A quoi sert la Géographie?

Regards géopolitiques v9 n2, 2023

Recension

Perrine Michon et Jean-Robert Pitte (dir.) (2021). A quoi sert la Géographie? Paris, PUF, 441p.

À quoi sert la géographie ? Voilà une question passionnante, à laquelle propose de réfléchir cet ouvrage collectif paru en accompagnement d’un colloque sur la même question, organisé par la Société de Géographie. Malheureusement, et c’est peu de le dire, la réponse apportée laissera le lecteur sur sa faim – surtout s’il est géographe, ce qui est un comble. A minima cet ouvrage déçoit, mais plus souvent qu’autrement, il agace.

Le format choisi est, d’abord, déroutant. Se mêlent ainsi chapitres abordant des enjeux spécifiques – plutôt écrits de synthèse que projets de recherche – des entretiens avec diverses personnalités, des perspectives sur l’enseignement de la matière… On reste plusieurs fois perplexes quant à la structure pêle-mêle de cet ouvrage où il est parfois difficile de savoir où l’on va.

Venons-en au fond, et c’est là que se situe le nœud du problème. L’introduction par Jean-Robert Pitte n’est pas absolument dénuée d’intérêt, et replace très brièvement les grands enjeux de la science géographique – sans toutefois s’empêcher un petit tacle à l’attention d’une nouvelle génération de géographes trop portée sur les « thèmes en vogue de la culture woke » (p.12). Ah.

La première partie s’attelle ensuite à la vaste question de ce qu’est la géographie. Elle compte six chapitres, très inégaux : certains intéressants (celui de Paul Claval), d’autres plus étonnants, notamment celui de Sylvie Brunel qui s’apparente plus à un essai personnel qu’à un article de recherche et qui aurait peut-être trouvé sa place dans la section sur les parcours géographiques. En tout état de cause, il est surprenant de noter que le premier chapitre est confié, précisément, à quelqu’un qui n’est pas géographe. L’idée n’est pas sans intérêt et si l’on réfléchit à sa propre discipline, il est toujours éclairant d’avoir un regard extérieur. Mais ce chapitre est problématique à plus d’un titre, et notamment parce qu’il déroule un raisonnement profondément déterministe en comparant l’évolution des aires d’Asie antérieure d’Inde et de Chine (p. 23-24).

Comment un ouvrage posant la question de ce à quoi sert la géographie peut-il faire de la place à ce type d’arguments que des générations de géographes se sont appliqué à déconstruire? Déjà en 1985 un numéro spécial de l’Espace Géographique intitulé Causalité et Géographie se posait la question du déterminisme où Olivier Dollfus écrivait que « L’existence de la liberté humaine empêche, de façon objective, le déterminisme laplacien d’être opérant, en toute circonstance, dans notre discipline » (Dollfus, 1985). C’est d’autant plus surprenant que quelques pages auparavant, l’on peut lire que « les objets des sciences humaines sont surdéterminés non par des données géographiques mais par l’intelligibilité des ordres où ils sont produits » (p.19). Mais quelques pages plus tard, l’auteur ajoute que « la géographie est une discipline plutôt qu’une science » (p. 26), parce qu’elle n’est pas « déductive, prédictive et vérifiable » (idem). Il poursuit en précisant que la géographie ne peut être qu’empirique et ne fournir d’explication qu’en recourant à d’autres sciences (des vraies, donc). Décidément, pour le lecteur géographe, cet ouvrage commence fort.

Heureusement, le chapitre qui suit, de Paul Claval, permet de faire redescendre la tension artérielle du lecteur et replace la géographie dans son histoire. Il ouvre aussi une fenêtre bienvenue sur la géographie dans d’autres sociétés et on peut regretter que dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie, il n’y ait pas plus de réflexions de ce genre (mais peut-être est-ce trop woke?). Il offre aussi un petit paragraphe qui permet de bien souligner l’aporie du déterminisme en géographie, replaçant efficacement les termes du débat.

La deuxième grande partie propose de s’intéresser à ce que peut la géographie pour le monde d’aujourd’hui. Là encore, les contributions sont assez inégales, et leur principal défaut (qu’on ne peut reprocher aux auteurs qu’on sait soumis aux contraintes éditoriales) est d’être trop courtes, ne permettant pas vraiment d’entrer dans les détails des champs et objets présentés. Certains chapitres se démarquent : le premier qui croise deux parcours de géographes et l’évolution de leurs objets d’études, ceux de géopolitique qui évoquent le réchauffement climatique,[1] mais aussi la datasphère sont passionnants et on aurait aimé qu’ils soient davantage développés parce qu’ils contribuent au renouvellement des questions sur l’espace et que c’est là le cœur du sujet.

Les entretiens de la partie qui suivent ne sont pas dénués d’intérêt, même si l’on peine parfois à voir le lien direct avec l’enjeu de cette partie qui se penche sur les champs de la géographie. Je ne m’y attarderai pas car je voudrais évoquer rapidement un chapitre qui laisse proprement sans voix : celui de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes. La seule référence géographique évoquée dans le chapitre est celle de Julien Gracq. Bien entendu, ce n’est pas une référence sans intérêt et les géographes qui se sont penchés sur la question le soulignent bien, à l’instar de JL Tissier ou de Y Lacoste. Néanmoins, c’est un peu maigre, pour définir ce qu’est la géographie et juger que son objet est « obscurci » puisqu’il ne s’agit plus de parler d’espace « mais un ensemble de sujet d’études où l’espace sert de cadre général pour aborder divers aspects de sociétés humaines » (p.275). Le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Lévy & Lussault, une référence incontournable dans la géographie francophone, précise pourtant dès son résumé que « Bien loin de n’être qu’une simple description de la surface de la terre, la géographie s’affirme comme une véritable science sociale, attachée à penser l’espace des sociétés humaines » (Lévy et Lussault, 2013). Autre témoin de la mécompréhension de l’autrice vis-à-vis à la fois de la géographie mais aussi de son objet central : le passage sur l’analyse multiscalaire qui nuirait à la compréhension de l’espace. On pense ici à l’avalanche de travaux qui existent sur l’espace géographique et les multiples manières de l’aborder, à commencer par le passionnant article de Guy Di Méo, « de l’espace aux territoires », ceux de Frémont sur « l’espace vécu », ou encore ceux de Lefebvre sur la production de l’espace – pour ne citer que quelques-uns parmi les fondamentaux. Et on ne voit pas bien en quoi l’analyse multiscalaire nuit à la compréhension de l’espace. Là encore, comment ne pas être surpris de trouver de tels propos dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie?

L’autrice souligne aussi des programmes trop axés sur la mondialisation (trop multiscalaire sans doute) et note que les mobilités internationales, qu’il s’agisse de celles « des migrants, des étudiants ou des touristes, elles sont envisagées dans l’indifférence aux causes qui les suscitent, que ce soit un programme Erasmus ou un conflit armé » (p. 277).  Difficile d’être plus méprisant à l’égard d’une discipline et des professeurs qui mettent en œuvre ces programmes. Son chapitre se termine, à l’instar du mot d’introduction de Jean-Robert Pitte, par une petite diatribe contre le trop grand nombre de concepts en géographie « déliés de tout réel » (p. 278), mais au-delà de cette critique de forme, on peine à trouver un fond ne serait-ce qu’un peu convaincant.[2] Et la conclusion sur la teneur idéologique de la géographie et de son enseignement se passe de commentaire, mais j’enjoins le lecteur curieux à y jeter un œil: c’est édifiant.

Au total donc, ce livre déçoit donc tant le potentiel était grand, à l’opposé du résultat final.[3]

Pauline Pic

Stagiaire postdoctorale à l’ESEI (École supérieure d’Études internationales)

Université Laval

Références

Dollfus, O. (1985). Brèves remarques sur le déterminisme et la géographie. L’Espace Géographique, 14(2), 116–120. http://www.jstor.org/stable/44380404

Lévy, J. & M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin, 2013.

[1] A plusieurs reprises dans cet ouvrage (mais pas dans le chapitre dont il est ici question), l’on pourra lire qu’il ne faut pas être trop catastrophiste quand on parle de l’environnement et des changements climatiques, ce qui laisse songeur.

[2] Difficile par ailleurs de ne pas voir ici une attaque à peine masquée contre le précédent directeur des programmes, Michel Lussault, géographe, et à qui l’on a pu reprocher d’être trop… jargonnant. M. Lussault a démissionné de la présidence des programmes, critiquant ouvertement le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque, J.M. Blanquer. C’est ce dernier qui a nommé l’autrice présidente du Conseil Supérieur des programmes.

[3] L’écriture de ces lignes coïncide avec la campagne de recrutement de maitres de conférences en France, qui souffre d’un manque chronique de postes. Pour savoir à quoi sert la géographie et comment elle s’empare des grands enjeux contemporains, au-delà des incontournables références, s’intéresser aussi aux travaux de jeunes chercheurs malmenés par ces processus de recrutement permet de mesurer la richesse et le potentiel de la science géographique.

La définition des plateaux continentaux étendus en Arctique : le mythe de la course à l’appropriation

Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023

Frédéric Lasserre

Anne Choquet-Sauvin

Camille Escudé

Frédéric Lasserre est directeur du CQEG et professeur au département de Géographie à l’Université Laval ; frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Anne Choquet-Sauvin est enseignante chercheure en droit à l’UMR 6308 AMURE, Centre de droit et d’économie de la mer (Institut Universitaire Européen de la Mer- IUEM – Université de Bretagne Occidentale-UBO). Elle est aussi Présidente du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA). anne.choquet-sauvin@univ-brest.fr

Camille Escudé est docteure en Relations internationales de l’IEP de Paris et professeure agrégée de Géographie. Elle est directrice du Centre de Recherches Politiques de l’IEP Madagascar où elle enseigne également. Ses travaux portent sur les questions géopolitiques dans les régions arctiques et les océans, et elle s’intéresse en particulier aux questions de représentation politique et de définition des limites de la région.  camille.escude@sciencespo.fr

Résumé : Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé.

Mots-clés : plateau continental étendu, Arctique, Canada, Russie, Danemark, dorsale de Lomonosov, dorsale de Mendeleïev.

Summary : In the heart of the Arctic Ocean, the extensive continental shelf claims of Canada, Denmark and Russia overlap on the Lomonosov Ridge, an undersea mountain range that stretches from northern Greenland and the Canadian island of Ellesmere to the Siberian coast. For a long time, these disputes, often reported by the media only through the prism of the conflict, have been the subject of comment and analysis. The war between Russia and Ukraine since February 2022 and its consequences could make the resolution of these disputes more complex than in the past.

Keywords : extended continental shelf, Arctic, Canada, Russia, Denmark, Lomonosov ridge, Mendeleyev ridge.

Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé. De fait, comment interpréter les récentes revendications danoise, russe et canadienne ?

1.    Que sont les revendications sur les plateaux continentaux étendus ?

Les plateaux continentaux sont des espaces maritimes consacrés par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Cnudm), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Ils prolongent les espaces maritimes du plateau continental, dans lesquels l’État côtier n’est pas pleinement souverain, mais détient des droits souverains sur l’exploitation des richesses naturelles des fonds marins. Le plateau continental se superpose

Fig. 1. Les différents espaces maritimes prévus par la CNUDM

Source : D’après Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, https://tinyurl.com/GeoconfluencesPC

La définition de ces espaces maritimes, ZEE et plateau continental étendu, diffère fortement. Si la ZEE s’étend sur au plus 200 milles marins (environ 320 km) à partir des lignes de base[1], de manière purement géométrique, en revanche, le plateau continental étendu repose sur le possible prolongement physique de la plaque continentale au-delà de la limite des 200 milles. Il appartient ainsi à l’État côtier, dans un délai de 10 ans suivant sa ratification de la Cnudm[2], de déposer un dossier de demande d’extension auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC)[3], agence des Nations Unies composée de 21 experts dans les domaines du droit, de la géologie, de la géophysique ou de l’hydrographie. L’État côtier doit y documenter cette extension physique du plateau continental sur la base de preuves géomorphologiques et géologiques. A cette fin, les États mettent sur pied des expéditions scientifiques pour effectuer des sondages, prélèvements, relevés morphologiques : ces informations visent à prouver l’extension de la masse continentale en mer et à déterminer sa limite.

Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.

2.  Un mouvement d’accélération récent des revendications

A l’heure actuelle, tous les États arctiques ont déposé des revendications de plateau continental étendu, sauf les États-Unis (voir tableau 1). Dès 2001, la Russie a soumis un dossier à la CLPC qui demande cependant des précisions complémentaires. Moscou dépose un nouveau dossier en 2015, assez semblable à la revendication de 2001, puis a étendu considérablement l’espace revendiqué en 2021 (Fig.  2 et 3). La CLPC a émis un avis favorable à la revendication russe de 2021 le 6 février 2023 en rejetant toutefois l’inclusion de la dorsale de Gakkei dans le plateau continental étendu russe, ce que la Russie a entériné dès le 14 février 2023 en révisant partiellement sa demande (Fig. 4).

Islande Russie Norvège Canada Danemark États-Unis
Date de ratification effective de la CNDUM 21 juin 1985 12 mars 1997 24 juin 1996 7 déc. 2003 16 nov. 2004 Non ratifiée
Date butoir de soumission du dossier de demande d’extension 13 mai 2009 13 mai 2009 13 mai 2009 7 déc. 2013 16 nov. 2014
Dépôt des revendications 29 avril 2009 20 déc. 2001

Demande révisée, 3 août 2015

Demande arctique étendue, 31 mars 2021

Demande modifiée, 14 février 2023

27 nov. 2006 6 déc. 2013, partielle, Atlantique

23 mai 2019, partielle, Arctique

Demande arctique étendue, 19 déc. 2022

Soumissions partielles:

– Nord des Féroé, 29 avril 2009

– Sud du Groenland, 14 juin 2012

– Est du Groenland, 27 nov. 2013

– Nord du Groenland, 11 déc. 2014

Avis de la Commission Acceptée, 13 avril 2016 Demande de précisions, 14 juin 2002

Demande étendue acceptée sous réserve pour la dorsale de Gakkei, 6 février 2023

Acceptée, 27 nov. 2009 Revendication au nord des Féroé acceptée, 11 mars 2014

Tableau 1. État des revendications déposées auprès de la CLPC par les États arctiques, mars 2023

Source : compilation des auteurs, d’après UN Commission on the Limits of the Continental Shelf, Submissions, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/commission_submissions.htm et revue de presse.

Le Danemark a procédé par étapes, d’abord en 2009 au nord des îles Féroé, puis en 2012 au sud du Groenland, en 2013 à l’Est du Groenland puis au nord de l’île en 2014 (Fig. 5). En 2019, le Canada (dont la date limite de dépôt de revendication de 2013 était suspendue grâce au dépôt d’une demande partielle en Atlantique, en raison d’une tolérance de la CLPC) a lui aussi déposé une revendication étendue dans le bassin de l’océan Arctique (Fig. 6), modifiée en 2022 (Fig. 7) Seuls les États-Unis n’ont pas encore déposé de revendication, ne pouvant se prévaloir de l’article 76 puisqu’ils ne sont pas parties à la Convention faute de ratification.

Les revendications de trois États ont été acceptées : Norvège (2009), Islande (2016) puis Russie (2023) [1], ce qui pose assez directement la question des scénarios possibles pour l’avenir.

Fig. 2. Revendication modifiée de la Russie, 3 août 2015.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 3. Revendication modifiée et étendue de la Russie, 31 mars 2021.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 4. Revendication modifiée par la Russie le 14 février 2023 à la suite de la publication de l’avis de la CLPC le 6 février 2023

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 5. Revendications du Danemark, 2009-2014.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 6. Revendications du Canada, 23 mai 2019.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 7. Revendication étendue du Canada, 19 décembre 2022.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.

3.    Une certaine crispation politique ?

Contrairement à une idée souvent véhiculée par la presse, les revendications maritimes dans l’Arctique n’étaient pas l’objet de vives tensions ni ne débouchaient systématiquement sur des litiges, du moins jusqu’à tout récemment. Des négociations ont lieu et aboutissent parfois à des accords (Fig. 8 et 9), notamment en 1973 entre le Danemark et le Canada, en 1990 entre les États-Unis et l’URSS, en 2006 entre le Danemark et la Norvège, en 2010 entre la Russie et la Norvège, en 2019 entre le Danemark, la Norvège et l’Islande, ou encore en juin 2022 entre le Danemark et le Canada (règlement des litiges en mer de Lincoln, sur l’île de Hans et en mer du Labrador) (Pic et al, 2023). A ce jour, aucun État arctique ne s’est formellement objecté aux revendications d’autres États riverains, même après 2014 et l’annexion de la Crimée ou 2022 et l’invasion de l’Ukraine, et depuis la déclaration d’Ilulissat de 2008, les États coopèrent parfois activement, à tout le moins échangent des données et ne s’objectent pas aux revendications des tiers arctiques (Lasserre, 2019; Lasserre et al, 2021; Bartenstein et Gosselin, 2021). Le Canada a ainsi rappelé, dans sa soumission complémentaire de 2022, que le Canada et le Danemark, et le Canada et la Russie, étaient convenus suite à des accords bilatéraux, qu’ils ne s’opposeraient pas aux soumissions de l’autre partie (Gouvernement du Canada, 2022). Les États ont uniquement indiqué à la CLPC la possibilité de risques de chevauchement des plateaux. Ce consentement peut toutefois être modifié, en témoigne la décision du Pakistan de juillet 2020 de revenir sur son consentement implicite à la soumission indienne de 2009 (Pakistan Mission, 2020 ; Permanent Mission of India, 2021 ; Kunoy, 2023). L’idée d’une course à la guerre et à l’accroissement rapide des tensions dans l’espace arctique du fait des revendications sur ces espaces maritimes est donc largement exagérée, puisque des négociations ont lieu, que des accords sont conclus et aboutissent ainsi à de nombreuses limites négociées, et que les États riverains, malgré leurs différends, voire leur animosité depuis 2022, ne s’opposent pas frontalement.

Fig. 8. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, juin 2022.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 9. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, avril 2023.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Il est cependant exact que de nombreux différends subsistent, dont ceux qui portent sur la dorsale de Lomonosov, objet des revendications de la Russie, du Danemark et du Canada. Dès 2001, la Russie formulait une revendication qualifiée par plusieurs observateurs occidentaux de très étendue. Elle s’arrêtait cependant au pôle Nord selon une logique semblable à celle des secteurs polaires un temps prônée par l’URSS et le Canada, et aujourd’hui tombée en désuétude. En 2014, le Danemark a surpris nombre d’analystes en déposant une revendication englobant l’ensemble de la dorsale de Lomonosov, bien au-delà du pôle Nord et jusqu’à la limite de la ZEE russe, au large de la Sibérie. Le Canada a déposé une demande partielle ne portant que sur l’Atlantique, après semble-t-il la décision du Premier ministre Stephen Harper de retenir le dossier arctique qui ne s’étendait pas assez aux yeux du gouvernement et ne comprenait pas le pôle Nord (Chase, 2013; Destouches, 2013 ; Weber, 2014). Après révision du dossier, le Canada a présenté en mai 2019 une demande étendue, englobant le pôle Nord et une partie importante des dorsales de Lomonosov et Alpha Mendeleïev. La revendication présentait une limite rectiligne du côté eurasien du bassin océanique, comme si Ottawa avait voulu faire preuve de retenue dans sa revendication. La Russie, poursuivant en cela un accord implicite entre États arctiques, ne s’était pas objectée à la revendication canadienne (Permanent Mission of the Russian Federation to the UN, 2019).

En mars 2021, dans un contexte de dégradation continu des relations entre Moscou et les Occidentaux, la Russie a décidé d’étendre sa revendication jusqu’à la limite des ZEE canadiennes et danoises (Fig. 3), réponse possible du berger à la bergère.

Le 19 décembre 2022, dans un contexte politique considérablement altéré avec l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le Canada a annoncé une extension significative de sa revendication de plateau continental étendu, portant celle-ci le long des dorsales de Lomonosov et d’Alpha-Mendeleïev jusqu’à la limite de la ZEE russe (fig. 7). Si en 2019 Ottawa avait choisi de modérer l’extension de sa revendication à travers le tracé d’un long segment droit limitant l’extension de l’espace maritime revendiqué, il semble qu’en décembre 2022 la retenue n’était plus de mise, aboutissant à la décision d’étendre la revendication canadienne jusqu’à la limite de la ZEE russe, imitant en cela le Danemark puis la Russie. L’évolution récente des revendications aboutit ainsi à un complexe chevauchement d’espaces maritimes revendiqués, laissant la portion congrue à la zone internationale.

Il est difficile de ne pas voir dans ces extensions, russe de 2021 et canadienne de 2022, des gestes davantage politiques que fondés sur l’évaluation géologique et géomorphologique des fonds marins… Il importe cependant de souligner que malgré ces chevauchements croissants et une apparence de politisation des décisions d’extension des revendications, aucun État ne s’est objecté aux revendications des autres parties en Arctique, reflet de l’engagement pris en 2008 par les cinq États côtiers, à travers la déclaration d’Ilulissat, de respecter les principes de la Cnudm et de négocier les limites maritimes de bonne foi (Commission sur les Limites du Plateau Continental, 2021).

Une autre explication a ainsi été avancée pour rendre compte de l’étendue des espaces revendiqués par le Danemark (2014), puis des extensions russe (2021) et canadienne (2022) : selon E. Antsygina, il est possible que des éléments d’appréciation des demandes de la part de la CLPC aient pu filtrer, laissant entendre que la dorsale de Lomonosov puisse être reconnue comme faisant géologiquement partie des plaques continentales eurasienne et nord-américaine – reconnaissance rendue publique en février 2023 dans le cas de la Russie. Que ce soit vérifié ou pas, il est possible que les États se soient préoccupé des futures négociations en cas de double validation du rattachement de la dorsale aux plaques eurasienne et nord-américaine. L’assiette des négociations porterait alors sur l’ensemble des espaces maritimes revendiqués – et validés par la CLPC – ainsi la Russie a-t-elle rapidement entérine la réserve formulée le 6 février 2023 par la CLPC à l’endroit de sa demande étendue de 2021, réserve quant à la nature de la dorsale de Gakkei qui a conduit Moscou à retirer sa revendication sur ladite dorsale en 8 jours.

L’idée aurait ainsi cheminé, à Copenhague comme à Moscou et Ottawa, qu’il était dans l’intérêt des États, non de modérer leurs revendications dès lors que prévalait le principe de la coopération et de l’absence d’obstruction au dépôt des revendications des tiers, mais au contraire de maximiser les espaces revendiqués comme levier de négociation et comme option pour obtenir un espace plus conséquent (Antsygina, 2022). Ce scénario accréditerait l’idée qu’une coopération minime mais tacite pourrait perdurer en Arctique malgré la suspension des mécanismes de coopération depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (Koivurova et Shibata, 2023).

Dans la même veine, la recherche destinée à documenter les dossiers de revendication de plateaux continentaux étendus aboutit parfois à la collaboration entre États riverains, pourtant a priori rivaux. On a ainsi pu relever des campagnes conjointes Danemark-Canada en 2006 puis 2009, Canada-États-Unis en 2008 et 2009, Danemark et Russie en 2007 et 2009. Cette mutualisation des moyens permet de réduire les coûts très élevés des campagnes océanographiques arctiques, le seul coût quotidien de la mobilisation d’un brise-glace pouvant dépasser les 100 000 $ par jour. Par ailleurs, elle présente aussi l’avantage de réduire le risque de contestation politique des données scientifiques – en effet, comment remettre en cause la validité de données collectées ensemble ?

La Commission sur les Limites du Plateau Continental va donc se pencher, dans l’ordre des soumissions normalement, sur les revendications des États. A ce jour (mars 2023), la Commission a publié 36 avis sur 93 demandes, 57 sont donc encore en cours d’examen : on parle d’un délai de 10 à 15 ans avant que les revendications des trois États concernés ne soient examinées – mais des surprises peuvent arriver, comme l’avis favorable global de février 2023 de la CLPC en faveur des revendications russes, y compris l’extension de 2021, à la réserve près exprimée sur la dorsale de Gakkei et très rapidement acceptée par Moscou.

La Commission a donc largement accepté la revendication russe, non pour en formaliser les limites – elle ne trace pas de frontière – mais pour en valider les fondements géomorphologiques – la zone revendiquée présente un lien avec la plaque eurasienne. Il reste donc à voir quelle sera son avis concernant les revendications du Danemark et du Canada – la dorsale de Lomonosov serait-elle aussi le prolongement de la masse continentale nord-américaine, auquel cas elle constituerait un morceau de croûte continentale, étiré lors de l’ouverture du bassin de l’océan Arctique et reliant les deux masses continentales. En fonction de ces avis que prononcera la CLPC, ce sera à la charge des États de négocier les limites de leurs espaces maritimes respectifs. A défaut, il pourrait être fait appel à la Cour Internationale de Justice (ONU) qui a étudié différentes affaires de délimitation de plateaux continentaux, comme l’affaire du Plateau de la Mer du Nord (1969) [5].

Ce n’est donc pas l’effet d’une course à l’appropriation des espaces maritimes, sur la base du premier arrivé, premier servi, qui a poussé les États à déposer ces revendications, ni même les impacts des changements climatiques avec la fonte de la banquise, encore très épaisse et bien présente toute l’année au cœur de l’océan Arctique; mais bien un principe de prudence national lié à cette échéance de 10 ans : puisque l’État a droit à ce plateau continental étendu et qu’il ne sera plus possible de le revendiquer après ce délai de 10 années, alors autant aller de l’avant.

4.     Des ressorts économiques ?

Les États caressent cependant, bien entendu, l’espoir d’y trouver, un jour, des ressources, même si la probabilité d’y trouver des hydrocarbures est faible : les dépôts sédimentaires le long de la dorsale semblent limités. Hydrocarbures peut-être donc, ou plus probablement hydrates de méthane, ces dépôts de clathrates (réseau cristallin de glace d’eau emprisonnant des dépôts de gaz) qui se forment à très forte pression et basse température, ou encore nodules polymétalliques des grands fonds marins, ou minerais de la dorsale elle-même – faute de prospection, on ne parle que de possibilités, et donc certainement pas de gisements évalués. Pour les hydrates de méthane, la littérature évoquait un large éventail d’estimations, de 500-900 Gt à 10 000 Gt (Dyupina et van Amstel, 2013). Découverts pour la première fois précisément dans l’océan Arctique en 1868, en mer de Kara, les nodules polymétalliques arctiques ne sont même pas l’objet d’estimations spécifiques en Arctique. Plusieurs auteurs soulignent que des gisements semblent plus prometteurs en Atlantique et dans le Pacifique (Mizell et al, 2022). Leur exploitation, complexe par définition du fait des grandes profondeurs où ratisser ces nodules, serait par ailleurs plus ardue dans l’Arctique où les conditions de glace demeurent sévères au cœur de l’océan, malgré la fonte rapide de la banquise marginale en été et la disparition progressive de la banquise pluriannuelle, plus épaisse et plus dure. La tendance est au retrait rapide, en été, de la glace au large de la Sibérie et le long des côtes est et ouest du Groenland, mais la glace se maintient au cœur du bassin arctique à l’aplomb de la dorsale de Lomonosov (fig. 10).

Fig. 10. Étendue de la banquise à son minimum de septembre, 2022.

Source : NSIDC (2022), Arctic sea ice minimum ties for tenth lowest, Arctic Sea Ice News and Analysis, 22 sept., https://nsidc.org/arcticseaicenews/2022/09/

Conclusion

Le 13 octobre 2021, dans une communication conjointe intitulée « Un engagement renforcé de l’UE en faveur d’une région arctique plus verte, pacifique et prospère », le Haut représentant et la Commission européenne précisent que l’Union européenne va « faire pression pour que le pétrole, le charbon et le gaz restent dans le sol, y compris dans les régions arctiques, en s’appuyant sur des moratoires partiels sur l’exploration des hydrocarbures dans l’Arctique ». Il reste à voir dans quelle mesure cette déclaration d’intention qui traduit la volonté de l’UE d’énoncer des normes de gouvernance en Arctique (Gricius et Raspotnik, 2023), va orienter les efforts des États arctiques dans leur volonté d’explorer les espaces maritimes, sachant que la conjoncture économique est également un facteur déterminant : des cours élevés des matières premières sont cruciaux car l’exploration des grands fonds dans un milieu arctique suppose des coûts très élevés. Par ailleurs, quelle que soit l’abondance des ressources à découvrir dans les fonds marins arctiques, il est peu probable que les États renoncent à la possibilité d’étendre leur plateau continental, par simple opportunisme et principe de précaution – ne souhaitant pas renoncer à la possibilité que des générations futures puissent un jour possiblement y découvrir des ressources exploitables.

Après l’avis favorable de la CLPC au sujet de la revendication russe, l’évaluation des extensions danoises et canadiennes demeure en cours. Lorsque les recommandations seront rendues publiques, il demeure incertain si les relations entre Russie, Canada et Danemark, teintée par la guerre en Ukraine, permettront de négocier les limites des espaces maritimes respectifs.

Références

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Bartenstein, K., & Gosselin, L. (2021). Le “prolongement naturel” et le plateau continental étendu arctique du Canada: coopérer pour donner sens au droit, à la science et aux faits. Canadian Yearbook of International Law/Annuaire canadien de droit international58, 48-77.

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Choquet, A. (2021). L’extension du plateau continental au large de l’Antarctique : entre volonté de ménager les susceptibilités et défendre ses intérêts. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 33 |, doi : https://doi.org/10.4000/vertigo.29658

Commission sur les Limites du Plateau Continental (2021). Submissions to the Commission: Partial revised Submission by the Russian Federation, https://www.un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/submission_rus_rev1.htm

Commission sur les Limites du Plateau Continental (2023). Recommendations of the Commission on the Limits of the Continental Shelf in Regard to the Partial Revised Submission made by the Russian Federation in Respect of the Arctic Ocean on 3 August 2015 with Addenda Submitted on 31 March 2021. UN, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/rus01_rev15/2023RusRev1RecSum.pdf

Destouches, V. (2013). Le Père Noël et la bataille du pôle Nord Le Père Noël est au cœur d’une âpre dispute concernant son lieu de vie : le pôle Nord. L’Actualité, 24 déc., https://lactualite.com/monde/le-pere-noel-et-la-bataille-du-pole-nord/

Dyupina, E. & van Amstel, A. (2013). Arctic methane. Journal of Integrative Environmental Sciences10(2), 93-105.

Gouvernement du Canada (2022). Addendum à la Demande partielle du Canada `la Commission des limites du plateau continental concernant son plateau continental dans l’océan Arctique. Résumé. Ottawa, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/can1_84_2019/cda1esfra.pdf

Gricius, G. & Raspotnik, A. (2023): The European Union’s ‘never again’ Arctic narrative, Journal of Contemporary European Studies, doi: 10.1080/14782804.2023.2193735

Koivurova, T. et A. Shibata (2023). After Russia’s invasion of Ukraine in 2022: Can we still cooperate with Russia in the Arctic? Polar Record59(e12), 1-9.

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Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, 18 sept., http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/la-course-a-l-arctique-un-mythe.

Lasserre, Frédéric; A. Choquet, C. Escudé-Joffres (2021). Géopolitique des pôles. Vers une appropriation des espaces polaires ? Paris : Le Cavalier Bleu.

Mizell, K., Hein, J. R., Au, M., & Gartman, A. (2022). Estimates of Metals Contained in Abyssal Manganese Nodules and Ferromanganese Crusts in the Global Ocean Based on Regional Variations and Genetic Types of Nodules. Dans R. Sharma (dir.), Perspectives on Deep-Sea Mining (pp. 53-80). Springer, Cham.

Pakistan Mission to the United Nations (2020). Letter Sixth/LS/7/2020, https://www.un.org/depts/los//clcs_new/submissions_files/ind48_09/EOSG-2020-04845.pdf

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Weber, B. (2014). Stephen Harper’s North Pole bid caught bureaucrats by surprise. CBC, 9 nov., https://www.cbc.ca/news/politics/stephen-harper-s-north-pole-bid-caught-bureaucrats-by-surprise-1.2829243

[1] La ligne de base suit le tracé de la laisse de basse mer (au large de la côte) pour la ligne de base dite normale ; l’État peut aussi, en cas de côte très découpée ou en présence d’un chapelet d’îles, simplifier le tracé de celle-ci en traçant une série de lignes de base droites.

[2] Article 4 de l’Annexe II de la Convention de Montego Bay relative à la Commission des limites du plateau continental (Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, Annexe II – Commission des limites du plateau continental, 1982, https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-annexe-ii-commission-des-limites-du-plateau-continental; Choquet, 2021).

[3] Site de la CLPC : https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/clcs_home.htm

[4] Sauf pour la dorsale de Gakkel, que la Commission considère ne pas faire partie de la marge continentale au vu des éléments du dossier russe (CLPC, 2023, p.24).

[5] Cour Internationale de Justice, Arrêt du 20 février 1969, Affaire du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark), Recueil de la Cour Internationale de Justice, 1969.

Quel avenir géopolitique pour la Nouvelle-Calédonie ?

Paco Milhiet

 Docteur en Géopolitique de l’Institut Catholique de Paris, et de l’Université de la Polynésie française. Enseignant-chercheur au Centre de recherche de l’École de l’air, enseignant à Science-po Aix.

pmilhiet@gmail.com

Résumé : Les trois référendums d’autodétermination successifs menés entre 2018-2021 en Nouvelle-Calédonie n’ont pas permis, pour l’instant, de définir le futur statut de la collectivité. Une situation politique interne compliquée, à laquelle se superposent des problématiques géopolitiques à différentes échelles. Territoire stratégique riche en matières premières, à travers une Zone économique exclusive étendue, la collectivité est la cible de convoitises internationales.

Mots-clés : Nouvelle-Calédonie, Indo-Pacifique, France, Outre-mer, Géopolitique

Summary : The three self-determination referendums held in New-Caledonia between 2018 and 2021 have not yet defined the future statute of  the French overseas collectivity. In addition to this complicated domestic situation, the territory with its strategic location, raw materials and extensive exclusive economic zone (EEZ) is facing growing attention from various international actors.

Keywords : New Caledonia, Indo-Pacific, France, French oversea territories, Geopolitics

La Nouvelle-Calédonie est un archipel sous souveraineté française situé dans le Pacifique Sud, à quelques 1200 km à l’est-nord-est des côtes australiennes et à 1 500 km au nord-nord-ouest de la Nouvelle-Zélande.

Peuplée par des populations kanak[1] depuis plus de 3 000 ans, la Grande terre, l’île principale de l’archipel, est découverte par James Cook en 1774 et proclamée française en 1853. Les vagues successives d’immigrations de colons européens et asiatiques, conjuguées aux guerres, à l’alcoolisme, et aux maladies, vont marginaliser le peuple kanak qui devient minoritaire (Cailloce, 2020). D’abord discriminé par l’autorité coloniale, notamment à travers la spoliation foncière, la population autochtone a progressivement accédé aux droits civiques, mais reste largement en marge du développement économique de l’île provoqué par la découverte du nickel en 1874.

Les indépendances successives dans le Pacifique océanien (les îles Samoa en 1962, Nauru en 1968, les îles Fidji et Tonga en 1970, les îles Salomon en 1975 et le Vanuatu en 1980), influencent les revendications culturelles et nationalistes en Nouvelle-Calédonie. En 1984 le Front de Libération National kanak et Socialiste (FLNKS), nouvellement créé, boycotte les élections territoriales, organise des barrages sur les routes, et met en place d’un gouvernement provisoire de Kanaky. C’est le début des « événements », dénomination pudique pour qualifier une réelle situation de guerre civile. Le paroxysme des tensions est atteint en 1988 avec la prise d’otage d’Ouvéa. Quatre gendarmes sont assassinés, vingt-sept autres sont détenus dans une grotte, en pleine période des élections présidentielles française de 1988. Une opération de libération des otages menée par l’armée française se solde par la mort de dix-neuf indépendantistes et de deux militaires.

La médiation de Michel Rocard, alors premier ministre, aboutit à la signature des accords de Matignon en juin 1988, prévoyant la mise en place d’un statut de transition de dix ans qui devait se solder par un référendum d’autodétermination. L’accord de Nouméa de 1998 repousse l’échéance électorale de vingt ans (2018) et prévoit la possibilité d’organiser deux autres référendums en cas de vote négatif.

Le processus référendaire organisé en trois scrutins entre 2018 et 2021 constitua donc une période charnière pour l’avenir de la collectivité. La période de transition prévue par les accords de Nouméa étant désormais terminée, quelles perspectives géopolitiques se profilent pour la Nouvelle-Calédonie ?

L’évolution statutaire calédonienne demeure un processus en construction qui suscite énormément de débats et tensions au sein de la collectivité. Le futur statut aura des conséquences nationales, car il entrainera une réforme de la constitution française (I).  Par ailleurs, l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie sera observé par de nombreux acteurs des relations internationales qui s’intéressent à ce territoire stratégique et y développent leur influence (II).

Les enjeux en Nouvelle-Calédonie sont donc imbriqués et différenciés à toutes les échelles d’analyses ; locale, nationale, régionale et internationale. Autant de représentations géopolitiques d’un même espace étudié qu’il convient d’analyser dans cet article.

Fig. 1. Localisation de la Nouvelle-Calédonie.

Réalisation : Paco Milhiet 2023, www.d-map.com

1.     Avec la fin des accords de Nouméa, le retour de l’instabilité politique ?

« Je savoure à l’avance la perplexité des professeurs de droit public devant la nouveauté et l’étrangeté de l’objet constitutionnel que vous venez d’inventer ensemble […] ». Michel Rocard, discours du 5 mai 1988

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité d’outre-mer sui generis. Elle dispose d’une architecture institutionnelle unique en France avec son propre organe exécutif, le Gouvernement, un Président, un organe législatif, le Congrès et un sénat coutumier. La collectivité est également divisée en 3 provinces, chacune possède une assemblée délibérante et dispose de représentants au Congrès.

L’État reste compétent dans les domaines régaliens (la justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les affaires étrangères), mais la collectivité calédonienne peut voter des « lois du pays » dans les domaines énumérés par la loi organique. La Nouvelle-Calédonie bénéficie donc d’un partage de souveraineté et d’une large autonomie. Elle dispose même de représentants à l’étranger dans les ambassades de France, et d’un siège indépendant de celui de la France dans plusieurs organisations internationales (Organisation internationale de la francophonie, UNESCO, forum des îles du Pacifique, l’Organisation mondiale de la santé, le Programme régional Océanie sur l’Environnement, la Communauté du Pacifique-le siège de l’institution est à Nouméa).

Autre spécificité locale, l’institution d’une citoyenneté calédonienne distincte de la  nationalité française. Cette disposition exclut des votes locaux toute personne installée sur le territoire après 1994, soit près de 34 000 personnes, 17% du corps électoral. Ce régime dérogatoire est donc contraire à la notion d’égalité des citoyens, pourtant inscrit dans la constitution française.

1.1. Trois référendums, et ensuite ?

Conformément aux accords de Nouméa et au titre XIII de la constitution française, les Calédoniens étaient invités à répondre trois fois entre 2018 et 2021 à la question suivante : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ». Une première échéance référendaire fut organisée en novembre 2018 La mobilisation des électeurs fut au rendez-vous avec près de 81 % de participation. Le score des indépendantistes se révéla bien plus élevé que ce que n’avaient prédit les sondages. Si le « non » l’a emporté à 56,67 %, seulement 18 000 voix séparèrent les deux camps. La corrélation entre l’appartenance communautaire et le vote fut quasi parfaite. Les Kanak ont voté pour l’indépendance, les autres communautés ont voté contre (voir Tableau 1). Les statistiques ethniques étant autorisées en Nouvelle-Calédonie, cette ethnicisation du vote a été démontrée (Pantz, 2021). En octobre 2020 a eu lieu le deuxième référendum avec un taux de participation en hausse (85 %) et des résultats plus serrés. Le « non » l’a encore emporté, mais avec seulement 53 ,26 % des suffrages exprimés, et un écart entre les deux camps de près de 10 000 voix.

Oui Non Participation
1er référendum du 4/11/2018 43.33% 56.67% 81.01%
2e référendum du 4/10/2020 46.74% 53.26% 85.69%
3e référendum du 12/12/2021 3.50% 96.50% 41.87%

Tableau 1. Les résultats du processus référendaire en Nouvelle-Calédonie : «  Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »

Réalisation : auteur, d’après le Haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie : https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Elections

Le scénario du pire, une majorité à 50,1 %, était à craindre pour le 3ème référendum du 12 décembre 2021. Mais les principaux partis indépendantistes ont finalement appelé à ne pas participer au scrutin en raison du contexte sanitaire lié à la crise covid. Les résultats (96,5 % de « non ») furent donc un trompe-l’œil masquant une abstention record.

Ainsi, le processus référendaire qui devait déboucher sur une évolution statutaire consensuelle s’apparente désormais comme le début d’une période de confrontation politique. Les partis indépendantistes ont déjà contesté la légitimité démocratique du dernier referendum auprès d’organisations internationales (ONU, Forum des îles du Pacifique, Groupe de fer-de-lance mélanésien). L’ethnicisation du vote est une réalité démontrée même si elle va à l’encontre du destin commun prôné par l’État depuis 1988.

Et maintenant ? L’accord de Nouméa reste évasif en cas de choix de maintien au sein de la République française, « si la réponse [à la troisième consultation] est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». Les spécialistes de droit constitutionnel débattent des dispositions à adopter. L’échéance référendaire prévue étant arrivée à son terme, le statut actuel est-il devenu caduc ? C’est ce qu’avait défendu l’ex-ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu (Lecornu, 2021). De nombreuses dispositions des accords de Nouméa sont en effet contraires à des principes constitutionnellement protégés, notamment la restriction du corps électoral pour les élections locales. Une révision constitutionnelle (1998) fut même nécessaire pour « constitutionnaliser » l’accord de Nouméa. Celui-ci étant arrivé à son terme, plus rien ne justifie a priori les atteintes aux droits et libertés garantis par la constitution. Certains spécialistes du contentieux pourraient à terme contester la validité des prochaines échéances électorales et annuler les élections, notamment les élections provinciales de 2024.

D’autres arguent que certaines dispositions prévues par les accords sont irréversibles : la notion de peuple kanak, la citoyenneté calédonienne, les restrictions au droit de vote pour certains nationaux, l’emploi local (Chauchat, 2021). Le principal point d’achoppement concerne évidemment le gel du corps électoral pour les scrutins locaux et référendaires, une revendication historique des partis indépendantistes pour ne pas devenir minoritaire lors des échéances référendaires. Une remise en cause de cette disposition pourrait menacer la paix civile.

Un seul point semble faire l’unanimité, une révision constitutionnelle est inévitable.

1.2. Vers un fédéralisme à la française ?

L’évolution statutaire calédonienne constitue un processus inédit dans le droit constitutionnel français. Les dérogations accordées à l’entité calédonienne rapprochent la France d’une organisation quasi fédérale, dans laquelle l’État partage avec la Nouvelle-Calédonie différentes compétences législatives, juridictionnelles et administratives. Si la notion de « souveraineté partagée » ne fait pas l’unanimité dans un pays centralisé comme la France (Lemaire, 2005), l’État, à travers l’évolution statutaire calédonienne, déroge à certains principes fondateurs de sa constitution (Descheemaeker, 2023).

Avec les lois de pays désormais admises en Nouvelle-Calédonie, une réinterprétation constructive du principe d’« unicité » de la République est en cours. Le caractère « indivisible » de celle-ci est également remis en cause par la possibilité offerte à la Nouvelle-Calédonie de se séparer de l’ensemble républicain. L’évolution calédonienne sera donc scrupuleusement observée dans d’autres collectivités françaises, celles-ci pouvant inspirer d’autres mouvements autonomistes en France.

D’abord dans le Pacifique, les statuts de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ont souvent évolué conjointement (Regnault, 2013). Localement, les Polynésiens lorgnent sur les Calédoniens quand ils ont un meilleur statut et inversement. Certains attributs de souveraineté sont reconnus sans difficulté à Papeete et depuis longtemps, comme le drapeau, l’hymne, la langue, tandis que cela donne lieu à des débats houleux à Nouméa. L’évolution statutaire en Nouvelle- Calédonie exercera donc forcément une influence en Polynésie française, mais aussi dans d’autres collectivités, où des acteurs – autonomistes ou indépendantistes – s’inspireront du futur statut calédonien pour définir un nouveau rapport de force avec l’État. Ainsi, les autonomistes corses font désormais référence à la Nouvelle-Calédonie pour espérer une évolution statutaire de « l’île de beauté ». Le gouvernement français brandit parfois même la menace d’une « autonomie imposée » pour recadrer des mouvements sociaux qui lui sont défavorables comme ce fut le cas lors des contestations en Guadeloupe en 2021.

Il faudra donc beaucoup d’audace, et de la créativité aux différents responsables politiques pour que la prochaine réforme constitutionnelle, prévue en 2024, satisfasse tout le monde. L’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie sera également observée au-delà des frontières nationales françaises. Ce territoire stratégique, au cœur de l’océan Pacifique, est désormais convoité par différents acteurs des relations internationales.

2. Nouvelle-Calédonie :  à la confluence d’intérêts géopolitiques concurrents

« Nous n’avons pas peur de la Chine. C’est la France, pas elle, qui nous a colonisés. (…) Nous ne nous tournons pas que vers l’Europe, elle est loin d’ici, on ne va pas faire aujourd’hui comme si la Chine n’existait pas ».

Roch Wamytan, Le Monde, 2020[1].

Longtemps marquée par son insularité et son éloignement des principales routes commerciales, l’Océanie devient une zone géopolitique au centre des problématiques internationales, théâtre d’une lutte d’influence sino-américaine en ce début de XXIème siècle. Si l’Océanie est considérée comme un « lac américain » (Heffer, 1995) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la République Populaire de Chine (RPC) y développe son influence depuis le début du XXIème siècle.  Les diverses stratégies adoptées par Pékin dans la zone sont d’ailleurs bien documentées (Wesley-Smith, 2021) : manipulation du roman national, influence économique, relais de la diaspora, aides au développement, diplomatie du portefeuille visant à limiter toute influence de Taiwan, participation et organisation de dialogues multilatéraux, coopérations politiques et militaires bilatérales. En 2017, la diplomatie chinoise faisait même la promotion de trois « passages économiques bleus », comme composantes des Nouvelles routes de la soie maritimes, notamment le passage « Chine-Océanie-Pacifique Sud » (Jie, 2017). La tournée diplomatique du ministre des Affaires étrangères de la RPC, Wang Yi, en 2022 dans huit États de la zone (les Salomon, Kiribati, Samoa, Fidji, Tonga, Vanuatu, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Timor-Leste), ponctuée par un sommet régional aux îles Fidji, confirme cet intérêt croissant.

Les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique (CFIP), spécifiquement la Nouvelle-Calédonie, étaient et sont toujours concernées par la montée en puissance de la Chine en Océanie. Les autorités françaises sont longtemps restées discrètes sur ce phénomène pourtant déjà bien documenté et très largement discuté dans les sphères de pouvoir des pays riverains (Australie et États-Unis en particulier).

2.1. Une pierre angulaire de la stratégie Indo-Pacifique française

Une bascule s’est opérée en mai 2018 avec l’élaboration d’une stratégie Indo-Pacifique annoncée par le président Emmanuel Macron lors d’un discours en Australie puis en Nouvelle-Calédonie. Depuis cette date, le Président et les différentes autorités françaises concernées font systématiquement référence au concept Indo-Pacifique quand ils s’expriment sur des questions relatives à la géopolitique de l’Asie et des océans Indien et Pacifique. Le concept a même fait l’objet d’une publication interministérielle en 2022 (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2022). Cette nouvelle nomenclature permet à la diplomatie française de légitimer et crédibiliser le statut de la France dans la région, en valorisant ses attributs de puissance diplomatiques, culturels, économiques et militaires. En effet, 93% des 11 millions de km² de la ZEE française se situent en Indo-Pacifique, près de 1,7 million de citoyens français résident dans les CFIP, 20 000 expatriés français habitent les pays de la région, 7 000 filiales d’entreprises y sont implantées et près de 7 500 militaires stationnent en permanence dans les cinq bases prépositionnées de la zone (dont 1 450 en Nouvelle-Calédonie). Parmi les 70 riverains de l’Indo-Pacifique, 16 ont une frontière maritime avec la France.

C’est donc avant tout l’exercice de la souveraineté nationale dans les collectivités françaises de la zone qui légitime la présence française. Ainsi, l’île de La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française sont une composante majeure de la stratégie mise en œuvre par l’État. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à ce phénomène, et en constitue même la pierre angulaire. Rien d’étonnant donc que le président de la République, Emmanuel Macron, ait choisi Nouméa en 2018 pour expliciter sa nouvelle stratégie. La Nouvelle-Calédonie est la plus grande des CFIP en termes de superficie terrestre et sa ZEE représente 13% de la ZEE française. Territoire riche en matières premières, elle est la seule CFIP disposant d’une économie significative en dehors des subsides de l’État.

Particularité géologique du « caillou »[2], la Nouvelle-Calédonie possède une grande richesse minérale, particulièrement en nickel. Ce métal, parfois qualifié « d’or vert », entre dans la composition de très nombreux alliages métalliques et aciers inoxydables. Il est également indispensable pour le marché de batterie de véhicule électrique. Selon le United States Geological Survey, la Nouvelle-Calédonie détiendrait environ 7 %, des réserves mondiales de nickel, en cinquième position (IEOM, 2021) après l’Indonésie (21 %), l’Australie (21 %), le Brésil (16 %) et la Russie (7%). Malgré une baisse de production pour les années 2020 et 2021, la Nouvelle-Calédonie reste le quatrième producteur mondial. La production métallurgique représente 90 % des exportations du territoire et emploi 12 000 personnes quasiment 20 % de la population active. Mais la principale richesse de l’île est en train de devenir un fardeau économique. Sur la période 2008-2020, les trois principaux opérateurs métallurgiques de l’île[3] ont cumulé près 16,3 milliards d’euros de déficit (soit 200 % du PIB calédonien de 2021). Le dernier exercice bénéficiaire remonte à 2007. Aucune des usines n’est rentable, et la production en recule. Si bien que certains spécialistes pensent qu’il serait préférable pour la Nouvelle-Calédonie de se détourner du nickel pour valoriser d’autres ressources naturelles (Vandendyck, 2020). Si une crise politique venait se superposer à la crise industrielle et économique en cours, d’autres acteurs des relations internationales pourraient en profiter pour tisser leur influence localement, en premier lieu la RPC, actrice incontournable du marché international du nickel.

2.2. Un territoire convoité

À l’instar de nombreuses matières premières, la RPC a pris la maitrise du marché mondial du nickel à travers un contrôle étatique sur les grands groupes chinois. Le gouvernement de Pékin soutient les capacités de production de pays émergents comme l’Indonésie, qui dépassent la production calédonienne. Pour la Chine, la conjoncture économique calédonienne est un enjeu secondaire, mais son appétit insatiable pour les matières premières en générale et le nickel en particulier, font de la Nouvelle-Calédonie un territoire stratégique et donc convoité. En 2021, les commandes chinoises concentrent 66 % de la totalité des exportations du territoire (IEOM, 2021). Le déplacement de Zhai Jun, ancien ambassadeur de Chine en France, sur le « caillou » en 2017 atteste de cet intérêt. À mesure que les acteurs du nickel calédonien s’enfoncent dans la crise, les intérêts chinois sur l’île vont probablement se développer. Le partenariat entre la Société minière du Sud Pacifique et l’entreprise chinoise Yangzhou Yichuan Nickel Industry, confirme l’intérêt de groupes chinois pour le nickel calédonien. Et les liens ne se limitent pas au secteur du nickel.

Contrairement à la Polynésie française ou à l’île de La Réunion, il n’y a pas de communauté chinoise établie en Nouvelle-Calédonie. Mais la RPC a une longue tradition de soutien des partis politiques qui s’opposent à l’influence occidentale. Le soutien aux indépendantistes n’est pas annoncé publiquement, mais le spectre de la rhétorique anticoloniale est bien présent. La Chine est membre du comité spécial des 24, organisme responsable de la promotion de la décolonisation aux Nations unies, qui a inscrit la Nouvelle-Calédonie (1986) et la Polynésie française (2013) sur la liste des pays considérés comme non autonome, au grand dam de la diplomatie française (Al Wardi, 2018). Par ailleurs, la RPC a déjà pénétré les réseaux multinationaux océaniens, à travers des financements au Groupe de fer-de-lance mélanésien et en étant membres associés du Forum des îles du Pacifique, de l’Organisation du tourisme pour le Pacifique Sud et de la Western and Central Pacific Fishing Commission.

Localement, depuis 2016, une association d’amitié sino-calédonienne a été créée par l’ancienne directrice de cabinet de Roch Wamytan, président du Congrès et grand leader indépendantiste. Cette association entretient des liens étroits avec l’association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE), organisme parapublic qui promeut les relations entre la RPC et le reste du monde en nouant des relations avec des organisations et personnalités étrangères « amies » de la Chine. Certains observateurs lui reprochent cependant d’être un outil de propagande diplomatique, mené par d’anciens fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Une façade publique du système du Front Uni, pour influencer et coopter les élites afin de promouvoir les intérêts du PCC (Brady, 2003).

Si les spéculations d’une « Nouvelle-Calédonie chinoise » en cas de départ français sont parfois invoquées dans la presse, la présence chinoise dans la collectivité reste pour l’instant modeste et repose sur peu d’éléments tangibles. Un autre acteur des relations internationales a par ailleurs démontré de l’intérêt pour les ressources calédoniennes. Il s’agit du PDG de l’entreprise Tesla, Elon Musk. Son entreprise a signé un accord de livraison de nickel avec le complexe industriel de Prony Ressources en Nouvelle-Calédonie. L’objectif pour l’entreprise américaine est de maitriser davantage la production des batteries du futur des véhicules électriques et autonomes. La maitrise de l’exploitation et de l’approvisionnement des matières premières est une composante fondamentale des rivalités géopolitiques. Si certains spéculaient sur une influence grandissante de la Chine en Nouvelle-Calédonie, avec l’arrivée de Tesla, il semblerait que la Nouvelle-Calédonie penche plus du côté américain, du moins pour l’instant. En plein exercice de soft power pour (re)conquérir une zone d’influence traditionnelle, le gouvernement américain même prit la liberté d’invité le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et figure du mouvement indépendantiste, Louis Mapou, à Washington lors d’un sommet insulaire des pays du Pacifique, ce qui a suscité un certain malaise à Paris.

Fig. 2. Le Président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, aux côtés du Secrétaire d’État américain Anthony Blinken.

Crédit : The Pacific Journal, https://www.pacific-journal.com/area/first-meetings-for-president-mapou-in-washington-d-c/

Conclusion : La Nouvelle-Calédonie et le Québec, des convergences francophones en Indo-Pacifique ?

Le contexte géopolitique calédonien reste donc incertains en ce début d’année 2023, les prochaines échéances politiques seront cruciales et devront être observées scrupuleusement, notamment le voyage présidentiel d’Emmanuel Macron annoncé en juillet 2023, les élections provinciales et la réforme constitutionnelle de 2024.

En attendant, un transfert de souveraineté évolutif s’invente au quotidien, non seulement à Paris, à Nouméa et peut-être bientôt ailleurs. Il ne serait donc pas étonnant, à terme, de voir la collectivité calédonienne définir une stratégie Indo-Pacifique propre, en complément du narratif développé à Paris. À cet égard, l’exemple canadien pourrait servir de référence. Si le Canada a officialisé sa propre stratégie Indo-Pacifique en décembre 2022, une de ses provinces, le Québec, l’avait devancé depuis février 2021 (Lasserre, 2023). Au Canada, les affaires étrangères demeurent une compétence fédérale, mais plusieurs provinces, en particulier le Québec, exercent une action internationale en matière de culture, de santé et d’éducation (doctrine Gérin-Lajoie). Ces outils « para diplomatiques » (Soldatos,1990) permettent à la « la belle province » de disposer de bureaux de représentations à l’étranger, notamment en Indo-Pacifique (Japon, Singapour, Inde, Chine, Corée du Sud). Un exemple à suivre, peut-être, pour la France et la Nouvelle-Calédonie ?

Des projets de collaborations pour la promotion d’une francophonie « Indo-Pacifique » pourraient même voir le jour…

Ces thématiques souvent apolitiques et consensuelles pourraient associer Québécois et Calédoniens sans distinctions sociales et ethniques, dans un objectif commun de promotion et d’interconnaissances culturelles.  Le sujet est ouvert !

Paco Milhiet

Références

Al Wardi, Sémir (2018). La Polynésie française est-elle une colonie ? Outre-mers 2018/1 n°398-399.

Al Wardi, Sémir, (dir.), Regnault, Jean-Marc (dir.) (2021). L’Indo-Pacifique et les Nouvelles routes de la soie, Société française d’histoire des Outre-Mers.

Al Wardi, Sémir ; Regnault, Jean-Marc ; Sabouret, Jean-François (dir.) (2017), L’Océanie convoitée. Histoire, géopolitique et sociétés, Paris, CNRS éditions.

Brady, Anne-Marie (2003). Making the Foreign Serve China: Managing Foreigners in the People’s Republic. Lanham : Rowman & Littlefield Publishers.

Cailloce, Laure (2018). Nouvelle-Calédonie : 165 ans d’une histoire mouvementée, CNRS le Journal, 20 octobre, https://lejournal.cnrs.fr/articles/nouvelle-caledonie-165-ans-dune-histoire-mouvementee .

Chauchat, Mathias (2021). Vers la fin de la garantie d’irréversibilité constitutionnelle de l’accord de Nouméa, JP BLOG, 12 juillet 2021, https://blog.juspoliticum.com/2021/07/12/vers-la-fin-de-la-garantie-dirreversibilite-constitutionnelle-de-laccord-de-noumea-par-mathias-chauchat/.

David, Carine et Tirard, Manuel (2022), La Nouvelle-Calédonie après le troisième référendum d’autodétermination du 12 décembre 2021 : 40 ans pour rien ? La Revue des Droits de l’homme. https://journals.openedition.org/revdh/14593

Descheemaeker, Eric (2023). Nouvelle-Calédonie: qui décide maintenant ? , JP BLOG, 5 janvier 2023, https://blog.juspoliticum.com/2023/01/05/nouvelle-caledonie-qui-decide-maintenant-par-eric-descheemaeker/#_ftnref1 .

Guiart, Jean (1983). La terre est le sang des morts, L’homme et la société 67-68, pp. 99-113.

Heffer, Jean (1995). Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel.

Institut d’émission d’outre-mer (2021). Le Nickel en Nouvelle-Calédonie, Rapport annuel économique de la Nouvelle-Calédonie.

Jie, Meng (2017). Vision for maritime cooperation under the Belt and Road Initiative, Xinhua News Agency, le 20 mai 2017, http://www.xinhuanet.com/english/2017-06/20/c_136380414.htm.

Lasserre, Frédéric (2023).  Quelles stratégies en indo-pacifique pour le Canada et le Québec, Institut des relations internationales et stratégiques, https://www.iris-france.org/173883-quelles-strategies-en-indo-pacifique-pour-le-canada-et-le-quebec/

Lecornu, Sébastien (2021). Nouvelle-Calédonie : le troisième référendum aura lieu le 12 décembre 2021, France Info, le portail outre-mer [en ligne], 12 décembre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle-caledonie-le-troisieme-referendum-aura-lieu-le-12-decembre-2021-1023304.html à partir de 10min 33

Légifrance (1998), Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998. Paris : République française.

Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, (2022). La stratégie de la France dans l’indopacifique, Paris, https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/fr_a4_indopacifique_022022_dcp_v1-10-web_cle017d22.pdf

Regnault, Jean-Marc (2013). L’ONU, la France et les décolonisations tardives, l’exemple des terres françaises d’Océanie, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

Vandendyck, Bastien (2020). Deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie : horizons incertains, Institut des relations internationales et stratégiques, Asia Focus n° 147, https://www.iris-france.org/notes/deuxieme-referendum-dautodetermination-en-nouvelle-caledonie-horizons-incertains/

Wesley-Smith, Terence. (dir) (2021), The China Alternative: Changing Regional Order in the Pacific Islands. Canberra, Pacific Series, ANU Press.

[1] Harold Thibault, La Chine lorgne la Nouvelle-Calédonie et ses réserves de Nickel, Le Monde, , 2 oct. 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/la-chine-lorgne-la-nouvelle-caledonie-et-ses-reserves-de-nickel_6054537_823448.html

[2] Appellation non officielle, mais communément utilisée pour désigner la Nouvelle-Calédonie.

[3] La société Le Nickel (filiale du groupe Eramet), la Société minière du Sud Pacifique (détenue à 87 % par Sofinor, un groupe public gérant les actions de la province nord, interface économique de la cause indépendantiste) et Poney Ressources Nouvelle-Calédonie, un consortium néocalédonien.

[1]Le mot « Kanak » conformément au texte de l’accord de Nouméa de 1998, est invariable. En effet, au cours des événements de 1985, le gouvernement provisoire de Kanaky, présidé par Jean-Marie Tjibaou imposa en une nouvelle graphie « kanak, invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », in Mireille Darot, Calédonie, Kanaky, ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie, Mots, les langages politiques 53, 1997, pp 8-25.

Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan.

Ce livre est le troisième volet d’une trilogie géopolitique ayant auparavant traité de la question des murs de séparation (Des murs entre les hommes) et de la situation des ponts-frontière (Des ponts entre les hommes) (Novosseloff, 2008 et 2017). L’ouvrage raconte l’histoire de ces territoires en discontinuité géographique par rapport à leur État d’appartenance, de ces enclaves en pays étranger, et de leurs habitants souvent oubliés de leurs autorités et de leurs concitoyens. Il se penche sur ces anomalies géographiques, fruits d’accidents de l’histoire, ces « entre-deux » géopolitiques, à travers un travail de terrain inédit qui permet à l’auteure de revisiter la théorie des enclaves à travers des critères géopolitiques précis.

Ces enclaves racontent des histoires différentes, parfois fort singulières. Ces territoires, attachants et vulnérables, dérangent parfois, demeurent dans l’indifférence souvent; ils peuvent connaitre un potentiel économique comme végéter dans la morosité économique. Héritages d’un passé parfois compliqué, ils troublent souvent l’idée de la continuité territoriale de l’État même si, au niveau local, les enclaves demeurent des endroits paisibles et si leurs habitants restent le plus souvent indifférents à ces enjeux géopolitiques, sauf lorsque les frictions entre États viennent rendre leur quotidien difficile.

L’auteure présente le cas de 18 enclaves à travers le monde, de tailles, d’histoire et de population fort différentes. Découlant souvent de tracés frontaliers complexes et anciens, la plupart se trouvent en Europe ou en Asie, mais l’ouvrage présente aussi quelques cas en Amérique du Nord (Alaska) ou en Afrique (Cabinda, Ceuta et Melilla). Il débute par une mise en contexte théorique fort utile, afin de camper le concept d’enclave, de discuter de ce qu’elles représentent pour l’État, et de préciser ce qui, aux yeux de l’auteure, constitue son objet d’étude.

En droit international, une enclave est une partie isolée du territoire d’un État, qui est entièrement entourée par le territoire d’un seul État étranger. L’auteure précise ainsi qu’elle ne considère pas comme enclave des fragments de territoire qui peuvent être en continuité frontalière avec le reste de l’État, mais qui ne sont accessibles qu’en transitant par l’État voisin, ainsi Point Roberts (États-Unis, au sud de la Colombie-Britannique) ou l’Angle du Nord-Ouest (Minnesota, ouest du lac Supérieur ; Lasserre, 2019), ou encore de petits territoires enclavés « que des frontières mal tracées ont malencontreusement » détachés de leur État (p.20). L’ouvrage propose une liste de ces fragments géographiques, auxquels on pourrait ajouter pour l’anecdote la vallée Étroite française, rattachée à la commune alpine de Névache depuis 1947 mais accessible par le col de l’Échelle et une petite route qui bifurque juste avant la frontière italienne.

Ce distinguo est posé mais il pourrait faire l’objet d’une discussion, car on est ici dans la nuance lorsqu’on considère ces quasi-enclaves séparées par des étendues d’eau (Dubki en Estonie, Angle du Nord-ouest, Point Roberts, voire encore des enclaves complètes, par exemple Sankovo-Medvejie, territoire russe en Biélorussie, ou encore de petites enclaves azerbaidjanaises en territoire arménien (Yukhari Askipara ou Barxudarli notamment). La nuance mériterait d’autant plus débat qu’elle repose sur l’idée que ces enclaves résultent de frontières « mal tracées », renvoyant au concept très contestable de frontière artificielle (Gonon et Lasserre, 2003).  Les enclaves ex-soviétiques, russe en Biélorussie ; à la frontière arméno-azérie ou dans la vallée de Ferghana semblent délibérées et ne pas résulter d’erreur de tracé : considérer les célèbres enclaves de la vallée de Ferghana comme de vraies enclaves, mais disqualifier les autres parait étonnant.

L’ouvrage énonce d’autres critères : une enclave doit avoir une existence administrative autonome, et ne pas être un fragment de commune. Ici aussi, le lecteur prend acte de cette définition mais ce point pourrait être davantage débattu. Autre critère, intéressant, une enclave doit avoir une existence fondée en droit – même si son existence est contestée – et ne pas simplement constituer un territoire disputé. Ainsi l’auteure exclut-elle le Nagorno-Karabakh, territoire disputé entre Arménie et Azerbaïdjan, alors que le Nakhitchevan azerbaidjanais est bien une exclave de ce pays, séparée par l’Arménie de toute continuité territoriale du reste du pays; ainsi exclut-on aussi le territoire contesté d’Abiye disputé entre Soudan et Soudan du Sud. En revanche, la bande de Gaza, exclue par l’auteure, a pourtant bien une existence juridique reconnue par la communauté internationale et n’est pas revendiquée par Israël : elle est donc bien une exclave palestinienne.

Cette discussion théorique, si elle comprend des points avec lesquels le lecteur pourrait ne pas être d’accord, a le grand mérite de camper la suite de l’ouvrage, afin de brosser une typologie des enclaves, de leur configuration spatiale, de leur position par rapport à leur État de rattachement. Cette section liminaire permet ainsi de comparer les enclaves entre elles et de ne pas cantonner le livre à une somme d’études de cas.

L’ouvrage présente par la suite une série d’analyses des enclaves répertoriées à travers le monde. Ces études de cas associent des éléments historiques, géopolitiques à des descriptions empiriques de la réalité quotidienne des habitants de ces enclaves, ce qui ajoute une valeur notable à cet ouvrage, qui marie approche théorique, éléments analytiques et prise en compte du facteur humain, de la réalité de la vie des populations locales. L’introduction comprend un encadré sur le cas désormais célèbre mais révolu des multiples enclaves et contre-enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar, que les deux États se sont échangées en 2015 sauf l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarporta. Le premier chapitre est consacré à l’archétype des enclaves complexes, le cas de Baerle entre Belgique et Pays-Bas, marqueterie de petites enclaves et de contre-enclaves, avec un encadré sur Campione d’Italia et un autre sur Büsingen. Le second chapitre propose la découverte de l’enclave brunéienne de Temburong. Le troisième jette des regards croisés sur les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en territoire marocain, et de l’enclave britannique de Gibraltar en territoire espagnol, avec un encadré sur la paisible enclave espagnole de Llivia en France. Le chapitre 4 se penche sur l’enclave timoraise d’Oecussi-Ambeno en territoire indonésien; le chapitre 5 explore la réalité de l’enclave russe de plus en plus isolée de Kaliningrad entre Pologne et Lituanie. Le chapitre 6 se penche sur les enclaves omanaises et émiraties. Le chapitre 7 est consacré au Nakhitchevan avec un encadré sur les enclaves et fragments de la vallée de Ferghana. Le chapitre 8 aborde les tensions dans l’enclave angolaise de Cabinda, et le chapitre 9 explore l’exclave américaine de l’Alaska.

Au final, un ouvrage tout à la fois plaisant, très bien illustré avec de nombreuses cartes et photographies de terrain, et bien écrit ; tout en proposant une analyse érudite dans ce tour d’horizon des réalités plurielles des enclaves dans le monde, avec leurs particularités et leurs traits communs. Pas d’ambition de théorisation complémentaire ici, mais un portrait impressionniste, par petites touches porteuses de nombreuses informations glanées au fil de nombreux séjours d’exploration de terrain. Car ce livre est aussi le fruit d’un réel travail de recherche de terrain, ce qui en rehausse la valeur et l’intérêt.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Gonon, E. et Lasserre, F. (2003). Une critique de la notion de frontière artificielle : le cas de l’Asie centrale. Cahiers de Géographie du Québec, 47(132), 433-461.

Lasserre, F. (2019). L’Angle du Nord-Ouest. Une exclave aberrante à restituer au Canada ? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(1), 36-45.

Novosseloff, A. et Neisse, F. (2008). Des murs entre les hommes. Paris : La Documentation française.

Novosseloff, A. (2017). Des ponts entre les hommes. Paris : CNRS Éditions.

La présence maritime de l’Union européenne : état des lieux et enjeux

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Alexia Marchal

Alexia Marchal est diplômée en Sciences politiques de l’Université Catholique de Louvain.
alexia.marchal@gmail.com

Résumé : Depuis 2008, trois opérations militaires de sécurité maritime, Atalanta, Sophia et Irini, ont été mises en œuvre dans l’océan Indien et la mer Méditerranée par l’Union européenne. En 2019, l’Union européenne a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cet article revient sur ces différentes initiatives et explique leurs enjeux ainsi que les intérêts de l’Union européenne à cet égard.

Mots-clés : Union européenne, présence maritime, opération maritime, présences maritimes coordonnées

Summary : Since 2008, three military maritime security operations, Atalanta, Sophia and Irini, have been implemented in the Indian Ocean and the Mediterranean Sea by the European Union. In 2019, the European Union has also launched the concept of coordinated maritime presences in the Gulf of Guinea and the Indian Ocean. This article comes back to these different initiatives and explains their stakes as well as the EU’s interests in this regard.

Keywords : European Union, maritime presence, maritime operation, coordinated maritime presences

Introduction

Depuis 2008, l’Union européenne (UE) a lancé trois opérations militaires de sécurité maritime, menées par la Force Navale de l’Union européenne (EUNAVFOR), dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La première est l’opération de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, Atalanta, et la deuxième est l’opération de lutte contre le trafic de migrants en mer Méditerranée, Sophia (Larsen, 2019). Cette dernière a été remplacée par l’opération Irini en 2020 (Larsson et Widen, 2022). L’Union européenne n’a pas sa propre marine, ses forces proviennent des États membres (Germond, 2011). Ceux-ci participent de manière volontaire aux opérations de la PSDC en mettant à disposition des navires, des équipements militaires ou du personnel. Les États participants prennent en charge les coûts opérationnels. Dans le cas de l’opération Atalanta, la plupart des États membres prennent part à différents degrés (Larsson et Widen, 2022). En ce qui concerne l’opération Sophia, 26 États membres y ont contribué (EUNAVFOR Med, 2020). Actuellement, 23 États membres participent à l’opération Irini (Service européen pour l’action extérieure, 2023). Si les premières missions militaires de l’UE lancées avant 2008 reflétaient des objectifs basés sur des valeurs telles que la mise en œuvre d’accords de paix ou la protection de civils et de réfugiés, les opérations mises en place à partir de 2008 sont davantage justifiées par des « considérations basées sur l’utilité » (Palm et Crum, 2019 :524) Cela signifie que ces opérations sont justifiées par les intérêts matériels des États membres de l’UE, notamment la sécurité géopolitique et les intérêts économiques (Palm et Crum, 2019). De manière plus générale, les intérêts de l’UE sont devenus beaucoup plus importants dans ses affaires extérieures (Palm et Crum, 2019 ; Biscop cité par Palm et Crum, 2019). Cela est visible dans la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016 (Biscop, 2016).

Par ailleurs, en août 2019, lors de la conférence de presse suivant une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense à Helsinki, la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité de l’époque, Federica Mogherini, a présenté « le concept de Présences Maritimes Coordonnées dans certaines zones d’intérêt stratégique pour l’Union européenne » [traduction] (Larsen, 2019 ; Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les présences maritimes coordonnées ne sont pas des missions ou opérations de la PSDC et sont définies comme un outil additionnel et complémentaire aux opérations militaires (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Ce nouveau mécanisme a été lancé dans le golfe de Guinée en janvier 2021 et dans le nord-ouest de l’océan Indien en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cet instrument a pour but de permettre à l’UE de renforcer « la coordination des moyens navals et aériens des États membres présents dans des zones spécifiques présentant un intérêt pour l’UE […] afin d’accroître la capacité de l’UE à agir en tant que partenaire fiable et garant de la sécurité maritime » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2021a :para.3). La notion d’intérêt intervient donc également dans le cadre de ce mécanisme.

Au vu de ces différents éléments, l’article pose la question suivante : « quels sont les intérêts de l’Union européenne à lancer de telles initiatives et quels en sont les enjeux ? ». L’article revient tout d’abord sur les différentes opérations maritimes et leurs résultats (1) ainsi que sur le concept de présences maritimes coordonnées (2). En outre, les intérêts et enjeux pour l’Union européenne derrière ces mécanismes sont analysés (3).

1. Les opérations de sécurité maritime

1.1. L’opération Atalanta

1.1.1 Contexte et objectifs : augmentation de la piraterie et protection des voies de navigation

Au milieu des années 2000, le phénomène de la piraterie s’est fortement amplifié dans l’ouest de l’océan Indien et dans le golfe d’Aden (Larsen, 2019). En 2008, le nombre d’attaques a augmenté de 75%, s’élevant à 130 pour l’année. Des prises d’otages et demandes de rançon ont également commencé à être observées et la portée opérationnelle en mer des raids des pirates a augmenté (Germond et Smith, 2009). Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a alors adopté la Résolution 1816 (2008), encourageant la communauté internationale à agir contre la piraterie dans cette région. Trois flottes navales ont donc été créées internationalement dont l’opération Atalanta (ou EUNAVFOR Somalia) (Larsen, 2019 ; Larsson et Widen, 2022). Celle-ci a été approuvée par le Conseil de l’Union européenne en novembre 2008 et lancée en décembre 2008 (Larsson et Widen, 2022; Larsen, 2019). Elle était la première opération maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Les quartiers généraux opérationnels se trouvaient à Northwood, au Royaume-Uni, et ont été déplacés à Rota, en Espagne, en raison du Brexit (Larsen, 2019).

Le but est de protéger les voies de navigation internationales contre la piraterie dans l’ouest de l’océan Indien (Larsen, 2019). Plus précisément, l’opération vise à « dissuader, prévenir et réprimer la piraterie et les vols à main armée en mer » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.3). Elle contribue également « à la protection des navires du Programme alimentaire mondial (PAM) et de la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) ainsi que d’autres navires internationaux vulnérables » et « assure la surveillance des activités de pêche en dehors des eaux territoriales somaliennes et soutient d’autres missions PSDC de l’UE et des organisations internationales qui s’efforcent de renforcer la sûreté maritime et les capacités maritimes dans la région » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.7 et 8). Selon Germond (2011), l’objectif est également de protéger la navigation commerciale de l’Union européenne. L’opération Atalanta « se situe ainsi à l’interface entre deux types de protection : celle des intérêts propres à l’UE et celle du bien de la Société internationale » (Proutière-Maulion, 2016 :171).  Son mandat a été prolongé plusieurs fois et en décembre 2022, il a été étendu jusqu’en décembre 2024 (Larsson et Widen, 2022 ; Conseil de l’Union européenne, 2022a).

1.1.2 Résultats : diminution de la piraterie, pas d’éradication

En 2011, lorsque que la crise de la piraterie était à son plus haut niveau, 736 otages et 32 bateaux étaient détenus par des pirates somaliens. Le nombre d’attaques a ensuite diminué[1] (Service européen pour l’action extérieure, 2018). 171 pirates présumés ont été arrêtés par les forces navales de l’UE et transmis aux systèmes de justice régionaux. 145 condamnations ont ainsi été prononcées (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Aucun incident de piraterie n’a été déclaré pour 2021. Néanmoins, la piraterie est fortement réduite par la présence des forces navales mais elle n’est pas éradiquée. En 2017, deux attaques de piraterie ont réussi. Cela montre que l’activité des pirates se poursuit malgré la présence des forces navales (Larsson et Widen, 2022). L’UE le constate en effet et explique que les réseaux criminels se sont diversifiés et réorientés vers d’autres crimes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Selon Larsson et Widen (2022), il est donc peu probable que l’UE puisse mettre fin à l’opération prochainement.

Néanmoins, l’opération est un succès pour l’Union européenne « en ce qui concerne sa capacité à maintenir une opération loin de chez elle et à se coordonner pour réduire les épisodes de piraterie » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :872). Ainsi, l’opération « a démontré la capacité de l’UE à opérer au-delà des côtes européennes (et donc, par conséquent, en tant que force mondiale) » et « a permis aux responsables de l’UE de continuer à renforcer son image d’acteur mondial du droit et de la justice » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :874). Cependant, la réelle contribution de l’intervention de l’UE à la réduction de la piraterie est difficile à évaluer. D’autres facteurs ont pu jouer un rôle, comme l’intervention des forces américaines, de l’OTAN et de forces indépendantes. De plus, la navigation commerciale s’est adaptée à la menace des pirates et des évolutions ont eu lieu en Somalie, même si leurs effets sont discutables. L’UE poursuit d’ailleurs des missions sur terre, parallèlement à celle en mer, pour améliorer la gouvernance somalienne. Toutefois, l’UE n’a pas réussi à renforcer les capacités somaliennes et à résoudre les causes de la piraterie (Dombrowski et Reich, 2019). L’instabilité politique en Somalie s’est également aggravée et il existe toujours des « facteurs d’incitation à s’engager dans des activités illégales » [traduction] (Conseil de sécurité de l’ONU cité par  Larsson et Widen, 2022 ; Larsson et Widen, 2022 :13).

Par contre, la contribution des forces maritimes de l’UE aux patrouilles maritimes a été importante et la navigation commerciale dans la région est devenue plus sûre, notamment dans le golfe d’Aden (Dombrowski et Reich, 2019 ; Besenyő et Sinkó, 2022). En 2015, les attaques à distance de frappe des côtes africaines avaient presque disparu. Les forces européennes ont donc été réduites et la marine américaine et l’OTAN ont arrêté leur mission. La menace est néanmoins réapparue en 2017, comme expliqué précédemment (Dombrowski et Reich, 2019). La présence européenne étant réduite, des navires chinois ont empêché des attaques (Ali cité par Dombrowski et Reich, 2019). Selon Dombrowski et Reich (2019), l’engagement de l’UE a diminué et a en réalité été remplacé par une présence efficace de la Chine. Les conditions ont en effet changé à la suite de la crise migratoire de 2015. L’afflux de migrants en Europe est devenue une question stratégique et politique plus urgente. Les ressources navales de l’UE ont donc été relocalisées en Méditerranée (Dombrowski et Reich, 2019).

1.2. Les opérations Sophia et Irini

1.2.1 Contexte et objectifs : afflux de réfugiés et lutte contre les passeurs de migrants

En 2015, l’Union européenne a fait face à un afflux massif de réfugiés, c’est-à-dire à un niveau très élevé de migration irrégulière. Les migrants venaient principalement d’Afrique, traversant la mer Méditerranée à partir des côtes libyennes. Les systèmes d’asile et social européens étaient sous pression, principalement dans les pays au sud de l’Europe (Larsen, 2019). Depuis 2013, l’Italie avait plaidé pour une opération navale à l’échelle de l’UE afin de remplacer son opération de recherche et de sauvetage, Mare Nostrum. L’Italie voulait en effet partager la charge de la gestion de la migration. La proposition italienne avait été refusée car cela apparaissait disproportionnément en sa faveur. L’opération Triton de Frontex avait néanmoins été mise en place à la suite de l’opération Mare Nostrum mais elle était plus limitée financièrement et géographiquement (Nováky, 2018). A la suite du décès de 800 personnes traversant la Méditerranée en avril 2015, l’Union européenne a changé d’attitude et a décidé d’agir (Boșilcă et al., 2021 ; Nováky, 2018). Le Conseil de l’Union européenne a ainsi mandaté le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) afin de mettre en place une opération (Larsen, 2019). L’opération EUNAVFOR MED a ainsi été établie en mai 2015 et lancée en juin 2015 (Conseil de l’Union européenne cité par Larsen, 2019).

Le but était de lutter contre les passeurs de migrants en mer Méditerranée. L’opération était composée de quatre phases consécutives. La première consistait en un déploiement de patrouilles navales et une collecte d’informations afin de surveiller les activités de contrebande (Larsen, 2019). Le 7 octobre 2015, la seconde phrase a été enclenchée à la suite d’une décision du Conseil de l’UE. L’opération a alors été renommée Sophia (Larsson et Widen, 2022). Des actions militaires directes ont été introduites lors de cette deuxième phase (Molnár et Vecsey, 2022). Celle-ci était composée de deux étapes (Larsen, 2019). L’objectif était d’abord de mener en haute mer des opérations d’arraisonnement, de fouille et de saisie de navires suspectés d’être utilisés pour le trafic ou la traite d’êtres humains et ensuite d’étendre celles-ci aux eaux territoriales et intérieures de la Libye, sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou du consentement de la Libye (Molnár et Vecsey, 2022 ; Larsen, 2019). La troisième phase avait pour but de démanteler les réseaux criminels et de détruire leurs navires, toujours sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ou du consentement de la Libye. La dernière phase clôturait l’opération. Cependant, l’opération a été bloquée dans sa deuxième phase. La Résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU a en effet autorisé les opérations en haute mer uniquement. L’Union européenne a donc décidé l’année suivante d’élargir le mandat en ajoutant une mission de formation de la marine et des garde-côtes libyens ainsi que la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye (Larsen, 2019). En 2017, il a également été ajouté au mandat de l’opération « des activités de surveillance et la collecte d’informations sur le trafic illicite d’exportations de pétrole en provenance de Libye » [traduction] (Conseil de l’Union européenne cité par Boșilcă et al., 2021 :221). Des opérations de recherche et de sauvetage ne faisaient officiellement pas partie du mandat mais certaines ont été réalisées (Cusumano cité Boșilcă et al., 2021).

L’opération Sophia s’est terminée le 31 mars 2020. L’opération Irini lui a ainsi succédée (Larsson et Widen, 2022). Celle-ci se concentre sur la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU et utilise des moyens aériens, satellites et maritimes. Des inspections de navires suspectés de transporter des armes sont réalisées en haute mer au large des côtes de la Libye, conformément à la Résolution 2292 (2016) du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération poursuit également la formation de la marine libyenne, le démantèlement du trafic d’êtres humains ainsi que la surveillance et la collecte d’informations sur les exportations illicites de pétrole (Conseil de l’Union européenne, 2020). Elle est actuellement prévue jusqu’au 31 mars 2025 (Conseil de l’Union européenne, 2023).

1.2.2 Résultats : une opération Sophia controversée

L’opération Sophia a permis l’arrestation de 143 passeurs présumés et la destruction de 545 embarcations. De plus, 477 garde-côtes libyens ont été formés (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023b). Lors de l’opération, 44916 personnes ont été secourues (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023a). Cependant, l’opération a été critiquée. Tout d’abord, des organisations non-gouvernementales (ONG) ont souligné le fait que la recherche et le sauvetage n’était pas une des priorités de l’opération et donc cette dernière a été accusée d’empêcher les migrants d’atteindre l’Europe (Human Rights Watch citée par Larsson et Widen, 2022). En 2017, le Comité européen de la Chambre des Lords du Royaume-Uni (citée par Larsson et Widen, 2022) a également estimé que l’opération ne permettait pas de perturber les réseaux de passeurs ou d’entraver les trafics mais que la destruction des navires a eu pour conséquence l’adaptation des passeurs. Ceux-ci utiliseraient alors des navires en mauvais état pour les migrants, augmentant le nombre de décès (Chambre des Lords du Royaume-Uni citée par Larsson et Widen, 2022). D’autres critiques du même ordre mentionnaient le fait que l’aspect recherche et sauvetage permettait aux trafiquants d’utiliser des navires de mauvaise qualité en convaincant les migrants qu’ils allaient être assistés. Les migrants seraient alors encouragés à réaliser la traversée, voire même à la faire sans passeurs. Cela aiderait donc les passeurs et attirerait les passeurs et migrants (Larsson et Widen, 2022). Amnesty International (citée par Dombrowski et Reich, 2019) estimait ainsi que la destruction des bateaux en bois des passeurs lors de l’opération impliquait l’utilisation de canots, augmentant le nombre de décès. Cependant, Larsson et Widen (2022) expliquent qu’en réalité, une coopération avait lieu entre les ONG et les forces navales et le conflit entre les deux était exagéré. Néanmoins, le succès de l’opération Sophia est moindre que celui de l’opération Atalanta. La complexité et la proximité de la question des réfugiés ainsi que les désaccords sur la nature et les objectifs de l’opération ont conduit à des troubles aux niveaux politique et opérationnel (Larsson et Widen, 2022).

En ce qui concerne les chiffres actuels (février 2023) de l’opération Irini, 25 navires suspects ont été inspectés depuis son lancement. Trois saisies de cargaisons considérées comme violant l’embargo sur les armes des Nations Unies ont été réalisées, en redirigeant les navires vers le port d’un État membre. Des enquêtes par appel radio ont été effectuées pour 8647 navires marchands et 434 navires ont été visités avec le consentement de leur capitaine. L’opération a également fourni 41 rapports spéciaux au groupe d’experts des Nations Unies sur la Libye (Service européen pour l’action extérieure, 2023).

2. Les Présences Maritimes Coordonnées

Cet instrument a été imaginé pour « mieux coordonner la présence navale des États membres dans une certaine zone spécifique qui serait reconnue comme stratégiquement importante pour l’Union européenne en tant que telle, en tirant le meilleur parti des ressources navales nationales d’une manière européenne coordonnée » et est décrit comme un « outil flexible et léger »  [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.15 et 31). Comme expliqué précédemment, il ne s’agit pas d’opérations militaires avec une structure lourde (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Les opérations de la PSDC sont également plus compliquées en termes d’accord au niveau du Conseil de l’UE et demandent plus de ressources pour les conduire. Le mécanisme permet ainsi à l’UE d’utiliser des moyens navals qui étaient déjà présents dans la région pour son agenda politique. Cela permet également à l’UE d’avoir accès de manière permanente à des capacités navales et donc d’avoir une portée plus grande et plus souple en mer (Larsen, 2019).

Concrètement, l’outil peut être mis en place dans une zone maritime du monde définie par le Conseil de l’UE comme une zone d’intérêt maritime (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cela implique d’utiliser, sur base volontaire, les moyens navals des États membres, ceux-ci restant sous commande des autorités nationales mais partageant « les informations, la sensibilisation, l’analyse » et promouvant « ensemble la coopération internationale en mer et le partenariat avec les pays côtiers des zones concernées » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les moyens navals et aériens utilisés sont déjà présents sur place ou seront déployés (Service européen pour l’action extérieure, 2022). De plus, l’initiative « vise à accroître la capacité de l’UE en tant que partenaire fiable et pourvoyeur de sécurité maritime, en renforçant l’engagement européen, en assurant une présence et une couverture maritimes continues dans les zones d’intérêt maritimes désignées établies par le Conseil » (Conseil de l’Union européenne, 2022b :para 4.).

2.1. Dans le golfe de Guinée

En août 2019, lors d’une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense, il a été décidé de lancer un premier test ou cas pilote du mécanisme de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée. Cette région a été choisie car l’instrument requiert l’adhésion des États côtiers à cette approche coordonnée et un intérêt commun dans la lutte contre la piraterie ou d’autres menaces pour les routes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2019). La région fait en effet face à un taux élevé d’enlèvements avec demande de rançon, à la piraterie, à des vols à main armée en mer, à de la criminalité transnationale organisée ainsi qu’à de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Le nombre d’attaques de pirates dans le golfe a, selon le Bureau maritime international, dépassé le nombre de celles perpétrées au large de la Somalie (ICC Commercial Crime Services cité par Larsen, 2019). La nécessité d’améliorer la sécurité maritime dans cette région est donc une des raisons pour lesquelles elle a été choisie (Nováky, 2022). L’UE surveille également la sécurité maritime dans le golfe depuis des années et donc connaît également la région (Germond cité par Nováky, 2022). Le projet pilote avait également comme objectif de permettre à l’UE « de renforcer la visibilité de sa présence maritime et soutenir les objectifs stratégiques et politiques de l’Union, y compris la prévention des conflits, en étroite coopération avec les partenaires internationaux et régionaux » (Conseil de l’Union européenne, 2021 :3).

Le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée a ainsi été réalisé en janvier 2021, faisant de cette région une zone d’intérêt maritime (Nováky, 2022). Le but est de soutenir la région face aux problèmes de sécurité qui entravent la liberté de navigation et de garantir une présence continue des États membres de l’UE dans la zone. La coopération avec les États côtiers et les organisations de l’architecture Yaoundé est également accrue (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cette architecture de sûreté et sécurité maritimes du golfe de Guinée est un mécanisme intrarégional, réunissant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et la Commission du Golfe de Guinée (CGG) (Service européen pour l’action extérieure, 2021b). Selon le Conseil de l’Union européenne (2022b), la mise en œuvre du concept est efficace et a permis de renforcer la sûreté maritime. Les incidents de sécurité maritime ont en effet diminué de 50% en 2021 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). En février 2022, la mise en œuvre a été prolongée de deux ans avec une évaluation prévue d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

2.2 Dans le nord-ouest de l’océan Indien

Une grande majorité du commerce mondial passe par l’océan Indien, qui est également une région riche en ressources naturelles. Des voies maritimes sécurisées sont donc importantes dans cette zone pour relier le commerce entre les continents (Service européen pour l’action extérieure, 2022). L’UE est en effet un des principaux partenaires commerciaux de la région indo-pacifique, avec quatre des dix principaux partenaires de l’UE, et les échanges entre les deux régions sont très importants. L’Indo-Pacifique représente la deuxième destination des exportations de l’UE et l’UE constitue la première destination des exportations des produits de la mer de l’Indo-Pacifique. Les voies maritimes de cette région sont cruciales pour les échanges commerciaux de l’UE (Commission européenne et Le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, 2021). Les présences maritimes coordonnées ont ainsi été lancées dans cette région en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Celles-ci complètent les actions de l’UE dans la région, c’est-à-dire l’opération Atalanta, tout en respectant son mandat. La zone d’intérêt maritime établie dans le nord-ouest de l’océan Indien s’étend du détroit d’Ormuz au tropique du Capricorne et du nord de la mer Rouge au centre de l’océan Indien (Conseil de l’Union européenne, 2022b). L’UE vise ainsi à renforcer ses actions et avoir une présence navale dans la zone, renforcer la coopération dans la région ainsi que son rôle de garant de la sécurité maritime à l’échelle mondiale (Service européen pour l’action extérieure, 2022). La mise en œuvre du concept dans la région doit être évaluée par le Conseil de l’UE d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

3. Intérêts et enjeux pour l’Union européenne

Les États membres de l’Union européenne dépendent du transport maritime pour l’importation et l’exportation de biens. En 2021, le transport maritime comptait pour 43,6% des marchandises exportées et 52,6% des marchandises importées en valeur, ce qui correspond à 75,7% des exportations et 72,7% des importations en volume (Eurostat, 2022). Le secteur européen de la pêche est également important en termes d’importations et de production. Les frontières maritimes représentent 70% des frontières extérieures de l’Union européenne. En outre, la sécurité énergétique européenne repose sur les infrastructures et le transport maritimes (Conseil de l’Union européenne, 2014). La préservation de la sécurité des océans est donc une priorité politique de l’Union européenne (Larsen, 2019). La prospérité et la sécurité européennes nécessitent des routes maritimes ouvertes et sécurisées (Larsson et Widen, 2022). L’UE est également dépendante de ces routes commerciales pour la projection de puissance. Le renforcement de sa présence maritime est donc justifié pour des raisons économiques et sécuritaires (Fiott, 2021).

Par ailleurs, la dimension navale de la sécurité et de la défense de l’UE est de plus en plus apparente depuis la fin des années 2000. Cela est percevable aux lancements des opérations maritimes Atalanta, Sophia et Irini mais également dans les documents de l’UE, par exemple la Stratégie de sûreté maritime de 2014 et la Stratégie globale de 2016. Ces deux stratégies expliquent notamment la volonté de l’UE d’être un acteur naval effectif à l’échelle globale (Nováky, 2022). L’opération Atalanta est un exemple du potentiel de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime et a permis de promouvoir l’UE en tant qu’acteur de la sécurité (Pejsova, 2019). Larsen (2019 :6) explique également que les différentes initiatives de l’UE montrent que celle-ci « accorde une importance accrue aux domaines maritimes mondiaux en tant que priorité politique pour renforcer son profil de sécurité » [traduction]. Selon Pejsova (2019 :1), la sécurité maritime est « l’un des intérêts stratégiques fondamentaux de l’Union européenne » [traduction]. Lors de la conférence de presse de la réunion informelle des ministres européens de la Défense à Helsinki, Federica Mogherini a déclaré :

« Et nous constatons une demande croissante pour un rôle de l’Union européenne en tant que garant de la sécurité maritime non seulement dans notre région, mais aussi plus loin – je pense à l’Asie ou au Pacifique, à l’océan Indien -, où l’Union européenne et les États membres ont un intérêt évident à garantir la liberté de navigation et la sécurité des routes maritimes » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.8).

Selon Palm et Crum (2019), de plus en plus, les opérations militaires de l’UE prennent part à une stratégie de politique étrangère plus large. Avec l’opération Atalanta, l’UE s’est imposée « non seulement au nom de la sécurisation du transport maritime mondial mais également en faisant prévaloir une vision globale alliant action militaire et judiciaire à l’aide au développement » (Proutière-Maulion, 2016 :166). L’UE s’occupe ainsi des causes de la piraterie pour que la lutte soit à la fois politique et juridique, participant à une politique plus globale d’aide au développement. Allier les différents enjeux sécuritaires, économiques et humanitaires concorde avec la vision présentée dans la Stratégie européenne de la sécurité de 2003 (Proutière-Maulion, 2016). L’opération Atalanta participe donc à une démarche globale qui vise à éradiquer la piraterie et « à proposer un nouveau modèle de construction pour les pays en voie de développement » (Proutière-Maulion, 2016 :167). Elle s’intègre également dans le Cadre stratégique pour la Corne de l’Afrique de l’UE (Palm et Crum, 2019). Concernant l’opération Sophia, celle-ci s’inscrit également dans l’approche globale de l’UE en termes de migration (Proutière-Maulion, 2016). Le but est donc également de combattre les symptômes mais aussi les « causes profondes du phénomène, telles que les conflits, la pauvreté, les changements climatiques et les persécutions » (Proutière-Maulion, 2016 :175). L’UE utilise des instruments similaires afin de lutter contre la piraterie et contre le trafic de migrants : une opération militaire, un renforcement de la coopération bilatérale et avec les organisations régionales et internationales ainsi qu’un soutien au niveau local. Dans les deux cas, une approche régionale est donc utilisée par l’UE pour un problème régional tout en développant une démarche globale (Proutière-Maulion, 2016).

En ce qui concerne les présences maritimes coordonnées, selon Pejsova (2019 :3), celles-ci pourraient « renforcer considérablement la capacité maritime et le rayonnement de l’Union à l’échelle mondiale » et « accroître la visibilité de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime à long terme » [traduction]. Le but de ce mécanisme est en effet de renforcer le rôle de l’UE en tant qu’acteur de la sécurité dans le domaine maritime et la mise en œuvre indique également que cela est devenu une priorité dans sa stratégie de défense et de sécurité (Sobrino-Heredia, 2022). De plus, l’initiative démontre l’intention de l’UE « non seulement d’être une puissance maritime civile mais aussi de devenir une puissance navale selon les lignes définies en 2016 dans sa Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité […] » [traduction] (Sobrino-Heredia, 2022 :108).

En outre, les trois régions où l’UE déploie une présence maritime ont chacune des enjeux importants pour l’Union européenne. L’océan Indien est une ligne de communication stratégique pour l’UE. Il constitue une route commerciale majeure entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe où circule des produits manufacturés, des denrées alimentaire et de l’énergie. Des communautés locales et lointaines dépendent également de ses ressources marines. L’UE et les États membres y ont des flottes de pêche (Larsen, 2019). Germond (2011 :567) explique que l’opération Atalanta est « la première opération militaire de l’Union européenne qui vise directement à défendre un intérêt central de ses États membres, à savoir le commerce maritime » [traduction]. Avec la crise financière de 2008, les conséquences sur le commerce de l’insécurité dans la Corne de l’Afrique auraient été difficiles à supporter pour l’Europe (Besenyő et Sinkó, 2022). Pejsova (2019) a ainsi déclaré que la piraterie est le seul problème de sécurité de l’Indo-Pacifique qui a été pris en charge par la communauté internationale du fait des conséquences économiques qui en découlent. La sécurité maritime et le libre accès aux lignes de communication maritimes sont en effet un important défi de la région. Ces lignes sont d’ailleurs essentielles pour le fonctionnement et la croissance de l’économie mondiale et des télécommunications numériques qui s’effectuent grâce à un réseau de câbles sous-marins (Pacheco Pardo et Leveringhaus, 2021).

De plus, comme expliqué précédemment, l’UE a des partenaires économiques importants en Asie. En 2018, les échanges entre l’Asie et l’UE s’élevaient à 1,4 billion d’euros et 50% de ceux-ci ont transité par l’océan Indien (Pejsova, 2019). Pacheco Pardo et Leveringhaus (2021) expliquent que des perturbations au niveau de l’accès ou de la navigation dans les eaux indo-pacifiques ont des impacts importants, notamment sur la vie quotidienne, dans l’Union européenne. Selon Pejsova (2019 :1), l’UE a donc un intérêt à ce que le domaine maritime soit sûr et il est donc « naturel qu’elle contribue à sa préservation, en particulier dans les eaux qui la relient à ses principaux partenaires économiques en Asie » [traduction]. Les pays d’Asie souhaitent également que l’Union européenne soit davantage engagée « dans la résolution des nombreux problèmes de sécurité maritime […] dans la région Indo-Pacifique, notamment en raison de son aspiration à jouer un rôle plus important en matière de sécurité dans la région » [traduction] (Pejsova, 2019 :1-2).

De même, la mer Méditerranée est importante pour l’UE car elle relie l’Europe au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord et elle est également une source de subsistance qui sert aux industries européennes de la pêche et du tourisme (Larsen, 2019). Par ailleurs, l’opération Irini est « liée à la question des hydrocarbures », notamment car « elle intervient dans une région où les hydrocarbures représentent un enjeu important pour l’Union européenne » (Peyronnet, 2022 :6). La Libye a d’importants gisements d’hydrocarbures (OPEC cité par Peyronnet, 2022). Ces ressources pétrolières sont, en raison de leur qualité et de leur position proche, « particulièrement attractives pour les États membres de l’Union européenne, qui n’en bénéficie à ce jour que très peu » (Galtier cité par Peyronnet, 2022 :6 ; Peyronnet, 2022 :6).

Le golfe de Guinée est également une région stratégique. Elle inclut 17 pays de l’ouest de l’Afrique et est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, minéraux et ressources halieutiques. Le golfe est également important pour le trafic maritime africain dont il représente 20% et il comprend 20 ports commerciaux (Nováky, 2022). 1500 navires y transportent chaque jour les exportations en matières premières, notamment le pétrole, de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe. Les États membres de l’UE y ont également des flottes de pêche (Service européen pour l’action extérieure cité par Sobrino-Heredia, 2022). Ce commerce maritime, qui est essentiel pour l’UE, est donc menacé par la piraterie et les vols à main armée sur les navires (Escuela Superior de las Fuerzas Armadas cité par Sobrino-Heredia, 2022 ; Sobrino-Heredia, 2022). Selon Nováky (2022), le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe vise à renforcer la présence maritime de l’UE ainsi que son influence politique dans la région.

Conclusion

L’opération Atalanta est la première opération militaire de sécurité maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. Elle a été lancée en 2008 dans l’ouest de l’océan Indien afin de lutter contre la piraterie et les vols à main armée en mer. D’autres missions lui sont également attribuées. Son mandat est actuellement prévu jusqu’en décembre 2024. L’opération a permis jusqu’à présent l’arrestation de pirates présumés, des condamnations ainsi qu’une diminution des actes de piraterie. Néanmoins, les réseaux criminels se sont adaptés et la piraterie n’a pas été éradiquée. La réelle contribution de l’opération européenne n’est pas certaine mais cela a permis à l’UE de démontrer sa capacité à opérer en dehors des côtes européennes.

La crise des réfugiés de 2015 a également conduit l’UE à lancer l’opération EUNAVFOR MED, rebaptisée Sophia par la suite. Le but était de lutter contre le trafic de migrants en mer Méditerranée. Quatre phases étaient prévues mais les opérations dans les eaux libyennes n’ayant pas été autorisées, l’opération a été bloquée dans sa seconde phase. D’autres missions avaient été ajoutées, notamment la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye. L’opération a permis l’arrestation de passeurs présumés, la destruction d’embarcations et la formation de garde-côtes libyens. Plus de 40000 personnes ont également été secourues. L’opération a cependant été critiquée pour son orientation, c’est-à-dire non-centrée sur la recherche et le sauvetage, et ses conséquences indirectes, notamment l’adaptation des passeurs augmentant la dangerosité de la traversée et le nombre de décès. L’opération s’est terminée fin mars 2020 et a été remplacée par l’opération Irini, dont la mission principale est la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU. Celle-ci mène des inspections, saisies, enquêtes et rapports.

En août 2019, l’UE a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées afin de coordonner la présence maritime des États membres dans une certaine région, désignée comme zone d’intérêt maritime. Celles-ci ne constituent pas des opérations militaires de la PSDC. En janvier 2021, un projet pilote a été lancé dans le golfe de Guinée afin de soutenir la région face aux problèmes et incidents de sécurité. En février 2022, le mécanisme a également été mis en place dans le nord-ouest de l’océan Indien. La mise en œuvre du concept dans les deux régions est actuellement prévue jusqu’en février 2024.

Ces différentes opérations et initiatives soutiennent différents intérêts de l’UE. En effet, les importations et exportations ainsi que la sécurité énergétique de l’UE dépendent du transport maritime. Le secteur de la pêche est également important. Des routes maritimes ouvertes et sécurisées sont donc essentielles pour l’économie et la sécurité européennes. Les opérations maritimes et les présences maritimes coordonnées montrent également que la dimension navale est de plus en plus apparente et est devenue une priorité dans la politique de sécurité et de défense de l’UE. L’UE cherche également à mettre en avant son rôle en tant qu’acteur et garant de la sécurité maritime. Par ailleurs, les différentes initiatives mises en place s’inscrivent dans une stratégie politique plus globale de l’UE.

En outre, les trois zones d’intervention représentent également des enjeux importants pour l’UE. L’océan Indien est une route commerciale et une zone de pêche majeure pour l’UE. Il constitue également une région où l’UE a des partenaires économiques importants. La mer Méditerranée est également une zone de pêche ainsi qu’une source de subsistance et d’hydrocarbures. Enfin, le golfe de Guinée est riche en ressources naturelles et constitue une zone majeure de transport commercial.

Alexia Msrchal

Références

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[1] Pour des chiffres détaillés par année, voir le site de l’EU Naval Force Operation ATALANTA https://eunavfor.eu/key-facts-and-figures

Les politiques indo-pacifiques du Canada et du Québec : réflexions croisées

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Frédéric Lasserre, Directeur du CQEG

Résumé : En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique. Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021. Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie. Quels sont les principaux éléments mis de l’avant dans ces stratégies ?  Proposent-elles des lectures et des approches convergentes envers la région indo-pacifique ?

Mots-clés : Indo-Pacifique, stratégie, Canada, Québec, Chine, Japon, Inde.

Summary : In November 2022, Canada published its Indo-Pacific Strategy. This strategy followed by a few months a similar document from Quebec, published in December 2021. These policy documents follow several similar documents published by Japan, Australia, the United States, France or the United Kingdom, in an international context of changing reflexive paradigms for addressing regional and international relations in Asia. What are the main elements put forward in these strategies?  Do they propose convergent readings and approaches for the Indo-Pacific region?

Keywords : Indo-Pacific, strategy, Canada, Quebec, China, Japan, India

En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique (Gouvernement du Canada, 2022). Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021 (Gouvernement du Québec, 2021). Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, pour n’en citer que quelques-uns, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie (Nagao, 2019; Berkofsky et Miracola, 2019). Lancé en 2007 par le premier ministre japonais Shinzo Abe, le concept d’Indo-Pacfique, pendant longtemps peu relayé, connait depuis quelques années un engouement marqué. Il ne s’agira pas ici de considérer les raisons de cet intérêt – ou de cet effet de mode – mais plutôt de s’interroger sur les caractéristiques des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec. Quelles en sont les principales idées, alors que se singularisent deux grandes orientations dans la plupart des stratégies indo-pacifiques publiées à ce jour : la plupart accordent une place très importante à la Chine, dont l’ascension économique et politique bouscule les intérêts de nombreux États, voire les inquiète dans ce qu’Isabelle St-Mézard qualifie d’anxiété géopolitique (Saint-Mézard, 2023) ; en réaction, toutes oscillent entre des positions visant à contrer la Chine et son ascension, ou au contraire à maintenir un espace régional inclusif afin de ménager le dialogue avec Beijing (Martin 2019; Heiduk et Wacker, 2020; Goin, 2021).

1. La notion de paradiplomatie

Cette comparaison des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec pourrait prêter le flanc à l’argument que le Québec n’est pas un État souverain, et que donc il ne peut ni définir de stratégie diplomatique, ni être pertinent dans une analyse de stratégies définies par des États indépendants. Formellement, cela est exact, mais très réducteur. Un champ important des sciences politiques et des relations internationales étudie depuis plusieurs années ce que l’on appelle la paradiplomatie, soit l’action internationale d’entités politiques de rang 2, à savoir des États fédérés ou des administrations qui se sont dotés d’outils de relations internationales. On oublie ainsi qu’au sein de la très jacobine et centralisatrice République française, les collectivités d’outre-mer du Pacifique, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et Polynésie, ont constitutionnellement la latitude de développer des relations autonomes avec des gouvernements étrangers tant que cela n’interfère pas avec la défense ou les douanes.

Le Canada est un État fédéral, dans lequel les administrations de rang 2 (les provinces) sont juridiquement des États. Dans le cadre de la Révolution tranquille, mouvement socio-politique majeur qui a bouleversé la société québécoise des années 1960, la volonté d’affirmation de l’autonomie du Québec s’est notamment traduite par un souci d’affirmation à l’étranger également, même si les affaires étrangères sont de compétence fédérale. Dès 1961, le Québec inaugure à Paris une Délégation générale, première d’une série de plusieurs qui structure aujourd’hui le réseau des représentations politiques du Québec à l’étranger. Depuis 1965, la doctrine Gérin-Lajoie est le fondement de la politique internationale du Québec ; elle affirme que la souveraineté d’une province canadienne dans ses champs de compétence devrait s’appliquer également dans ses relations internationales. Tous les partis politiques au Québec, souverainistes comme fédéralistes, ont poursuivi cette politique, que le gouvernement canadien tolère.

Panayotis Soldatos a défini la paradiplomatie comme « la poursuite directe, à des degrés variables, d’activités internationales de la part d’un État fédéré » (Soldatos, 1990). Le concept est largement répandu aujourd’hui (Paquin, 2004) et appliqué à des États quasi-fédéraux également. Ce concept demeure à géométrie variable : tous les États fédérés ne mènent pas forcément une action internationale/politique étrangère. On observe également une diversité de l’engagement de l’État dans sa paradiplomatie, entre Québec, Écosse, Flandre, Catalogne, Groenland… Le Québec n’est pas souverain et ne définit donc pas de politique étrangère pleine et entière – donc son action ne couvre pas tous les domaines : c’est à garder à l’esprit dans la comparaison des cadres politiques du Québec et du Canada.

2. La politique indo-pacifique du Canada

La stratégie canadienne définit l’Indo-Pacifique comme l’Asie orientale, l’Asie du Sud-est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les 14 pays insulaires du Pacifique, le sous-continent indien et les Maldives. Les Seychelles, l’Asie centrale, la Russie d’Asie, le Moyen-Orient en sont ainsi exclus. La pertinence de ce régionyme nouveau d’Indo-Pacifique n’est pas justifiée ; le document explique cependant que la région ainsi définie représente une part importante de l’économie mondiale, la moitié en 2040. C’est une région qui connait globalement une grande vitalité démographique mais aussi économique. C’est une région qui suscite des « défis stratégiques » majeurs, essentiellement du fait de l’ascension de la Chine; une région qui implique le Canada de par sa façade Pacifique, et qu’il importe d’engager dans la voie du développement durable « si nous voulons relever les grands défis mondiaux », dont « la lutte contre les changements climatiques » et le développement durable (p.3).

La politique vise donc à approfondir les partenariats régionaux, pour promouvoir la paix, le développement durable, les échanges commerciaux et les investissements. Le Canada « entretient des relations étroites avec ses partenaires et amis », mais « il y a aussi des pays dans la région avec lesquels le Canada est fondamentalement en désaccord; le Canada doit être lucide quant aux menaces et aux risques que ces pays représentent ». Certes, il faut « maintenir le dialogue » (p.6), « il est nécessaire de coopérer » (p.8), mais la stratégie énonce clairement que certains pays constituent des menaces. La Chine est clairement visée : elle est une « puissance mondiale de plus en plus perturbatrice », qui peut faire preuve d’« arrogance » et déployer une « diplomatie coercitive » (p.7). On est loin des discours lénifiants des cadres généraux de politique du Canada qui prévalaient dans le passé, dans lesquels la confiance en l’attrait du modèle occidental et la perception de la maitrise des enjeux de sécurité ne conduisaient pas le Canada comme les États-Unis ou l’Australie ou le Japon, à nourrir cette anxiété géopolitique qui les conduit maintenant à incriminer directement le gouvernement chinois. Entendons-nous : il ne s’agit pas ici de défendre la Chine, mais simplement de souligner le changement de ton à Ottawa, changement très officiellement consacré dans la Stratégie régionale en 2021.  L’objectif est clairement de soutenir une approche « fondée sur des règles » (p.9) et de repousser toute action unilatérale, implicitement de la Chine, envers Taiwan ou dans les mers de Chine du Sud et de l’Est.

Trois pages sont ainsi consacrées à la Chine, puis une page sur l’Inde, deux pages pour le Pacifique Nord (Japon et Corée), une page (2 avec des figures) pour l’ANASE (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, ASEAN en anglais) avec des axes politiques très généraux. La Chine est mentionnée 53 fois dans le document, l’Inde 22 fois, la Corée 27 fois, le Japon 18, l’ANASE 22 fois : le document s’efforce de parvenir à un certain équilibre, mais, reflet de l’énoncé de politique générale dans lequel la réaction face au rôle perturbateur de la Chine est clairement soulignée, la place accordée à la Chine est dominante – plus de deux fois plus que le 2e pays mentionné le plus souvent, la Corée.

Le document articule par la suite les 5 axes prioritaires : Promouvoir la paix, la résilience et la sécurité ; accroitre les échanges commerciaux et les investissements, et renforcer la résilience des chaines d’approvisionnement; investir dans les gens et tisser des liens entre eux ; bâtir un avenir durable et vert ; demeurer un partenaire actif et engagé.

La tonalité du premier axe montre qu’ici encore, le raisonnement implicite vise la Chine : seule la modernisation de l’armée chinoise est mentionnée parmi tous les pays de la région, comme menace implicite. La tonalité très défensive se poursuit avec un paragraphe sur l’Arctique : « le Canada est conscient que les puissances de l’Indo-Pacifique considèrent l’Arctique comme une région offrant des débouchés », constat qui semble signifier que cet intérêt est lourd de menaces puisque la phrase suivante explique que « Le Canada est déterminé à maintenir la paix et la stabilité dans la région » (p.16). Si ce premier axe est développé sur trois pages, comme la seconde section sur l’économie. Les axes suivants s’appuient sur des passages plus courts, mais articulent des objectifs de politique générale (développement durable( parfois originaux (investir dans les gens et les liens entre populations. Le document présente pour chaque axe les façons d’atteindre les objectifs retenus : ces aspects pratiques représentent 9 pages et demie (35%) sur les 27 du document.

3. La Stratégie territoriale pour l’Indo-Pacifique du Québec

Pas plus que la Stratégie canadienne, la Stratégie québécoise ne cherche vraiment à justifier le terme d’indo-pacifique. Le document mentionne un objectif de relance économique dans un contexte de fin de pandémie de covid-19, soulignant d’emblée une lecture de la région nommée Indo-Pacifique en des termes résolument économiques. La région constitue un « nouveau centre de gravité de l’économie mondiale » (p.3); on le disait déjà de l’Asie-Pacifique en 1997 lors de la première mission commerciale Québec Chine et, de manière générale, dans les années 1990 avec le succès du concept d’Asie-Pacifique. Constater le poids économique dominant d’une région rassemblant 35% des terres et 65% de la population n’a rien de novateur. En revanche, au-delà du cliché du poids économique majeur de l’Indo-Pacifique, le document souligne deux points : cette région est marquée par un fort dynamisme économique – comme pour la stratégie canadienne – mais elle est aussi traversée de rivalités. Rivalité entre la Chine et les États-Unis, présentée comme un paramètre et non comme une prémisse politique engageant la vigilance du Québec, mais une rivalité qui a des impacts sur les partenaires de ces deux pôles économiques. Rivalité également entre Inde et Chine, deux géants démographiques, politiques et économiques. On observe donc un monde en recomposition, avec des risques, mais aussi des occasions. Le document relève que certains lisent la région sous un prisme sécuritaire (QUAD, AUKUS) ; qu’on y observe le déploiement des nouvelles routes de la soie et de contre-projets indiens ou japonais, et que ces rivalités se traduisent aussi à travers de nombreux accords commerciaux à géométrie variable.

La Stratégie se place résolument dans le domaine du commercial. Le premier axe stratégique concerne le commerce international et les investissements. Le second cherche à renforcer la recherche, l’innovation et la formation, non seulement pour maintenir la compétitivité des entreprises québécoises, mais aussi pour favoriser la collaboration avec des laboratoires asiatiques et pour développer le marché de la formation offerte au Québec aux chercheurs et étudiants asiatiques – « Développer une intelligence d’affaires en éducation et enseignement supérieur » (p.18).

Le 3e axe porte sur l’économie verte et le développement durable. Il s’agit de renforcer l’engagement du Québec en matière de développement durable, tout comme dans la stratégie canadienne. Il s’agit donc d’un engagement politique certes, mais aussi économique : des efforts seront ainsi déployés pour promouvoir « l’offre et le savoir-faire du Québec en matière de développement durable et de tourisme responsable » (p.19) ; un engagement politico-social également : on souhaite « favoriser le partage d’expertise sur la dimension sociale du développement durable » (p.19). Le concept de valeur intervient ici : liberté, démocratie, justice, durabilité, mais sans qu’aucun État ne soit stigmatisé. Le document reconnait du même souffle le potentiel de coopération dans ce domaine : plusieurs sociétés de la région ont développé des expertises potentiellement bénéfiques pour le Québec, Australie, Nouvelle-Zélande, Chine, Corée, Japon… dans une optique de partage (pas seulement de vente) et de coopération.

Le 4e axe porte sur la main-d’œuvre ; le 5e sur la culture, et un 6e axe transversal porte sur la jeunesse, atout commun aux sociétés de la région dont il faut renforcer la curiosité, la formation, les contacts pour forger des liens trans-océaniques.

À travers l’analyse de cette stratégie, on relève :

  • L’expression de principes politiques certes, mais formulés de façon modérée – droits de la personne ; développement durable – une demi-page
  • La présence d’objectifs politiques – développer l’influence du Québec et le développement durable – pour soutenir les valeurs certes, mais surtout pour favoriser la coopération et les objectifs socio-économiques.
  • Une approche résolument pragmatique – de nombreuses pistes d’action sont exposées. Sur 19 pages de texte, un total d’environ 9 pages (47%) présentent les actions à mener.
  • Une approche intégrée : le document expose les liens qui associent les différents axes de la stratégie, le développement durable, la formation de la main-d’œuvre, la recherche, la culture permettant certes d’envisager des développements économiques, mais aussi de renforcer le pouvoir d’influence du Québec, dont le rôle crucial en Asie est rappelé dans le document, dont on espère indirectement pouvoir récolter les fruits économiques à terme. Les axes de cette stratégie ne sont pas disjoints, mais bien au contraire proposent un plan d’action pensé comme cohérent et articulant l’ensemble des actions proposées.
  • Aucun État n’est directement incriminé dans cette stratégie, au-delà du constat très factuel de la rivalité sino-américaine. L’approche politique demeure modérée, non militante : le concept de valeurs est mentionné 2 fois ; mais celui de coopération 12 fois. Ce discours parait similaire à celui du Canada, mais la stratégie québécoise ne propose pas d’action spécifique visant à répondre à une quelconque menace chinoise.
  • On y découvre une approche géographique équilibrée : certes la Chine fait l’objet de 30 mentions ; mais le Japon 25 ; la Corée du Sud 24 ; l’Inde 22 ; l’Australie 14 ; le Vietnam 11 ; l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est, 6 chacun.

4. Deux stratégies convergentes ?

Toute comparaison des deux stratégies canadienne et québécoise doit rappeler un paramètre de taille : le Québec n’étant pas un État souverain, il ne peut développer d’éléments forts de politique étrangère, a fortiori en matière de défense ou d’accords commerciaux. De fait, il ne peut développer de lien avec l’institution qu’est l’ASEAN, ni tenir de discours à fort contenu diplomatique ou de sécurité. Cela explique en partie l’absence de place importante consacrée aux enjeux politiques en Asie – en partie seulement, on y reviendra.

Des convergences se dessinent : les deux stratégies font la part belle aux enjeux économiques (commerce, investissements) ; aux questions de développement durable ; à la main-d’œuvre, à l’immigration, à la formation et à la jeunesse, des aspects qu’on retrouve peu souvent dans les stratégies indo-pacifiques.

Mais des différences importantes se dessinent. Sur la forme tout d’abord : la stratégie québécoise a réussi à proposer une série d’orientations et d’actions qui présentent un fort degré d’intégration et de synergie, ce qu’on observe nettement moins du côté de la stratégie fédérale canadienne.

Sur le fond ensuite : certes le Québec n’a pas à se prononcer sur une posture politique à l’endroit de la Chine ; mais il aurait néanmoins pu développer un propos plus incisif sur la question des valeurs et de la trajectoire politique de celle-ci, ce qu’il a choisi de ne pas faire. Le portrait politique de la dynamique politique dans la région est lucide – on observe l’émergence de vives tensions – mais ce constat demeure factuel et ne suscite pas de critique même si l’attachement aux valeurs démocratiques est formulé. La stratégie québécoise se veut un document résolument pragmatique pour permettre le développement de la coopération en Indo-Pacifique. À l’inverse, la stratégie canadienne, en rupture avec les discours relativement idéalistes sur l’Asie que développaient les administrations libérales précédentes, souligne l’importance d’une certaine résilience face à l’émergence d’une Chine perçue comme une menace potentielle. La main demeure tendue ,mais le discours n’en demeure pas moins incriminant, polémique voire vindicatif pour un document de politique régionale. Fin de l’innocence et de la croyance candide dans la vertu de l’ouverture économique envers la Chine, qui conduirait nécessairement celle-ci à réformer son régime politique ? Car telle était pendant longtemps la croyance inébranlable des Occidentaux, et des gouvernements libéraux de Jean Chrétien (1993-2203) à Paul Martin (2003-2006) (The Economist, 2018; Sampson, 2020). Ou angoisse géopolitique ?  Sans doute un peu des deux. Il reste à savoir si la politique menée sur la base de cette stratégie pourra demeurer proactive et non réactive, et favoriser la coopération et l’engagement du Canada envers non seulement ses partenaires, Japon, Corée, Australie et Inde principalement, mais également à l’endroit de la Chine (Paikin, 2023).

Frédéric Lasserre

Références

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Piraterie maritime : quels récents développements d’une menace bien ancrée ?

Louis Borer

Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023 

Géographe, diplômé du Master 2 Géopolitique ENS/Paris 1, Louis Borer est analyste senior en sûreté maritime à la Risk Intelligence, au Danemark, après avoir travaillé à l’Asia Centre pendant 2 ans, puis au ministère des Armées pendant plus de 6 ans, principalement comme analyste géopolitique et menaces maritimes. Il est également officier de réserve dans la Marine Nationale.

Cet article a été publié par Diploweb le 26 février 2023, https://www.diploweb.com/Piraterie-maritime-quels-recents-developpements-d-une-menace-bien-ancree.html dans le cadre de l’accord de partenariat CQEG – Diploweb

Loin des clichés du cinéma hollywoodien, la piraterie demeure une menace tangible pour les marins, l’industrie maritime, et les États côtiers qui bordent ces zones piratogènes. À l’instar des autres menaces maritimes asymétriques, la piraterie est souvent entremêlée à divers enjeux et crises, qui fluctuent au gré du contexte économique et géopolitique. Le niveau ou le type de menace est parfois difficile à qualifier, voire à quantifier, une attaque en mer étant susceptible d’être liée à des groupes mafieux locaux, aux trafics illicites ou, dans une moindre mesure, au terrorisme.

Historiquement, la piraterie s’est développée dans les grandes zones d’activités et de commerce maritime, d’abord en Méditerranée puis en Atlantique, avant de s’étendre vers l’Asie et l’océan Indien. Comme leurs prédécesseurs, les pirates modernes agissent le plus souvent à proximité immédiate des principales routes commerciales (ou Sea Line of Communication/SLOC), qui empruntent certains passages obligés, ou « seuils stratégiques »[1]. Or, la sécurisation de ces routes commerciales, par lesquelles transitent 90 % du commerce mondial en volume et 80 % en valeur, est d’une importance vitale pour la plupart des États souvent tributaires de leurs importations ou exportations de ressources naturelles, énergétiques, ou biens manufacturés.

La piraterie est souvent décrite, à raison, comme l’un des plus vieux métiers du monde. Si les modes opératoires évoluent et s’adaptent, les grandes zones de piraterie demeurent géographiquement bien ancrées. L’objectif de cet article sera dans un premier temps de décrypter les raisons de l’amélioration sensible, bien que fragile, de la situation au large de la Corne de l’Afrique, puis dans un second temps dans le Golfe de Guinée. Un bateau naviguant dans certains détroits d’Asie du Sud-est, ou au mouillage dans les Caraïbes étant susceptible de faire de mauvaises rencontres, ces zones seront abordées dans une troisième partie.

  1. Piraterie en océan Indien : contenue, mais non maîtrisée

 Le golfe d’Aden et la partie Occidentale de l’océan Indien (ou West Indian Ocean/WIO) ont été sous les projecteurs à partir de 2008, année marquée par 571 attaques (contre une cinquantaine d’attaques les années précédentes), et des abordages ambitieux, détournements de pétroliers[2] et kidnappings d’équipages qui resteront gravés dans les annales de la piraterie. Tous les ingrédients étaient alors réunis pour favoriser l’émergence d’une piraterie florissante. Géographiquement, les raids pouvaient être lancés depuis les côtes somaliennes, État failli à proximité immédiate de l’une des principales voies de communication maritime, transitant via le détroit de Bab el Mandeb. Le facteur social était aussi déterminant. Les populations littorales assistaient impuissantes au pillage de leurs ressources halieutiques dont elles étaient (et restent) tributaires, par des entreprises de pêche étrangères. En l’absence de moyens pour assurer la protection des ressources des Zones économiques exclusives (ZEE) somaliennes, les pêcheurs s’improvisaient garde-côtes afin d’arraisonner les navires en activité de pêche INN[3], avant que la prise d’otage du bateau et de son équipage devienne un business plus lucratif que la cargaison de poissons. Les groupes pirates développèrent ainsi un modèle économique constitué de groupes actions, de traducteurs et intermédiaires pour les négociations, et de logisticiens ayant la possibilité de s’appuyer sur des bases arrière et des zones de stockage dans des espaces hors de tout contrôle étatique. Les raids étaient alors menés par le biais de skiffs[4], qui pouvaient être embarqués ou tractés par des bateaux-mères pour les raids menés au-delà de 200 nautiques (nq). Les pirates disposaient d’un armement conséquent et dissuasif, divers armes automatiques type AK-47, des RPG-7, et d’échelles pour aborder le navire.

Afin d’endiguer le phénomène, la réponse internationale fut d’abord étatique, par le biais du déploiement des Équipes de protection embarquée (EPE), de l’opération aéronavale européenne EUNAVFOR Atalante (prolongée jusqu’en décembre 2024, mais dont le mandat a été modifié), épaulée par la mission otanienne Ocean Shield, et de la Combined Task Force (CTF) 151, dont l’objectif premier était de mettre en place un corridor sécurisé, l’IRTC (International Recommended Transit Corridor), le long duquel les navires les plus vulnérables étaient escortés. Les armateurs ont emboîté le pas, remplaçant les EPE par des Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD, ou PMSCs en anglais, la plupart de ces entreprises étant anglosaxonnes) et la mise en place de mesures de protection soutenues par l’Organisation maritime internationale (Best Management Practice). L’ensemble de ces mesures a contribué à faire drastiquement chuter le nombre d’attaques réussies dès 2012. Le ratio gain/risque d’une attaque en mer devenant défavorable et trop périlleux, les groupes se sont progressivement tournés vers d’autres sources de trafics plus lucratives.

À ce jour, si l’âge d’or de la piraterie somalienne semble terminé – la dernière opération sophistiquée et recoupée datant du 21 avril 2019 à 240 nautiques de Mogadiscio – les conditions ayant provoqué le développement de la piraterie sont toujours réunies. L’absence d’attaque ne signifie pas l’absence de menace, considérée comme contenue, mais non maîtrisée. Bien que la probabilité demeure faible, une attaque opportuniste ou un détournement de navire reste possible dans un rayon de 300 nautiques, en particulier dans le secteur de Bab el Mandeb et du golfe d’Aden. La zone est par ailleurs en proie à de multiples trafics (drogues, armes, cigarettes…), auxquels s’ajoutent de nombreux navires de pêche et de boutres en transit. La prolifération de ces petites embarcations, au comportement parfois erratique et pouvant disposer d’armes à bord, rendent leurs intentions incertaines, et la discrimination d’une menace potentielle souvent difficile à identifier, certains adoptant une attitude hostile et suspecte. Effectivement, les navires suspects sont susceptibles d’être des trafiquants ou des militants, voire dans certains cas, des garde-côtes yéménites, à l’instar du voilier Lakota abordé par ces derniers le 19 mai 2022, où ils étaient intervenus, comme souvent, de façon musclée, sans uniforme ni protocole d’appel VHF.

Le profil du pirate type a donc laissé la place à un modèle plus complexe, impliqué dans des activités illégales duales, où un trafiquant peut (re)devenir pirate en cas d’opportunité. Avec la baisse du nombre d’attaques, la vigilance peut également baisser et créer de nouvelles cibles.

À moyen terme, les perspectives dans le WIO restent donc fragiles. Si l’industrie maritime a retiré au 1er janvier 2023, la qualification High Risk Area (HRA) du WIO, ils demandent néanmoins le maintien strict des BMP5. Par ailleurs, la zone est le théâtre de compétitions entre États qui se livrent une bataille navale clandestine à travers l’usage de proxys et de modes d’action hybrides, et les détroits de la région demeurent une zone d’intérêt – du moins dans la propagande jihadiste – de Daesh et al-Qaïda.

À terre, malgré une amélioration des capacités garde-côtières somaliennes, ces derniers ne disposent toujours pas de capacité hauturière crédibles. De plus, les priorités de la Somalie ne sont pas en mer, mais bien à terre, où le pays doit faire face à une famine, et aux attaques de la puissante branche qaïdiste al-Shebbab, dont le nombre d’attaques a augmenté de 30 % par rapport à 2021. Bien que la piraterie semble donc jugulée dans la zone, le large de la Corne de l’Afrique demeure très instable, en proie à diverses menaces, groupes mafieux et convoitises géopolitiques susceptibles de provoquer une reprise des attaques en mer, notamment en cas de désengagement des forces aéronavales multinationales.

 2. Golfe de Guinée, des groupes pirates organisés et violents, aux diverses activités

 Malgré les efforts des États riverains du Golfe de Guinée (GoG), la région est confrontée à une piraterie[5]protéiforme, menée par des gangs organisés et violents.

La plupart des attaques se déroulent près des côtes et à l’approche des ports, notamment dans les Eaux territoriales (ET) et la ZEE nigérianes, qui concentrent la plupart des attaques. Les eaux du Togo, Bénin, et Cameroun sont également concernées. Une partie des groupes opèrent à une distance de 40 nautiques, ciblant des navires de pêches, de logistique pétrolière, ou des cargos de faible tonnage en opération de cabotage, auxquels s’ajoutent de nombreux vols opportunistes à quai ou au mouillage. Certains bandits attaquent également dans les méandres du delta du Niger, mais ces derniers n’entrent pas dans la définition de la piraterie[6]. Environ quatre à six groupes disposent de capacités sophistiquées d’action en haute mer, jusqu’à environ 250 nautiques. À ces différents gangs s’ajoutent des groupes militants tels que le MEND, qui usent de modes d’action similaires et ciblent l’industrie pétrolière dans le cadre de leurs revendications.

Les pirates utilisent des embarcations rapides avec plusieurs individus aguerris à leurs bords, dotés d’un large éventail d’armes de poings et d’épaules. Certains disposent d’équipements et de bonnes connaissances en navigation, ou d’expertises techniques spécifiques. Les attaques se déroulent de jour comme de nuit, avec toutefois un taux d’échecs supérieurs le jour. Les cibles lentes et basses seront privilégiées : petits cargos, navires de pêche ou de liaison logistique qui opèrent dans l’exploitation pétrolière off-shore. Environ 75 % des gangs les mieux organisés sont concentrés dans les États du Bayelsa, Rivers, Akwa Ibom et Delta, au Nigéria. Disposant de bases arrière sûres, l’objectif de ces groupes est l’enlèvement contre rançon ou le soutage (« bunkering ») de tanker en mer, qui nécessite une expertise technique et un solide réseau à terre pour revendre la cargaison.

Comme en Somalie, un phénomène similaire de montée en puissance capacitaire des gangs nigérians a été observé, avec l’usage de bateaux-mères pour cibler des navires jusqu’à 250 nautiques des côtes, par météo favorable. L’attaque du pétrolier Kerala[7] au large de l’Angola en janvier 2014 marquait le début d’une tendance qui persistait en 2022, avec l’attaque à 270 nautiques de Lomé de l’Arch Gabriel le 3 avril, et le détournement du tanker B Ocean, le 23 novembre à 230 nautiques des côtes ivoiriennes.

Parmi les modes d’actions figurent le soutage illégal de pétrole entre deux navires, qui résulte d’une opération complexe nécessitant une prise de renseignements en amont, l’abordage et une prise de contrôle du tanker, avant d’effectuer un transfert technique, et souvent périlleux, sur l’autre navire. Ces opérations de transbordement devenaient rentables en fonction du prix du baril (entre 60 et 100$). La diminution actuelle de cette tendance s’explique notamment par l’amélioration des capacités navales des États riverains du GoG, et la vigilance accrue des armateurs[8]. Avec l’augmentation des attaques ratées, les pirates qui, en plus des risques encourus, revenaient endettés envers leurs commanditaires (frais de carburant et matériels), se sont tournés vers des activités illicites assurant un meilleur ratio gain/risque, comme le soutage de pétrole à terre, plus rentable[9].

L’amélioration des capacités régionales et la diversification des activités illicites à terre ont eu pour conséquence une amélioration de la situation en mer. D’après les données de la RiskIntelligence, pour respectivement 134 incidents recensés en 2019 et 135 en 2020, seuls 78 attaques furent reportées en 2021, et près de la moitié pour 2022, ne comptant « que » deux kidnappings, le 13 décembre,[10] contre 68 en 2021 et 142 en 2020[11]. Si la tendance à venir est incertaine, les vols à quai et au mouillage devraient probablement se poursuivre.

En 2013, le processus de Yaoundé marqua un tournant dans la prise de conscience la montée en puissance des capacités maritimes et navales des États riverains du GoG. Soutenues par l’UE et l’ONU, plusieurs projets de sécurité maritime se sont développés, comme la mise en place d’IFC régionaux ayant – comme à Singapour – pour objectif de coordonner les efforts et le partage de renseignements. La montée en puissance opérationnelle des marines riveraines passe également par leur participation aux exercices navals[12] régionaux avec un appui international. Toutefois, outre les nombreuses disparités entre États, ces progrès sont freinés par une forte corruption des autorités locales, le manque de cohérence, d’entraînement et de maintenance de leurs équipements. De plus, les priorités politiques sont souvent ailleurs, avec la pêche INN sur le plan maritime, et la menace jihadiste[13] qui s’étend aux frontières septentrionales du GoG sur le plan continental.

La piraterie du GoG s’adapte ainsi au contexte économique et géopolitique local. Les États riverains du GoG sont très soucieux du respect de leur souveraineté régionale, compliquant parfois la coopération navale. De plus, outre la corruption, leurs divergences contribuent souvent à laisser le champ libre aux groupes pirates.

3. L’Asie du Sud-est, région en proie à une piraterie[14] endémique, opportuniste et peu violente

Si la géopolitique tente de s’affranchir de tout déterminisme géographique, le cadre géophysique sud-est asiatique prodigue un terrain d’action particulièrement favorable au développement d’une piraterie quasi endémique. Le détroit de Malacca, par lequel transitent un tiers du commerce et la moitié des ressources énergétiques mondiales, et dans lequel s’engouffrent 400 navires par jour, offre une multitude de cibles potentielles aux pirates, qui agissent à l’extrémité Sud-Est du détroit et son prolongement, le détroit de Singapour (entre les îles indonésiennes de Batam et Karimun) où se concentraient 62 % des attaques en 2022. Si, à la différence de la Somalie, les États riverains du détroit de Malacca sont souverains, le nombre important d’îles et îlots susceptibles de fournir autant de caches, les disparités de développement entre Singapour et l’archipel indonésien des Riau qui lui fait face, et le flux de navires qui mouillent ou transitent dans ces détroits sont autant de facteurs favorisant la piraterie.

Contrairement au WIO, le nombre d’attaques dans la région reste conséquent et quasi constant, ayant même connu une augmentation du nombre d’attaques, avec plus d’une centaine d’incidents observés en 2022. Toutefois, la moitié d’entre eux sont des attaques ratées, et rien n’a été volé sur la moitié des abordages réussis. Appelés Bajak Laut, la plupart des pirates sont Indonésiens et opèrent depuis des petites embarcations traditionnelles locales de transport et de pêche (sampans). Le mode opératoire est essentiellement opportuniste, nocturne, et caractérisé par un faible niveau de violence[15]. Equipés principalement d’armes blanches (machettes, kriss, couteaux), les pirates cherchent des cibles faciles. Par conséquent, en transit dans le détroit de Singapour, un navire lent, peu éclairé, avec une faible hauteur de franc-bord pour faciliter l’abordage, sera privilégié par les malfaiteurs opportuns, raisons pour lesquelles les petits tankers, barges tractées et remorqueurs figurent parmi les principaux types de navires ciblés. De nombreux navires sont également abordés au mouillage (en particulier en mer des Sulu et des Célèbes, à Belawan, Tanjung Priok ou Sandakan) de manière très discrète, parfois sans éveiller les soupçons de l’équipage, et en prenant la tangente plutôt que de risquer un affrontement lorsqu’ils sont découverts. Les pirates s’emparent alors de pièces de rechange pour moteur, d’équipements ou de câbles. Des opérations plus ambitieuses ont été observées lors du détournement de tankers assurant des liaisons régionales, notamment au Sud-est de la Sulawesi, dans l’objectif de siphonner la cargaison et de la revendre sur le marché noir. La hausse du prix de l’énergie avec la relance de la guerre en Ukraine est susceptible d’augmenter la tendance de ce type d’action, rendant de fait les tankers plus exposés. Plus généralement, la récession de l’économie et l’inflation sont des facteurs à terre susceptibles d’entraîner des répercussions en mer.

Compte tenu du caractère hautement stratégique de ces détroits, et afin d’éviter toute tentative d’ingérence étrangère, les États riverains ont dû prendre des mesures concrètes pour limiter le phénomène. Singapour, l’Indonésie et la Malaisie ont mis en place des patrouilles coordonnées en 2004, les MSSP[16] (Malacca Strait Sea Patrol) et leur volet aérien EiS (Eyes in the Sky), ainsi qu’un centre de fusion de l’information à Singapour (Information Fusion Center, IFC) au sein duquel des officiers de liaisons de nombreux pays (dont la France) partagent du renseignement. Face au succès de l’IFC, l’initiative a été dupliquée en Océan indien et par les pays riverains du golfe de Guinée.

Toutefois, une certaine méfiance entre les États riverains du détroit de Malacca, héritée d’une histoire commune marquée par de nombreux affrontements, a également limité l’efficacité de ces initiatives. Dans le prolongement de l’imaginaire collectif, les Caraïbes et le golfe du Mexique sont également en proie à de la piraterie opportuniste, souvent violente et armée, commentant des vols d’équipement sur des navires au mouillage, ou des plateformes off-shore. Les faits reportés en Amérique du Sud sont quant à eux souvent liés au banditisme ou au trafic de drogue (dissimulation ou récupération de drogue sur un conteneur).

Dans les Caraïbes, comme ailleurs, les incidents sont mal reportés, et il est souvent difficile d’obtenir des données fiables et recoupées[17], soit par manque de volonté des États de reporter des incidents dans leurs ET qui pourraient entacher leur réputation, soit pour l’armateur qui – outre le risque réputationnel – risque de voir ses primes d’assurance s’envoler, et de voir son navire immobilisé à quai dans le cadre d’une investigation. De plus, les statistiques peuvent évoluer en fonction des critères retenus[18]. Ainsi les IFCs, les Marines de guerre, ou le Bureau maritime international (BMI) pourront avoir une définition différente de la piraterie que l’Organisation maritime internationale, suivant la définition d’UNCLOS selon laquelle, pour une attaque du même type, un acte de « piraterie » se déroule en haute mer, et le « banditisme en mer » dans les ET, rendant le décompte d’autant plus difficile.

Afin de couvrir les multiples implications de la piraterie, une approche pluridisciplinaire et multiscalaire s’avère nécessaire. Tout d’abord humaines et sociales, les répercussions sont également économiques, la piraterie engendrant d’importants surcoûts[19] à toute l’industrie maritime. Enfin, outre la dimension souvent complexe de la juridiction[20]en mer, la piraterie peut également servir d’alibi légitimant certaines présences navales à la mer[21]. C’est notamment le cas des Marines indépendantes qui, en contribuant à la lutte contre la piraterie dans le WIO, s’assurent une présence miliaire à proximité des SLOC et seuils stratégiques. Ces déploiements hauturiers longues durées permettent une mise en condition opérationnelle de ces Marines sur des théâtres d’opérations maritimes souvent éloignés de leurs bases. Ainsi, non sans une pointe de sarcasme, le spectre de la menace pirate dans une zone stratégique pourrait donc s’avérer « d’utilité géopolitique ».

Louis Borer

[1] Est appelé « Seuil stratégique » un lieu d’importance vital pour le commerce maritime et les déploiements militaires. L’étroitesse de ces détroits ou canaux et la proximité avec la côte rendent les navires ou bâtiments militaires davantage exposés à un tir depuis la côte en cas d’attaque pirate ou terroriste.

[2] Parmi lesquels figurent le superpétrolier saoudien Sirius Star, le Carré d’As et le Ponant côté français, ou la prise d’otages du porte-conteneurs Maersk Alabama au large d’Eyl l’année suivante, ayant inspiré le film « Captain Phillips » (2013).

[3] Pêche INN : Illégale, Non réglementée, Non déclarée. La pêche INN est une cause majeure de la paupérisation de populations littorales fragiles, susceptibles de se tourner vers des activités de subsistances illégales comme la piraterie ou les trafics. Plusieurs initiatives soutenues par l’ONU, l’UE, ou encore Interpol tentent de mettre en œuvre des moyens pour limiter la pêche INN, par le biais de patrouilles ou de solutions techniques telles que le suivi par satellite des émissions AIS suspectes dans les zones de pêche. De nombreux pays sont impliqués dans la pêche INN, comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou le Japon pour le cas de la Somalie.

[4] Le skiff est l’embarcation traditionnelle locale en bois ou fibre de verre, le nombre de tonneaux embarqués pour le carburant indiquait le rayon d’action théorique de l’embarcation. Les bateaux-mère étaient quant à eux constitués de boutres ou dhows, navires tenant mieux la mer servant de plateforme de lancement logistique pour les raids.

[5] Pour en savoir plus: Katja Lindskov Jacobsen, UNODC, Global Maritime Crime Programme, « Pirates of the Niger Delta », 2021, Ministry of foreign affairs of Denmark, https://www.unodc.org/res/piracy/index_html/UNODC_GMCP_Pirates_of_the_Niger_Delta_between_brown_and_blue_waters.pdf

[6] Selon la Convention des Nations Unies, dite de « Montego Bay » (1982) sur le droit de la mer, qui définit légalement l’acte de piraterie comme une attaque perpétrée à des fins privées, sur un bateau en haute mer (soit au-delà de la limite des 12 nautiques), et avec violence. https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf

[7] Après avoir coupé l’AIS du navire, les assaillants avaient repeint les éléments permettant d’identifier le navire (IMO, nom, pavillon), avant de transférer vers une barge plus de 12 000 tonnes de cargaison.

https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/le-kerala-a-bien-ete-attaque-par-des-pirates-devant-l-angola

[8] Qui appliquent une version adaptée des BMP5 dans la zone, « BMP GoG », dernière version de juin 2021. Les armateurs disposent également de meilleures protections dans les aires de mouillage par des ESSD, qui opèrent essentiellement dans les ET nigérianes.

[9] Courant 2022, le vol de pétrole brut et de produits pétroliers illégalement raffinés à terre ont atteint des niveaux records, permettant aux groupes criminels de recevoir des revenus élevés et constants, impliquant de grosses pertes de revenus pour le Nigéria. ”Why are gulf of Guinea pirates shifting to illegal oil bunkering”, 4 décembre 2022, Maritime executive, https://www.maritime-executive.com/article/why-are-gulf-of-guinea-pirates-shifting-to-illegal-oil-bunkering

[10] En dépit de la baisse conjoncturelle, les gangs basés dans le Delta du Niger, Bayelsa, et River State sont structurés, et disposent de camps retranchés et protégés des autres gangs et des autorités pendant toute la durée des négociations. Plusieurs raids peuvent être regroupés sur 24h, notamment en cas d’attaque ratée. Les attaques réussies aux mouillages au large de Lomé, Cotonou et Douala en 2019 et début 2020 ont entraîné une réaction des autorités responsables, où les navires au mouillage peuvent désormais demander à bénéficier gratuitement de personnel militaire. Des mesures de sécurité similaires ont été mises en œuvre par les autorités du Bénin et du Togo.

[11] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report, janvier 2023 ; Gaël Cogné, « La piraterie dans le golfe de Guinée n’a pas disparu », 5 janvier 2023, Mer et Marine, https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/la-piraterie-dans-le-golfe-de-guinee-n-a-pas-disparu-alerte-un-rapport-pour-la

[12] Comme African Nemo ou Obangame Express pour les plus importants, ou par le biais de la mission permanente de la Marine nationale Corymbe, par laquelle la France joue un rôle important de formation, sécurisation, et promotion de son modèle d’Action de l’État en mer.

[13] Outre Boko Haram qui évolue au Nord-est du Nigéria, l’État islamique au grand Sahara (EIGS), et la coalition qaïdiste JNIM (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin) s’étendent comme une tache d’huile dans la région.

[14] Se référer aux travaux d’Éric Frécon, référent français dans le domaine de la piraterie en Asie.

[15] Toutefois, selon le Bureau maritime international, parmi les 38 incidents signalés en 2022, deux membres d’équipage ont été menacés et quatre ont été pris en otage pendant la durée de l’attaque. Une arme à feu a été utilisée pour menacer l’équipage dans au moins trois incidents.

[16] Le modèle MSSP a inspiré en 2016 l’initiative de sécurité maritime et de patrouilles trilatérales INDOMALPHI, entre l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines en mer des Sulu et des Célèbes, notamment dans le cadre de la lutte contre le groupe Abu Sayyaf.

[17] Le rapport annuel du MICA Center, à Brest, dresse un tableau exhaustif et fiable de la situation annuelle : https://www.mica-center.org/en/mica-center-annual-report-2022-is-out, auquel s’ajoute le rapport annuel du Bureau maritime international, « Piracy and armed Robbery against ship 1 January – 31 December 2022 » https://www.icc-ccs.org/

[18] Une attaque est souvent définie en cas de coup de feu ou contact au grappin, on parlera sinon d’approches si l’intention est identifiée, ou d’activité suspecte.

[19] Primes d’assurances, ESSD embarquées et équipements de défenses passifs (canons à eau, citadelle…), et principalement, l’augmentation de la vitesse dans les zones dangereuses ou un changement de cap entraînant une plus grande consommation.

[20] Certains cas impliquant le droit de la mer, celui de l’Etat du pavillon. D’autres problématiques peuvent concerner l’embarquement d’armes à bords de navires, l’usage disproportionné de la force, ou la présence d’armureries flottantes, la plupart des navires n’étant pas autorisés à pénétrer dans les ET d’un pays avec des armes à leurs bords.

Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023

Mesly, Nicolas (2022). Terres d’asphalte. Notre agriculture sous haute pression. Montréal : Multimondes.

Cet ouvrage pose la question de l’avenir des terres agricoles au Québec. Prenant la mesure de leur déclin rapide dans les espaces autour de Montréal et de Québec, Nicolas Mesly propose ici une analyse de ce cas de géopolitique locale, dont l’enjeu réside dans l’utilisation du foncier rural. L’auteur pose la question du choix politique qui se présente au gouvernement, mais à la société aussi : veut-on préserver l’activité agricole dans les terres fertiles de la vallée du Saint-Laurent, surtout dans la région entourant le grand Montréal ?  De manière plus générale, veut-on préserver une certaine autonomie alimentaire, en maintenant l’activité agricole dans les campagnes ?

La prémisse de base renvoie à cette question de l’autonomie alimentaire du Québec. L’auteur évoque la politique proactive de soutien du monde agricole menée par le ministre Jean Garon de 1976 à 1985. Jean Garon a notamment réussi à faire voter, en 1978, la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA), qui institue un zonage et le classement des terres agricoles afin de les soustraire à l’appétit des promoteurs. Le ministre de l’Agriculture et des Pêches a dû lutter, au sein même de son gouvernement, contre les intérêts politiques du ministre d’État à l’Aménagement, Jacques Léonard, dans une rivalité pour savoir qui lutterait le plus efficacement contre l’étalement urbain, une rivalité entre ministères qui n’est pas sans rappeler celle, toujours d’actualité, entre le ministère de l’Environnement et le ministère des Affaires municipales pour savoir qui piloterait la politique de l’eau du Québec…

Jean Garon avait comme objectif l’autosuffisance alimentaire du Québec – ne pas dépendre des importations tout en développant un secteur agro-alimentaire fort générateur d’emploi. A la fin de son mandat, des estimations veulent que l’autonomie alimentaire du Québec ait atteint 80% (Dorval, 2020); mais atteindre l’autosuffisance semble hors d’atteinte compte tenu des goûts alimentaires contemporains des Québécois, notamment en ce qui concerne les fruits et légumes tropicaux et/ou consommés en hiver (Genois Gagnon, 2020). Néanmoins, un degré d’autonomie le plus élevé possible semble, rappelle l’auteur, bénéfique à plus d’un titre : ne pas dépendre des chaines d’approvisionnement de l’étranger, surtout si celles-ci en viennent à se distendre sous l’effet de perturbations politiques ou environnementales comme les tensions sur la gestion de l’eau en Californie ; entretenir un secteur productif et de transformation créateur de valeur ajoutée et d’emplois.

Il ne s’agit pas seulement de produire : l’auteur observe la tendance à la concentration du secteur, avec l’émergence de grandes exploitations portées par le secteur financier (Banque nationale notamment) ou l’achat de terres par des investisseurs étrangers, qui certes voudront maintenir une activité de production, mais pas nécessairement pour l’écouler sur le marché local – on pense ainsi à des investisseurs chinois ou émiratis, actifs à travers le monde pour diversifier leur portefeuille d’actifs dans le secteur alimentaire mais aussi pour accroitre la production expédiée vers leur propre population. Il n’est pas certain que ces nouveaux exploitants auront à cœur de soutenir les retombées économiques de leur production dans les campagnes du Québec…

Le déclin du secteur agricole se traduit précisément par l’expansion du tissu périurbain au dépens des terres agricoles dans les périphéries de Québec et surtout de Montréal. C’est d’autant plus regrettable pour la production agricole que ces terres sont très fertiles, alors même que le Québec ne dispose pas de surfaces considérables : 5% de son territoire seulement est cultivable, et 2% seulement est effectivement exploité. Il existe certes des surfaces qui pourraient être mises en exploitation, surtout avec les effets du réchauffement climatiques, mais cela exige des investissements pour bonifier ces sols alors que les exploitations de la grande couronne de Montréal travaillent des terres productives, déplore l’auteur. Malgré la LPTA et le zonage agricole, la pression de l’étalement urbain est intense, depuis des décennies : le modèle urbanistique repose sur le développement massif et extensif de lotissements de maisons unifamiliales que desservent des routes, puis des autoroutes urbaines sans transport en commun, alors même que des réserves foncières existent dans le tissu des zones dites blanches ouvertes à l’aménagement commercial ou résidentiel. Ce modèle, décrié depuis des décennies, s’est vu renforcé avec les impacts de la pandémie de covid-19 et la généralisation du télétravail, qui ont incité nombre de foyers à s’installer en zones périurbaines pour satisfaire le désir de « vivre à la campagne » – dan un milieu qui, l’auteur le passe sous silence, n’est pas toujours très sain du fait de l’intensité des usages de pesticides et d’engrais, et dont les conséquences sur la santé se manifestent aussi peu à peu : c’est un mythe que de croire que la campagne de l’agriculture intensive est verte (Latulippe, 2001 film; Cameron, 2019), ce que l’on sait depuis Rachel Carson et son essai Silent Spring publié dès 1962. De plus, ces nouveaux ruraux supportent souvent mal la cohabitation avec les exploitations agricoles, lesquelles génèrent des odeurs que ces rurbains en mal d’espaces bucoliques tolèrent mal – d’où de nombreux conflits de voisinage et de recours en justice.

Sous la pression des nouveaux rurbains, les municipalités s’activent également pour développer les infrastructures routières, grandes voies rapides puis autoroutes, puis pour dézoner de plus grands espaces pour poursuivre le développement résidentiel et commercial. A cela, une cause fiscale, outre la forte demande des citadins : l’essentiel des revenus des municipalités du Québec réside dans la perception des droits de mutation sur les achats immobiliers, et sur les taxes foncières dont le montant dépend de l’évaluation de la valeur des propriétés – bien supérieures pour des développements résidentiels, commerciaux ou industriels. Les municipalités, surtout si un promoteur leur propose qui plus est d’assumer les coûts des infrastructures urbaines – voire, égout, aqueduc – résistent difficilement à l’attrait de cette ressource financière et vont donc se joindre aux pressions des promoteurs pour obtenir le dézonage des terres agricoles.

Ainsi, le monde agricole se voit-il confronté, dans ces territoires d’expansion des couronnes urbaines, à de multiples pressions : conflits avec les nouveaux résidents ; entraves posées par le développement routier et l’accroissement du trafic ; pression des promoteurs et des municipalités. Souvent vieillissants et endettés, les exploitants, faute de trouver des successeurs, finissent par vendre leurs terres à des spéculateurs qui à leur tour feront pression sur la Commission de protection des terres agricoles pour obtenir le dézonage et le feu vert pour lotir et construire.

Il existe des pistes de solutions. Tout d’abord, renforcer les pouvoirs municipaux pour protéger les espaces agricoles et les milieux humides, alors même que leur valeur environnementale est reconnue. L’actualité témoigne de la difficulté des combats menés par certaines municipalités, deux récentes décisions de justice risquant de compromettre leur action pour protéger les milieux naturels sur le territoire (Champagne, 2023). L’auteur compare aussi la politique d’aménagement du Québec avec celle de l’Ontario, où le gouvernement provincial a instauré une ceinture verte protégée par une forte réglementation autour de Toronto.

Afin de renforcer l’attractivité du secteur agricole aux yeux des exploitants eux-mêmes, mais aussi du public et des municipalités, l’auteur fait valoir le potentiel de valorisation touristique sur le modèle des routes du vin, du fromage etc… surtout que ce type d’activité plait souvent aux nouveaux rurbains friands de l’image d’une campagne saine et productrice de produits de qualité. Le développement de l’agriculture urbaine constitue également une avenue pour renforcer un secteur économique dévalorisé notamment par la précarité financière qu’il impose souvent aux exploitants. Certes, souligne l’auteur, il ne faut pas que l’on prenne de bonnes terres pour construire un entrepôt et des serres sur son toit ; mais si le questionnement de base est l’autonomie alimentaire et le renforcement de l’activité agricole, alors l’agriculture urbaine, sur des toits ou en pleine terre, constitue aussi un élément de solution.

Mais ces avenues ne sauraient à elles seules répondre aux difficultés structurelles qui guettent le monde agricole. Tant que les municipalités chercheront à toujours mettre en valeur des terres pour accroitre leurs revenus faute d’accès à de nouvelles sources de financement ; tant que le modèle urbanistique favorisera l’étalement urbain et que nombre de promoteurs, mais aussi de citadins pousseront pour l’extension de la construction de résidences unifamiliales; tant que nombre de consommateurs préféreront acheter leur épicerie moins cher plutôt que de favoriser l’achat local, tant que les villages plus loin des grands centres urbains se videront et que les services déclineront, alors les exploitants demeureront confrontés à la question de la difficile relève et des pressions pour céder leurs terres ou cesser leur exploitation. Ces conflits d’usage du foncier agricole en périphérie urbaine constituent un cas de géopolitique locale qui renvoie à des choix de politique d’aménagement, mais aussi à des choix de la part des consommateurs.  Un livre fort intéressant, militant certes, mais qui éclaire sur les enjeux de pouvoir sur les terres agricoles périurbaines au Québec.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Cameron, D. (2019). Pesticides : la rivière aux horreurs. La Presse, 21 sept., https://www.lapresse.ca/actualites/2019-09-21/pesticides-la-riviere-aux-horreurs.php

Carson, R. (1962). Silent Spring. Boston : Houghton Mifflin.

Champagne, É.-P. (2023). Protection des milieux naturels. Des décisions des tribunaux qui « préoccupent » Québec. La Presse, 13 mars, https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2023-03-13/protection-des-milieux-naturels/des-decisions-des-tribunaux-qui-preoccupent-quebec.php

Dorval, A. (2020). L’autonomie alimentaire sous Jean Garon. La Gazette de la Mauricie, 14 juillet, https://gazettemauricie.com/lautonomie-alimentaire-sous-jean-garon/

Genois Gagnon, J-M. (2020). Autonomie alimentaire : difficile d’être entièrement autonomes. Le Journal de Québec, 26 sept., https://www.journaldequebec.com/2020/09/26/autonomie-alimentaire-difficile-detre-entierement-autonomes

Latulippe, H. (2001). Bacon, le film. ONF, https://www.onf.ca/film/bacon_le_film/

RG Vol.9 n.2, 2023

Marcel Bazin (2021). Tigre et Euphrate. Au carrefour des convoitises. Paris, CNRS Éditions

Cet ouvrage présente clairement le passé, le présent et les enjeux des différents États du bassin du Tigre et de l’Euphrate. Rédigé dans un style clair, avec peu de passages techniques, bien illustré avec de nombreuses cartes, il s’agit d’un livre grand public visant à analyser les enjeux géopolitiques de cette région.

S’inscrivant dans une collection consacrée à de grands fleuves, Géohistoire d’un fleuve, qui comprend des ouvrages sur le Congo ou le Mississippi, le lecteur s’attend cependant à une analyse centrée sur la géopolitique des usages de l’eau, de sa mobilisation, des conflits d’usage et de l’articulation de ceux-ci avec les relations politiques entre les différents acteurs, États, mouvements de guérilla comme le PKK ou prônant une remise en cause radicale de l’ordre actuel comme l’État islamique.  Curieusement, et sans doute est-ce un choix discutable de la part de l’auteur, l’analyse de ces enjeux d’aménagement et de mobilisation de la ressource en eau demeure presque marginale dans l’ouvrage. Une seule partie lui est consacrée, la seconde section de 30 pages sur « La ressource en eau, aux fondements de l’aménagement régional ». Certes, on retrouve des éléments pertinents, comme le développement agricole et les politiques de développement de l’irrigation, dans la section quatre, « Les États face aux identités régionales », mais le lecteur, mis en appétit par l’introduction intitulée Deux fleuves au cœur du Moyen-Orient, restera un peu sur sa faim dans ses attentes d’analyse des enjeux hydropolitiques.

En réalité, l’ouvrage articule plutôt un portrait d’enjeux géopolitiques régionaux gravitant autour de l’aménagement, de l’exploitation des ressources, et de l’héritage de décennies de conflits. L’auteur débute par le portrait de l’histoire de cet espace plurimillénaire, à travers une longue première partie qui part du néolithique jusqu’à l’avènement des quatre États actuels du bassin versant. Dans toute cette partie, les informations érudites sont nombreuses, mais peu concernent directement les fleuves et leur utilisation. L’auteur le reconnait lui-même en p 59 : « Nous voilà loin de l’Euphrate ». Les techniques d’irrigation ne sont expliquées que chez les Perses Achéménides, or cette ancienneté de la pratique de l’irrigation, les enjeux socio-politiques qu’elle supposait et les impacts environnementaux qu’elle a pu induire avec la salinisation, sont cruciaux pour comprendre la relation entre les sociétés et les deux fleuves. On apprend que tantôt l’agriculture irriguée a été encouragée, sous les Abbassides notamment, tantôt qu’elle a été délaissée, par les Turco-Mongols. Il aurait été intéressant de mieux lier cette histoire politique à celle de l’utilisation des fleuves, pour mieux saisir cette interaction et préparer l’exposé de la géopolitique de l’eau contemporaine, tant il est vrai que les enjeux politiques de l’utilisation de la ressource en eau découlent en bonne part des rivalités politiques entre les États.

L’auteur aborde dans le second chapitre le rôle fondamental de l’eau dans l’aménagement, l’enrichissement et la densification de ce bassin. Les aménagements hydrauliques contemporains ont pour buts de développer l’irrigation, de protéger des inondations parfois dévastatrices, et de produire de l’électricité. C’est surtout à partir des années 1960 que sont construits de grands barrages dans le Sud-Ouest iranien, en Irak, sur l’Euphrate syrien, plus tard dans le Sud-Est de l’Anatolie. Dans cette dernière région, le GAP (Projet de l’Anatolie du Sud-Est), déjà envisagé à l’époque d’Atatürk, ne voit en effet les premières études que dans les années 1970. Ce projet majeur prévoit l’édification de 22 barrages sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents d’amont. Bien sûr les préoccupations socio-économiques sont largement évoquées par les autorités turques : développement d’une région pauvre grâce à l’irrigation de 2 millions d’ha de terres produisant céréales, coton, arachides, légumes, et couverture d’une partie des besoins énergétiques du pays : il s’agit pour la Turquie de valoriser un atout économique majeur pour le bénéfice du pays et d’une région encore très pauvre par rapport au revenu moyen national. Officiellement les populations kurdes majoritaires devaient largement bénéficier de ces travaux, pour les conduire à se détourner d’un activisme politique revendiquant identité différente, autonomie politique voire indépendance avec l’éclatement de la guérilla en 1984 : ces objectifs n’ont manifestement pas été atteints et la Turquie s’est enferrée dans la négation de l’identité kurde, obsession politique qui a également largement piloté sa politique à l’endroit de l’État islamique et de son absence de soutien en faveur des Kurdes syrien, laissés seuls face à l’EI à Kobané notamment. Décevant sur le plan intérieur, le GAP est source de conflits avec les pays d’aval, inquiets de la diminution du débit des fleuves. La gestion de l’eau est facteur de concurrence plus que de coopération, situation que la guerre civile en Syrie et l’arrivée de Daesh n’ont fait que compliquer. C’est sous le signe des gestes unilatéraux que se gère la ressource en eau dans le bassin, et depuis le lancement du GAP, la Turquie, forte de sa position d’amont, fait progresser ses projets d’aménagement hydraulique en tenant peu compte des doléances de ses voisins, malgré quelques rares accords (comme celui de 2002 avec la Syrie) qui demeurent largement des coquilles vides, n’évoquant même pas les grands barrages turcs ni u quelconque partage des eaux avec les pays d’aval (Daoudy, 2006), ce que l’auteur ne souligne guère.

En guise de conclusion, l’auteur mobilise le terme de « résilience » pour qualifier le rôle que pourraient jouer le Tigre et l’Euphrate dans une région si conflictuelle. On voudrait y souscrire !  Mais actuellement cette vision demeure très optimiste, car rien ne permet d’entrevoir un relèvement à court terme : la Turquie avance avec le GAP aux effets mitigés et qui ne parvient pas à envisager un accord avec les Kurdes ; la guerre civile perdure en Syrie ; l’Irak demeure très faible et la rivalité entre l’Iran et la Turquie demeure vive, même si elle s’est récemment atténuée entre Iran et Arabie saoudite (Farouk, 2023). Par ailleurs, les effets négatifs du changement climatique sur le débit des cours d’eau pourraient constituer un nouveau sujet d’inquiétude.

Il s’agit d’un livre intéressant, qui s’efforce de brosser un portrait géopolitique de la région du bassin des deux fleuves. Le principal défaut en est le caractère évanescent du fil conducteur que devrait être l’analyse géopolitique de ces deux fleuves.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Daoudy, M. (2006). Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie. Négociations, (2), 65-081.

Farouk, Y. (2023). Riyadh’s Motivations Behind the Saudi-Iran Deal. Carnegie Endwment for International Peace, 30 mars, https://carnegieendowment.org/2023/03/30/riyadh-s-motivations-behind-saudi-iran-deal-pub-89421

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.