon-Nour Tannous (dir.) Fréquenter les infréquentables (2023). Paris : CNRS Éditions/Biblis, 298 p.

Cet ouvrage collectif dirigé par Manon-Nour Tannous, enseignante-chercheure à l’Université de Reims et chercheure associée au Collège de France, pose la question de l’acceptabilité du dialogue, diplomatique ou par des canaux différents, avec des acteurs politiques dont on pourrait réprouver les gestes, les valeurs, les actes.  Ainsi, faut-il discuter avec Vladimir Poutine, en particulier depuis son attaque délibérée sur l’Ukraine de février 2022? Négocier avec Bachar el-Assad ? Transiger avec Kim Jong-Un ? En relations internationales, certains acteurs sont considérés dans les discours comme fréquentables, d’autres non. Mais qui en décide ? Selon quels critères ?

Cet ouvrage propose ainsi d’examiner, à travers plusieurs études de cas, cet aspect de la politique étrangère qui consiste à déterminer avec qui on ne peut dialoguer, du moins officiellement, et donc qui sera présenté comme infréquentable. À travers de nombreux exemples l’ouvrage introduit aux critères de la fréquentabilité : l’incarnation de l’État, la représentation du peuple qu’incarnerait l’acteur, le respect des droits humains, etc.

Le point de départ de la recherche qui a présidé à la rédaction de cet ouvrage se trouve dans la crise syrienne : le dictateur Bachar el-Assad a fait l’objet de nombreux commentaires à la suite de la répression et aux horreurs perpétrées par le régime pour assurer son maintien au pouvoir, avec à travers le temps un regard variable des Occidentaux face au chef de l’État syrien.

L’ouvrage débute avec une introduction comportant une intéressante discussion théorique. Mme Tannous revient sur ce qualificatif d’infréquentable, ce « refus du dialogue avec tel acteur en raison de son profil ou de ses agissements », et qui revient à labelliser un acteur dans le but de souligner une profonde différence, réellement perçue ou que l’on souhaite construire. Cette labellisation qui vise à dénigrer, ne va pas de soi, car elle peut se faire en ordre dispersé ; peut ne pas empêcher le dialogue dans certaines circonstances, et souffrir d’un manque de front commun de la communauté internationale. Pratique de plus en plus répandue, elle n’est pas l’apanage des Occidentaux car le régime iranien, le régime syrien par exemple, ont eux aussi eu recours à la labellisation à des fins politiques, Téhéran qualifiant les États-Unis de « Grand Satan » et le régime syrien labelisant ses opposants de terroristes pour atténuer son image négative auprès des Occidentaux et pour disqualifier toute négociation. Le cas iranien constitue même un exemple d’appropriation de l’étiquette péjorative affublée par les Occidentaux à des fins de contre-discours, afin de tenter de fédérer tous les acteurs s’opposant aux pressions occidentales. On peut discerner en filigrane cette stratégie dans la posture russe dans le cadre de la guerre en Ukraine depuis 2022.

Le chapitre rédigé par Pierre Grosser aborde une intéressante problématique : si la labellisation de tel ou tel acteur avait été différente, le cours des relations diplomatiques et donc de l’Histoire aurait-il été différent ? Les initiatives récentes du président français Emmanuel Macron, rappelle Mme Tannous, pour maintenir un canal de discussion avec la Russie depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, ont renouvelé l’intérêt pour ce dilemme, de même que le dilemme de nombreux diplomates dans le cas des tractations ayant conduit à la fin des guerres yougoslaves, certains diplomates se voyant conduits à discuter avec Slobodan Milosevic  afin de trouver un règlement négocié tout en gardant à l’esprit que leur interlocuteur était l’objet d’une poursuite comme criminel de guerre…

L’analyse des différents cas exposés conduit l’auteure du recueil à souligner la grande difficulté à théoriser les critères présidant au choix des États. Cette fluidité est imputable à la grande diversité des représentations, des circonstances, de choix de l’époque, et explique en retour le caractère réversible de la labellisation d’infréquentable, pragmatisme, opportunisme et « bricolage permanent ».

Sont ainsi proposées, plusieurs études de cas, certaines historiques, d’autres plus contemporaines. La séquence débute par l’analyse de l’uchronie, de ce qui aurait pu être : négocier ou ne pas négocier, et l’instrumentalisation politique des relectures a posteriori des événements et des stratégies diplomatiques. Pierre Grosser revient notamment sur le syndrome de Munich, label qui revient à taxer un acteur de coupable recherche d’apaisement dans un parallèle classique avec le renoncement des alliés français et britanniques face à Hitler en 1938. Pierre Grosser revient sur de nombreux exemples – aurait-il été possible d’éviter que Castro ne s’aligne autant sur l’URSS ? Les Occidentaux, auraient-ils dû mieux profiter de la mort de Staline en 1953 pour construire une autre relation avec l’URSS ? pour conclure, après analyse des archives, qu’il faut se garder de regrets angéliques car dans plusieurs cas, les conditions n’étaient pas nécessairement réunies pour que la paix ait eu plus de chance. Ainsi en 1965 dans le conflit vietnamien où les dirigeants du Nord-Vietnam avaient fait le choix de l’option militaire.

D’autres études de cas abordent les relations entre la France et le leader libyen Kadhafi, ou tchadien Hissène Habré; sur les stratégies des présidents d’Afrique centrale; sur les relations entre Israël et l’OLP; entre l’Union européenne et la dictature biélorusse; sur l’évolution des perceptions et des discours des gouvernements colombiens à l’endroit de la guérilla des FARC dans le cadre de la guerre civile. Un chapitre revient sur l’évolution des relations des Occidentaux avec Mustapha Kemal, fondateur de la République de Turquie, un autre sur l’image de la Corée du Nord, en particulier sous l’administration de George W. Bush, pour revenir sur l’évolution des discours et labels de l’administration américaine – l’administration Trump ayant ainsi manifestement choisis le contrepied de cette attitude du président Bush, en promouvant un dialogue politique – finalement peu fructueux – avec Pyongyang.

Il s’agit ici d’un ouvrage plaisant, bien écrit, avec de nombreux cas différents et un corpus de références conséquent. Le livre revient sur les dilemmes de la diplomatie et le rapport à l’Autre, dans un ordre international en changement rapide, mais qui explore aussi les facettes cachées des motivations de certains gouvernements de qualifier certains acteurs d’infréquentables, ou, au contraire, de revenir sur cette étiquette.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

A quoi sert la Géographie?

Regards géopolitiques v9 n2, 2023

Recension

Perrine Michon et Jean-Robert Pitte (dir.) (2021). A quoi sert la Géographie? Paris, PUF, 441p.

À quoi sert la géographie ? Voilà une question passionnante, à laquelle propose de réfléchir cet ouvrage collectif paru en accompagnement d’un colloque sur la même question, organisé par la Société de Géographie. Malheureusement, et c’est peu de le dire, la réponse apportée laissera le lecteur sur sa faim – surtout s’il est géographe, ce qui est un comble. A minima cet ouvrage déçoit, mais plus souvent qu’autrement, il agace.

Le format choisi est, d’abord, déroutant. Se mêlent ainsi chapitres abordant des enjeux spécifiques – plutôt écrits de synthèse que projets de recherche – des entretiens avec diverses personnalités, des perspectives sur l’enseignement de la matière… On reste plusieurs fois perplexes quant à la structure pêle-mêle de cet ouvrage où il est parfois difficile de savoir où l’on va.

Venons-en au fond, et c’est là que se situe le nœud du problème. L’introduction par Jean-Robert Pitte n’est pas absolument dénuée d’intérêt, et replace très brièvement les grands enjeux de la science géographique – sans toutefois s’empêcher un petit tacle à l’attention d’une nouvelle génération de géographes trop portée sur les « thèmes en vogue de la culture woke » (p.12). Ah.

La première partie s’attelle ensuite à la vaste question de ce qu’est la géographie. Elle compte six chapitres, très inégaux : certains intéressants (celui de Paul Claval), d’autres plus étonnants, notamment celui de Sylvie Brunel qui s’apparente plus à un essai personnel qu’à un article de recherche et qui aurait peut-être trouvé sa place dans la section sur les parcours géographiques. En tout état de cause, il est surprenant de noter que le premier chapitre est confié, précisément, à quelqu’un qui n’est pas géographe. L’idée n’est pas sans intérêt et si l’on réfléchit à sa propre discipline, il est toujours éclairant d’avoir un regard extérieur. Mais ce chapitre est problématique à plus d’un titre, et notamment parce qu’il déroule un raisonnement profondément déterministe en comparant l’évolution des aires d’Asie antérieure d’Inde et de Chine (p. 23-24).

Comment un ouvrage posant la question de ce à quoi sert la géographie peut-il faire de la place à ce type d’arguments que des générations de géographes se sont appliqué à déconstruire? Déjà en 1985 un numéro spécial de l’Espace Géographique intitulé Causalité et Géographie se posait la question du déterminisme où Olivier Dollfus écrivait que « L’existence de la liberté humaine empêche, de façon objective, le déterminisme laplacien d’être opérant, en toute circonstance, dans notre discipline » (Dollfus, 1985). C’est d’autant plus surprenant que quelques pages auparavant, l’on peut lire que « les objets des sciences humaines sont surdéterminés non par des données géographiques mais par l’intelligibilité des ordres où ils sont produits » (p.19). Mais quelques pages plus tard, l’auteur ajoute que « la géographie est une discipline plutôt qu’une science » (p. 26), parce qu’elle n’est pas « déductive, prédictive et vérifiable » (idem). Il poursuit en précisant que la géographie ne peut être qu’empirique et ne fournir d’explication qu’en recourant à d’autres sciences (des vraies, donc). Décidément, pour le lecteur géographe, cet ouvrage commence fort.

Heureusement, le chapitre qui suit, de Paul Claval, permet de faire redescendre la tension artérielle du lecteur et replace la géographie dans son histoire. Il ouvre aussi une fenêtre bienvenue sur la géographie dans d’autres sociétés et on peut regretter que dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie, il n’y ait pas plus de réflexions de ce genre (mais peut-être est-ce trop woke?). Il offre aussi un petit paragraphe qui permet de bien souligner l’aporie du déterminisme en géographie, replaçant efficacement les termes du débat.

La deuxième grande partie propose de s’intéresser à ce que peut la géographie pour le monde d’aujourd’hui. Là encore, les contributions sont assez inégales, et leur principal défaut (qu’on ne peut reprocher aux auteurs qu’on sait soumis aux contraintes éditoriales) est d’être trop courtes, ne permettant pas vraiment d’entrer dans les détails des champs et objets présentés. Certains chapitres se démarquent : le premier qui croise deux parcours de géographes et l’évolution de leurs objets d’études, ceux de géopolitique qui évoquent le réchauffement climatique,[1] mais aussi la datasphère sont passionnants et on aurait aimé qu’ils soient davantage développés parce qu’ils contribuent au renouvellement des questions sur l’espace et que c’est là le cœur du sujet.

Les entretiens de la partie qui suivent ne sont pas dénués d’intérêt, même si l’on peine parfois à voir le lien direct avec l’enjeu de cette partie qui se penche sur les champs de la géographie. Je ne m’y attarderai pas car je voudrais évoquer rapidement un chapitre qui laisse proprement sans voix : celui de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes. La seule référence géographique évoquée dans le chapitre est celle de Julien Gracq. Bien entendu, ce n’est pas une référence sans intérêt et les géographes qui se sont penchés sur la question le soulignent bien, à l’instar de JL Tissier ou de Y Lacoste. Néanmoins, c’est un peu maigre, pour définir ce qu’est la géographie et juger que son objet est « obscurci » puisqu’il ne s’agit plus de parler d’espace « mais un ensemble de sujet d’études où l’espace sert de cadre général pour aborder divers aspects de sociétés humaines » (p.275). Le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Lévy & Lussault, une référence incontournable dans la géographie francophone, précise pourtant dès son résumé que « Bien loin de n’être qu’une simple description de la surface de la terre, la géographie s’affirme comme une véritable science sociale, attachée à penser l’espace des sociétés humaines » (Lévy et Lussault, 2013). Autre témoin de la mécompréhension de l’autrice vis-à-vis à la fois de la géographie mais aussi de son objet central : le passage sur l’analyse multiscalaire qui nuirait à la compréhension de l’espace. On pense ici à l’avalanche de travaux qui existent sur l’espace géographique et les multiples manières de l’aborder, à commencer par le passionnant article de Guy Di Méo, « de l’espace aux territoires », ceux de Frémont sur « l’espace vécu », ou encore ceux de Lefebvre sur la production de l’espace – pour ne citer que quelques-uns parmi les fondamentaux. Et on ne voit pas bien en quoi l’analyse multiscalaire nuit à la compréhension de l’espace. Là encore, comment ne pas être surpris de trouver de tels propos dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie?

L’autrice souligne aussi des programmes trop axés sur la mondialisation (trop multiscalaire sans doute) et note que les mobilités internationales, qu’il s’agisse de celles « des migrants, des étudiants ou des touristes, elles sont envisagées dans l’indifférence aux causes qui les suscitent, que ce soit un programme Erasmus ou un conflit armé » (p. 277).  Difficile d’être plus méprisant à l’égard d’une discipline et des professeurs qui mettent en œuvre ces programmes. Son chapitre se termine, à l’instar du mot d’introduction de Jean-Robert Pitte, par une petite diatribe contre le trop grand nombre de concepts en géographie « déliés de tout réel » (p. 278), mais au-delà de cette critique de forme, on peine à trouver un fond ne serait-ce qu’un peu convaincant.[2] Et la conclusion sur la teneur idéologique de la géographie et de son enseignement se passe de commentaire, mais j’enjoins le lecteur curieux à y jeter un œil: c’est édifiant.

Au total donc, ce livre déçoit donc tant le potentiel était grand, à l’opposé du résultat final.[3]

Pauline Pic

Stagiaire postdoctorale à l’ESEI (École supérieure d’Études internationales)

Université Laval

Références

Dollfus, O. (1985). Brèves remarques sur le déterminisme et la géographie. L’Espace Géographique, 14(2), 116–120. http://www.jstor.org/stable/44380404

Lévy, J. & M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin, 2013.

[1] A plusieurs reprises dans cet ouvrage (mais pas dans le chapitre dont il est ici question), l’on pourra lire qu’il ne faut pas être trop catastrophiste quand on parle de l’environnement et des changements climatiques, ce qui laisse songeur.

[2] Difficile par ailleurs de ne pas voir ici une attaque à peine masquée contre le précédent directeur des programmes, Michel Lussault, géographe, et à qui l’on a pu reprocher d’être trop… jargonnant. M. Lussault a démissionné de la présidence des programmes, critiquant ouvertement le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque, J.M. Blanquer. C’est ce dernier qui a nommé l’autrice présidente du Conseil Supérieur des programmes.

[3] L’écriture de ces lignes coïncide avec la campagne de recrutement de maitres de conférences en France, qui souffre d’un manque chronique de postes. Pour savoir à quoi sert la géographie et comment elle s’empare des grands enjeux contemporains, au-delà des incontournables références, s’intéresser aussi aux travaux de jeunes chercheurs malmenés par ces processus de recrutement permet de mesurer la richesse et le potentiel de la science géographique.