La définition des plateaux continentaux étendus en Arctique : le mythe de la course à l’appropriation

Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023

Frédéric Lasserre

Anne Choquet-Sauvin

Camille Escudé

Frédéric Lasserre est directeur du CQEG et professeur au département de Géographie à l’Université Laval ; frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Anne Choquet-Sauvin est enseignante chercheure en droit à l’UMR 6308 AMURE, Centre de droit et d’économie de la mer (Institut Universitaire Européen de la Mer- IUEM – Université de Bretagne Occidentale-UBO). Elle est aussi Présidente du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA). anne.choquet-sauvin@univ-brest.fr

Camille Escudé est docteure en Relations internationales de l’IEP de Paris et professeure agrégée de Géographie. Elle est directrice du Centre de Recherches Politiques de l’IEP Madagascar où elle enseigne également. Ses travaux portent sur les questions géopolitiques dans les régions arctiques et les océans, et elle s’intéresse en particulier aux questions de représentation politique et de définition des limites de la région.  camille.escude@sciencespo.fr

Résumé : Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé.

Mots-clés : plateau continental étendu, Arctique, Canada, Russie, Danemark, dorsale de Lomonosov, dorsale de Mendeleïev.

Summary : In the heart of the Arctic Ocean, the extensive continental shelf claims of Canada, Denmark and Russia overlap on the Lomonosov Ridge, an undersea mountain range that stretches from northern Greenland and the Canadian island of Ellesmere to the Siberian coast. For a long time, these disputes, often reported by the media only through the prism of the conflict, have been the subject of comment and analysis. The war between Russia and Ukraine since February 2022 and its consequences could make the resolution of these disputes more complex than in the past.

Keywords : extended continental shelf, Arctic, Canada, Russia, Denmark, Lomonosov ridge, Mendeleyev ridge.

Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé. De fait, comment interpréter les récentes revendications danoise, russe et canadienne ?

1.    Que sont les revendications sur les plateaux continentaux étendus ?

Les plateaux continentaux sont des espaces maritimes consacrés par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Cnudm), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Ils prolongent les espaces maritimes du plateau continental, dans lesquels l’État côtier n’est pas pleinement souverain, mais détient des droits souverains sur l’exploitation des richesses naturelles des fonds marins. Le plateau continental se superpose

Fig. 1. Les différents espaces maritimes prévus par la CNUDM

Source : D’après Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, https://tinyurl.com/GeoconfluencesPC

La définition de ces espaces maritimes, ZEE et plateau continental étendu, diffère fortement. Si la ZEE s’étend sur au plus 200 milles marins (environ 320 km) à partir des lignes de base[1], de manière purement géométrique, en revanche, le plateau continental étendu repose sur le possible prolongement physique de la plaque continentale au-delà de la limite des 200 milles. Il appartient ainsi à l’État côtier, dans un délai de 10 ans suivant sa ratification de la Cnudm[2], de déposer un dossier de demande d’extension auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC)[3], agence des Nations Unies composée de 21 experts dans les domaines du droit, de la géologie, de la géophysique ou de l’hydrographie. L’État côtier doit y documenter cette extension physique du plateau continental sur la base de preuves géomorphologiques et géologiques. A cette fin, les États mettent sur pied des expéditions scientifiques pour effectuer des sondages, prélèvements, relevés morphologiques : ces informations visent à prouver l’extension de la masse continentale en mer et à déterminer sa limite.

Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.

2.  Un mouvement d’accélération récent des revendications

A l’heure actuelle, tous les États arctiques ont déposé des revendications de plateau continental étendu, sauf les États-Unis (voir tableau 1). Dès 2001, la Russie a soumis un dossier à la CLPC qui demande cependant des précisions complémentaires. Moscou dépose un nouveau dossier en 2015, assez semblable à la revendication de 2001, puis a étendu considérablement l’espace revendiqué en 2021 (Fig.  2 et 3). La CLPC a émis un avis favorable à la revendication russe de 2021 le 6 février 2023 en rejetant toutefois l’inclusion de la dorsale de Gakkei dans le plateau continental étendu russe, ce que la Russie a entériné dès le 14 février 2023 en révisant partiellement sa demande (Fig. 4).

Islande Russie Norvège Canada Danemark États-Unis
Date de ratification effective de la CNDUM 21 juin 1985 12 mars 1997 24 juin 1996 7 déc. 2003 16 nov. 2004 Non ratifiée
Date butoir de soumission du dossier de demande d’extension 13 mai 2009 13 mai 2009 13 mai 2009 7 déc. 2013 16 nov. 2014
Dépôt des revendications 29 avril 2009 20 déc. 2001

Demande révisée, 3 août 2015

Demande arctique étendue, 31 mars 2021

Demande modifiée, 14 février 2023

27 nov. 2006 6 déc. 2013, partielle, Atlantique

23 mai 2019, partielle, Arctique

Demande arctique étendue, 19 déc. 2022

Soumissions partielles:

– Nord des Féroé, 29 avril 2009

– Sud du Groenland, 14 juin 2012

– Est du Groenland, 27 nov. 2013

– Nord du Groenland, 11 déc. 2014

Avis de la Commission Acceptée, 13 avril 2016 Demande de précisions, 14 juin 2002

Demande étendue acceptée sous réserve pour la dorsale de Gakkei, 6 février 2023

Acceptée, 27 nov. 2009 Revendication au nord des Féroé acceptée, 11 mars 2014

Tableau 1. État des revendications déposées auprès de la CLPC par les États arctiques, mars 2023

Source : compilation des auteurs, d’après UN Commission on the Limits of the Continental Shelf, Submissions, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/commission_submissions.htm et revue de presse.

Le Danemark a procédé par étapes, d’abord en 2009 au nord des îles Féroé, puis en 2012 au sud du Groenland, en 2013 à l’Est du Groenland puis au nord de l’île en 2014 (Fig. 5). En 2019, le Canada (dont la date limite de dépôt de revendication de 2013 était suspendue grâce au dépôt d’une demande partielle en Atlantique, en raison d’une tolérance de la CLPC) a lui aussi déposé une revendication étendue dans le bassin de l’océan Arctique (Fig. 6), modifiée en 2022 (Fig. 7) Seuls les États-Unis n’ont pas encore déposé de revendication, ne pouvant se prévaloir de l’article 76 puisqu’ils ne sont pas parties à la Convention faute de ratification.

Les revendications de trois États ont été acceptées : Norvège (2009), Islande (2016) puis Russie (2023) [1], ce qui pose assez directement la question des scénarios possibles pour l’avenir.

Fig. 2. Revendication modifiée de la Russie, 3 août 2015.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 3. Revendication modifiée et étendue de la Russie, 31 mars 2021.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 4. Revendication modifiée par la Russie le 14 février 2023 à la suite de la publication de l’avis de la CLPC le 6 février 2023

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 5. Revendications du Danemark, 2009-2014.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 6. Revendications du Canada, 23 mai 2019.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 7. Revendication étendue du Canada, 19 décembre 2022.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.

3.    Une certaine crispation politique ?

Contrairement à une idée souvent véhiculée par la presse, les revendications maritimes dans l’Arctique n’étaient pas l’objet de vives tensions ni ne débouchaient systématiquement sur des litiges, du moins jusqu’à tout récemment. Des négociations ont lieu et aboutissent parfois à des accords (Fig. 8 et 9), notamment en 1973 entre le Danemark et le Canada, en 1990 entre les États-Unis et l’URSS, en 2006 entre le Danemark et la Norvège, en 2010 entre la Russie et la Norvège, en 2019 entre le Danemark, la Norvège et l’Islande, ou encore en juin 2022 entre le Danemark et le Canada (règlement des litiges en mer de Lincoln, sur l’île de Hans et en mer du Labrador) (Pic et al, 2023). A ce jour, aucun État arctique ne s’est formellement objecté aux revendications d’autres États riverains, même après 2014 et l’annexion de la Crimée ou 2022 et l’invasion de l’Ukraine, et depuis la déclaration d’Ilulissat de 2008, les États coopèrent parfois activement, à tout le moins échangent des données et ne s’objectent pas aux revendications des tiers arctiques (Lasserre, 2019; Lasserre et al, 2021; Bartenstein et Gosselin, 2021). Le Canada a ainsi rappelé, dans sa soumission complémentaire de 2022, que le Canada et le Danemark, et le Canada et la Russie, étaient convenus suite à des accords bilatéraux, qu’ils ne s’opposeraient pas aux soumissions de l’autre partie (Gouvernement du Canada, 2022). Les États ont uniquement indiqué à la CLPC la possibilité de risques de chevauchement des plateaux. Ce consentement peut toutefois être modifié, en témoigne la décision du Pakistan de juillet 2020 de revenir sur son consentement implicite à la soumission indienne de 2009 (Pakistan Mission, 2020 ; Permanent Mission of India, 2021 ; Kunoy, 2023). L’idée d’une course à la guerre et à l’accroissement rapide des tensions dans l’espace arctique du fait des revendications sur ces espaces maritimes est donc largement exagérée, puisque des négociations ont lieu, que des accords sont conclus et aboutissent ainsi à de nombreuses limites négociées, et que les États riverains, malgré leurs différends, voire leur animosité depuis 2022, ne s’opposent pas frontalement.

Fig. 8. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, juin 2022.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Fig. 9. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, avril 2023.

Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.

Il est cependant exact que de nombreux différends subsistent, dont ceux qui portent sur la dorsale de Lomonosov, objet des revendications de la Russie, du Danemark et du Canada. Dès 2001, la Russie formulait une revendication qualifiée par plusieurs observateurs occidentaux de très étendue. Elle s’arrêtait cependant au pôle Nord selon une logique semblable à celle des secteurs polaires un temps prônée par l’URSS et le Canada, et aujourd’hui tombée en désuétude. En 2014, le Danemark a surpris nombre d’analystes en déposant une revendication englobant l’ensemble de la dorsale de Lomonosov, bien au-delà du pôle Nord et jusqu’à la limite de la ZEE russe, au large de la Sibérie. Le Canada a déposé une demande partielle ne portant que sur l’Atlantique, après semble-t-il la décision du Premier ministre Stephen Harper de retenir le dossier arctique qui ne s’étendait pas assez aux yeux du gouvernement et ne comprenait pas le pôle Nord (Chase, 2013; Destouches, 2013 ; Weber, 2014). Après révision du dossier, le Canada a présenté en mai 2019 une demande étendue, englobant le pôle Nord et une partie importante des dorsales de Lomonosov et Alpha Mendeleïev. La revendication présentait une limite rectiligne du côté eurasien du bassin océanique, comme si Ottawa avait voulu faire preuve de retenue dans sa revendication. La Russie, poursuivant en cela un accord implicite entre États arctiques, ne s’était pas objectée à la revendication canadienne (Permanent Mission of the Russian Federation to the UN, 2019).

En mars 2021, dans un contexte de dégradation continu des relations entre Moscou et les Occidentaux, la Russie a décidé d’étendre sa revendication jusqu’à la limite des ZEE canadiennes et danoises (Fig. 3), réponse possible du berger à la bergère.

Le 19 décembre 2022, dans un contexte politique considérablement altéré avec l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le Canada a annoncé une extension significative de sa revendication de plateau continental étendu, portant celle-ci le long des dorsales de Lomonosov et d’Alpha-Mendeleïev jusqu’à la limite de la ZEE russe (fig. 7). Si en 2019 Ottawa avait choisi de modérer l’extension de sa revendication à travers le tracé d’un long segment droit limitant l’extension de l’espace maritime revendiqué, il semble qu’en décembre 2022 la retenue n’était plus de mise, aboutissant à la décision d’étendre la revendication canadienne jusqu’à la limite de la ZEE russe, imitant en cela le Danemark puis la Russie. L’évolution récente des revendications aboutit ainsi à un complexe chevauchement d’espaces maritimes revendiqués, laissant la portion congrue à la zone internationale.

Il est difficile de ne pas voir dans ces extensions, russe de 2021 et canadienne de 2022, des gestes davantage politiques que fondés sur l’évaluation géologique et géomorphologique des fonds marins… Il importe cependant de souligner que malgré ces chevauchements croissants et une apparence de politisation des décisions d’extension des revendications, aucun État ne s’est objecté aux revendications des autres parties en Arctique, reflet de l’engagement pris en 2008 par les cinq États côtiers, à travers la déclaration d’Ilulissat, de respecter les principes de la Cnudm et de négocier les limites maritimes de bonne foi (Commission sur les Limites du Plateau Continental, 2021).

Une autre explication a ainsi été avancée pour rendre compte de l’étendue des espaces revendiqués par le Danemark (2014), puis des extensions russe (2021) et canadienne (2022) : selon E. Antsygina, il est possible que des éléments d’appréciation des demandes de la part de la CLPC aient pu filtrer, laissant entendre que la dorsale de Lomonosov puisse être reconnue comme faisant géologiquement partie des plaques continentales eurasienne et nord-américaine – reconnaissance rendue publique en février 2023 dans le cas de la Russie. Que ce soit vérifié ou pas, il est possible que les États se soient préoccupé des futures négociations en cas de double validation du rattachement de la dorsale aux plaques eurasienne et nord-américaine. L’assiette des négociations porterait alors sur l’ensemble des espaces maritimes revendiqués – et validés par la CLPC – ainsi la Russie a-t-elle rapidement entérine la réserve formulée le 6 février 2023 par la CLPC à l’endroit de sa demande étendue de 2021, réserve quant à la nature de la dorsale de Gakkei qui a conduit Moscou à retirer sa revendication sur ladite dorsale en 8 jours.

L’idée aurait ainsi cheminé, à Copenhague comme à Moscou et Ottawa, qu’il était dans l’intérêt des États, non de modérer leurs revendications dès lors que prévalait le principe de la coopération et de l’absence d’obstruction au dépôt des revendications des tiers, mais au contraire de maximiser les espaces revendiqués comme levier de négociation et comme option pour obtenir un espace plus conséquent (Antsygina, 2022). Ce scénario accréditerait l’idée qu’une coopération minime mais tacite pourrait perdurer en Arctique malgré la suspension des mécanismes de coopération depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (Koivurova et Shibata, 2023).

Dans la même veine, la recherche destinée à documenter les dossiers de revendication de plateaux continentaux étendus aboutit parfois à la collaboration entre États riverains, pourtant a priori rivaux. On a ainsi pu relever des campagnes conjointes Danemark-Canada en 2006 puis 2009, Canada-États-Unis en 2008 et 2009, Danemark et Russie en 2007 et 2009. Cette mutualisation des moyens permet de réduire les coûts très élevés des campagnes océanographiques arctiques, le seul coût quotidien de la mobilisation d’un brise-glace pouvant dépasser les 100 000 $ par jour. Par ailleurs, elle présente aussi l’avantage de réduire le risque de contestation politique des données scientifiques – en effet, comment remettre en cause la validité de données collectées ensemble ?

La Commission sur les Limites du Plateau Continental va donc se pencher, dans l’ordre des soumissions normalement, sur les revendications des États. A ce jour (mars 2023), la Commission a publié 36 avis sur 93 demandes, 57 sont donc encore en cours d’examen : on parle d’un délai de 10 à 15 ans avant que les revendications des trois États concernés ne soient examinées – mais des surprises peuvent arriver, comme l’avis favorable global de février 2023 de la CLPC en faveur des revendications russes, y compris l’extension de 2021, à la réserve près exprimée sur la dorsale de Gakkei et très rapidement acceptée par Moscou.

La Commission a donc largement accepté la revendication russe, non pour en formaliser les limites – elle ne trace pas de frontière – mais pour en valider les fondements géomorphologiques – la zone revendiquée présente un lien avec la plaque eurasienne. Il reste donc à voir quelle sera son avis concernant les revendications du Danemark et du Canada – la dorsale de Lomonosov serait-elle aussi le prolongement de la masse continentale nord-américaine, auquel cas elle constituerait un morceau de croûte continentale, étiré lors de l’ouverture du bassin de l’océan Arctique et reliant les deux masses continentales. En fonction de ces avis que prononcera la CLPC, ce sera à la charge des États de négocier les limites de leurs espaces maritimes respectifs. A défaut, il pourrait être fait appel à la Cour Internationale de Justice (ONU) qui a étudié différentes affaires de délimitation de plateaux continentaux, comme l’affaire du Plateau de la Mer du Nord (1969) [5].

Ce n’est donc pas l’effet d’une course à l’appropriation des espaces maritimes, sur la base du premier arrivé, premier servi, qui a poussé les États à déposer ces revendications, ni même les impacts des changements climatiques avec la fonte de la banquise, encore très épaisse et bien présente toute l’année au cœur de l’océan Arctique; mais bien un principe de prudence national lié à cette échéance de 10 ans : puisque l’État a droit à ce plateau continental étendu et qu’il ne sera plus possible de le revendiquer après ce délai de 10 années, alors autant aller de l’avant.

4.     Des ressorts économiques ?

Les États caressent cependant, bien entendu, l’espoir d’y trouver, un jour, des ressources, même si la probabilité d’y trouver des hydrocarbures est faible : les dépôts sédimentaires le long de la dorsale semblent limités. Hydrocarbures peut-être donc, ou plus probablement hydrates de méthane, ces dépôts de clathrates (réseau cristallin de glace d’eau emprisonnant des dépôts de gaz) qui se forment à très forte pression et basse température, ou encore nodules polymétalliques des grands fonds marins, ou minerais de la dorsale elle-même – faute de prospection, on ne parle que de possibilités, et donc certainement pas de gisements évalués. Pour les hydrates de méthane, la littérature évoquait un large éventail d’estimations, de 500-900 Gt à 10 000 Gt (Dyupina et van Amstel, 2013). Découverts pour la première fois précisément dans l’océan Arctique en 1868, en mer de Kara, les nodules polymétalliques arctiques ne sont même pas l’objet d’estimations spécifiques en Arctique. Plusieurs auteurs soulignent que des gisements semblent plus prometteurs en Atlantique et dans le Pacifique (Mizell et al, 2022). Leur exploitation, complexe par définition du fait des grandes profondeurs où ratisser ces nodules, serait par ailleurs plus ardue dans l’Arctique où les conditions de glace demeurent sévères au cœur de l’océan, malgré la fonte rapide de la banquise marginale en été et la disparition progressive de la banquise pluriannuelle, plus épaisse et plus dure. La tendance est au retrait rapide, en été, de la glace au large de la Sibérie et le long des côtes est et ouest du Groenland, mais la glace se maintient au cœur du bassin arctique à l’aplomb de la dorsale de Lomonosov (fig. 10).

Fig. 10. Étendue de la banquise à son minimum de septembre, 2022.

Source : NSIDC (2022), Arctic sea ice minimum ties for tenth lowest, Arctic Sea Ice News and Analysis, 22 sept., https://nsidc.org/arcticseaicenews/2022/09/

Conclusion

Le 13 octobre 2021, dans une communication conjointe intitulée « Un engagement renforcé de l’UE en faveur d’une région arctique plus verte, pacifique et prospère », le Haut représentant et la Commission européenne précisent que l’Union européenne va « faire pression pour que le pétrole, le charbon et le gaz restent dans le sol, y compris dans les régions arctiques, en s’appuyant sur des moratoires partiels sur l’exploration des hydrocarbures dans l’Arctique ». Il reste à voir dans quelle mesure cette déclaration d’intention qui traduit la volonté de l’UE d’énoncer des normes de gouvernance en Arctique (Gricius et Raspotnik, 2023), va orienter les efforts des États arctiques dans leur volonté d’explorer les espaces maritimes, sachant que la conjoncture économique est également un facteur déterminant : des cours élevés des matières premières sont cruciaux car l’exploration des grands fonds dans un milieu arctique suppose des coûts très élevés. Par ailleurs, quelle que soit l’abondance des ressources à découvrir dans les fonds marins arctiques, il est peu probable que les États renoncent à la possibilité d’étendre leur plateau continental, par simple opportunisme et principe de précaution – ne souhaitant pas renoncer à la possibilité que des générations futures puissent un jour possiblement y découvrir des ressources exploitables.

Après l’avis favorable de la CLPC au sujet de la revendication russe, l’évaluation des extensions danoises et canadiennes demeure en cours. Lorsque les recommandations seront rendues publiques, il demeure incertain si les relations entre Russie, Canada et Danemark, teintée par la guerre en Ukraine, permettront de négocier les limites des espaces maritimes respectifs.

Références

Antsygina, E. (2022). The Interplay between Delineation and Delimitation in the Arctic Ocean. Ocean Yearbook Online36(1), 381-415.

Bartenstein, K., & Gosselin, L. (2021). Le “prolongement naturel” et le plateau continental étendu arctique du Canada: coopérer pour donner sens au droit, à la science et aux faits. Canadian Yearbook of International Law/Annuaire canadien de droit international58, 48-77.

Chase, S. (2013). Harper orders new draft of Arctic seabed claim to include North Pole. The Globe and Mail, 4 déc., https://www.theglobeandmail.com/news/politics/harper-orders-new-draft-of-arctic-seabed-claim-to-include-north-pole/article15756108/

Choquet, A. (2021). L’extension du plateau continental au large de l’Antarctique : entre volonté de ménager les susceptibilités et défendre ses intérêts. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 33 |, doi : https://doi.org/10.4000/vertigo.29658

Commission sur les Limites du Plateau Continental (2021). Submissions to the Commission: Partial revised Submission by the Russian Federation, https://www.un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/submission_rus_rev1.htm

Commission sur les Limites du Plateau Continental (2023). Recommendations of the Commission on the Limits of the Continental Shelf in Regard to the Partial Revised Submission made by the Russian Federation in Respect of the Arctic Ocean on 3 August 2015 with Addenda Submitted on 31 March 2021. UN, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/rus01_rev15/2023RusRev1RecSum.pdf

Destouches, V. (2013). Le Père Noël et la bataille du pôle Nord Le Père Noël est au cœur d’une âpre dispute concernant son lieu de vie : le pôle Nord. L’Actualité, 24 déc., https://lactualite.com/monde/le-pere-noel-et-la-bataille-du-pole-nord/

Dyupina, E. & van Amstel, A. (2013). Arctic methane. Journal of Integrative Environmental Sciences10(2), 93-105.

Gouvernement du Canada (2022). Addendum à la Demande partielle du Canada `la Commission des limites du plateau continental concernant son plateau continental dans l’océan Arctique. Résumé. Ottawa, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/can1_84_2019/cda1esfra.pdf

Gricius, G. & Raspotnik, A. (2023): The European Union’s ‘never again’ Arctic narrative, Journal of Contemporary European Studies, doi: 10.1080/14782804.2023.2193735

Koivurova, T. et A. Shibata (2023). After Russia’s invasion of Ukraine in 2022: Can we still cooperate with Russia in the Arctic? Polar Record59(e12), 1-9.

Kunoy, B. (2023). Recommendations on the Russian Federation’s Proposed Outer Continental Shelf in the Arctic Area. European Journal of International Law Blog, 3 mars, https://www.ejiltalk.org/recommendations-on-the-russian-federations-proposed-outer-continental-shelf-in-the-arctic-area/

Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, 18 sept., http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/la-course-a-l-arctique-un-mythe.

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[1] La ligne de base suit le tracé de la laisse de basse mer (au large de la côte) pour la ligne de base dite normale ; l’État peut aussi, en cas de côte très découpée ou en présence d’un chapelet d’îles, simplifier le tracé de celle-ci en traçant une série de lignes de base droites.

[2] Article 4 de l’Annexe II de la Convention de Montego Bay relative à la Commission des limites du plateau continental (Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, Annexe II – Commission des limites du plateau continental, 1982, https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-annexe-ii-commission-des-limites-du-plateau-continental; Choquet, 2021).

[3] Site de la CLPC : https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/clcs_home.htm

[4] Sauf pour la dorsale de Gakkel, que la Commission considère ne pas faire partie de la marge continentale au vu des éléments du dossier russe (CLPC, 2023, p.24).

[5] Cour Internationale de Justice, Arrêt du 20 février 1969, Affaire du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark), Recueil de la Cour Internationale de Justice, 1969.

Quel avenir géopolitique pour la Nouvelle-Calédonie ?

Paco Milhiet

 Docteur en Géopolitique de l’Institut Catholique de Paris, et de l’Université de la Polynésie française. Enseignant-chercheur au Centre de recherche de l’École de l’air, enseignant à Science-po Aix.

pmilhiet@gmail.com

Résumé : Les trois référendums d’autodétermination successifs menés entre 2018-2021 en Nouvelle-Calédonie n’ont pas permis, pour l’instant, de définir le futur statut de la collectivité. Une situation politique interne compliquée, à laquelle se superposent des problématiques géopolitiques à différentes échelles. Territoire stratégique riche en matières premières, à travers une Zone économique exclusive étendue, la collectivité est la cible de convoitises internationales.

Mots-clés : Nouvelle-Calédonie, Indo-Pacifique, France, Outre-mer, Géopolitique

Summary : The three self-determination referendums held in New-Caledonia between 2018 and 2021 have not yet defined the future statute of  the French overseas collectivity. In addition to this complicated domestic situation, the territory with its strategic location, raw materials and extensive exclusive economic zone (EEZ) is facing growing attention from various international actors.

Keywords : New Caledonia, Indo-Pacific, France, French oversea territories, Geopolitics

La Nouvelle-Calédonie est un archipel sous souveraineté française situé dans le Pacifique Sud, à quelques 1200 km à l’est-nord-est des côtes australiennes et à 1 500 km au nord-nord-ouest de la Nouvelle-Zélande.

Peuplée par des populations kanak[1] depuis plus de 3 000 ans, la Grande terre, l’île principale de l’archipel, est découverte par James Cook en 1774 et proclamée française en 1853. Les vagues successives d’immigrations de colons européens et asiatiques, conjuguées aux guerres, à l’alcoolisme, et aux maladies, vont marginaliser le peuple kanak qui devient minoritaire (Cailloce, 2020). D’abord discriminé par l’autorité coloniale, notamment à travers la spoliation foncière, la population autochtone a progressivement accédé aux droits civiques, mais reste largement en marge du développement économique de l’île provoqué par la découverte du nickel en 1874.

Les indépendances successives dans le Pacifique océanien (les îles Samoa en 1962, Nauru en 1968, les îles Fidji et Tonga en 1970, les îles Salomon en 1975 et le Vanuatu en 1980), influencent les revendications culturelles et nationalistes en Nouvelle-Calédonie. En 1984 le Front de Libération National kanak et Socialiste (FLNKS), nouvellement créé, boycotte les élections territoriales, organise des barrages sur les routes, et met en place d’un gouvernement provisoire de Kanaky. C’est le début des « événements », dénomination pudique pour qualifier une réelle situation de guerre civile. Le paroxysme des tensions est atteint en 1988 avec la prise d’otage d’Ouvéa. Quatre gendarmes sont assassinés, vingt-sept autres sont détenus dans une grotte, en pleine période des élections présidentielles française de 1988. Une opération de libération des otages menée par l’armée française se solde par la mort de dix-neuf indépendantistes et de deux militaires.

La médiation de Michel Rocard, alors premier ministre, aboutit à la signature des accords de Matignon en juin 1988, prévoyant la mise en place d’un statut de transition de dix ans qui devait se solder par un référendum d’autodétermination. L’accord de Nouméa de 1998 repousse l’échéance électorale de vingt ans (2018) et prévoit la possibilité d’organiser deux autres référendums en cas de vote négatif.

Le processus référendaire organisé en trois scrutins entre 2018 et 2021 constitua donc une période charnière pour l’avenir de la collectivité. La période de transition prévue par les accords de Nouméa étant désormais terminée, quelles perspectives géopolitiques se profilent pour la Nouvelle-Calédonie ?

L’évolution statutaire calédonienne demeure un processus en construction qui suscite énormément de débats et tensions au sein de la collectivité. Le futur statut aura des conséquences nationales, car il entrainera une réforme de la constitution française (I).  Par ailleurs, l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie sera observé par de nombreux acteurs des relations internationales qui s’intéressent à ce territoire stratégique et y développent leur influence (II).

Les enjeux en Nouvelle-Calédonie sont donc imbriqués et différenciés à toutes les échelles d’analyses ; locale, nationale, régionale et internationale. Autant de représentations géopolitiques d’un même espace étudié qu’il convient d’analyser dans cet article.

Fig. 1. Localisation de la Nouvelle-Calédonie.

Réalisation : Paco Milhiet 2023, www.d-map.com

1.     Avec la fin des accords de Nouméa, le retour de l’instabilité politique ?

« Je savoure à l’avance la perplexité des professeurs de droit public devant la nouveauté et l’étrangeté de l’objet constitutionnel que vous venez d’inventer ensemble […] ». Michel Rocard, discours du 5 mai 1988

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité d’outre-mer sui generis. Elle dispose d’une architecture institutionnelle unique en France avec son propre organe exécutif, le Gouvernement, un Président, un organe législatif, le Congrès et un sénat coutumier. La collectivité est également divisée en 3 provinces, chacune possède une assemblée délibérante et dispose de représentants au Congrès.

L’État reste compétent dans les domaines régaliens (la justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les affaires étrangères), mais la collectivité calédonienne peut voter des « lois du pays » dans les domaines énumérés par la loi organique. La Nouvelle-Calédonie bénéficie donc d’un partage de souveraineté et d’une large autonomie. Elle dispose même de représentants à l’étranger dans les ambassades de France, et d’un siège indépendant de celui de la France dans plusieurs organisations internationales (Organisation internationale de la francophonie, UNESCO, forum des îles du Pacifique, l’Organisation mondiale de la santé, le Programme régional Océanie sur l’Environnement, la Communauté du Pacifique-le siège de l’institution est à Nouméa).

Autre spécificité locale, l’institution d’une citoyenneté calédonienne distincte de la  nationalité française. Cette disposition exclut des votes locaux toute personne installée sur le territoire après 1994, soit près de 34 000 personnes, 17% du corps électoral. Ce régime dérogatoire est donc contraire à la notion d’égalité des citoyens, pourtant inscrit dans la constitution française.

1.1. Trois référendums, et ensuite ?

Conformément aux accords de Nouméa et au titre XIII de la constitution française, les Calédoniens étaient invités à répondre trois fois entre 2018 et 2021 à la question suivante : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ». Une première échéance référendaire fut organisée en novembre 2018 La mobilisation des électeurs fut au rendez-vous avec près de 81 % de participation. Le score des indépendantistes se révéla bien plus élevé que ce que n’avaient prédit les sondages. Si le « non » l’a emporté à 56,67 %, seulement 18 000 voix séparèrent les deux camps. La corrélation entre l’appartenance communautaire et le vote fut quasi parfaite. Les Kanak ont voté pour l’indépendance, les autres communautés ont voté contre (voir Tableau 1). Les statistiques ethniques étant autorisées en Nouvelle-Calédonie, cette ethnicisation du vote a été démontrée (Pantz, 2021). En octobre 2020 a eu lieu le deuxième référendum avec un taux de participation en hausse (85 %) et des résultats plus serrés. Le « non » l’a encore emporté, mais avec seulement 53 ,26 % des suffrages exprimés, et un écart entre les deux camps de près de 10 000 voix.

Oui Non Participation
1er référendum du 4/11/2018 43.33% 56.67% 81.01%
2e référendum du 4/10/2020 46.74% 53.26% 85.69%
3e référendum du 12/12/2021 3.50% 96.50% 41.87%

Tableau 1. Les résultats du processus référendaire en Nouvelle-Calédonie : «  Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »

Réalisation : auteur, d’après le Haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie : https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Elections

Le scénario du pire, une majorité à 50,1 %, était à craindre pour le 3ème référendum du 12 décembre 2021. Mais les principaux partis indépendantistes ont finalement appelé à ne pas participer au scrutin en raison du contexte sanitaire lié à la crise covid. Les résultats (96,5 % de « non ») furent donc un trompe-l’œil masquant une abstention record.

Ainsi, le processus référendaire qui devait déboucher sur une évolution statutaire consensuelle s’apparente désormais comme le début d’une période de confrontation politique. Les partis indépendantistes ont déjà contesté la légitimité démocratique du dernier referendum auprès d’organisations internationales (ONU, Forum des îles du Pacifique, Groupe de fer-de-lance mélanésien). L’ethnicisation du vote est une réalité démontrée même si elle va à l’encontre du destin commun prôné par l’État depuis 1988.

Et maintenant ? L’accord de Nouméa reste évasif en cas de choix de maintien au sein de la République française, « si la réponse [à la troisième consultation] est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». Les spécialistes de droit constitutionnel débattent des dispositions à adopter. L’échéance référendaire prévue étant arrivée à son terme, le statut actuel est-il devenu caduc ? C’est ce qu’avait défendu l’ex-ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu (Lecornu, 2021). De nombreuses dispositions des accords de Nouméa sont en effet contraires à des principes constitutionnellement protégés, notamment la restriction du corps électoral pour les élections locales. Une révision constitutionnelle (1998) fut même nécessaire pour « constitutionnaliser » l’accord de Nouméa. Celui-ci étant arrivé à son terme, plus rien ne justifie a priori les atteintes aux droits et libertés garantis par la constitution. Certains spécialistes du contentieux pourraient à terme contester la validité des prochaines échéances électorales et annuler les élections, notamment les élections provinciales de 2024.

D’autres arguent que certaines dispositions prévues par les accords sont irréversibles : la notion de peuple kanak, la citoyenneté calédonienne, les restrictions au droit de vote pour certains nationaux, l’emploi local (Chauchat, 2021). Le principal point d’achoppement concerne évidemment le gel du corps électoral pour les scrutins locaux et référendaires, une revendication historique des partis indépendantistes pour ne pas devenir minoritaire lors des échéances référendaires. Une remise en cause de cette disposition pourrait menacer la paix civile.

Un seul point semble faire l’unanimité, une révision constitutionnelle est inévitable.

1.2. Vers un fédéralisme à la française ?

L’évolution statutaire calédonienne constitue un processus inédit dans le droit constitutionnel français. Les dérogations accordées à l’entité calédonienne rapprochent la France d’une organisation quasi fédérale, dans laquelle l’État partage avec la Nouvelle-Calédonie différentes compétences législatives, juridictionnelles et administratives. Si la notion de « souveraineté partagée » ne fait pas l’unanimité dans un pays centralisé comme la France (Lemaire, 2005), l’État, à travers l’évolution statutaire calédonienne, déroge à certains principes fondateurs de sa constitution (Descheemaeker, 2023).

Avec les lois de pays désormais admises en Nouvelle-Calédonie, une réinterprétation constructive du principe d’« unicité » de la République est en cours. Le caractère « indivisible » de celle-ci est également remis en cause par la possibilité offerte à la Nouvelle-Calédonie de se séparer de l’ensemble républicain. L’évolution calédonienne sera donc scrupuleusement observée dans d’autres collectivités françaises, celles-ci pouvant inspirer d’autres mouvements autonomistes en France.

D’abord dans le Pacifique, les statuts de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ont souvent évolué conjointement (Regnault, 2013). Localement, les Polynésiens lorgnent sur les Calédoniens quand ils ont un meilleur statut et inversement. Certains attributs de souveraineté sont reconnus sans difficulté à Papeete et depuis longtemps, comme le drapeau, l’hymne, la langue, tandis que cela donne lieu à des débats houleux à Nouméa. L’évolution statutaire en Nouvelle- Calédonie exercera donc forcément une influence en Polynésie française, mais aussi dans d’autres collectivités, où des acteurs – autonomistes ou indépendantistes – s’inspireront du futur statut calédonien pour définir un nouveau rapport de force avec l’État. Ainsi, les autonomistes corses font désormais référence à la Nouvelle-Calédonie pour espérer une évolution statutaire de « l’île de beauté ». Le gouvernement français brandit parfois même la menace d’une « autonomie imposée » pour recadrer des mouvements sociaux qui lui sont défavorables comme ce fut le cas lors des contestations en Guadeloupe en 2021.

Il faudra donc beaucoup d’audace, et de la créativité aux différents responsables politiques pour que la prochaine réforme constitutionnelle, prévue en 2024, satisfasse tout le monde. L’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie sera également observée au-delà des frontières nationales françaises. Ce territoire stratégique, au cœur de l’océan Pacifique, est désormais convoité par différents acteurs des relations internationales.

2. Nouvelle-Calédonie :  à la confluence d’intérêts géopolitiques concurrents

« Nous n’avons pas peur de la Chine. C’est la France, pas elle, qui nous a colonisés. (…) Nous ne nous tournons pas que vers l’Europe, elle est loin d’ici, on ne va pas faire aujourd’hui comme si la Chine n’existait pas ».

Roch Wamytan, Le Monde, 2020[1].

Longtemps marquée par son insularité et son éloignement des principales routes commerciales, l’Océanie devient une zone géopolitique au centre des problématiques internationales, théâtre d’une lutte d’influence sino-américaine en ce début de XXIème siècle. Si l’Océanie est considérée comme un « lac américain » (Heffer, 1995) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la République Populaire de Chine (RPC) y développe son influence depuis le début du XXIème siècle.  Les diverses stratégies adoptées par Pékin dans la zone sont d’ailleurs bien documentées (Wesley-Smith, 2021) : manipulation du roman national, influence économique, relais de la diaspora, aides au développement, diplomatie du portefeuille visant à limiter toute influence de Taiwan, participation et organisation de dialogues multilatéraux, coopérations politiques et militaires bilatérales. En 2017, la diplomatie chinoise faisait même la promotion de trois « passages économiques bleus », comme composantes des Nouvelles routes de la soie maritimes, notamment le passage « Chine-Océanie-Pacifique Sud » (Jie, 2017). La tournée diplomatique du ministre des Affaires étrangères de la RPC, Wang Yi, en 2022 dans huit États de la zone (les Salomon, Kiribati, Samoa, Fidji, Tonga, Vanuatu, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Timor-Leste), ponctuée par un sommet régional aux îles Fidji, confirme cet intérêt croissant.

Les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique (CFIP), spécifiquement la Nouvelle-Calédonie, étaient et sont toujours concernées par la montée en puissance de la Chine en Océanie. Les autorités françaises sont longtemps restées discrètes sur ce phénomène pourtant déjà bien documenté et très largement discuté dans les sphères de pouvoir des pays riverains (Australie et États-Unis en particulier).

2.1. Une pierre angulaire de la stratégie Indo-Pacifique française

Une bascule s’est opérée en mai 2018 avec l’élaboration d’une stratégie Indo-Pacifique annoncée par le président Emmanuel Macron lors d’un discours en Australie puis en Nouvelle-Calédonie. Depuis cette date, le Président et les différentes autorités françaises concernées font systématiquement référence au concept Indo-Pacifique quand ils s’expriment sur des questions relatives à la géopolitique de l’Asie et des océans Indien et Pacifique. Le concept a même fait l’objet d’une publication interministérielle en 2022 (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2022). Cette nouvelle nomenclature permet à la diplomatie française de légitimer et crédibiliser le statut de la France dans la région, en valorisant ses attributs de puissance diplomatiques, culturels, économiques et militaires. En effet, 93% des 11 millions de km² de la ZEE française se situent en Indo-Pacifique, près de 1,7 million de citoyens français résident dans les CFIP, 20 000 expatriés français habitent les pays de la région, 7 000 filiales d’entreprises y sont implantées et près de 7 500 militaires stationnent en permanence dans les cinq bases prépositionnées de la zone (dont 1 450 en Nouvelle-Calédonie). Parmi les 70 riverains de l’Indo-Pacifique, 16 ont une frontière maritime avec la France.

C’est donc avant tout l’exercice de la souveraineté nationale dans les collectivités françaises de la zone qui légitime la présence française. Ainsi, l’île de La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française sont une composante majeure de la stratégie mise en œuvre par l’État. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à ce phénomène, et en constitue même la pierre angulaire. Rien d’étonnant donc que le président de la République, Emmanuel Macron, ait choisi Nouméa en 2018 pour expliciter sa nouvelle stratégie. La Nouvelle-Calédonie est la plus grande des CFIP en termes de superficie terrestre et sa ZEE représente 13% de la ZEE française. Territoire riche en matières premières, elle est la seule CFIP disposant d’une économie significative en dehors des subsides de l’État.

Particularité géologique du « caillou »[2], la Nouvelle-Calédonie possède une grande richesse minérale, particulièrement en nickel. Ce métal, parfois qualifié « d’or vert », entre dans la composition de très nombreux alliages métalliques et aciers inoxydables. Il est également indispensable pour le marché de batterie de véhicule électrique. Selon le United States Geological Survey, la Nouvelle-Calédonie détiendrait environ 7 %, des réserves mondiales de nickel, en cinquième position (IEOM, 2021) après l’Indonésie (21 %), l’Australie (21 %), le Brésil (16 %) et la Russie (7%). Malgré une baisse de production pour les années 2020 et 2021, la Nouvelle-Calédonie reste le quatrième producteur mondial. La production métallurgique représente 90 % des exportations du territoire et emploi 12 000 personnes quasiment 20 % de la population active. Mais la principale richesse de l’île est en train de devenir un fardeau économique. Sur la période 2008-2020, les trois principaux opérateurs métallurgiques de l’île[3] ont cumulé près 16,3 milliards d’euros de déficit (soit 200 % du PIB calédonien de 2021). Le dernier exercice bénéficiaire remonte à 2007. Aucune des usines n’est rentable, et la production en recule. Si bien que certains spécialistes pensent qu’il serait préférable pour la Nouvelle-Calédonie de se détourner du nickel pour valoriser d’autres ressources naturelles (Vandendyck, 2020). Si une crise politique venait se superposer à la crise industrielle et économique en cours, d’autres acteurs des relations internationales pourraient en profiter pour tisser leur influence localement, en premier lieu la RPC, actrice incontournable du marché international du nickel.

2.2. Un territoire convoité

À l’instar de nombreuses matières premières, la RPC a pris la maitrise du marché mondial du nickel à travers un contrôle étatique sur les grands groupes chinois. Le gouvernement de Pékin soutient les capacités de production de pays émergents comme l’Indonésie, qui dépassent la production calédonienne. Pour la Chine, la conjoncture économique calédonienne est un enjeu secondaire, mais son appétit insatiable pour les matières premières en générale et le nickel en particulier, font de la Nouvelle-Calédonie un territoire stratégique et donc convoité. En 2021, les commandes chinoises concentrent 66 % de la totalité des exportations du territoire (IEOM, 2021). Le déplacement de Zhai Jun, ancien ambassadeur de Chine en France, sur le « caillou » en 2017 atteste de cet intérêt. À mesure que les acteurs du nickel calédonien s’enfoncent dans la crise, les intérêts chinois sur l’île vont probablement se développer. Le partenariat entre la Société minière du Sud Pacifique et l’entreprise chinoise Yangzhou Yichuan Nickel Industry, confirme l’intérêt de groupes chinois pour le nickel calédonien. Et les liens ne se limitent pas au secteur du nickel.

Contrairement à la Polynésie française ou à l’île de La Réunion, il n’y a pas de communauté chinoise établie en Nouvelle-Calédonie. Mais la RPC a une longue tradition de soutien des partis politiques qui s’opposent à l’influence occidentale. Le soutien aux indépendantistes n’est pas annoncé publiquement, mais le spectre de la rhétorique anticoloniale est bien présent. La Chine est membre du comité spécial des 24, organisme responsable de la promotion de la décolonisation aux Nations unies, qui a inscrit la Nouvelle-Calédonie (1986) et la Polynésie française (2013) sur la liste des pays considérés comme non autonome, au grand dam de la diplomatie française (Al Wardi, 2018). Par ailleurs, la RPC a déjà pénétré les réseaux multinationaux océaniens, à travers des financements au Groupe de fer-de-lance mélanésien et en étant membres associés du Forum des îles du Pacifique, de l’Organisation du tourisme pour le Pacifique Sud et de la Western and Central Pacific Fishing Commission.

Localement, depuis 2016, une association d’amitié sino-calédonienne a été créée par l’ancienne directrice de cabinet de Roch Wamytan, président du Congrès et grand leader indépendantiste. Cette association entretient des liens étroits avec l’association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE), organisme parapublic qui promeut les relations entre la RPC et le reste du monde en nouant des relations avec des organisations et personnalités étrangères « amies » de la Chine. Certains observateurs lui reprochent cependant d’être un outil de propagande diplomatique, mené par d’anciens fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Une façade publique du système du Front Uni, pour influencer et coopter les élites afin de promouvoir les intérêts du PCC (Brady, 2003).

Si les spéculations d’une « Nouvelle-Calédonie chinoise » en cas de départ français sont parfois invoquées dans la presse, la présence chinoise dans la collectivité reste pour l’instant modeste et repose sur peu d’éléments tangibles. Un autre acteur des relations internationales a par ailleurs démontré de l’intérêt pour les ressources calédoniennes. Il s’agit du PDG de l’entreprise Tesla, Elon Musk. Son entreprise a signé un accord de livraison de nickel avec le complexe industriel de Prony Ressources en Nouvelle-Calédonie. L’objectif pour l’entreprise américaine est de maitriser davantage la production des batteries du futur des véhicules électriques et autonomes. La maitrise de l’exploitation et de l’approvisionnement des matières premières est une composante fondamentale des rivalités géopolitiques. Si certains spéculaient sur une influence grandissante de la Chine en Nouvelle-Calédonie, avec l’arrivée de Tesla, il semblerait que la Nouvelle-Calédonie penche plus du côté américain, du moins pour l’instant. En plein exercice de soft power pour (re)conquérir une zone d’influence traditionnelle, le gouvernement américain même prit la liberté d’invité le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et figure du mouvement indépendantiste, Louis Mapou, à Washington lors d’un sommet insulaire des pays du Pacifique, ce qui a suscité un certain malaise à Paris.

Fig. 2. Le Président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, aux côtés du Secrétaire d’État américain Anthony Blinken.

Crédit : The Pacific Journal, https://www.pacific-journal.com/area/first-meetings-for-president-mapou-in-washington-d-c/

Conclusion : La Nouvelle-Calédonie et le Québec, des convergences francophones en Indo-Pacifique ?

Le contexte géopolitique calédonien reste donc incertains en ce début d’année 2023, les prochaines échéances politiques seront cruciales et devront être observées scrupuleusement, notamment le voyage présidentiel d’Emmanuel Macron annoncé en juillet 2023, les élections provinciales et la réforme constitutionnelle de 2024.

En attendant, un transfert de souveraineté évolutif s’invente au quotidien, non seulement à Paris, à Nouméa et peut-être bientôt ailleurs. Il ne serait donc pas étonnant, à terme, de voir la collectivité calédonienne définir une stratégie Indo-Pacifique propre, en complément du narratif développé à Paris. À cet égard, l’exemple canadien pourrait servir de référence. Si le Canada a officialisé sa propre stratégie Indo-Pacifique en décembre 2022, une de ses provinces, le Québec, l’avait devancé depuis février 2021 (Lasserre, 2023). Au Canada, les affaires étrangères demeurent une compétence fédérale, mais plusieurs provinces, en particulier le Québec, exercent une action internationale en matière de culture, de santé et d’éducation (doctrine Gérin-Lajoie). Ces outils « para diplomatiques » (Soldatos,1990) permettent à la « la belle province » de disposer de bureaux de représentations à l’étranger, notamment en Indo-Pacifique (Japon, Singapour, Inde, Chine, Corée du Sud). Un exemple à suivre, peut-être, pour la France et la Nouvelle-Calédonie ?

Des projets de collaborations pour la promotion d’une francophonie « Indo-Pacifique » pourraient même voir le jour…

Ces thématiques souvent apolitiques et consensuelles pourraient associer Québécois et Calédoniens sans distinctions sociales et ethniques, dans un objectif commun de promotion et d’interconnaissances culturelles.  Le sujet est ouvert !

Paco Milhiet

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Wesley-Smith, Terence. (dir) (2021), The China Alternative: Changing Regional Order in the Pacific Islands. Canberra, Pacific Series, ANU Press.

[1] Harold Thibault, La Chine lorgne la Nouvelle-Calédonie et ses réserves de Nickel, Le Monde, , 2 oct. 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/la-chine-lorgne-la-nouvelle-caledonie-et-ses-reserves-de-nickel_6054537_823448.html

[2] Appellation non officielle, mais communément utilisée pour désigner la Nouvelle-Calédonie.

[3] La société Le Nickel (filiale du groupe Eramet), la Société minière du Sud Pacifique (détenue à 87 % par Sofinor, un groupe public gérant les actions de la province nord, interface économique de la cause indépendantiste) et Poney Ressources Nouvelle-Calédonie, un consortium néocalédonien.

[1]Le mot « Kanak » conformément au texte de l’accord de Nouméa de 1998, est invariable. En effet, au cours des événements de 1985, le gouvernement provisoire de Kanaky, présidé par Jean-Marie Tjibaou imposa en une nouvelle graphie « kanak, invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », in Mireille Darot, Calédonie, Kanaky, ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie, Mots, les langages politiques 53, 1997, pp 8-25.

Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan.

Ce livre est le troisième volet d’une trilogie géopolitique ayant auparavant traité de la question des murs de séparation (Des murs entre les hommes) et de la situation des ponts-frontière (Des ponts entre les hommes) (Novosseloff, 2008 et 2017). L’ouvrage raconte l’histoire de ces territoires en discontinuité géographique par rapport à leur État d’appartenance, de ces enclaves en pays étranger, et de leurs habitants souvent oubliés de leurs autorités et de leurs concitoyens. Il se penche sur ces anomalies géographiques, fruits d’accidents de l’histoire, ces « entre-deux » géopolitiques, à travers un travail de terrain inédit qui permet à l’auteure de revisiter la théorie des enclaves à travers des critères géopolitiques précis.

Ces enclaves racontent des histoires différentes, parfois fort singulières. Ces territoires, attachants et vulnérables, dérangent parfois, demeurent dans l’indifférence souvent; ils peuvent connaitre un potentiel économique comme végéter dans la morosité économique. Héritages d’un passé parfois compliqué, ils troublent souvent l’idée de la continuité territoriale de l’État même si, au niveau local, les enclaves demeurent des endroits paisibles et si leurs habitants restent le plus souvent indifférents à ces enjeux géopolitiques, sauf lorsque les frictions entre États viennent rendre leur quotidien difficile.

L’auteure présente le cas de 18 enclaves à travers le monde, de tailles, d’histoire et de population fort différentes. Découlant souvent de tracés frontaliers complexes et anciens, la plupart se trouvent en Europe ou en Asie, mais l’ouvrage présente aussi quelques cas en Amérique du Nord (Alaska) ou en Afrique (Cabinda, Ceuta et Melilla). Il débute par une mise en contexte théorique fort utile, afin de camper le concept d’enclave, de discuter de ce qu’elles représentent pour l’État, et de préciser ce qui, aux yeux de l’auteure, constitue son objet d’étude.

En droit international, une enclave est une partie isolée du territoire d’un État, qui est entièrement entourée par le territoire d’un seul État étranger. L’auteure précise ainsi qu’elle ne considère pas comme enclave des fragments de territoire qui peuvent être en continuité frontalière avec le reste de l’État, mais qui ne sont accessibles qu’en transitant par l’État voisin, ainsi Point Roberts (États-Unis, au sud de la Colombie-Britannique) ou l’Angle du Nord-Ouest (Minnesota, ouest du lac Supérieur ; Lasserre, 2019), ou encore de petits territoires enclavés « que des frontières mal tracées ont malencontreusement » détachés de leur État (p.20). L’ouvrage propose une liste de ces fragments géographiques, auxquels on pourrait ajouter pour l’anecdote la vallée Étroite française, rattachée à la commune alpine de Névache depuis 1947 mais accessible par le col de l’Échelle et une petite route qui bifurque juste avant la frontière italienne.

Ce distinguo est posé mais il pourrait faire l’objet d’une discussion, car on est ici dans la nuance lorsqu’on considère ces quasi-enclaves séparées par des étendues d’eau (Dubki en Estonie, Angle du Nord-ouest, Point Roberts, voire encore des enclaves complètes, par exemple Sankovo-Medvejie, territoire russe en Biélorussie, ou encore de petites enclaves azerbaidjanaises en territoire arménien (Yukhari Askipara ou Barxudarli notamment). La nuance mériterait d’autant plus débat qu’elle repose sur l’idée que ces enclaves résultent de frontières « mal tracées », renvoyant au concept très contestable de frontière artificielle (Gonon et Lasserre, 2003).  Les enclaves ex-soviétiques, russe en Biélorussie ; à la frontière arméno-azérie ou dans la vallée de Ferghana semblent délibérées et ne pas résulter d’erreur de tracé : considérer les célèbres enclaves de la vallée de Ferghana comme de vraies enclaves, mais disqualifier les autres parait étonnant.

L’ouvrage énonce d’autres critères : une enclave doit avoir une existence administrative autonome, et ne pas être un fragment de commune. Ici aussi, le lecteur prend acte de cette définition mais ce point pourrait être davantage débattu. Autre critère, intéressant, une enclave doit avoir une existence fondée en droit – même si son existence est contestée – et ne pas simplement constituer un territoire disputé. Ainsi l’auteure exclut-elle le Nagorno-Karabakh, territoire disputé entre Arménie et Azerbaïdjan, alors que le Nakhitchevan azerbaidjanais est bien une exclave de ce pays, séparée par l’Arménie de toute continuité territoriale du reste du pays; ainsi exclut-on aussi le territoire contesté d’Abiye disputé entre Soudan et Soudan du Sud. En revanche, la bande de Gaza, exclue par l’auteure, a pourtant bien une existence juridique reconnue par la communauté internationale et n’est pas revendiquée par Israël : elle est donc bien une exclave palestinienne.

Cette discussion théorique, si elle comprend des points avec lesquels le lecteur pourrait ne pas être d’accord, a le grand mérite de camper la suite de l’ouvrage, afin de brosser une typologie des enclaves, de leur configuration spatiale, de leur position par rapport à leur État de rattachement. Cette section liminaire permet ainsi de comparer les enclaves entre elles et de ne pas cantonner le livre à une somme d’études de cas.

L’ouvrage présente par la suite une série d’analyses des enclaves répertoriées à travers le monde. Ces études de cas associent des éléments historiques, géopolitiques à des descriptions empiriques de la réalité quotidienne des habitants de ces enclaves, ce qui ajoute une valeur notable à cet ouvrage, qui marie approche théorique, éléments analytiques et prise en compte du facteur humain, de la réalité de la vie des populations locales. L’introduction comprend un encadré sur le cas désormais célèbre mais révolu des multiples enclaves et contre-enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar, que les deux États se sont échangées en 2015 sauf l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarporta. Le premier chapitre est consacré à l’archétype des enclaves complexes, le cas de Baerle entre Belgique et Pays-Bas, marqueterie de petites enclaves et de contre-enclaves, avec un encadré sur Campione d’Italia et un autre sur Büsingen. Le second chapitre propose la découverte de l’enclave brunéienne de Temburong. Le troisième jette des regards croisés sur les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en territoire marocain, et de l’enclave britannique de Gibraltar en territoire espagnol, avec un encadré sur la paisible enclave espagnole de Llivia en France. Le chapitre 4 se penche sur l’enclave timoraise d’Oecussi-Ambeno en territoire indonésien; le chapitre 5 explore la réalité de l’enclave russe de plus en plus isolée de Kaliningrad entre Pologne et Lituanie. Le chapitre 6 se penche sur les enclaves omanaises et émiraties. Le chapitre 7 est consacré au Nakhitchevan avec un encadré sur les enclaves et fragments de la vallée de Ferghana. Le chapitre 8 aborde les tensions dans l’enclave angolaise de Cabinda, et le chapitre 9 explore l’exclave américaine de l’Alaska.

Au final, un ouvrage tout à la fois plaisant, très bien illustré avec de nombreuses cartes et photographies de terrain, et bien écrit ; tout en proposant une analyse érudite dans ce tour d’horizon des réalités plurielles des enclaves dans le monde, avec leurs particularités et leurs traits communs. Pas d’ambition de théorisation complémentaire ici, mais un portrait impressionniste, par petites touches porteuses de nombreuses informations glanées au fil de nombreux séjours d’exploration de terrain. Car ce livre est aussi le fruit d’un réel travail de recherche de terrain, ce qui en rehausse la valeur et l’intérêt.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Gonon, E. et Lasserre, F. (2003). Une critique de la notion de frontière artificielle : le cas de l’Asie centrale. Cahiers de Géographie du Québec, 47(132), 433-461.

Lasserre, F. (2019). L’Angle du Nord-Ouest. Une exclave aberrante à restituer au Canada ? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(1), 36-45.

Novosseloff, A. et Neisse, F. (2008). Des murs entre les hommes. Paris : La Documentation française.

Novosseloff, A. (2017). Des ponts entre les hommes. Paris : CNRS Éditions.

La présence maritime de l’Union européenne : état des lieux et enjeux

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Alexia Marchal

Alexia Marchal est diplômée en Sciences politiques de l’Université Catholique de Louvain.
alexia.marchal@gmail.com

Résumé : Depuis 2008, trois opérations militaires de sécurité maritime, Atalanta, Sophia et Irini, ont été mises en œuvre dans l’océan Indien et la mer Méditerranée par l’Union européenne. En 2019, l’Union européenne a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cet article revient sur ces différentes initiatives et explique leurs enjeux ainsi que les intérêts de l’Union européenne à cet égard.

Mots-clés : Union européenne, présence maritime, opération maritime, présences maritimes coordonnées

Summary : Since 2008, three military maritime security operations, Atalanta, Sophia and Irini, have been implemented in the Indian Ocean and the Mediterranean Sea by the European Union. In 2019, the European Union has also launched the concept of coordinated maritime presences in the Gulf of Guinea and the Indian Ocean. This article comes back to these different initiatives and explains their stakes as well as the EU’s interests in this regard.

Keywords : European Union, maritime presence, maritime operation, coordinated maritime presences

Introduction

Depuis 2008, l’Union européenne (UE) a lancé trois opérations militaires de sécurité maritime, menées par la Force Navale de l’Union européenne (EUNAVFOR), dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La première est l’opération de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, Atalanta, et la deuxième est l’opération de lutte contre le trafic de migrants en mer Méditerranée, Sophia (Larsen, 2019). Cette dernière a été remplacée par l’opération Irini en 2020 (Larsson et Widen, 2022). L’Union européenne n’a pas sa propre marine, ses forces proviennent des États membres (Germond, 2011). Ceux-ci participent de manière volontaire aux opérations de la PSDC en mettant à disposition des navires, des équipements militaires ou du personnel. Les États participants prennent en charge les coûts opérationnels. Dans le cas de l’opération Atalanta, la plupart des États membres prennent part à différents degrés (Larsson et Widen, 2022). En ce qui concerne l’opération Sophia, 26 États membres y ont contribué (EUNAVFOR Med, 2020). Actuellement, 23 États membres participent à l’opération Irini (Service européen pour l’action extérieure, 2023). Si les premières missions militaires de l’UE lancées avant 2008 reflétaient des objectifs basés sur des valeurs telles que la mise en œuvre d’accords de paix ou la protection de civils et de réfugiés, les opérations mises en place à partir de 2008 sont davantage justifiées par des « considérations basées sur l’utilité » (Palm et Crum, 2019 :524) Cela signifie que ces opérations sont justifiées par les intérêts matériels des États membres de l’UE, notamment la sécurité géopolitique et les intérêts économiques (Palm et Crum, 2019). De manière plus générale, les intérêts de l’UE sont devenus beaucoup plus importants dans ses affaires extérieures (Palm et Crum, 2019 ; Biscop cité par Palm et Crum, 2019). Cela est visible dans la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016 (Biscop, 2016).

Par ailleurs, en août 2019, lors de la conférence de presse suivant une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense à Helsinki, la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité de l’époque, Federica Mogherini, a présenté « le concept de Présences Maritimes Coordonnées dans certaines zones d’intérêt stratégique pour l’Union européenne » [traduction] (Larsen, 2019 ; Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les présences maritimes coordonnées ne sont pas des missions ou opérations de la PSDC et sont définies comme un outil additionnel et complémentaire aux opérations militaires (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Ce nouveau mécanisme a été lancé dans le golfe de Guinée en janvier 2021 et dans le nord-ouest de l’océan Indien en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cet instrument a pour but de permettre à l’UE de renforcer « la coordination des moyens navals et aériens des États membres présents dans des zones spécifiques présentant un intérêt pour l’UE […] afin d’accroître la capacité de l’UE à agir en tant que partenaire fiable et garant de la sécurité maritime » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2021a :para.3). La notion d’intérêt intervient donc également dans le cadre de ce mécanisme.

Au vu de ces différents éléments, l’article pose la question suivante : « quels sont les intérêts de l’Union européenne à lancer de telles initiatives et quels en sont les enjeux ? ». L’article revient tout d’abord sur les différentes opérations maritimes et leurs résultats (1) ainsi que sur le concept de présences maritimes coordonnées (2). En outre, les intérêts et enjeux pour l’Union européenne derrière ces mécanismes sont analysés (3).

1. Les opérations de sécurité maritime

1.1. L’opération Atalanta

1.1.1 Contexte et objectifs : augmentation de la piraterie et protection des voies de navigation

Au milieu des années 2000, le phénomène de la piraterie s’est fortement amplifié dans l’ouest de l’océan Indien et dans le golfe d’Aden (Larsen, 2019). En 2008, le nombre d’attaques a augmenté de 75%, s’élevant à 130 pour l’année. Des prises d’otages et demandes de rançon ont également commencé à être observées et la portée opérationnelle en mer des raids des pirates a augmenté (Germond et Smith, 2009). Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a alors adopté la Résolution 1816 (2008), encourageant la communauté internationale à agir contre la piraterie dans cette région. Trois flottes navales ont donc été créées internationalement dont l’opération Atalanta (ou EUNAVFOR Somalia) (Larsen, 2019 ; Larsson et Widen, 2022). Celle-ci a été approuvée par le Conseil de l’Union européenne en novembre 2008 et lancée en décembre 2008 (Larsson et Widen, 2022; Larsen, 2019). Elle était la première opération maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Les quartiers généraux opérationnels se trouvaient à Northwood, au Royaume-Uni, et ont été déplacés à Rota, en Espagne, en raison du Brexit (Larsen, 2019).

Le but est de protéger les voies de navigation internationales contre la piraterie dans l’ouest de l’océan Indien (Larsen, 2019). Plus précisément, l’opération vise à « dissuader, prévenir et réprimer la piraterie et les vols à main armée en mer » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.3). Elle contribue également « à la protection des navires du Programme alimentaire mondial (PAM) et de la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) ainsi que d’autres navires internationaux vulnérables » et « assure la surveillance des activités de pêche en dehors des eaux territoriales somaliennes et soutient d’autres missions PSDC de l’UE et des organisations internationales qui s’efforcent de renforcer la sûreté maritime et les capacités maritimes dans la région » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.7 et 8). Selon Germond (2011), l’objectif est également de protéger la navigation commerciale de l’Union européenne. L’opération Atalanta « se situe ainsi à l’interface entre deux types de protection : celle des intérêts propres à l’UE et celle du bien de la Société internationale » (Proutière-Maulion, 2016 :171).  Son mandat a été prolongé plusieurs fois et en décembre 2022, il a été étendu jusqu’en décembre 2024 (Larsson et Widen, 2022 ; Conseil de l’Union européenne, 2022a).

1.1.2 Résultats : diminution de la piraterie, pas d’éradication

En 2011, lorsque que la crise de la piraterie était à son plus haut niveau, 736 otages et 32 bateaux étaient détenus par des pirates somaliens. Le nombre d’attaques a ensuite diminué[1] (Service européen pour l’action extérieure, 2018). 171 pirates présumés ont été arrêtés par les forces navales de l’UE et transmis aux systèmes de justice régionaux. 145 condamnations ont ainsi été prononcées (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Aucun incident de piraterie n’a été déclaré pour 2021. Néanmoins, la piraterie est fortement réduite par la présence des forces navales mais elle n’est pas éradiquée. En 2017, deux attaques de piraterie ont réussi. Cela montre que l’activité des pirates se poursuit malgré la présence des forces navales (Larsson et Widen, 2022). L’UE le constate en effet et explique que les réseaux criminels se sont diversifiés et réorientés vers d’autres crimes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Selon Larsson et Widen (2022), il est donc peu probable que l’UE puisse mettre fin à l’opération prochainement.

Néanmoins, l’opération est un succès pour l’Union européenne « en ce qui concerne sa capacité à maintenir une opération loin de chez elle et à se coordonner pour réduire les épisodes de piraterie » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :872). Ainsi, l’opération « a démontré la capacité de l’UE à opérer au-delà des côtes européennes (et donc, par conséquent, en tant que force mondiale) » et « a permis aux responsables de l’UE de continuer à renforcer son image d’acteur mondial du droit et de la justice » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :874). Cependant, la réelle contribution de l’intervention de l’UE à la réduction de la piraterie est difficile à évaluer. D’autres facteurs ont pu jouer un rôle, comme l’intervention des forces américaines, de l’OTAN et de forces indépendantes. De plus, la navigation commerciale s’est adaptée à la menace des pirates et des évolutions ont eu lieu en Somalie, même si leurs effets sont discutables. L’UE poursuit d’ailleurs des missions sur terre, parallèlement à celle en mer, pour améliorer la gouvernance somalienne. Toutefois, l’UE n’a pas réussi à renforcer les capacités somaliennes et à résoudre les causes de la piraterie (Dombrowski et Reich, 2019). L’instabilité politique en Somalie s’est également aggravée et il existe toujours des « facteurs d’incitation à s’engager dans des activités illégales » [traduction] (Conseil de sécurité de l’ONU cité par  Larsson et Widen, 2022 ; Larsson et Widen, 2022 :13).

Par contre, la contribution des forces maritimes de l’UE aux patrouilles maritimes a été importante et la navigation commerciale dans la région est devenue plus sûre, notamment dans le golfe d’Aden (Dombrowski et Reich, 2019 ; Besenyő et Sinkó, 2022). En 2015, les attaques à distance de frappe des côtes africaines avaient presque disparu. Les forces européennes ont donc été réduites et la marine américaine et l’OTAN ont arrêté leur mission. La menace est néanmoins réapparue en 2017, comme expliqué précédemment (Dombrowski et Reich, 2019). La présence européenne étant réduite, des navires chinois ont empêché des attaques (Ali cité par Dombrowski et Reich, 2019). Selon Dombrowski et Reich (2019), l’engagement de l’UE a diminué et a en réalité été remplacé par une présence efficace de la Chine. Les conditions ont en effet changé à la suite de la crise migratoire de 2015. L’afflux de migrants en Europe est devenue une question stratégique et politique plus urgente. Les ressources navales de l’UE ont donc été relocalisées en Méditerranée (Dombrowski et Reich, 2019).

1.2. Les opérations Sophia et Irini

1.2.1 Contexte et objectifs : afflux de réfugiés et lutte contre les passeurs de migrants

En 2015, l’Union européenne a fait face à un afflux massif de réfugiés, c’est-à-dire à un niveau très élevé de migration irrégulière. Les migrants venaient principalement d’Afrique, traversant la mer Méditerranée à partir des côtes libyennes. Les systèmes d’asile et social européens étaient sous pression, principalement dans les pays au sud de l’Europe (Larsen, 2019). Depuis 2013, l’Italie avait plaidé pour une opération navale à l’échelle de l’UE afin de remplacer son opération de recherche et de sauvetage, Mare Nostrum. L’Italie voulait en effet partager la charge de la gestion de la migration. La proposition italienne avait été refusée car cela apparaissait disproportionnément en sa faveur. L’opération Triton de Frontex avait néanmoins été mise en place à la suite de l’opération Mare Nostrum mais elle était plus limitée financièrement et géographiquement (Nováky, 2018). A la suite du décès de 800 personnes traversant la Méditerranée en avril 2015, l’Union européenne a changé d’attitude et a décidé d’agir (Boșilcă et al., 2021 ; Nováky, 2018). Le Conseil de l’Union européenne a ainsi mandaté le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) afin de mettre en place une opération (Larsen, 2019). L’opération EUNAVFOR MED a ainsi été établie en mai 2015 et lancée en juin 2015 (Conseil de l’Union européenne cité par Larsen, 2019).

Le but était de lutter contre les passeurs de migrants en mer Méditerranée. L’opération était composée de quatre phases consécutives. La première consistait en un déploiement de patrouilles navales et une collecte d’informations afin de surveiller les activités de contrebande (Larsen, 2019). Le 7 octobre 2015, la seconde phrase a été enclenchée à la suite d’une décision du Conseil de l’UE. L’opération a alors été renommée Sophia (Larsson et Widen, 2022). Des actions militaires directes ont été introduites lors de cette deuxième phase (Molnár et Vecsey, 2022). Celle-ci était composée de deux étapes (Larsen, 2019). L’objectif était d’abord de mener en haute mer des opérations d’arraisonnement, de fouille et de saisie de navires suspectés d’être utilisés pour le trafic ou la traite d’êtres humains et ensuite d’étendre celles-ci aux eaux territoriales et intérieures de la Libye, sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou du consentement de la Libye (Molnár et Vecsey, 2022 ; Larsen, 2019). La troisième phase avait pour but de démanteler les réseaux criminels et de détruire leurs navires, toujours sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ou du consentement de la Libye. La dernière phase clôturait l’opération. Cependant, l’opération a été bloquée dans sa deuxième phase. La Résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU a en effet autorisé les opérations en haute mer uniquement. L’Union européenne a donc décidé l’année suivante d’élargir le mandat en ajoutant une mission de formation de la marine et des garde-côtes libyens ainsi que la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye (Larsen, 2019). En 2017, il a également été ajouté au mandat de l’opération « des activités de surveillance et la collecte d’informations sur le trafic illicite d’exportations de pétrole en provenance de Libye » [traduction] (Conseil de l’Union européenne cité par Boșilcă et al., 2021 :221). Des opérations de recherche et de sauvetage ne faisaient officiellement pas partie du mandat mais certaines ont été réalisées (Cusumano cité Boșilcă et al., 2021).

L’opération Sophia s’est terminée le 31 mars 2020. L’opération Irini lui a ainsi succédée (Larsson et Widen, 2022). Celle-ci se concentre sur la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU et utilise des moyens aériens, satellites et maritimes. Des inspections de navires suspectés de transporter des armes sont réalisées en haute mer au large des côtes de la Libye, conformément à la Résolution 2292 (2016) du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération poursuit également la formation de la marine libyenne, le démantèlement du trafic d’êtres humains ainsi que la surveillance et la collecte d’informations sur les exportations illicites de pétrole (Conseil de l’Union européenne, 2020). Elle est actuellement prévue jusqu’au 31 mars 2025 (Conseil de l’Union européenne, 2023).

1.2.2 Résultats : une opération Sophia controversée

L’opération Sophia a permis l’arrestation de 143 passeurs présumés et la destruction de 545 embarcations. De plus, 477 garde-côtes libyens ont été formés (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023b). Lors de l’opération, 44916 personnes ont été secourues (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023a). Cependant, l’opération a été critiquée. Tout d’abord, des organisations non-gouvernementales (ONG) ont souligné le fait que la recherche et le sauvetage n’était pas une des priorités de l’opération et donc cette dernière a été accusée d’empêcher les migrants d’atteindre l’Europe (Human Rights Watch citée par Larsson et Widen, 2022). En 2017, le Comité européen de la Chambre des Lords du Royaume-Uni (citée par Larsson et Widen, 2022) a également estimé que l’opération ne permettait pas de perturber les réseaux de passeurs ou d’entraver les trafics mais que la destruction des navires a eu pour conséquence l’adaptation des passeurs. Ceux-ci utiliseraient alors des navires en mauvais état pour les migrants, augmentant le nombre de décès (Chambre des Lords du Royaume-Uni citée par Larsson et Widen, 2022). D’autres critiques du même ordre mentionnaient le fait que l’aspect recherche et sauvetage permettait aux trafiquants d’utiliser des navires de mauvaise qualité en convaincant les migrants qu’ils allaient être assistés. Les migrants seraient alors encouragés à réaliser la traversée, voire même à la faire sans passeurs. Cela aiderait donc les passeurs et attirerait les passeurs et migrants (Larsson et Widen, 2022). Amnesty International (citée par Dombrowski et Reich, 2019) estimait ainsi que la destruction des bateaux en bois des passeurs lors de l’opération impliquait l’utilisation de canots, augmentant le nombre de décès. Cependant, Larsson et Widen (2022) expliquent qu’en réalité, une coopération avait lieu entre les ONG et les forces navales et le conflit entre les deux était exagéré. Néanmoins, le succès de l’opération Sophia est moindre que celui de l’opération Atalanta. La complexité et la proximité de la question des réfugiés ainsi que les désaccords sur la nature et les objectifs de l’opération ont conduit à des troubles aux niveaux politique et opérationnel (Larsson et Widen, 2022).

En ce qui concerne les chiffres actuels (février 2023) de l’opération Irini, 25 navires suspects ont été inspectés depuis son lancement. Trois saisies de cargaisons considérées comme violant l’embargo sur les armes des Nations Unies ont été réalisées, en redirigeant les navires vers le port d’un État membre. Des enquêtes par appel radio ont été effectuées pour 8647 navires marchands et 434 navires ont été visités avec le consentement de leur capitaine. L’opération a également fourni 41 rapports spéciaux au groupe d’experts des Nations Unies sur la Libye (Service européen pour l’action extérieure, 2023).

2. Les Présences Maritimes Coordonnées

Cet instrument a été imaginé pour « mieux coordonner la présence navale des États membres dans une certaine zone spécifique qui serait reconnue comme stratégiquement importante pour l’Union européenne en tant que telle, en tirant le meilleur parti des ressources navales nationales d’une manière européenne coordonnée » et est décrit comme un « outil flexible et léger »  [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.15 et 31). Comme expliqué précédemment, il ne s’agit pas d’opérations militaires avec une structure lourde (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Les opérations de la PSDC sont également plus compliquées en termes d’accord au niveau du Conseil de l’UE et demandent plus de ressources pour les conduire. Le mécanisme permet ainsi à l’UE d’utiliser des moyens navals qui étaient déjà présents dans la région pour son agenda politique. Cela permet également à l’UE d’avoir accès de manière permanente à des capacités navales et donc d’avoir une portée plus grande et plus souple en mer (Larsen, 2019).

Concrètement, l’outil peut être mis en place dans une zone maritime du monde définie par le Conseil de l’UE comme une zone d’intérêt maritime (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cela implique d’utiliser, sur base volontaire, les moyens navals des États membres, ceux-ci restant sous commande des autorités nationales mais partageant « les informations, la sensibilisation, l’analyse » et promouvant « ensemble la coopération internationale en mer et le partenariat avec les pays côtiers des zones concernées » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les moyens navals et aériens utilisés sont déjà présents sur place ou seront déployés (Service européen pour l’action extérieure, 2022). De plus, l’initiative « vise à accroître la capacité de l’UE en tant que partenaire fiable et pourvoyeur de sécurité maritime, en renforçant l’engagement européen, en assurant une présence et une couverture maritimes continues dans les zones d’intérêt maritimes désignées établies par le Conseil » (Conseil de l’Union européenne, 2022b :para 4.).

2.1. Dans le golfe de Guinée

En août 2019, lors d’une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense, il a été décidé de lancer un premier test ou cas pilote du mécanisme de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée. Cette région a été choisie car l’instrument requiert l’adhésion des États côtiers à cette approche coordonnée et un intérêt commun dans la lutte contre la piraterie ou d’autres menaces pour les routes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2019). La région fait en effet face à un taux élevé d’enlèvements avec demande de rançon, à la piraterie, à des vols à main armée en mer, à de la criminalité transnationale organisée ainsi qu’à de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Le nombre d’attaques de pirates dans le golfe a, selon le Bureau maritime international, dépassé le nombre de celles perpétrées au large de la Somalie (ICC Commercial Crime Services cité par Larsen, 2019). La nécessité d’améliorer la sécurité maritime dans cette région est donc une des raisons pour lesquelles elle a été choisie (Nováky, 2022). L’UE surveille également la sécurité maritime dans le golfe depuis des années et donc connaît également la région (Germond cité par Nováky, 2022). Le projet pilote avait également comme objectif de permettre à l’UE « de renforcer la visibilité de sa présence maritime et soutenir les objectifs stratégiques et politiques de l’Union, y compris la prévention des conflits, en étroite coopération avec les partenaires internationaux et régionaux » (Conseil de l’Union européenne, 2021 :3).

Le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée a ainsi été réalisé en janvier 2021, faisant de cette région une zone d’intérêt maritime (Nováky, 2022). Le but est de soutenir la région face aux problèmes de sécurité qui entravent la liberté de navigation et de garantir une présence continue des États membres de l’UE dans la zone. La coopération avec les États côtiers et les organisations de l’architecture Yaoundé est également accrue (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cette architecture de sûreté et sécurité maritimes du golfe de Guinée est un mécanisme intrarégional, réunissant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et la Commission du Golfe de Guinée (CGG) (Service européen pour l’action extérieure, 2021b). Selon le Conseil de l’Union européenne (2022b), la mise en œuvre du concept est efficace et a permis de renforcer la sûreté maritime. Les incidents de sécurité maritime ont en effet diminué de 50% en 2021 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). En février 2022, la mise en œuvre a été prolongée de deux ans avec une évaluation prévue d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

2.2 Dans le nord-ouest de l’océan Indien

Une grande majorité du commerce mondial passe par l’océan Indien, qui est également une région riche en ressources naturelles. Des voies maritimes sécurisées sont donc importantes dans cette zone pour relier le commerce entre les continents (Service européen pour l’action extérieure, 2022). L’UE est en effet un des principaux partenaires commerciaux de la région indo-pacifique, avec quatre des dix principaux partenaires de l’UE, et les échanges entre les deux régions sont très importants. L’Indo-Pacifique représente la deuxième destination des exportations de l’UE et l’UE constitue la première destination des exportations des produits de la mer de l’Indo-Pacifique. Les voies maritimes de cette région sont cruciales pour les échanges commerciaux de l’UE (Commission européenne et Le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, 2021). Les présences maritimes coordonnées ont ainsi été lancées dans cette région en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Celles-ci complètent les actions de l’UE dans la région, c’est-à-dire l’opération Atalanta, tout en respectant son mandat. La zone d’intérêt maritime établie dans le nord-ouest de l’océan Indien s’étend du détroit d’Ormuz au tropique du Capricorne et du nord de la mer Rouge au centre de l’océan Indien (Conseil de l’Union européenne, 2022b). L’UE vise ainsi à renforcer ses actions et avoir une présence navale dans la zone, renforcer la coopération dans la région ainsi que son rôle de garant de la sécurité maritime à l’échelle mondiale (Service européen pour l’action extérieure, 2022). La mise en œuvre du concept dans la région doit être évaluée par le Conseil de l’UE d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

3. Intérêts et enjeux pour l’Union européenne

Les États membres de l’Union européenne dépendent du transport maritime pour l’importation et l’exportation de biens. En 2021, le transport maritime comptait pour 43,6% des marchandises exportées et 52,6% des marchandises importées en valeur, ce qui correspond à 75,7% des exportations et 72,7% des importations en volume (Eurostat, 2022). Le secteur européen de la pêche est également important en termes d’importations et de production. Les frontières maritimes représentent 70% des frontières extérieures de l’Union européenne. En outre, la sécurité énergétique européenne repose sur les infrastructures et le transport maritimes (Conseil de l’Union européenne, 2014). La préservation de la sécurité des océans est donc une priorité politique de l’Union européenne (Larsen, 2019). La prospérité et la sécurité européennes nécessitent des routes maritimes ouvertes et sécurisées (Larsson et Widen, 2022). L’UE est également dépendante de ces routes commerciales pour la projection de puissance. Le renforcement de sa présence maritime est donc justifié pour des raisons économiques et sécuritaires (Fiott, 2021).

Par ailleurs, la dimension navale de la sécurité et de la défense de l’UE est de plus en plus apparente depuis la fin des années 2000. Cela est percevable aux lancements des opérations maritimes Atalanta, Sophia et Irini mais également dans les documents de l’UE, par exemple la Stratégie de sûreté maritime de 2014 et la Stratégie globale de 2016. Ces deux stratégies expliquent notamment la volonté de l’UE d’être un acteur naval effectif à l’échelle globale (Nováky, 2022). L’opération Atalanta est un exemple du potentiel de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime et a permis de promouvoir l’UE en tant qu’acteur de la sécurité (Pejsova, 2019). Larsen (2019 :6) explique également que les différentes initiatives de l’UE montrent que celle-ci « accorde une importance accrue aux domaines maritimes mondiaux en tant que priorité politique pour renforcer son profil de sécurité » [traduction]. Selon Pejsova (2019 :1), la sécurité maritime est « l’un des intérêts stratégiques fondamentaux de l’Union européenne » [traduction]. Lors de la conférence de presse de la réunion informelle des ministres européens de la Défense à Helsinki, Federica Mogherini a déclaré :

« Et nous constatons une demande croissante pour un rôle de l’Union européenne en tant que garant de la sécurité maritime non seulement dans notre région, mais aussi plus loin – je pense à l’Asie ou au Pacifique, à l’océan Indien -, où l’Union européenne et les États membres ont un intérêt évident à garantir la liberté de navigation et la sécurité des routes maritimes » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.8).

Selon Palm et Crum (2019), de plus en plus, les opérations militaires de l’UE prennent part à une stratégie de politique étrangère plus large. Avec l’opération Atalanta, l’UE s’est imposée « non seulement au nom de la sécurisation du transport maritime mondial mais également en faisant prévaloir une vision globale alliant action militaire et judiciaire à l’aide au développement » (Proutière-Maulion, 2016 :166). L’UE s’occupe ainsi des causes de la piraterie pour que la lutte soit à la fois politique et juridique, participant à une politique plus globale d’aide au développement. Allier les différents enjeux sécuritaires, économiques et humanitaires concorde avec la vision présentée dans la Stratégie européenne de la sécurité de 2003 (Proutière-Maulion, 2016). L’opération Atalanta participe donc à une démarche globale qui vise à éradiquer la piraterie et « à proposer un nouveau modèle de construction pour les pays en voie de développement » (Proutière-Maulion, 2016 :167). Elle s’intègre également dans le Cadre stratégique pour la Corne de l’Afrique de l’UE (Palm et Crum, 2019). Concernant l’opération Sophia, celle-ci s’inscrit également dans l’approche globale de l’UE en termes de migration (Proutière-Maulion, 2016). Le but est donc également de combattre les symptômes mais aussi les « causes profondes du phénomène, telles que les conflits, la pauvreté, les changements climatiques et les persécutions » (Proutière-Maulion, 2016 :175). L’UE utilise des instruments similaires afin de lutter contre la piraterie et contre le trafic de migrants : une opération militaire, un renforcement de la coopération bilatérale et avec les organisations régionales et internationales ainsi qu’un soutien au niveau local. Dans les deux cas, une approche régionale est donc utilisée par l’UE pour un problème régional tout en développant une démarche globale (Proutière-Maulion, 2016).

En ce qui concerne les présences maritimes coordonnées, selon Pejsova (2019 :3), celles-ci pourraient « renforcer considérablement la capacité maritime et le rayonnement de l’Union à l’échelle mondiale » et « accroître la visibilité de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime à long terme » [traduction]. Le but de ce mécanisme est en effet de renforcer le rôle de l’UE en tant qu’acteur de la sécurité dans le domaine maritime et la mise en œuvre indique également que cela est devenu une priorité dans sa stratégie de défense et de sécurité (Sobrino-Heredia, 2022). De plus, l’initiative démontre l’intention de l’UE « non seulement d’être une puissance maritime civile mais aussi de devenir une puissance navale selon les lignes définies en 2016 dans sa Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité […] » [traduction] (Sobrino-Heredia, 2022 :108).

En outre, les trois régions où l’UE déploie une présence maritime ont chacune des enjeux importants pour l’Union européenne. L’océan Indien est une ligne de communication stratégique pour l’UE. Il constitue une route commerciale majeure entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe où circule des produits manufacturés, des denrées alimentaire et de l’énergie. Des communautés locales et lointaines dépendent également de ses ressources marines. L’UE et les États membres y ont des flottes de pêche (Larsen, 2019). Germond (2011 :567) explique que l’opération Atalanta est « la première opération militaire de l’Union européenne qui vise directement à défendre un intérêt central de ses États membres, à savoir le commerce maritime » [traduction]. Avec la crise financière de 2008, les conséquences sur le commerce de l’insécurité dans la Corne de l’Afrique auraient été difficiles à supporter pour l’Europe (Besenyő et Sinkó, 2022). Pejsova (2019) a ainsi déclaré que la piraterie est le seul problème de sécurité de l’Indo-Pacifique qui a été pris en charge par la communauté internationale du fait des conséquences économiques qui en découlent. La sécurité maritime et le libre accès aux lignes de communication maritimes sont en effet un important défi de la région. Ces lignes sont d’ailleurs essentielles pour le fonctionnement et la croissance de l’économie mondiale et des télécommunications numériques qui s’effectuent grâce à un réseau de câbles sous-marins (Pacheco Pardo et Leveringhaus, 2021).

De plus, comme expliqué précédemment, l’UE a des partenaires économiques importants en Asie. En 2018, les échanges entre l’Asie et l’UE s’élevaient à 1,4 billion d’euros et 50% de ceux-ci ont transité par l’océan Indien (Pejsova, 2019). Pacheco Pardo et Leveringhaus (2021) expliquent que des perturbations au niveau de l’accès ou de la navigation dans les eaux indo-pacifiques ont des impacts importants, notamment sur la vie quotidienne, dans l’Union européenne. Selon Pejsova (2019 :1), l’UE a donc un intérêt à ce que le domaine maritime soit sûr et il est donc « naturel qu’elle contribue à sa préservation, en particulier dans les eaux qui la relient à ses principaux partenaires économiques en Asie » [traduction]. Les pays d’Asie souhaitent également que l’Union européenne soit davantage engagée « dans la résolution des nombreux problèmes de sécurité maritime […] dans la région Indo-Pacifique, notamment en raison de son aspiration à jouer un rôle plus important en matière de sécurité dans la région » [traduction] (Pejsova, 2019 :1-2).

De même, la mer Méditerranée est importante pour l’UE car elle relie l’Europe au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord et elle est également une source de subsistance qui sert aux industries européennes de la pêche et du tourisme (Larsen, 2019). Par ailleurs, l’opération Irini est « liée à la question des hydrocarbures », notamment car « elle intervient dans une région où les hydrocarbures représentent un enjeu important pour l’Union européenne » (Peyronnet, 2022 :6). La Libye a d’importants gisements d’hydrocarbures (OPEC cité par Peyronnet, 2022). Ces ressources pétrolières sont, en raison de leur qualité et de leur position proche, « particulièrement attractives pour les États membres de l’Union européenne, qui n’en bénéficie à ce jour que très peu » (Galtier cité par Peyronnet, 2022 :6 ; Peyronnet, 2022 :6).

Le golfe de Guinée est également une région stratégique. Elle inclut 17 pays de l’ouest de l’Afrique et est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, minéraux et ressources halieutiques. Le golfe est également important pour le trafic maritime africain dont il représente 20% et il comprend 20 ports commerciaux (Nováky, 2022). 1500 navires y transportent chaque jour les exportations en matières premières, notamment le pétrole, de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe. Les États membres de l’UE y ont également des flottes de pêche (Service européen pour l’action extérieure cité par Sobrino-Heredia, 2022). Ce commerce maritime, qui est essentiel pour l’UE, est donc menacé par la piraterie et les vols à main armée sur les navires (Escuela Superior de las Fuerzas Armadas cité par Sobrino-Heredia, 2022 ; Sobrino-Heredia, 2022). Selon Nováky (2022), le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe vise à renforcer la présence maritime de l’UE ainsi que son influence politique dans la région.

Conclusion

L’opération Atalanta est la première opération militaire de sécurité maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. Elle a été lancée en 2008 dans l’ouest de l’océan Indien afin de lutter contre la piraterie et les vols à main armée en mer. D’autres missions lui sont également attribuées. Son mandat est actuellement prévu jusqu’en décembre 2024. L’opération a permis jusqu’à présent l’arrestation de pirates présumés, des condamnations ainsi qu’une diminution des actes de piraterie. Néanmoins, les réseaux criminels se sont adaptés et la piraterie n’a pas été éradiquée. La réelle contribution de l’opération européenne n’est pas certaine mais cela a permis à l’UE de démontrer sa capacité à opérer en dehors des côtes européennes.

La crise des réfugiés de 2015 a également conduit l’UE à lancer l’opération EUNAVFOR MED, rebaptisée Sophia par la suite. Le but était de lutter contre le trafic de migrants en mer Méditerranée. Quatre phases étaient prévues mais les opérations dans les eaux libyennes n’ayant pas été autorisées, l’opération a été bloquée dans sa seconde phase. D’autres missions avaient été ajoutées, notamment la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye. L’opération a permis l’arrestation de passeurs présumés, la destruction d’embarcations et la formation de garde-côtes libyens. Plus de 40000 personnes ont également été secourues. L’opération a cependant été critiquée pour son orientation, c’est-à-dire non-centrée sur la recherche et le sauvetage, et ses conséquences indirectes, notamment l’adaptation des passeurs augmentant la dangerosité de la traversée et le nombre de décès. L’opération s’est terminée fin mars 2020 et a été remplacée par l’opération Irini, dont la mission principale est la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU. Celle-ci mène des inspections, saisies, enquêtes et rapports.

En août 2019, l’UE a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées afin de coordonner la présence maritime des États membres dans une certaine région, désignée comme zone d’intérêt maritime. Celles-ci ne constituent pas des opérations militaires de la PSDC. En janvier 2021, un projet pilote a été lancé dans le golfe de Guinée afin de soutenir la région face aux problèmes et incidents de sécurité. En février 2022, le mécanisme a également été mis en place dans le nord-ouest de l’océan Indien. La mise en œuvre du concept dans les deux régions est actuellement prévue jusqu’en février 2024.

Ces différentes opérations et initiatives soutiennent différents intérêts de l’UE. En effet, les importations et exportations ainsi que la sécurité énergétique de l’UE dépendent du transport maritime. Le secteur de la pêche est également important. Des routes maritimes ouvertes et sécurisées sont donc essentielles pour l’économie et la sécurité européennes. Les opérations maritimes et les présences maritimes coordonnées montrent également que la dimension navale est de plus en plus apparente et est devenue une priorité dans la politique de sécurité et de défense de l’UE. L’UE cherche également à mettre en avant son rôle en tant qu’acteur et garant de la sécurité maritime. Par ailleurs, les différentes initiatives mises en place s’inscrivent dans une stratégie politique plus globale de l’UE.

En outre, les trois zones d’intervention représentent également des enjeux importants pour l’UE. L’océan Indien est une route commerciale et une zone de pêche majeure pour l’UE. Il constitue également une région où l’UE a des partenaires économiques importants. La mer Méditerranée est également une zone de pêche ainsi qu’une source de subsistance et d’hydrocarbures. Enfin, le golfe de Guinée est riche en ressources naturelles et constitue une zone majeure de transport commercial.

Alexia Msrchal

Références

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[1] Pour des chiffres détaillés par année, voir le site de l’EU Naval Force Operation ATALANTA https://eunavfor.eu/key-facts-and-figures

Les politiques indo-pacifiques du Canada et du Québec : réflexions croisées

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Frédéric Lasserre, Directeur du CQEG

Résumé : En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique. Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021. Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie. Quels sont les principaux éléments mis de l’avant dans ces stratégies ?  Proposent-elles des lectures et des approches convergentes envers la région indo-pacifique ?

Mots-clés : Indo-Pacifique, stratégie, Canada, Québec, Chine, Japon, Inde.

Summary : In November 2022, Canada published its Indo-Pacific Strategy. This strategy followed by a few months a similar document from Quebec, published in December 2021. These policy documents follow several similar documents published by Japan, Australia, the United States, France or the United Kingdom, in an international context of changing reflexive paradigms for addressing regional and international relations in Asia. What are the main elements put forward in these strategies?  Do they propose convergent readings and approaches for the Indo-Pacific region?

Keywords : Indo-Pacific, strategy, Canada, Quebec, China, Japan, India

En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique (Gouvernement du Canada, 2022). Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021 (Gouvernement du Québec, 2021). Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, pour n’en citer que quelques-uns, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie (Nagao, 2019; Berkofsky et Miracola, 2019). Lancé en 2007 par le premier ministre japonais Shinzo Abe, le concept d’Indo-Pacfique, pendant longtemps peu relayé, connait depuis quelques années un engouement marqué. Il ne s’agira pas ici de considérer les raisons de cet intérêt – ou de cet effet de mode – mais plutôt de s’interroger sur les caractéristiques des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec. Quelles en sont les principales idées, alors que se singularisent deux grandes orientations dans la plupart des stratégies indo-pacifiques publiées à ce jour : la plupart accordent une place très importante à la Chine, dont l’ascension économique et politique bouscule les intérêts de nombreux États, voire les inquiète dans ce qu’Isabelle St-Mézard qualifie d’anxiété géopolitique (Saint-Mézard, 2023) ; en réaction, toutes oscillent entre des positions visant à contrer la Chine et son ascension, ou au contraire à maintenir un espace régional inclusif afin de ménager le dialogue avec Beijing (Martin 2019; Heiduk et Wacker, 2020; Goin, 2021).

1. La notion de paradiplomatie

Cette comparaison des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec pourrait prêter le flanc à l’argument que le Québec n’est pas un État souverain, et que donc il ne peut ni définir de stratégie diplomatique, ni être pertinent dans une analyse de stratégies définies par des États indépendants. Formellement, cela est exact, mais très réducteur. Un champ important des sciences politiques et des relations internationales étudie depuis plusieurs années ce que l’on appelle la paradiplomatie, soit l’action internationale d’entités politiques de rang 2, à savoir des États fédérés ou des administrations qui se sont dotés d’outils de relations internationales. On oublie ainsi qu’au sein de la très jacobine et centralisatrice République française, les collectivités d’outre-mer du Pacifique, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et Polynésie, ont constitutionnellement la latitude de développer des relations autonomes avec des gouvernements étrangers tant que cela n’interfère pas avec la défense ou les douanes.

Le Canada est un État fédéral, dans lequel les administrations de rang 2 (les provinces) sont juridiquement des États. Dans le cadre de la Révolution tranquille, mouvement socio-politique majeur qui a bouleversé la société québécoise des années 1960, la volonté d’affirmation de l’autonomie du Québec s’est notamment traduite par un souci d’affirmation à l’étranger également, même si les affaires étrangères sont de compétence fédérale. Dès 1961, le Québec inaugure à Paris une Délégation générale, première d’une série de plusieurs qui structure aujourd’hui le réseau des représentations politiques du Québec à l’étranger. Depuis 1965, la doctrine Gérin-Lajoie est le fondement de la politique internationale du Québec ; elle affirme que la souveraineté d’une province canadienne dans ses champs de compétence devrait s’appliquer également dans ses relations internationales. Tous les partis politiques au Québec, souverainistes comme fédéralistes, ont poursuivi cette politique, que le gouvernement canadien tolère.

Panayotis Soldatos a défini la paradiplomatie comme « la poursuite directe, à des degrés variables, d’activités internationales de la part d’un État fédéré » (Soldatos, 1990). Le concept est largement répandu aujourd’hui (Paquin, 2004) et appliqué à des États quasi-fédéraux également. Ce concept demeure à géométrie variable : tous les États fédérés ne mènent pas forcément une action internationale/politique étrangère. On observe également une diversité de l’engagement de l’État dans sa paradiplomatie, entre Québec, Écosse, Flandre, Catalogne, Groenland… Le Québec n’est pas souverain et ne définit donc pas de politique étrangère pleine et entière – donc son action ne couvre pas tous les domaines : c’est à garder à l’esprit dans la comparaison des cadres politiques du Québec et du Canada.

2. La politique indo-pacifique du Canada

La stratégie canadienne définit l’Indo-Pacifique comme l’Asie orientale, l’Asie du Sud-est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les 14 pays insulaires du Pacifique, le sous-continent indien et les Maldives. Les Seychelles, l’Asie centrale, la Russie d’Asie, le Moyen-Orient en sont ainsi exclus. La pertinence de ce régionyme nouveau d’Indo-Pacifique n’est pas justifiée ; le document explique cependant que la région ainsi définie représente une part importante de l’économie mondiale, la moitié en 2040. C’est une région qui connait globalement une grande vitalité démographique mais aussi économique. C’est une région qui suscite des « défis stratégiques » majeurs, essentiellement du fait de l’ascension de la Chine; une région qui implique le Canada de par sa façade Pacifique, et qu’il importe d’engager dans la voie du développement durable « si nous voulons relever les grands défis mondiaux », dont « la lutte contre les changements climatiques » et le développement durable (p.3).

La politique vise donc à approfondir les partenariats régionaux, pour promouvoir la paix, le développement durable, les échanges commerciaux et les investissements. Le Canada « entretient des relations étroites avec ses partenaires et amis », mais « il y a aussi des pays dans la région avec lesquels le Canada est fondamentalement en désaccord; le Canada doit être lucide quant aux menaces et aux risques que ces pays représentent ». Certes, il faut « maintenir le dialogue » (p.6), « il est nécessaire de coopérer » (p.8), mais la stratégie énonce clairement que certains pays constituent des menaces. La Chine est clairement visée : elle est une « puissance mondiale de plus en plus perturbatrice », qui peut faire preuve d’« arrogance » et déployer une « diplomatie coercitive » (p.7). On est loin des discours lénifiants des cadres généraux de politique du Canada qui prévalaient dans le passé, dans lesquels la confiance en l’attrait du modèle occidental et la perception de la maitrise des enjeux de sécurité ne conduisaient pas le Canada comme les États-Unis ou l’Australie ou le Japon, à nourrir cette anxiété géopolitique qui les conduit maintenant à incriminer directement le gouvernement chinois. Entendons-nous : il ne s’agit pas ici de défendre la Chine, mais simplement de souligner le changement de ton à Ottawa, changement très officiellement consacré dans la Stratégie régionale en 2021.  L’objectif est clairement de soutenir une approche « fondée sur des règles » (p.9) et de repousser toute action unilatérale, implicitement de la Chine, envers Taiwan ou dans les mers de Chine du Sud et de l’Est.

Trois pages sont ainsi consacrées à la Chine, puis une page sur l’Inde, deux pages pour le Pacifique Nord (Japon et Corée), une page (2 avec des figures) pour l’ANASE (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, ASEAN en anglais) avec des axes politiques très généraux. La Chine est mentionnée 53 fois dans le document, l’Inde 22 fois, la Corée 27 fois, le Japon 18, l’ANASE 22 fois : le document s’efforce de parvenir à un certain équilibre, mais, reflet de l’énoncé de politique générale dans lequel la réaction face au rôle perturbateur de la Chine est clairement soulignée, la place accordée à la Chine est dominante – plus de deux fois plus que le 2e pays mentionné le plus souvent, la Corée.

Le document articule par la suite les 5 axes prioritaires : Promouvoir la paix, la résilience et la sécurité ; accroitre les échanges commerciaux et les investissements, et renforcer la résilience des chaines d’approvisionnement; investir dans les gens et tisser des liens entre eux ; bâtir un avenir durable et vert ; demeurer un partenaire actif et engagé.

La tonalité du premier axe montre qu’ici encore, le raisonnement implicite vise la Chine : seule la modernisation de l’armée chinoise est mentionnée parmi tous les pays de la région, comme menace implicite. La tonalité très défensive se poursuit avec un paragraphe sur l’Arctique : « le Canada est conscient que les puissances de l’Indo-Pacifique considèrent l’Arctique comme une région offrant des débouchés », constat qui semble signifier que cet intérêt est lourd de menaces puisque la phrase suivante explique que « Le Canada est déterminé à maintenir la paix et la stabilité dans la région » (p.16). Si ce premier axe est développé sur trois pages, comme la seconde section sur l’économie. Les axes suivants s’appuient sur des passages plus courts, mais articulent des objectifs de politique générale (développement durable( parfois originaux (investir dans les gens et les liens entre populations. Le document présente pour chaque axe les façons d’atteindre les objectifs retenus : ces aspects pratiques représentent 9 pages et demie (35%) sur les 27 du document.

3. La Stratégie territoriale pour l’Indo-Pacifique du Québec

Pas plus que la Stratégie canadienne, la Stratégie québécoise ne cherche vraiment à justifier le terme d’indo-pacifique. Le document mentionne un objectif de relance économique dans un contexte de fin de pandémie de covid-19, soulignant d’emblée une lecture de la région nommée Indo-Pacifique en des termes résolument économiques. La région constitue un « nouveau centre de gravité de l’économie mondiale » (p.3); on le disait déjà de l’Asie-Pacifique en 1997 lors de la première mission commerciale Québec Chine et, de manière générale, dans les années 1990 avec le succès du concept d’Asie-Pacifique. Constater le poids économique dominant d’une région rassemblant 35% des terres et 65% de la population n’a rien de novateur. En revanche, au-delà du cliché du poids économique majeur de l’Indo-Pacifique, le document souligne deux points : cette région est marquée par un fort dynamisme économique – comme pour la stratégie canadienne – mais elle est aussi traversée de rivalités. Rivalité entre la Chine et les États-Unis, présentée comme un paramètre et non comme une prémisse politique engageant la vigilance du Québec, mais une rivalité qui a des impacts sur les partenaires de ces deux pôles économiques. Rivalité également entre Inde et Chine, deux géants démographiques, politiques et économiques. On observe donc un monde en recomposition, avec des risques, mais aussi des occasions. Le document relève que certains lisent la région sous un prisme sécuritaire (QUAD, AUKUS) ; qu’on y observe le déploiement des nouvelles routes de la soie et de contre-projets indiens ou japonais, et que ces rivalités se traduisent aussi à travers de nombreux accords commerciaux à géométrie variable.

La Stratégie se place résolument dans le domaine du commercial. Le premier axe stratégique concerne le commerce international et les investissements. Le second cherche à renforcer la recherche, l’innovation et la formation, non seulement pour maintenir la compétitivité des entreprises québécoises, mais aussi pour favoriser la collaboration avec des laboratoires asiatiques et pour développer le marché de la formation offerte au Québec aux chercheurs et étudiants asiatiques – « Développer une intelligence d’affaires en éducation et enseignement supérieur » (p.18).

Le 3e axe porte sur l’économie verte et le développement durable. Il s’agit de renforcer l’engagement du Québec en matière de développement durable, tout comme dans la stratégie canadienne. Il s’agit donc d’un engagement politique certes, mais aussi économique : des efforts seront ainsi déployés pour promouvoir « l’offre et le savoir-faire du Québec en matière de développement durable et de tourisme responsable » (p.19) ; un engagement politico-social également : on souhaite « favoriser le partage d’expertise sur la dimension sociale du développement durable » (p.19). Le concept de valeur intervient ici : liberté, démocratie, justice, durabilité, mais sans qu’aucun État ne soit stigmatisé. Le document reconnait du même souffle le potentiel de coopération dans ce domaine : plusieurs sociétés de la région ont développé des expertises potentiellement bénéfiques pour le Québec, Australie, Nouvelle-Zélande, Chine, Corée, Japon… dans une optique de partage (pas seulement de vente) et de coopération.

Le 4e axe porte sur la main-d’œuvre ; le 5e sur la culture, et un 6e axe transversal porte sur la jeunesse, atout commun aux sociétés de la région dont il faut renforcer la curiosité, la formation, les contacts pour forger des liens trans-océaniques.

À travers l’analyse de cette stratégie, on relève :

  • L’expression de principes politiques certes, mais formulés de façon modérée – droits de la personne ; développement durable – une demi-page
  • La présence d’objectifs politiques – développer l’influence du Québec et le développement durable – pour soutenir les valeurs certes, mais surtout pour favoriser la coopération et les objectifs socio-économiques.
  • Une approche résolument pragmatique – de nombreuses pistes d’action sont exposées. Sur 19 pages de texte, un total d’environ 9 pages (47%) présentent les actions à mener.
  • Une approche intégrée : le document expose les liens qui associent les différents axes de la stratégie, le développement durable, la formation de la main-d’œuvre, la recherche, la culture permettant certes d’envisager des développements économiques, mais aussi de renforcer le pouvoir d’influence du Québec, dont le rôle crucial en Asie est rappelé dans le document, dont on espère indirectement pouvoir récolter les fruits économiques à terme. Les axes de cette stratégie ne sont pas disjoints, mais bien au contraire proposent un plan d’action pensé comme cohérent et articulant l’ensemble des actions proposées.
  • Aucun État n’est directement incriminé dans cette stratégie, au-delà du constat très factuel de la rivalité sino-américaine. L’approche politique demeure modérée, non militante : le concept de valeurs est mentionné 2 fois ; mais celui de coopération 12 fois. Ce discours parait similaire à celui du Canada, mais la stratégie québécoise ne propose pas d’action spécifique visant à répondre à une quelconque menace chinoise.
  • On y découvre une approche géographique équilibrée : certes la Chine fait l’objet de 30 mentions ; mais le Japon 25 ; la Corée du Sud 24 ; l’Inde 22 ; l’Australie 14 ; le Vietnam 11 ; l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est, 6 chacun.

4. Deux stratégies convergentes ?

Toute comparaison des deux stratégies canadienne et québécoise doit rappeler un paramètre de taille : le Québec n’étant pas un État souverain, il ne peut développer d’éléments forts de politique étrangère, a fortiori en matière de défense ou d’accords commerciaux. De fait, il ne peut développer de lien avec l’institution qu’est l’ASEAN, ni tenir de discours à fort contenu diplomatique ou de sécurité. Cela explique en partie l’absence de place importante consacrée aux enjeux politiques en Asie – en partie seulement, on y reviendra.

Des convergences se dessinent : les deux stratégies font la part belle aux enjeux économiques (commerce, investissements) ; aux questions de développement durable ; à la main-d’œuvre, à l’immigration, à la formation et à la jeunesse, des aspects qu’on retrouve peu souvent dans les stratégies indo-pacifiques.

Mais des différences importantes se dessinent. Sur la forme tout d’abord : la stratégie québécoise a réussi à proposer une série d’orientations et d’actions qui présentent un fort degré d’intégration et de synergie, ce qu’on observe nettement moins du côté de la stratégie fédérale canadienne.

Sur le fond ensuite : certes le Québec n’a pas à se prononcer sur une posture politique à l’endroit de la Chine ; mais il aurait néanmoins pu développer un propos plus incisif sur la question des valeurs et de la trajectoire politique de celle-ci, ce qu’il a choisi de ne pas faire. Le portrait politique de la dynamique politique dans la région est lucide – on observe l’émergence de vives tensions – mais ce constat demeure factuel et ne suscite pas de critique même si l’attachement aux valeurs démocratiques est formulé. La stratégie québécoise se veut un document résolument pragmatique pour permettre le développement de la coopération en Indo-Pacifique. À l’inverse, la stratégie canadienne, en rupture avec les discours relativement idéalistes sur l’Asie que développaient les administrations libérales précédentes, souligne l’importance d’une certaine résilience face à l’émergence d’une Chine perçue comme une menace potentielle. La main demeure tendue ,mais le discours n’en demeure pas moins incriminant, polémique voire vindicatif pour un document de politique régionale. Fin de l’innocence et de la croyance candide dans la vertu de l’ouverture économique envers la Chine, qui conduirait nécessairement celle-ci à réformer son régime politique ? Car telle était pendant longtemps la croyance inébranlable des Occidentaux, et des gouvernements libéraux de Jean Chrétien (1993-2203) à Paul Martin (2003-2006) (The Economist, 2018; Sampson, 2020). Ou angoisse géopolitique ?  Sans doute un peu des deux. Il reste à savoir si la politique menée sur la base de cette stratégie pourra demeurer proactive et non réactive, et favoriser la coopération et l’engagement du Canada envers non seulement ses partenaires, Japon, Corée, Australie et Inde principalement, mais également à l’endroit de la Chine (Paikin, 2023).

Frédéric Lasserre

Références

Berkofsky, A. et S. Miracola (2019). Geopolitics by Other Means : the indo-pacific reality. Milan : ISPI, https://www.ispionline.it/en/publication/geopolitics-other-means-indo-pacific-reality-22122

Goin, V. (2021). L’espace indopacifique, un concept géopolitique à géométrie variable face aux rivalités de puissance. Géoconfluences, 4 oct., http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/espace-indopacifique-geopolitique

Gouvernement du Canada (2022). La Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique. Ottawa, https://www.international.gc.ca/transparency-transparence/indo-pacific-indo-pacifique/index.aspx?lang=fra

Gouvernement du Québec (2021). Cap sur la relance : des ambitions pour le Québec. Stratégie territoriale pour l’Indo-Pacifique. Québec,  https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/relations-internationales/publications-adm/politiques/STR-Strategie-IndoPacifique-Long-FR-1dec21-MRIF.pdf

Heiduk, F. et Wacker, G. (2020). From Asia-Pacific to Indo-Pacific. Significance, Implementation and Challenges. SWP Research Paper 9, Berlin, juillet, https://www.swp-berlin.org/publications/products/research_papers/2020RP09_IndoPacific.pdf

Martin, B. (2019). Cartographier les discours sur l’Indo Pacifique. Carnets de Recherche, Sciences-Po, 18 déc., https://www.sciencespo.fr/cartographie/recherche/cartographier-les-discours-sur-lindo-pacifique/

Nagao, S. (2019). Strategies for the Indo-Pacific: Perceptions of the U.S. and Like-Minded Countries. Washington, DC : Hudson Institute, décembre, https://www.hudson.org/national-security-defense/strategies-for-the-indo-pacific-perceptions-of-the-u-s-and-like-minded-countries

Paikin, Z. (2023). La “doctrine Freeland” et la stratégie Indo-Pacifique du Canada : entre isolement et confusion, Note politique 26, Réseau d’analyse stratégique, 2 janvier, https://ras-nsa.ca/fr/la-doctrine-freeland-et-la-strategie-indo-pacifique-du-canada/

Paquin, S. (2004). Paradiplomatie et relations internationales, Bruxelles: Peter-Lang.

Saint-Mézard, I. (2022). Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Paris : PUF.

Sampson, X. (2020). Quelle marge de manoeuvre a l’Occident face à la Chine?. La Presse, 7 juillet, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1717514/chine-commerce-expansion-economie-politique-puissance

The Economist (2018). How the West got China wrong. The Economist, 1er mars, https://www.economist.com/leaders/2018/03/01/how-the-west-got-china-wrong

Piraterie maritime : quels récents développements d’une menace bien ancrée ?

Louis Borer

Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023 

Géographe, diplômé du Master 2 Géopolitique ENS/Paris 1, Louis Borer est analyste senior en sûreté maritime à la Risk Intelligence, au Danemark, après avoir travaillé à l’Asia Centre pendant 2 ans, puis au ministère des Armées pendant plus de 6 ans, principalement comme analyste géopolitique et menaces maritimes. Il est également officier de réserve dans la Marine Nationale.

Cet article a été publié par Diploweb le 26 février 2023, https://www.diploweb.com/Piraterie-maritime-quels-recents-developpements-d-une-menace-bien-ancree.html dans le cadre de l’accord de partenariat CQEG – Diploweb

Loin des clichés du cinéma hollywoodien, la piraterie demeure une menace tangible pour les marins, l’industrie maritime, et les États côtiers qui bordent ces zones piratogènes. À l’instar des autres menaces maritimes asymétriques, la piraterie est souvent entremêlée à divers enjeux et crises, qui fluctuent au gré du contexte économique et géopolitique. Le niveau ou le type de menace est parfois difficile à qualifier, voire à quantifier, une attaque en mer étant susceptible d’être liée à des groupes mafieux locaux, aux trafics illicites ou, dans une moindre mesure, au terrorisme.

Historiquement, la piraterie s’est développée dans les grandes zones d’activités et de commerce maritime, d’abord en Méditerranée puis en Atlantique, avant de s’étendre vers l’Asie et l’océan Indien. Comme leurs prédécesseurs, les pirates modernes agissent le plus souvent à proximité immédiate des principales routes commerciales (ou Sea Line of Communication/SLOC), qui empruntent certains passages obligés, ou « seuils stratégiques »[1]. Or, la sécurisation de ces routes commerciales, par lesquelles transitent 90 % du commerce mondial en volume et 80 % en valeur, est d’une importance vitale pour la plupart des États souvent tributaires de leurs importations ou exportations de ressources naturelles, énergétiques, ou biens manufacturés.

La piraterie est souvent décrite, à raison, comme l’un des plus vieux métiers du monde. Si les modes opératoires évoluent et s’adaptent, les grandes zones de piraterie demeurent géographiquement bien ancrées. L’objectif de cet article sera dans un premier temps de décrypter les raisons de l’amélioration sensible, bien que fragile, de la situation au large de la Corne de l’Afrique, puis dans un second temps dans le Golfe de Guinée. Un bateau naviguant dans certains détroits d’Asie du Sud-est, ou au mouillage dans les Caraïbes étant susceptible de faire de mauvaises rencontres, ces zones seront abordées dans une troisième partie.

  1. Piraterie en océan Indien : contenue, mais non maîtrisée

 Le golfe d’Aden et la partie Occidentale de l’océan Indien (ou West Indian Ocean/WIO) ont été sous les projecteurs à partir de 2008, année marquée par 571 attaques (contre une cinquantaine d’attaques les années précédentes), et des abordages ambitieux, détournements de pétroliers[2] et kidnappings d’équipages qui resteront gravés dans les annales de la piraterie. Tous les ingrédients étaient alors réunis pour favoriser l’émergence d’une piraterie florissante. Géographiquement, les raids pouvaient être lancés depuis les côtes somaliennes, État failli à proximité immédiate de l’une des principales voies de communication maritime, transitant via le détroit de Bab el Mandeb. Le facteur social était aussi déterminant. Les populations littorales assistaient impuissantes au pillage de leurs ressources halieutiques dont elles étaient (et restent) tributaires, par des entreprises de pêche étrangères. En l’absence de moyens pour assurer la protection des ressources des Zones économiques exclusives (ZEE) somaliennes, les pêcheurs s’improvisaient garde-côtes afin d’arraisonner les navires en activité de pêche INN[3], avant que la prise d’otage du bateau et de son équipage devienne un business plus lucratif que la cargaison de poissons. Les groupes pirates développèrent ainsi un modèle économique constitué de groupes actions, de traducteurs et intermédiaires pour les négociations, et de logisticiens ayant la possibilité de s’appuyer sur des bases arrière et des zones de stockage dans des espaces hors de tout contrôle étatique. Les raids étaient alors menés par le biais de skiffs[4], qui pouvaient être embarqués ou tractés par des bateaux-mères pour les raids menés au-delà de 200 nautiques (nq). Les pirates disposaient d’un armement conséquent et dissuasif, divers armes automatiques type AK-47, des RPG-7, et d’échelles pour aborder le navire.

Afin d’endiguer le phénomène, la réponse internationale fut d’abord étatique, par le biais du déploiement des Équipes de protection embarquée (EPE), de l’opération aéronavale européenne EUNAVFOR Atalante (prolongée jusqu’en décembre 2024, mais dont le mandat a été modifié), épaulée par la mission otanienne Ocean Shield, et de la Combined Task Force (CTF) 151, dont l’objectif premier était de mettre en place un corridor sécurisé, l’IRTC (International Recommended Transit Corridor), le long duquel les navires les plus vulnérables étaient escortés. Les armateurs ont emboîté le pas, remplaçant les EPE par des Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD, ou PMSCs en anglais, la plupart de ces entreprises étant anglosaxonnes) et la mise en place de mesures de protection soutenues par l’Organisation maritime internationale (Best Management Practice). L’ensemble de ces mesures a contribué à faire drastiquement chuter le nombre d’attaques réussies dès 2012. Le ratio gain/risque d’une attaque en mer devenant défavorable et trop périlleux, les groupes se sont progressivement tournés vers d’autres sources de trafics plus lucratives.

À ce jour, si l’âge d’or de la piraterie somalienne semble terminé – la dernière opération sophistiquée et recoupée datant du 21 avril 2019 à 240 nautiques de Mogadiscio – les conditions ayant provoqué le développement de la piraterie sont toujours réunies. L’absence d’attaque ne signifie pas l’absence de menace, considérée comme contenue, mais non maîtrisée. Bien que la probabilité demeure faible, une attaque opportuniste ou un détournement de navire reste possible dans un rayon de 300 nautiques, en particulier dans le secteur de Bab el Mandeb et du golfe d’Aden. La zone est par ailleurs en proie à de multiples trafics (drogues, armes, cigarettes…), auxquels s’ajoutent de nombreux navires de pêche et de boutres en transit. La prolifération de ces petites embarcations, au comportement parfois erratique et pouvant disposer d’armes à bord, rendent leurs intentions incertaines, et la discrimination d’une menace potentielle souvent difficile à identifier, certains adoptant une attitude hostile et suspecte. Effectivement, les navires suspects sont susceptibles d’être des trafiquants ou des militants, voire dans certains cas, des garde-côtes yéménites, à l’instar du voilier Lakota abordé par ces derniers le 19 mai 2022, où ils étaient intervenus, comme souvent, de façon musclée, sans uniforme ni protocole d’appel VHF.

Le profil du pirate type a donc laissé la place à un modèle plus complexe, impliqué dans des activités illégales duales, où un trafiquant peut (re)devenir pirate en cas d’opportunité. Avec la baisse du nombre d’attaques, la vigilance peut également baisser et créer de nouvelles cibles.

À moyen terme, les perspectives dans le WIO restent donc fragiles. Si l’industrie maritime a retiré au 1er janvier 2023, la qualification High Risk Area (HRA) du WIO, ils demandent néanmoins le maintien strict des BMP5. Par ailleurs, la zone est le théâtre de compétitions entre États qui se livrent une bataille navale clandestine à travers l’usage de proxys et de modes d’action hybrides, et les détroits de la région demeurent une zone d’intérêt – du moins dans la propagande jihadiste – de Daesh et al-Qaïda.

À terre, malgré une amélioration des capacités garde-côtières somaliennes, ces derniers ne disposent toujours pas de capacité hauturière crédibles. De plus, les priorités de la Somalie ne sont pas en mer, mais bien à terre, où le pays doit faire face à une famine, et aux attaques de la puissante branche qaïdiste al-Shebbab, dont le nombre d’attaques a augmenté de 30 % par rapport à 2021. Bien que la piraterie semble donc jugulée dans la zone, le large de la Corne de l’Afrique demeure très instable, en proie à diverses menaces, groupes mafieux et convoitises géopolitiques susceptibles de provoquer une reprise des attaques en mer, notamment en cas de désengagement des forces aéronavales multinationales.

 2. Golfe de Guinée, des groupes pirates organisés et violents, aux diverses activités

 Malgré les efforts des États riverains du Golfe de Guinée (GoG), la région est confrontée à une piraterie[5]protéiforme, menée par des gangs organisés et violents.

La plupart des attaques se déroulent près des côtes et à l’approche des ports, notamment dans les Eaux territoriales (ET) et la ZEE nigérianes, qui concentrent la plupart des attaques. Les eaux du Togo, Bénin, et Cameroun sont également concernées. Une partie des groupes opèrent à une distance de 40 nautiques, ciblant des navires de pêches, de logistique pétrolière, ou des cargos de faible tonnage en opération de cabotage, auxquels s’ajoutent de nombreux vols opportunistes à quai ou au mouillage. Certains bandits attaquent également dans les méandres du delta du Niger, mais ces derniers n’entrent pas dans la définition de la piraterie[6]. Environ quatre à six groupes disposent de capacités sophistiquées d’action en haute mer, jusqu’à environ 250 nautiques. À ces différents gangs s’ajoutent des groupes militants tels que le MEND, qui usent de modes d’action similaires et ciblent l’industrie pétrolière dans le cadre de leurs revendications.

Les pirates utilisent des embarcations rapides avec plusieurs individus aguerris à leurs bords, dotés d’un large éventail d’armes de poings et d’épaules. Certains disposent d’équipements et de bonnes connaissances en navigation, ou d’expertises techniques spécifiques. Les attaques se déroulent de jour comme de nuit, avec toutefois un taux d’échecs supérieurs le jour. Les cibles lentes et basses seront privilégiées : petits cargos, navires de pêche ou de liaison logistique qui opèrent dans l’exploitation pétrolière off-shore. Environ 75 % des gangs les mieux organisés sont concentrés dans les États du Bayelsa, Rivers, Akwa Ibom et Delta, au Nigéria. Disposant de bases arrière sûres, l’objectif de ces groupes est l’enlèvement contre rançon ou le soutage (« bunkering ») de tanker en mer, qui nécessite une expertise technique et un solide réseau à terre pour revendre la cargaison.

Comme en Somalie, un phénomène similaire de montée en puissance capacitaire des gangs nigérians a été observé, avec l’usage de bateaux-mères pour cibler des navires jusqu’à 250 nautiques des côtes, par météo favorable. L’attaque du pétrolier Kerala[7] au large de l’Angola en janvier 2014 marquait le début d’une tendance qui persistait en 2022, avec l’attaque à 270 nautiques de Lomé de l’Arch Gabriel le 3 avril, et le détournement du tanker B Ocean, le 23 novembre à 230 nautiques des côtes ivoiriennes.

Parmi les modes d’actions figurent le soutage illégal de pétrole entre deux navires, qui résulte d’une opération complexe nécessitant une prise de renseignements en amont, l’abordage et une prise de contrôle du tanker, avant d’effectuer un transfert technique, et souvent périlleux, sur l’autre navire. Ces opérations de transbordement devenaient rentables en fonction du prix du baril (entre 60 et 100$). La diminution actuelle de cette tendance s’explique notamment par l’amélioration des capacités navales des États riverains du GoG, et la vigilance accrue des armateurs[8]. Avec l’augmentation des attaques ratées, les pirates qui, en plus des risques encourus, revenaient endettés envers leurs commanditaires (frais de carburant et matériels), se sont tournés vers des activités illicites assurant un meilleur ratio gain/risque, comme le soutage de pétrole à terre, plus rentable[9].

L’amélioration des capacités régionales et la diversification des activités illicites à terre ont eu pour conséquence une amélioration de la situation en mer. D’après les données de la RiskIntelligence, pour respectivement 134 incidents recensés en 2019 et 135 en 2020, seuls 78 attaques furent reportées en 2021, et près de la moitié pour 2022, ne comptant « que » deux kidnappings, le 13 décembre,[10] contre 68 en 2021 et 142 en 2020[11]. Si la tendance à venir est incertaine, les vols à quai et au mouillage devraient probablement se poursuivre.

En 2013, le processus de Yaoundé marqua un tournant dans la prise de conscience la montée en puissance des capacités maritimes et navales des États riverains du GoG. Soutenues par l’UE et l’ONU, plusieurs projets de sécurité maritime se sont développés, comme la mise en place d’IFC régionaux ayant – comme à Singapour – pour objectif de coordonner les efforts et le partage de renseignements. La montée en puissance opérationnelle des marines riveraines passe également par leur participation aux exercices navals[12] régionaux avec un appui international. Toutefois, outre les nombreuses disparités entre États, ces progrès sont freinés par une forte corruption des autorités locales, le manque de cohérence, d’entraînement et de maintenance de leurs équipements. De plus, les priorités politiques sont souvent ailleurs, avec la pêche INN sur le plan maritime, et la menace jihadiste[13] qui s’étend aux frontières septentrionales du GoG sur le plan continental.

La piraterie du GoG s’adapte ainsi au contexte économique et géopolitique local. Les États riverains du GoG sont très soucieux du respect de leur souveraineté régionale, compliquant parfois la coopération navale. De plus, outre la corruption, leurs divergences contribuent souvent à laisser le champ libre aux groupes pirates.

3. L’Asie du Sud-est, région en proie à une piraterie[14] endémique, opportuniste et peu violente

Si la géopolitique tente de s’affranchir de tout déterminisme géographique, le cadre géophysique sud-est asiatique prodigue un terrain d’action particulièrement favorable au développement d’une piraterie quasi endémique. Le détroit de Malacca, par lequel transitent un tiers du commerce et la moitié des ressources énergétiques mondiales, et dans lequel s’engouffrent 400 navires par jour, offre une multitude de cibles potentielles aux pirates, qui agissent à l’extrémité Sud-Est du détroit et son prolongement, le détroit de Singapour (entre les îles indonésiennes de Batam et Karimun) où se concentraient 62 % des attaques en 2022. Si, à la différence de la Somalie, les États riverains du détroit de Malacca sont souverains, le nombre important d’îles et îlots susceptibles de fournir autant de caches, les disparités de développement entre Singapour et l’archipel indonésien des Riau qui lui fait face, et le flux de navires qui mouillent ou transitent dans ces détroits sont autant de facteurs favorisant la piraterie.

Contrairement au WIO, le nombre d’attaques dans la région reste conséquent et quasi constant, ayant même connu une augmentation du nombre d’attaques, avec plus d’une centaine d’incidents observés en 2022. Toutefois, la moitié d’entre eux sont des attaques ratées, et rien n’a été volé sur la moitié des abordages réussis. Appelés Bajak Laut, la plupart des pirates sont Indonésiens et opèrent depuis des petites embarcations traditionnelles locales de transport et de pêche (sampans). Le mode opératoire est essentiellement opportuniste, nocturne, et caractérisé par un faible niveau de violence[15]. Equipés principalement d’armes blanches (machettes, kriss, couteaux), les pirates cherchent des cibles faciles. Par conséquent, en transit dans le détroit de Singapour, un navire lent, peu éclairé, avec une faible hauteur de franc-bord pour faciliter l’abordage, sera privilégié par les malfaiteurs opportuns, raisons pour lesquelles les petits tankers, barges tractées et remorqueurs figurent parmi les principaux types de navires ciblés. De nombreux navires sont également abordés au mouillage (en particulier en mer des Sulu et des Célèbes, à Belawan, Tanjung Priok ou Sandakan) de manière très discrète, parfois sans éveiller les soupçons de l’équipage, et en prenant la tangente plutôt que de risquer un affrontement lorsqu’ils sont découverts. Les pirates s’emparent alors de pièces de rechange pour moteur, d’équipements ou de câbles. Des opérations plus ambitieuses ont été observées lors du détournement de tankers assurant des liaisons régionales, notamment au Sud-est de la Sulawesi, dans l’objectif de siphonner la cargaison et de la revendre sur le marché noir. La hausse du prix de l’énergie avec la relance de la guerre en Ukraine est susceptible d’augmenter la tendance de ce type d’action, rendant de fait les tankers plus exposés. Plus généralement, la récession de l’économie et l’inflation sont des facteurs à terre susceptibles d’entraîner des répercussions en mer.

Compte tenu du caractère hautement stratégique de ces détroits, et afin d’éviter toute tentative d’ingérence étrangère, les États riverains ont dû prendre des mesures concrètes pour limiter le phénomène. Singapour, l’Indonésie et la Malaisie ont mis en place des patrouilles coordonnées en 2004, les MSSP[16] (Malacca Strait Sea Patrol) et leur volet aérien EiS (Eyes in the Sky), ainsi qu’un centre de fusion de l’information à Singapour (Information Fusion Center, IFC) au sein duquel des officiers de liaisons de nombreux pays (dont la France) partagent du renseignement. Face au succès de l’IFC, l’initiative a été dupliquée en Océan indien et par les pays riverains du golfe de Guinée.

Toutefois, une certaine méfiance entre les États riverains du détroit de Malacca, héritée d’une histoire commune marquée par de nombreux affrontements, a également limité l’efficacité de ces initiatives. Dans le prolongement de l’imaginaire collectif, les Caraïbes et le golfe du Mexique sont également en proie à de la piraterie opportuniste, souvent violente et armée, commentant des vols d’équipement sur des navires au mouillage, ou des plateformes off-shore. Les faits reportés en Amérique du Sud sont quant à eux souvent liés au banditisme ou au trafic de drogue (dissimulation ou récupération de drogue sur un conteneur).

Dans les Caraïbes, comme ailleurs, les incidents sont mal reportés, et il est souvent difficile d’obtenir des données fiables et recoupées[17], soit par manque de volonté des États de reporter des incidents dans leurs ET qui pourraient entacher leur réputation, soit pour l’armateur qui – outre le risque réputationnel – risque de voir ses primes d’assurance s’envoler, et de voir son navire immobilisé à quai dans le cadre d’une investigation. De plus, les statistiques peuvent évoluer en fonction des critères retenus[18]. Ainsi les IFCs, les Marines de guerre, ou le Bureau maritime international (BMI) pourront avoir une définition différente de la piraterie que l’Organisation maritime internationale, suivant la définition d’UNCLOS selon laquelle, pour une attaque du même type, un acte de « piraterie » se déroule en haute mer, et le « banditisme en mer » dans les ET, rendant le décompte d’autant plus difficile.

Afin de couvrir les multiples implications de la piraterie, une approche pluridisciplinaire et multiscalaire s’avère nécessaire. Tout d’abord humaines et sociales, les répercussions sont également économiques, la piraterie engendrant d’importants surcoûts[19] à toute l’industrie maritime. Enfin, outre la dimension souvent complexe de la juridiction[20]en mer, la piraterie peut également servir d’alibi légitimant certaines présences navales à la mer[21]. C’est notamment le cas des Marines indépendantes qui, en contribuant à la lutte contre la piraterie dans le WIO, s’assurent une présence miliaire à proximité des SLOC et seuils stratégiques. Ces déploiements hauturiers longues durées permettent une mise en condition opérationnelle de ces Marines sur des théâtres d’opérations maritimes souvent éloignés de leurs bases. Ainsi, non sans une pointe de sarcasme, le spectre de la menace pirate dans une zone stratégique pourrait donc s’avérer « d’utilité géopolitique ».

Louis Borer

[1] Est appelé « Seuil stratégique » un lieu d’importance vital pour le commerce maritime et les déploiements militaires. L’étroitesse de ces détroits ou canaux et la proximité avec la côte rendent les navires ou bâtiments militaires davantage exposés à un tir depuis la côte en cas d’attaque pirate ou terroriste.

[2] Parmi lesquels figurent le superpétrolier saoudien Sirius Star, le Carré d’As et le Ponant côté français, ou la prise d’otages du porte-conteneurs Maersk Alabama au large d’Eyl l’année suivante, ayant inspiré le film « Captain Phillips » (2013).

[3] Pêche INN : Illégale, Non réglementée, Non déclarée. La pêche INN est une cause majeure de la paupérisation de populations littorales fragiles, susceptibles de se tourner vers des activités de subsistances illégales comme la piraterie ou les trafics. Plusieurs initiatives soutenues par l’ONU, l’UE, ou encore Interpol tentent de mettre en œuvre des moyens pour limiter la pêche INN, par le biais de patrouilles ou de solutions techniques telles que le suivi par satellite des émissions AIS suspectes dans les zones de pêche. De nombreux pays sont impliqués dans la pêche INN, comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou le Japon pour le cas de la Somalie.

[4] Le skiff est l’embarcation traditionnelle locale en bois ou fibre de verre, le nombre de tonneaux embarqués pour le carburant indiquait le rayon d’action théorique de l’embarcation. Les bateaux-mère étaient quant à eux constitués de boutres ou dhows, navires tenant mieux la mer servant de plateforme de lancement logistique pour les raids.

[5] Pour en savoir plus: Katja Lindskov Jacobsen, UNODC, Global Maritime Crime Programme, « Pirates of the Niger Delta », 2021, Ministry of foreign affairs of Denmark, https://www.unodc.org/res/piracy/index_html/UNODC_GMCP_Pirates_of_the_Niger_Delta_between_brown_and_blue_waters.pdf

[6] Selon la Convention des Nations Unies, dite de « Montego Bay » (1982) sur le droit de la mer, qui définit légalement l’acte de piraterie comme une attaque perpétrée à des fins privées, sur un bateau en haute mer (soit au-delà de la limite des 12 nautiques), et avec violence. https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf

[7] Après avoir coupé l’AIS du navire, les assaillants avaient repeint les éléments permettant d’identifier le navire (IMO, nom, pavillon), avant de transférer vers une barge plus de 12 000 tonnes de cargaison.

https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/le-kerala-a-bien-ete-attaque-par-des-pirates-devant-l-angola

[8] Qui appliquent une version adaptée des BMP5 dans la zone, « BMP GoG », dernière version de juin 2021. Les armateurs disposent également de meilleures protections dans les aires de mouillage par des ESSD, qui opèrent essentiellement dans les ET nigérianes.

[9] Courant 2022, le vol de pétrole brut et de produits pétroliers illégalement raffinés à terre ont atteint des niveaux records, permettant aux groupes criminels de recevoir des revenus élevés et constants, impliquant de grosses pertes de revenus pour le Nigéria. ”Why are gulf of Guinea pirates shifting to illegal oil bunkering”, 4 décembre 2022, Maritime executive, https://www.maritime-executive.com/article/why-are-gulf-of-guinea-pirates-shifting-to-illegal-oil-bunkering

[10] En dépit de la baisse conjoncturelle, les gangs basés dans le Delta du Niger, Bayelsa, et River State sont structurés, et disposent de camps retranchés et protégés des autres gangs et des autorités pendant toute la durée des négociations. Plusieurs raids peuvent être regroupés sur 24h, notamment en cas d’attaque ratée. Les attaques réussies aux mouillages au large de Lomé, Cotonou et Douala en 2019 et début 2020 ont entraîné une réaction des autorités responsables, où les navires au mouillage peuvent désormais demander à bénéficier gratuitement de personnel militaire. Des mesures de sécurité similaires ont été mises en œuvre par les autorités du Bénin et du Togo.

[11] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report, janvier 2023 ; Gaël Cogné, « La piraterie dans le golfe de Guinée n’a pas disparu », 5 janvier 2023, Mer et Marine, https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/la-piraterie-dans-le-golfe-de-guinee-n-a-pas-disparu-alerte-un-rapport-pour-la

[12] Comme African Nemo ou Obangame Express pour les plus importants, ou par le biais de la mission permanente de la Marine nationale Corymbe, par laquelle la France joue un rôle important de formation, sécurisation, et promotion de son modèle d’Action de l’État en mer.

[13] Outre Boko Haram qui évolue au Nord-est du Nigéria, l’État islamique au grand Sahara (EIGS), et la coalition qaïdiste JNIM (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin) s’étendent comme une tache d’huile dans la région.

[14] Se référer aux travaux d’Éric Frécon, référent français dans le domaine de la piraterie en Asie.

[15] Toutefois, selon le Bureau maritime international, parmi les 38 incidents signalés en 2022, deux membres d’équipage ont été menacés et quatre ont été pris en otage pendant la durée de l’attaque. Une arme à feu a été utilisée pour menacer l’équipage dans au moins trois incidents.

[16] Le modèle MSSP a inspiré en 2016 l’initiative de sécurité maritime et de patrouilles trilatérales INDOMALPHI, entre l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines en mer des Sulu et des Célèbes, notamment dans le cadre de la lutte contre le groupe Abu Sayyaf.

[17] Le rapport annuel du MICA Center, à Brest, dresse un tableau exhaustif et fiable de la situation annuelle : https://www.mica-center.org/en/mica-center-annual-report-2022-is-out, auquel s’ajoute le rapport annuel du Bureau maritime international, « Piracy and armed Robbery against ship 1 January – 31 December 2022 » https://www.icc-ccs.org/

[18] Une attaque est souvent définie en cas de coup de feu ou contact au grappin, on parlera sinon d’approches si l’intention est identifiée, ou d’activité suspecte.

[19] Primes d’assurances, ESSD embarquées et équipements de défenses passifs (canons à eau, citadelle…), et principalement, l’augmentation de la vitesse dans les zones dangereuses ou un changement de cap entraînant une plus grande consommation.

[20] Certains cas impliquant le droit de la mer, celui de l’Etat du pavillon. D’autres problématiques peuvent concerner l’embarquement d’armes à bords de navires, l’usage disproportionné de la force, ou la présence d’armureries flottantes, la plupart des navires n’étant pas autorisés à pénétrer dans les ET d’un pays avec des armes à leurs bords.

Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023

Mesly, Nicolas (2022). Terres d’asphalte. Notre agriculture sous haute pression. Montréal : Multimondes.

Cet ouvrage pose la question de l’avenir des terres agricoles au Québec. Prenant la mesure de leur déclin rapide dans les espaces autour de Montréal et de Québec, Nicolas Mesly propose ici une analyse de ce cas de géopolitique locale, dont l’enjeu réside dans l’utilisation du foncier rural. L’auteur pose la question du choix politique qui se présente au gouvernement, mais à la société aussi : veut-on préserver l’activité agricole dans les terres fertiles de la vallée du Saint-Laurent, surtout dans la région entourant le grand Montréal ?  De manière plus générale, veut-on préserver une certaine autonomie alimentaire, en maintenant l’activité agricole dans les campagnes ?

La prémisse de base renvoie à cette question de l’autonomie alimentaire du Québec. L’auteur évoque la politique proactive de soutien du monde agricole menée par le ministre Jean Garon de 1976 à 1985. Jean Garon a notamment réussi à faire voter, en 1978, la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA), qui institue un zonage et le classement des terres agricoles afin de les soustraire à l’appétit des promoteurs. Le ministre de l’Agriculture et des Pêches a dû lutter, au sein même de son gouvernement, contre les intérêts politiques du ministre d’État à l’Aménagement, Jacques Léonard, dans une rivalité pour savoir qui lutterait le plus efficacement contre l’étalement urbain, une rivalité entre ministères qui n’est pas sans rappeler celle, toujours d’actualité, entre le ministère de l’Environnement et le ministère des Affaires municipales pour savoir qui piloterait la politique de l’eau du Québec…

Jean Garon avait comme objectif l’autosuffisance alimentaire du Québec – ne pas dépendre des importations tout en développant un secteur agro-alimentaire fort générateur d’emploi. A la fin de son mandat, des estimations veulent que l’autonomie alimentaire du Québec ait atteint 80% (Dorval, 2020); mais atteindre l’autosuffisance semble hors d’atteinte compte tenu des goûts alimentaires contemporains des Québécois, notamment en ce qui concerne les fruits et légumes tropicaux et/ou consommés en hiver (Genois Gagnon, 2020). Néanmoins, un degré d’autonomie le plus élevé possible semble, rappelle l’auteur, bénéfique à plus d’un titre : ne pas dépendre des chaines d’approvisionnement de l’étranger, surtout si celles-ci en viennent à se distendre sous l’effet de perturbations politiques ou environnementales comme les tensions sur la gestion de l’eau en Californie ; entretenir un secteur productif et de transformation créateur de valeur ajoutée et d’emplois.

Il ne s’agit pas seulement de produire : l’auteur observe la tendance à la concentration du secteur, avec l’émergence de grandes exploitations portées par le secteur financier (Banque nationale notamment) ou l’achat de terres par des investisseurs étrangers, qui certes voudront maintenir une activité de production, mais pas nécessairement pour l’écouler sur le marché local – on pense ainsi à des investisseurs chinois ou émiratis, actifs à travers le monde pour diversifier leur portefeuille d’actifs dans le secteur alimentaire mais aussi pour accroitre la production expédiée vers leur propre population. Il n’est pas certain que ces nouveaux exploitants auront à cœur de soutenir les retombées économiques de leur production dans les campagnes du Québec…

Le déclin du secteur agricole se traduit précisément par l’expansion du tissu périurbain au dépens des terres agricoles dans les périphéries de Québec et surtout de Montréal. C’est d’autant plus regrettable pour la production agricole que ces terres sont très fertiles, alors même que le Québec ne dispose pas de surfaces considérables : 5% de son territoire seulement est cultivable, et 2% seulement est effectivement exploité. Il existe certes des surfaces qui pourraient être mises en exploitation, surtout avec les effets du réchauffement climatiques, mais cela exige des investissements pour bonifier ces sols alors que les exploitations de la grande couronne de Montréal travaillent des terres productives, déplore l’auteur. Malgré la LPTA et le zonage agricole, la pression de l’étalement urbain est intense, depuis des décennies : le modèle urbanistique repose sur le développement massif et extensif de lotissements de maisons unifamiliales que desservent des routes, puis des autoroutes urbaines sans transport en commun, alors même que des réserves foncières existent dans le tissu des zones dites blanches ouvertes à l’aménagement commercial ou résidentiel. Ce modèle, décrié depuis des décennies, s’est vu renforcé avec les impacts de la pandémie de covid-19 et la généralisation du télétravail, qui ont incité nombre de foyers à s’installer en zones périurbaines pour satisfaire le désir de « vivre à la campagne » – dan un milieu qui, l’auteur le passe sous silence, n’est pas toujours très sain du fait de l’intensité des usages de pesticides et d’engrais, et dont les conséquences sur la santé se manifestent aussi peu à peu : c’est un mythe que de croire que la campagne de l’agriculture intensive est verte (Latulippe, 2001 film; Cameron, 2019), ce que l’on sait depuis Rachel Carson et son essai Silent Spring publié dès 1962. De plus, ces nouveaux ruraux supportent souvent mal la cohabitation avec les exploitations agricoles, lesquelles génèrent des odeurs que ces rurbains en mal d’espaces bucoliques tolèrent mal – d’où de nombreux conflits de voisinage et de recours en justice.

Sous la pression des nouveaux rurbains, les municipalités s’activent également pour développer les infrastructures routières, grandes voies rapides puis autoroutes, puis pour dézoner de plus grands espaces pour poursuivre le développement résidentiel et commercial. A cela, une cause fiscale, outre la forte demande des citadins : l’essentiel des revenus des municipalités du Québec réside dans la perception des droits de mutation sur les achats immobiliers, et sur les taxes foncières dont le montant dépend de l’évaluation de la valeur des propriétés – bien supérieures pour des développements résidentiels, commerciaux ou industriels. Les municipalités, surtout si un promoteur leur propose qui plus est d’assumer les coûts des infrastructures urbaines – voire, égout, aqueduc – résistent difficilement à l’attrait de cette ressource financière et vont donc se joindre aux pressions des promoteurs pour obtenir le dézonage des terres agricoles.

Ainsi, le monde agricole se voit-il confronté, dans ces territoires d’expansion des couronnes urbaines, à de multiples pressions : conflits avec les nouveaux résidents ; entraves posées par le développement routier et l’accroissement du trafic ; pression des promoteurs et des municipalités. Souvent vieillissants et endettés, les exploitants, faute de trouver des successeurs, finissent par vendre leurs terres à des spéculateurs qui à leur tour feront pression sur la Commission de protection des terres agricoles pour obtenir le dézonage et le feu vert pour lotir et construire.

Il existe des pistes de solutions. Tout d’abord, renforcer les pouvoirs municipaux pour protéger les espaces agricoles et les milieux humides, alors même que leur valeur environnementale est reconnue. L’actualité témoigne de la difficulté des combats menés par certaines municipalités, deux récentes décisions de justice risquant de compromettre leur action pour protéger les milieux naturels sur le territoire (Champagne, 2023). L’auteur compare aussi la politique d’aménagement du Québec avec celle de l’Ontario, où le gouvernement provincial a instauré une ceinture verte protégée par une forte réglementation autour de Toronto.

Afin de renforcer l’attractivité du secteur agricole aux yeux des exploitants eux-mêmes, mais aussi du public et des municipalités, l’auteur fait valoir le potentiel de valorisation touristique sur le modèle des routes du vin, du fromage etc… surtout que ce type d’activité plait souvent aux nouveaux rurbains friands de l’image d’une campagne saine et productrice de produits de qualité. Le développement de l’agriculture urbaine constitue également une avenue pour renforcer un secteur économique dévalorisé notamment par la précarité financière qu’il impose souvent aux exploitants. Certes, souligne l’auteur, il ne faut pas que l’on prenne de bonnes terres pour construire un entrepôt et des serres sur son toit ; mais si le questionnement de base est l’autonomie alimentaire et le renforcement de l’activité agricole, alors l’agriculture urbaine, sur des toits ou en pleine terre, constitue aussi un élément de solution.

Mais ces avenues ne sauraient à elles seules répondre aux difficultés structurelles qui guettent le monde agricole. Tant que les municipalités chercheront à toujours mettre en valeur des terres pour accroitre leurs revenus faute d’accès à de nouvelles sources de financement ; tant que le modèle urbanistique favorisera l’étalement urbain et que nombre de promoteurs, mais aussi de citadins pousseront pour l’extension de la construction de résidences unifamiliales; tant que nombre de consommateurs préféreront acheter leur épicerie moins cher plutôt que de favoriser l’achat local, tant que les villages plus loin des grands centres urbains se videront et que les services déclineront, alors les exploitants demeureront confrontés à la question de la difficile relève et des pressions pour céder leurs terres ou cesser leur exploitation. Ces conflits d’usage du foncier agricole en périphérie urbaine constituent un cas de géopolitique locale qui renvoie à des choix de politique d’aménagement, mais aussi à des choix de la part des consommateurs.  Un livre fort intéressant, militant certes, mais qui éclaire sur les enjeux de pouvoir sur les terres agricoles périurbaines au Québec.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Cameron, D. (2019). Pesticides : la rivière aux horreurs. La Presse, 21 sept., https://www.lapresse.ca/actualites/2019-09-21/pesticides-la-riviere-aux-horreurs.php

Carson, R. (1962). Silent Spring. Boston : Houghton Mifflin.

Champagne, É.-P. (2023). Protection des milieux naturels. Des décisions des tribunaux qui « préoccupent » Québec. La Presse, 13 mars, https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2023-03-13/protection-des-milieux-naturels/des-decisions-des-tribunaux-qui-preoccupent-quebec.php

Dorval, A. (2020). L’autonomie alimentaire sous Jean Garon. La Gazette de la Mauricie, 14 juillet, https://gazettemauricie.com/lautonomie-alimentaire-sous-jean-garon/

Genois Gagnon, J-M. (2020). Autonomie alimentaire : difficile d’être entièrement autonomes. Le Journal de Québec, 26 sept., https://www.journaldequebec.com/2020/09/26/autonomie-alimentaire-difficile-detre-entierement-autonomes

Latulippe, H. (2001). Bacon, le film. ONF, https://www.onf.ca/film/bacon_le_film/

RG Vol.9 n.2, 2023

Marcel Bazin (2021). Tigre et Euphrate. Au carrefour des convoitises. Paris, CNRS Éditions

Cet ouvrage présente clairement le passé, le présent et les enjeux des différents États du bassin du Tigre et de l’Euphrate. Rédigé dans un style clair, avec peu de passages techniques, bien illustré avec de nombreuses cartes, il s’agit d’un livre grand public visant à analyser les enjeux géopolitiques de cette région.

S’inscrivant dans une collection consacrée à de grands fleuves, Géohistoire d’un fleuve, qui comprend des ouvrages sur le Congo ou le Mississippi, le lecteur s’attend cependant à une analyse centrée sur la géopolitique des usages de l’eau, de sa mobilisation, des conflits d’usage et de l’articulation de ceux-ci avec les relations politiques entre les différents acteurs, États, mouvements de guérilla comme le PKK ou prônant une remise en cause radicale de l’ordre actuel comme l’État islamique.  Curieusement, et sans doute est-ce un choix discutable de la part de l’auteur, l’analyse de ces enjeux d’aménagement et de mobilisation de la ressource en eau demeure presque marginale dans l’ouvrage. Une seule partie lui est consacrée, la seconde section de 30 pages sur « La ressource en eau, aux fondements de l’aménagement régional ». Certes, on retrouve des éléments pertinents, comme le développement agricole et les politiques de développement de l’irrigation, dans la section quatre, « Les États face aux identités régionales », mais le lecteur, mis en appétit par l’introduction intitulée Deux fleuves au cœur du Moyen-Orient, restera un peu sur sa faim dans ses attentes d’analyse des enjeux hydropolitiques.

En réalité, l’ouvrage articule plutôt un portrait d’enjeux géopolitiques régionaux gravitant autour de l’aménagement, de l’exploitation des ressources, et de l’héritage de décennies de conflits. L’auteur débute par le portrait de l’histoire de cet espace plurimillénaire, à travers une longue première partie qui part du néolithique jusqu’à l’avènement des quatre États actuels du bassin versant. Dans toute cette partie, les informations érudites sont nombreuses, mais peu concernent directement les fleuves et leur utilisation. L’auteur le reconnait lui-même en p 59 : « Nous voilà loin de l’Euphrate ». Les techniques d’irrigation ne sont expliquées que chez les Perses Achéménides, or cette ancienneté de la pratique de l’irrigation, les enjeux socio-politiques qu’elle supposait et les impacts environnementaux qu’elle a pu induire avec la salinisation, sont cruciaux pour comprendre la relation entre les sociétés et les deux fleuves. On apprend que tantôt l’agriculture irriguée a été encouragée, sous les Abbassides notamment, tantôt qu’elle a été délaissée, par les Turco-Mongols. Il aurait été intéressant de mieux lier cette histoire politique à celle de l’utilisation des fleuves, pour mieux saisir cette interaction et préparer l’exposé de la géopolitique de l’eau contemporaine, tant il est vrai que les enjeux politiques de l’utilisation de la ressource en eau découlent en bonne part des rivalités politiques entre les États.

L’auteur aborde dans le second chapitre le rôle fondamental de l’eau dans l’aménagement, l’enrichissement et la densification de ce bassin. Les aménagements hydrauliques contemporains ont pour buts de développer l’irrigation, de protéger des inondations parfois dévastatrices, et de produire de l’électricité. C’est surtout à partir des années 1960 que sont construits de grands barrages dans le Sud-Ouest iranien, en Irak, sur l’Euphrate syrien, plus tard dans le Sud-Est de l’Anatolie. Dans cette dernière région, le GAP (Projet de l’Anatolie du Sud-Est), déjà envisagé à l’époque d’Atatürk, ne voit en effet les premières études que dans les années 1970. Ce projet majeur prévoit l’édification de 22 barrages sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents d’amont. Bien sûr les préoccupations socio-économiques sont largement évoquées par les autorités turques : développement d’une région pauvre grâce à l’irrigation de 2 millions d’ha de terres produisant céréales, coton, arachides, légumes, et couverture d’une partie des besoins énergétiques du pays : il s’agit pour la Turquie de valoriser un atout économique majeur pour le bénéfice du pays et d’une région encore très pauvre par rapport au revenu moyen national. Officiellement les populations kurdes majoritaires devaient largement bénéficier de ces travaux, pour les conduire à se détourner d’un activisme politique revendiquant identité différente, autonomie politique voire indépendance avec l’éclatement de la guérilla en 1984 : ces objectifs n’ont manifestement pas été atteints et la Turquie s’est enferrée dans la négation de l’identité kurde, obsession politique qui a également largement piloté sa politique à l’endroit de l’État islamique et de son absence de soutien en faveur des Kurdes syrien, laissés seuls face à l’EI à Kobané notamment. Décevant sur le plan intérieur, le GAP est source de conflits avec les pays d’aval, inquiets de la diminution du débit des fleuves. La gestion de l’eau est facteur de concurrence plus que de coopération, situation que la guerre civile en Syrie et l’arrivée de Daesh n’ont fait que compliquer. C’est sous le signe des gestes unilatéraux que se gère la ressource en eau dans le bassin, et depuis le lancement du GAP, la Turquie, forte de sa position d’amont, fait progresser ses projets d’aménagement hydraulique en tenant peu compte des doléances de ses voisins, malgré quelques rares accords (comme celui de 2002 avec la Syrie) qui demeurent largement des coquilles vides, n’évoquant même pas les grands barrages turcs ni u quelconque partage des eaux avec les pays d’aval (Daoudy, 2006), ce que l’auteur ne souligne guère.

En guise de conclusion, l’auteur mobilise le terme de « résilience » pour qualifier le rôle que pourraient jouer le Tigre et l’Euphrate dans une région si conflictuelle. On voudrait y souscrire !  Mais actuellement cette vision demeure très optimiste, car rien ne permet d’entrevoir un relèvement à court terme : la Turquie avance avec le GAP aux effets mitigés et qui ne parvient pas à envisager un accord avec les Kurdes ; la guerre civile perdure en Syrie ; l’Irak demeure très faible et la rivalité entre l’Iran et la Turquie demeure vive, même si elle s’est récemment atténuée entre Iran et Arabie saoudite (Farouk, 2023). Par ailleurs, les effets négatifs du changement climatique sur le débit des cours d’eau pourraient constituer un nouveau sujet d’inquiétude.

Il s’agit d’un livre intéressant, qui s’efforce de brosser un portrait géopolitique de la région du bassin des deux fleuves. Le principal défaut en est le caractère évanescent du fil conducteur que devrait être l’analyse géopolitique de ces deux fleuves.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Daoudy, M. (2006). Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie. Négociations, (2), 65-081.

Farouk, Y. (2023). Riyadh’s Motivations Behind the Saudi-Iran Deal. Carnegie Endwment for International Peace, 30 mars, https://carnegieendowment.org/2023/03/30/riyadh-s-motivations-behind-saudi-iran-deal-pub-89421

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.

Conséquences de la guerre en Ukraine dans l’Arctique

RG v9n1, 2023

Hervé Baudu
Professeur de Sciences nautiques à l’École nationale supérieure maritime (ENSM)
Membre de l’Académie de Marine
Chercheur associé au CQEG

Frédéric Lasserre
Professeur de géographie à l’Université Laval (Québec)
Directeur du Centre Québécois d’Études géopolitiques (CQEG)

Résumé:  Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie fin février 2022, l’espace arctique focalise un grand nombre de sanctions économiques de la part des pays occidentauax, l’Union européenne en particulier. Les conséquences pour l’économie russe est immédiate avec notamment la suspension d’un certain nombre de projets de développement d’usines d’exploitation d’hydrocarbures, Arctic LNG2 en particulier. Le retrait des entreprises européennes dans la maîtrise d’ouvrage de ce projet, l’arrêt de l’approvisionnement de technologies indispensables à son fonctionnement pourrait remettre en cause toutes les ambitions du Kremlin dans sa stratégie de développement de l’espace arctique. Mêmes conséquences pour la construction de la flotte de tankers brise-glace LNG qui devait être phase avec la mise en service d’Arctic LNG2. Cependant, Vladimir Poutine reste inflexible sur sa politique en Arctique et exhorte les industriels russes à trouver et mettre en œuvre des solutions pour palier la défection des technologies occidentales. L’absence de la Russie au Conseil de l’Arctique, la montée d’un cran sur les questions sécuritaires de l’espace boréal, la volonté du Kremlin de sécuriser plus encore la route maritime du Nord laissent craindre un regain de tension dans cette région qui bénéficiait jusqu’à alors d’un niveau de coopération exceptionnel.

 Mots-clés : guerre en Ukraine, Russie, Arctique, ressources naturelles, navigation, gouvernance.

Abstract : Since Russia’s invasion of Ukraine in February 2022, the Arctic region has been the focus of many economic sanctions by Western countries, particularly the European Union. The consequences for the Russian economy are immediate, with the suspension of several hydrocarbon plant development projects, Arctic LNG2 in particular. The withdrawal of European companies from the project and the interruption of the supply of technologies essential to its operation could affect the Kremlin’s ambitions in its strategy for the development of the Arctic region. The same is true for the construction of the LNG ice-breaking tanker fleet, which was supposed to be in phase with the commissioning of Arctic LNG2. However, Vladimir Putin remains inflexible on his Arctic policy and is pushing Russian industrialists to find and implement solutions to compensate for the defection of Western technologies. Russia’s absence from the Arctic Council, its escalation of security issues in the northern space, and the Kremlin’s desire to make the Northern Sea Route even more secure, all point to a resurgence of tension in this region, which until now has enjoyed an exceptional level of cooperation.

Keywords : war in Ukraine, Russia, Arctic, natural resources, shipping, governance.

Introduction

A la surprise générale, le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Les sanctions des pays occidentaux, notamment à l’initiative de l’Union européenne (UE) et des États-Unis, sont immédiates et ambitieuses. Certes, la condamnation de la Russie n’est pas unanime au vote en assemblée générale de l’ONU, notamment l’Inde et la Chine, grands pays partenaires économiques de Moscou, s’abstiennent, trop soucieux de ne pas contrarier leur allié politique. Si les sanctions visent directement et quasiment immédiatement les échanges de flux financiers, seuls le pétrole, les produits raffinés et le charbon feront l’objet d’un embargo complet. Le Japon et l’Union européenne, trop dépendants du gaz russe pour s’aligner sur la politique ferme américaine, s’engagent seulement à réduire leurs importations en attendant le développement de solutions de substitutions. L’UE se tourne alors vers les États-Unis et la Norvège pour compenser en partie ce déficit, la Chine et l’Inde en profitent pour augmenter leurs importations d’hydrocarbures à des conditions avantageuses. Sur le plan politique, dès début mars, le Conseil de l’Arctique dont la Russie assurait la présidence depuis mai 2021, décide de suspendre les activités de l’institution, puis de reprendre les travaux sans la Russie à partir de juin 2022. En réponse au maintien de l’attitude belliqueuse de la Russie en Ukraine, la Finlande et la Suède demandent leur adhésion à l’OTAN, isolant Moscou sur le plan militaire dans l’espace arctique. Face à cette fronde occidentale et l’impact des sanctions sur les grands projets industriels gaziers en Sibérie, le Kremlin n’infléchit pas sa position, condamnant avec véhémence les sanctions occidentales, poursuit sa politique d’expansion en Arctique en affirmant que rien dans cet espace ne peut se faire sans la présence de la Russie qui en occupe près de la moitié de sa superficie.

Alors, l’Arctique est-il en train de devenir un espace de tension ? Cet espace qui bénéficiait jusqu’alors d’un exceptionnalisme régional grâce notamment à son mode de gouvernance particulier faisait de l’Arctique une zone de coopération en devenir. La Russie avait pour ambition de faire de l’Arctique, un espace de développement économique ouvert. Les réactions de Vladimir Poutine face à cette fronde de sanctions économiques occidentales, à la réaffirmation de l’OTAN avec la décision de la Finlande et de la Suède d’y adhérer[1], vont-ils se traduire par un coup d’arrêt aux projets de développement économique dans l’Arctique russe ?

L’Arctique peut être qualifié d’espace contrôlé pour trois raisons. La première est géographique, avec une accessibilité des voies maritimes contrainte par la banquise, notamment en hiver où l’océan Arctique est totalement gelé mais également du fait de la présence d’un bastion militaire russe en mer de Barents fortement défendu car au cœur de la doctrine de dissuasion nucléaire de la Russie. La seconde raison est d’ordre géopolitique avec les États puissants qui bordent cet océan dont la moitié du littoral est russe. La suspension de la Russie des travaux du Conseil de l’Arctique fragilise la gouvernance de cet espace depuis la création de ce forum en 1996. Enfin, la troisième raison est économique où, du côté du continent nord-américain, l’accessibilité aux eaux arctiques est contrainte à la fois par sa géographie difficile de l’archipel canadien et la plus grande prévalence des glaces que du côté russe, mais également par la politique volontariste d’Ottawa de ne pas promouvoir le développement du trafic de transit à travers ses eaux intérieures. Ce n’est pas le cas de la Russie qui au contraire cherche activement à développer et promouvoir le passage du Nord-Est le long de ses côtes dont elle exerce un contrôle strict, à la limite de la légalité du droit maritime international, pour y favoriser le trafic de destination depuis ses sites d’extraction d’hydrocarbures et de minerais. 15% du PIB de la Fédération de Russie (Zysk, 2017) provient des sites industriels et extractifs de la Sibérie en pleine expansion, mais qui risquent de souffrir du retrait des investissements et des technologies occidentales. Nous nous attacherons à définir et à développer les raisons de l’instabilité de cet espace et des tensions sous-jacentes exacerbées par la crise de la guerre de l’Ukraine.

1.      Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur l’économie sibérienne

1.1.   Les projets industriels de production d’hydrocarbures

Les sanctions économiques immédiatement déclenchées à l’encontre de la Russie sont sans précédent. À l’exception notoire de la Chine, de l’Inde, des pays du Golfe persique, tous les pays ayant des intérêts avec Moscou ont unanimement dénoncé les attaques militaires contre l’Ukraine. Très vite, les « majors » de l’industrie pétrolière et gazière ont annoncé le retrait de leurs investissements dans les projets russes, existants ou à venir. La compagnie britannique BP (BP, 2022) fut la première à annoncer vendre sa participation de 19,75 % du capital du géant pétrolier public russe Rosneft – deuxième producteur russe de pétrole après Gazprom. Le directeur général de BP a aussi démissionné du conseil d’administration de Rosneft « avec effet immédiat ». Une décision radicale et coûteuse pour BP – sa participation était valorisée à 14 milliards de dollars (Md$) fin 2021. Le groupe anglo-néerlandais Shell lui a emboîté le pas en se retirant du projet de gaz naturel liquéfié GNL Sakhalin-II, complexe gazier dans l’Extrême-Orient russe, en mer d’Okhotsk dans le Pacifique nord-est où la major a une participation de 27,5 % dans cette structure qui est détenue et exploitée à 50% par le géant gazier russe Gazprom (Shell, 2022). Shell s’est également engagée à mettre fin à sa participation de 10% du projet mort-né de gazoduc Nord Stream 2 d’un coût total estimé à 9,5 Md€ (Alifirrova, 2022). La compagnie norvégienne Equinor (ex-Statoil) a annoncé suspendre son partenariat avec Rosneft. Equinor détient 1,2 Md$ d’actifs en Russie (Solsvik, 2022). La multinationale américaine Exxon Mobil (Valle, 2022) a déclaré qu’elle se retirerait des opérations pétrolières et gazières russes qu’elle a évalué à plus de 4 Md$ et qu’elle arrêterait tout nouvel investissement. Exxon a une participation significative dans la gestion de grandes installations de production de pétrole et de gaz sur l’île de Sakhaline, mettant en risque le sort d’un projet d’installation de GNL de plusieurs milliards de dollars. Le négociant suisse en matières premières Trafigura a déclaré qu’il ne ferait aucun nouvel investissement et vendra sa participation de 10% (8,5Md$) dans le projet pétrolier Vostok Oil de Rosneft valorisé à 85 Md$, projet qui devait entrer en production en 2024 (Wallace, 2022). Idem pour la compagnie pétrolière publique indienne Oil India Ltd (OIL) (Bhaskar, 2022) qui avait exprimé son intérêt d’investir dans ce même projet pétrolier par le biais d’un consortium ainsi que dans le projet Arctic LNG 2 de Novatek en péninsule de Gydan. Bien que l’Inde soit un partenaire privilégié de la Russie, elle déclare désormais qu’elle n’a pas l’intention d’investir dans l’immédiat en Russie. En revanche, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a déclaré que la guerre en Ukraine ne devait pas affecter la mise en œuvre du projet Sakhaline-2 dont le Japon est actionnaire (Sakhalin Energy). Déclaration dans le même sens pour le géant français TotalEnergies, actionnaire à hauteur de 19,4 % de l’entreprise privée russe Novatek qui ne souhaitait pas se retirer du projet Arctic LNG2 dont il est actionnaire à 10% aux côtés des Chinois (29,9 % de Yamal LNG et 20 % d’Arctic LNG 2), des Japonais et de son actionnaire principal Novatek (Stemler, 2022). Même la compagnie chinoise Sinopec a décidé en mars 2022 de suspendre ses projets d’investissement gaziers et pétroliers en Russie (Razmanova et al, 2023).

Si les entreprises comme BP ou Shell ont déjà rentabilisé leurs investissements, leur retrait dans des projets sera pénalisante mais leurs parts ont été rachetées aux conditions du marché, ce qui peut limiter leurs pertes. À l’été 2022, TotalEnergies finit par céder aux pressions européennes et annonça se désengager complétement des investissements de production d’hydrocarbures russes avec une perte estimée à 4,1 Md€[2] (Corric, 2022). L’entreprise franco-américaine Technip FMC (filiale française Technip Energy pour le projet Arctic LNG2) avec son homologue italien Saipam avaient remporté en juillet 2019 le contrat d’ingénierie pour la conception, la construction et la mise en service du projet d’Arctic LNG2 pour un montant de 7,6 Md$, le projet total étant estimé à 25,5Md$, presqu’autant que celui de Yamal LNG (GNL Prime, 2022). Ils finiront par quitter la Russie et abandonner le projet à l’été 2022. Le retrait des investisseurs et industriels occidentaux affectera assurément tous les projets de production gaziers russes en développement en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe dont les technologies mises en place dépendent du savoir-faire de ces pays industrialisés. Ce sont les quatre plus importants projets de plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissement, Vostok Oil, Arctic LNG2, Sakhaline 2, Ob LNG qui risquent de prendre du retard et ne pas atteindre les capacités de production souhaitées (Schreiber, 2022).

Figure 1 : sites de production gaziers en Sibérie

Ce sont ces derniers projets qui devaient contribuer à assurer une grande partie des exportations d’hydrocarbures dont la Russie en tire une grande partie des 15% de son PIB. C’est celui d’Arctic LNG2 de Novatek, plus grosse entreprise gazière privée russe qui risque d’être le plus pénalisé. Le gigantesque chantier Belokamenka près de Mourmansk est en train d’achever la construction du 1er train des trois trains de liquéfaction de l’usine située en péninsule de Gydan, en face celle de Yamal LNG à Sabetta. Chaque train doit pouvoir produire 6,6 Mt de GNL. Le premier train construit sur une immense barge, structure gravitaire (GBS) en béton d’une longueur de 330 m, d’une largeur 152 m et d’une hauteur et 30 m, aurait dû être remorqué à l’été 2022 sur la côte est de la péninsule de Gydan où un port, Sever, est en cours de construction. Le premier train devait entrer en production à l’été 2023, le second en 2024 et le dernier en 2025. La suspension d’approvisionnement des technologies cryogéniques occidentales a bloqué la progression nominale des travaux du projet Arctic LNG2, notamment avec la fourniture des turbines américaines Baker Hughes, des échangeurs de chaleur Linde et des compresseurs Siemens allemands. Seules quatre turbines sur les sept nécessaires au fonctionnement du 1er train sont installées – 4 pour la compression de gaz, 3 pour la production électrique. Vingt turbines LM 9000GT de puissance nominale de 73,5 MW[3] avaient été commandées au fabricant américain Baker Hughes, seules les 4 du 1er train ont été livrées (Humpert, 2022a). Suspendue en mai 2022, la construction des modules en Chine (14 par train) des deux derniers trains a repris en novembre 2022 (Staalesen, 2022). Le patron de Novatek a déclaré par ailleurs que des solutions alternatives seraient trouvées pour pallier le retrait des technologies occidentales, notamment en substituant la production de courant par turbine par une centrale électrique flottante achetée à la société turque Karpowership, 400 MW étant nécessaires par train (Kommersant, 2022d). Les experts du secteur restent cependant très sceptiques quant aux capacités russes de pouvoir produire des turbines équivalentes aux américaines et d’assurer une production électrique alternative flottante avec des barges classiques amarrées dans un port couvert par les glaces en hiver[4].

Novatek a pourtant développé sa propre technologie dite en « cascade » pour le 4ème train de l’usine Yamal LNG, mais le rendement est 3 fois moins important que l’occidental et nécessite encore des délais de mise au point. D’après Novatek, le 1er train pourrait cependant être mis en production fin 2023 avec la moitié de son rendement initial de 6,6MT de production de GNL. Seules 4 turbines sur les 7 nécessaires, 2 pour la compression et les 2 autres pour la production électrique seront en mesure de produire du GNL. La même interrogation subsiste pour les pièces détachées et la maintenance de ces turbines qui font l’objet d’un suivi très rigoureux et dont le niveau d’intervention régulier nécessite un retour en usine pour être testé sur des bans spécifiques. Cela concerne particulièrement les éléments constitutifs de la chaîne de production cryogénique (compresseurs, pompes etc.) intégrée par l’allemand Linde avec les turbines américaines Baker Hughes. En juillet 2022, ce fut d’ailleurs un sujet de polémique pour le redémarrage du gazoduc North Stream 1 entre l’exploitant allemand et Gazprom, la turbine Siemens étant en maintenance au Canada (La Tribune, 2022). Les problématiques sont les mêmes sur le projet Sakhalin-2 avec les turbines américaines Baker Hughes Frame 7EA d’une puissance de 90 MW (Kommersant, 2022a). Les sanctions appliquées à ces matériels de haute technologie sont un moyen de pression efficace sur la performance de ces usines. Le 3ème projet de Novatek, Ob LNG à proximité de Yamal LNG, dont les décisions d’investissement devraient être prises, n’atteindra pas les performances envisagées car toute la technologie des trains de liquéfaction reposait sur les mêmes choix technologiques des deux autres usines, notamment les turbines américaines dont Novatek détenait une licence pour 12 trains (Kommersant, 2020).

Il est peu probable que cette fois-ci la vente de ces matériels puisse passer sous les radars des sanctions économiques comme ce fut le cas pour les turbines américaines vendus à travers une filière chinoise pour le projet similaire Yamal LNG entré en service en 2017, alors que le projet était sous le coup des sanctions occidentales à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. En raison du désengagement des investisseurs occidentaux, le projet Arctic LNG2 a été repris par deux nouveaux entrepreneurs, Nova Energies contrôlé par le russe Nipigaz et une entité nouvellement enregistrée aux Émirats arabes unis, Green Energy Solutions (Kommersant, 2022b). Des industries chinoises (CNOOC, CNPC et Sinopec) envisagent d’acheter la participation de Shell dans le projet Sakhalin-2 dirigé par Gazprom. Pour ce qui concerne les deux autres gros projets en cours, pétrolier de Vostok Oil du géant russe Rosneft et charbonnier AEON, tous deux en péninsule de Taymyr, ils sont peu impactés par les sanctions occidentales car le niveau d’ingénierie est nettement moins élevé que les projets gaziers.

Figure 2 : sites de production de pétrole et de minerais en Sibérie occidentale.

Toutes ces multiples mesures de sanctions appliquées aux entités détenues ou contrôlées par le gouvernement russe, Gazprom, Gazprom Neft, Sovcomflot etc. ou aux entreprises privées proches du pouvoir – Novatek – visaient à infléchir la politique belliqueuse de l’homme fort du Kremlin. Au regard de l’enlisement du conflit en Ukraine, on peut douter de leur efficacité, du moins sur les intentions du Kremlin de poursuivre le conflit. Les perspectives hypothétiques de développement à moyen et long terme des projets de production d’hydrocarbures en Sibérie, obérant des revenus futurs considérables, auraient dû être un argument suffisant pour tempérer la politique du maître du Kremlin. Vladimir Poutine a maintes fois répété dans ses interventions à l’occasion de forums consacrés à l’Arctique, que les entreprises devaient faire preuve d’ingéniosité pour trouver des solutions technologiques qui puissent s’affranchir de la dépendance industrielle occidentale. Il a été débloqué des fonds spéciaux pour la Recherche et Développement dans des secteurs clés comme les turbines à gaz. La Russie s’est même rapprochée de l’Iran qui dispose d’un savoir-faire dans ces technologies en échange d’un accompagnement dans le développement de leur programme nucléaire civil (PressTV, 2022).

1.2.   Les impacts de la guerre sur les exportations d’hydrocarbures russes

Contrairement à une idée reçue, l’Union européenne n’a pas cherché à entraver les exportations présentes de gaz russe. Trop dépendante envers cette source d’énergie à court terme, les Européens en particulier et les Occidentaux en général ont plutôt cherché à réduire la capacité russe à poursuivre le développement des gisements arctiques, à travers des sanctions industrielles affectant la possibilité pour des entreprises de poursuivre la fourniture d’équipements et de technologie nécessaires à la mise en valeur de nouveaux gisements et à la liquéfaction du gaz naturel en GNL. Si les Européens ont cherché à réduire leurs importations de gaz russe par les gazoducs, ce n’était pas tant par le biais de sanctions et pour affecter la Russie, que pour se prémunir contre le risque économique que représentait leur forte dépendance envers cette source d’énergie. La réduction de cette dépendance et des importations européennes avait été amorcée avant la guerre en Ukraine et était perceptible dès février 2021. A cette date, les importations européennes en provenance de Russie (gazoduc et GNL) représentaient 48% des livraisons de gaz. En février 2022, au déclenchement de la guerre, elles étaient déjà passées à 35,7%, pour atteindre 12,9% en novembre (Conseil européen, 2023).

Cette forte dépendance des pays européens envers le gaz russe[5] s’est traduite par l’augmentation rapide des importations de GNL, en provenance des États-Unis, de la Norvège, du Qatar et du Nigéria, mais aussi massivement de la Russie (Carter, 2023). Si les importations de gaz par les gazoducs se sont effondrées, c’est bien du fait de Moscou : c’est la Russie qui, dans une grande mesure, a décidé de tarir l’essentiel des livraisons vers l’Europe occidentale, accréditant par le fait même le risque politique que représentait la dépendance développée au fil des ans par les Européens. Ce qui ressemble fort au sabotage des gazoducs Nord Stream, le 26 septembre 2022, laisse ainsi en suspens l’acteur derrière le geste : les Occidentaux, pour éviter toute tentation de reprendre les importations de gaz, ou la Russie, pour faire davantage pression sur les pays Européens particulièrement dépendants comme l’Allemagne, qui importait 55% de son gaz de Russie en 2021 ? Des informations émanant du gouvernement américain font état d’un possible sabotage d’un « groupe pro-ukrainien » (Entous et al, 20233). De fait, les livraisons de gaz russe hors CEI (Communauté des Etats Indépendants, ex-URSS) par gazoduc, exploitées par Gazprom, sont passées de 185 milliards m3 en 2021 à 101 milliards en 2022 (Enerdata, 2023). En 2021, les importations de l’UE s’élevaient à 155 milliards m3, contre 66,6 milliards (gazoduc) en 2022 et 20,4 milliards de GNL (Elijah, 2023), une baisse de 68 milliards m3.

Toutes les entreprises russes n’ont pas été affectées : Novatek a ainsi grandement bénéficié de l’expansion des achats de GNL en Europe.  Mais dans l’ensemble, la Russie a vendu moins de gaz en 2022, malgré les efforts pour réorienter ses ventes vers l’Asie et notamment la Chine (La Tribune, 2023). Les livraisons de Gazprom sont passées de 185,1 milliards m3 en 2021 à 100,9 milliards en 2022, chute non compensée par la hausse des livraisons de GNL de 10%, à 32,8 millions de tonnes ou 46 milliards m3 (Robinson, 2023 ; Tass, 2023). La production de gaz s’en ressent et a diminué de 16% au cours du 4e trimestre de 2022, frappant les activités de Gazprom, tandis que la production de Novatek, de Rosneft et de Gazprom Neft a augmenté (Energy Intelligence, 2023). En décembre 2022, les pays européens sont parvenus à se mettre d’accord sur un plafond du prix du gaz russe, à 180 euros/MWh maintenu pendant trois jours de suite (Sanchez Molina, 2022).

C’est envers les autres produits énergétiques russes que l’UE a décidé de décréter des mesures restrictives. Un embargo a ainsi été décrété envers le charbon (10 août 2022), le pétrole (5 décembre 2022)[6] et envers les produits raffinés (5 février 2023), tandis qu’un prix plafond sur les exportations russes a été établi à 60$ le baril de pétrole brut le 3 décembre 2022 par l’UE, le G7 et l’Australie, et de 45$ par baril de produit raffiné dès le 5 février 2023.

Ces mesures doivent freiner les possibilités d’exportation russe, non pas en contrôlant les transactions de vente de produits russes, ce qui est impossible, mais en sanctionnant toute entreprise occidentale qui fournirait un service dans le cas d’une livraison au-dessus du prix plafond : transporteur ou assureur principalement. Avant la mesure, les entreprises des pays du G7 fournissaient des prestations d’assurance pour 90% des cargaisons mondiales (Malingre, 2022). Cette mesure ne cherche pas à endiguer les livraisons de pétrole russe – d’autres compagnies de transport et d’assurance ont émergé, notamment des Émirats Arabes Unis (Sampson, 2022) et d’Inde (Mathonnière et al, 2022), et l’UE ne souhaite pas transformer le marché du pétrole en chaos. Si la Russie perdait tout intérêt économique à produire et retirait sa production, cela aurait eu comme conséquence de faire flamber les cours mondiaux (Malingre, 2022 ; Cooper, 2022). Il s’agit ici de forcer à la baisse les cours du brut russe vendu sur les marchés mondiaux afin de réduire le montant de ses ventes – avec semble-t-il un impact réel, le cours du brut russe évoluant depuis plusieurs mois à environ 20 $ de moins que le cours du Brent, et à près de 40$ de moins depuis décembre 2022 – et de marquer une certaine solidarité politique des 27 membres de l’UE, en coordination avec les partenaires du G7 et l’Australie (Malingre, 2022). En janvier 2023, le cours du pétrole russe (Urals) était d’environ 45$/baril contre 87$ pour le Brent, avec un décrochage significatif depuis février 2022, accentué depuis décembre 2022 et la mise en œuvre du plafond (BBC, 2023). Si la Chine a absorbé une partie du pétrole délaissé par les Européens, c’est surtout l’Inde qui a accru des achats, passés de presque rien en janvier 2002 à près de 1 million de barils par jour en novembre 2022 (Menon, 2022).

Du point de vue logistique, une flotte de pétroliers, dite « grise », souvent âgée et mal assurée, s’est développée pour contourner l’embargo. Elle vient s’ajouter aux tankers qui opèrent déjà pour le compte de l’Iran et du Venezuela sous embargo américain. Selon une estimation du courtier maritime BRS Group (Bockmann, 2022), cela représenterait maintenant environ 10 % de la flotte internationale de pétroliers. En falsifiant leur identité, en changeant de pavillon régulièrement et navigant discrètement en coupant leur transpondeur AIS[7], ces pétroliers viennent s’amarrer à couple, méthode « Ship to Ship », transborder leur cargaison sur d’autres tankers au mouillage dans des eaux internationales. C’est donc à une réorientation majeure des exportations de pétrole de Russie que l’on assiste : les livraisons par oléoduc vers l’Europe ont considérablement diminué, l’embargo bloque toute livraisons par la voie maritime, et c’est vers les clients asiatiques, Chine et surtout Inde que les producteurs russes se tournent désormais (Mathonnière et al, 2022), surtout au départ de l’Arctique où désormais les flux sont orientés vers les marchés asiatiques (Humpert, 2023a). Il est encore trop tôt pour dire quel pourrait être l’impact des sanction occidentales pesant sur les ventes de pétrole russe, mais il semble qu’à la fin de 2022 s’esquissait une baisse modérée des livraisons, estimée à environ 5 à 7% (CREA, 2023 ; Kennedy, 2023 ; Reuters, 2023).

Ainsi, de multiples sanctions ont été prises par les Occidentaux depuis le début du conflit, ou des mesures visant à réduire la dépendance européenne à l’endroit du gaz russe. Ces mesures et sanctions visent le secteur extractif russe et donc en particulier le secteur de l’énergie en Arctique. Il est encore trop tôt pour prendre la mesure de l’effet de ces décisions. Il n’est pas certain qu’elles affectent fortement le secteur mais elles semblent bien peser d’un certain poids sur la production, les revenus, la mise en œuvre de nouveaux projets et sur les directions générales des flux des livraisons.

Cependant, même si les sanctions économiques sont inédites face à un seul pays, force est de constater que la Russie résiste encore bien à ces mesures. Grâce à sa manne de ressources fossiles, Moscou a réussi à restructurer et consolider sa dette comme aucun autre pays industrialisé, lui laissant le temps nécessaire de s’adapter à ces contraintes et de financer parallèlement une guerre en Ukraine. Si l’on fait la comparaison avec les sanctions économiques déjà infligées à la Corée du Nord, à l’Iran[8], au Venezuela et même à la Russie à la suite de son annexion de la Crimée en 2014, cela interroge sur l’efficacité de ces mesures à court terme. Vladimir Poutine déclare ne pas souffrir de l’embargo occidental sur les hydrocarbures russes. Gazprom a coupé ses approvisionnements de gaz vers l’UE. Il a signé nombre de décrets pour reprendre les parts des entreprises occidentales dans les projets GNL pour les transférer à des intérêts industriels et financiers russes ou de pays alliés. Très résiliant, l’homme fort de la Russie gage sur le fait que la croissance des pays asiatiques suffira à absorber une très grande partie de sa production d’hydrocarbure, y compris celle désormais délaissée par les Occidentaux.

1.3.   Construction navale

La série des 8 trains de sanctions européennes (Conseil européen, 2022) a frappé les principales institutions financières russes, notamment les deux plus grandes banques russes – Sberbank et VTB Bank – et leurs filiales dans le monde, celles-là même qui financent en grande majorité les projets de Novatek et de Vostok Oil. L’impossibilité de pratiquer des transactions financières ont eu un effet immédiat sur l’avancement du projet Arctic LNG2 mais également sur le lancement des 21 navires classe Glace qui devait être en phase avec la mise en exploitation des 3 trains de production de LNG entre 2023 et 2025[9]. C’est ainsi que les chantiers navals sud-coréens (Shen, 2022) ont dû annuler leurs contrats avec les Russes pour défaut de paiement des navires qu’ils construisaient pour le projet de Novatek Arctic LNG2. Samsung Heavy Industries SHI, aux côtés de son partenaire russe du chantier naval Zvezda à Vladivostok, devait construire de son côté des blocs pour les 5 premiers des 15 méthaniers brise-glaces Arc7 pour le compte de Smart LNG, société mixte entre Sovcomflot et Novatek. Il devait également construire 4 méthaniers Arc4 commandés conjointement par Sovcomflot et le japonais Nippon Yusen Kabushiki Kaisha (NYK Line) en octobre 2021. Même déconvenue pour le chantier DSME Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering qui s’était engagé en 2020 à construire 6 méthaniers Arc7 – 3 pour Mitsui OSK Lines (Jiang, 2022) et 3 pour Sovcomflot (Rowles, 2022) – livrables en 2023 d’une valeur de 872 millions de dollars (Kommersant, 2022c). L’ensemble du carnet de commandes entre 2022 et 2025, composé à la fois de navires en propriété exclusive et de navires en coentreprise, mobilisait un investissement de près de 2 milliards de dollars de la part de Novatek et des engagements de 3 milliards de dollars dans le cadre de contrats d’affrètement à long terme. Les grands motoristes finlandais Wärtsilä et allemand Man Energy ont déclaré ne plus fournir les moteurs de propulsion et générateurs des tankers Glace (Saul, 2022). Nombres de ces tankers en construction à Zvezda vont devoir trouver des solutions locales, notamment pour la fourniture de la propulsion par azipod[10] de l’équipementier suédo-suisse ABB et finlandais Wärtsilä endémique aux tankers Glace (ABB, 2023). En janvier 2023, la société française Gaztransport & Technigaz (GTT), fournisseur exclusif de systèmes de confinement à membranes des cuves de stockage de LNG, a mis fin à ses travaux avec le chantier naval russe Zvezda. L’entreprise déclare qu’elle achèvera l’installation sur les deux premiers tankers Arc7, sur le 1er train du projet Arctic LNG2 et sur les hubs LNG de Novatek (Humpert, 2023b). Ces mesures pourraient profiter à la Chine pour la construction des futurs méthaniers Arc7 ou au Japon avec un autre système de confinement de cuves sphériques de type MOSS, moins répandu. Les sanctions occidentales ne devraient pas trop affecter la cadence de sortie des brise-glaces à propulsion nucléaire issues du projet 22220, dont les 3 premiers sont déjà en service, bien que certains médias russes avancent des difficultés à trouver pour les deux derniers brise-glaces, le Yakoutia et le Tchoukotka, des équipements essentiels de substitution comme les hélices ou certains types de moteurs auxiliaires (Korabel, 2022a). Autre conséquence, la suspension par le chantier finlandais Helsinki Shipyard Oy de la construction d’un brise-glace alimenté au GNL pour le géant minier russe Norilsk Nickel (Korabel, 2022b). En revanche, les deux barges FSU (Floating Storage Unit) des hubs de déchargement LNG construites par DSME, une pour la péninsule de Kola et une seconde pour celle de Kamtchatka devraient bien être livrées courant 2023[11] (Humpert, 2023c). Ces hubs viennent se substituer, pour la partie orientale, au mouillage sur coffres à l’abri de l’ile de Kildin proche de Mourmansk, où les tankers ARC7 en provenance de Yamal LNG venaient transborder à couple leur cargaison de GNL à des méthaniers traditionnels. On peut d’ailleurs se poser la question sur la viabilité du futur hub d’Ura Guba à la frontière russo-norvégienne en raison de la baisse très significative du volume de GNL à destination de l’Europe à partir de 2023.

Le marché des assurances de la flotte marchande russe a fait également l’objet de sévères sanctions. La Lloyd’s Register, l’une des principales sociétés de classification des navires au monde a déclaré en mars 2022 qu’elle se désengagerait de la fourniture de tous les services aux actifs ou sociétés détenus, contrôlés ou gérés par la Russie (Humpert, 2022b). En réaction à ces mesures et de façon à contourner ces sanctions, l’essentiel de la flotte de Sovcomflot SCF, première compagnie maritime russe, immatriculée au registre maritime russe de la navigation (RMRS) a basculé vers le registre indien IRClass (Indian Register of Shipping) (Adjin, 2022). Selon l’IRClass, plus de 90 navires gérés par la filiale SCF Management Services devenue Sun Ship Nanagement basée à Dubaï ont déjà été certifiés (Korabel, 2022c). Le but de cet artifice est de conserver son intégration au sein de l’IACS (International Association of Classification Societies) qui regroupe les sept plus importantes sociétés de classification du monde[12]. Selon la base de données Equasis (Equasis, 2023), 81 navires de Sovcomflot sous pavillon russe ont à ce jour effectué ce transfert vers l’IRS depuis leur déclassement pour conserver la confiance des assureurs mais aussi éviter d’être la cible de contrôles trop systématiques dans les ports. En outre, les opérateurs maritimes russes, dont Sovcomflot, qui exploitent un certain nombre de navires classe Glace ont été durement touchés par des sanctions financières et ont été contraints de vendre une partie de leur flotte pour obtenir des liquidités auprès des banques russes (The Maritime Executive, 2022). Plus de 10% de la flotte de pétroliers et de transporteurs de gaz de Sovcomflot a ainsi été cédée, l’armement ne représentant plus que 111 navires. Les 15 tankers brise-glace LNG Arc7 qui assurent les livraisons de GNL à partir de l’usine de Yamal LNG ne sont cependant pas impactés et donc pas soumis aux sanctions car ils sont sous pavillon étranger (propriété des armateurs grec Dynagas, américano-canadien Teekay – Seapeak et japonais MOL), y compris le premier de la série, le SCF Christophe de Margerie, propriété de Sovcomflot mais exploité par sa filiale à Dubaï.

Ainsi, plusieurs mesures visant à restreindre la construction de nouveaux navires destinés à la mise en valeur des ressources arctiques et au transport des matières premières russes ont été mises en œuvre. D’autres visent à compliquer l’accès aux transporteurs via des restrictions aux contrats d’assurances. Plusieurs de ces mesures ralentissent effectivement l’accès de la Russie aux navires de transport ; il demeure à voir sur le long terme quel aura été l’effet cumulé de ces mesures.  Par ailleurs, on peut se demander si les sanctions ont également un impact sur le développement de la navigation commerciale dans l’Arctique.

2.      Le développement des routes maritimes arctiques

Trois routes maritimes se dessinent pour franchir l’océan Arctique. La plus directe, la route dite orthodromique qui passe par le pôle Nord, reste pour l’instant seulement praticable par des brise-glaces de classe élevée. Même si des projections du GIEC (GIEC, 2022) laissent entrevoir un océan Arctique libre de glace à partir de 2050 de façon intermittente en période estivale, elle ne représente pas à long terme d’intérêt commercial en raison des risques de glaces dérivantes, des grandes variations interannuelles, de la saisonnalité pérenne (il y aura toujours de la glace en hiver).

La seconde route est celle qui longe les côtes canadiennes et américaines, dite passage du Nord-Ouest. L’essentiel de la route praticable passe à travers l’archipel nord-canadien. Elle n’est, pour l’instant, ouverte qu’environ un mois et demi dans l’année de fin août à mi-octobre en raison de présence de banquises en provenance du centre de l’océan Arctique. Le passage le plus direct par le canal de McClure n’est donc pas vraiment praticable par un trafic maritime commercial. Ottawa considère les eaux archipélagiques comme des eaux intérieures sur lesquelles il exerce une souveraineté pleine et entière. Pour des raisons de préservation environnementale et des moyens nécessaires spécifiques à mettre en place pour sécuriser cette zone, l’État ne souhaite pas faire la promotion pour le développement de cette route maritime qui, sur le plan commercial, ne présente pas d’intérêt pour l’instant aux yeux de la plupart des compagnies maritimes. Seuls quelques navires de croisière l’empruntent pour joindre le Groenland et l’Alaska.

Enfin, la troisième route, celle qui longe les 23 000 km de côtes russes est celle qui offre le plus de potentiel. La « Sevmorput » ou Route maritime du Nord, a été commercialement ouverte en 1935 par les Russes pour desservir les ports enclavés de la Sibérie. C’est ce passage du Nord-Est reliant l’océan Pacifique Nord à l’océan Atlantique Nord qui concentre le plus d’attention. Sa partie gelée l’hiver entre le détroit de Béring et l’archipel de la Nouvelle-Zemble est nommée la Route maritime du Nord (RMN)[13].

Figure 3 : routes maritimes polaires

Le nombre de navires en transit qui l’emprunte chaque année reste cependant très faible. Son volume reste anecdotique au regard de celui qui transite entre la Chine et l’Europe via le canal de Suez. Si sur le papier, le gain en distance atteint 30 à 40%, elle n’est pas suffisamment attractive pour concurrencer le flux par l’Océan Indien. Elle pourrait tout au plus représenter une route alternative à Suez pour du transport de vrac ou de marchés niche de produits manufacturés, en période estivale, dans quelques décennies, et ce pour de multiples raisons opérationnelles et économiques. Aucun modèle climatique ne prévoit de disparition de la glace en hiver, la nuit polaire durant d’octobre à avril, la route en période hivernale est donc réservée aux seuls navires brise-glaces capables de progresser dans une banquise dont l’épaisseur moyenne est de 1m20. Même si le réchauffement climatique engendre une reconstitution plus tardive de la banquise à la fin de la période estivale, l’extension maximale de la mer gelée varie peu à la fin de l’hiver. La dislocation de la banquise en plaques de glace plus ou moins grandes (floes) s’opèrent plus rapidement, rendant les risques de collision plus importants. Des grandes plaques de banquise pluriannuelles dérivent vers l’eau libre l’été et se reconstituent au début de l’hiver en mer de Laptev et en mer des Tchouktches, constituant une banquise difficile à franchir en hiver. Sur le plan de la sécurité nautique, les infrastructures de communication et de navigation sont encore insuffisantes, idem pour les moyens d’assistance maritimes ou aériens pas assez bien répartis pour assurer une intervention efficace le long des 23000 km de côtes russes. Sur le plan économique, ce raccourci n’est pertinent qu’entre les ports nord de la Chine et les ports nord-européens (Lasserre, 2015, 2019). Or, la très grande majorité des lignes de transport conteneurisés qui assurent un voyage de transit régulier dit « juste à temps » escalent dans de nombreux ports asiatiques et en Méditerranée. Les risques engendrés par une navigation en zone polaire sont conditionnés à des surprimes d’assurance élevées, à la mise en conformité du navire à la réglementation contraignante du Code polaire (équipements de sécurité à bord supplémentaires, formation spécifique des officiers Pont etc.). Tous ces facteurs cumulés ne jouent pas en faveur d’une route commerciale régulière qui pourraient concurrencer celle qui passe par Suez. Pour preuve, toutes les grandes compagnies maritimes de transport conteneurisé entre la Chine et l’Europe ne manifestent aucune velléité à créer une ligne régulière via l’océan Arctique qui viendrait se substituer une toute petite partie de l’année à une organisation logistique déjà très optimisée.

Tableau 1. Trafic de transit le long de la Route maritime du Nord, 2011-2021

Unité : nombre de voyage, volume transporté en million de tonnes

2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021
Brise-glace 2 3 2 2 1 2 0 1 0 1 0
Navire gouvernemental 1 0 1 1 3 1 0 0 0 0 0
Croisière 1 0 1 3 1 1 0 0 0 1 1
Remorqueur, navire logistique, 4 5 1 1 2 4 1 2 0 6 0
Navire marchand 31 38 64 24 11 11 24 23 32 51 84
Recherche 2 0 2 0 0 0 0 0 2 0 0
Pêche 0 0 0 0 0 0 2 1 3 5 0
Total, transit officiel 41 46 71 31 18 19 27 27 37 64 85
Volume en transit (Mt) 0,8 1,3 1,2 0,3 0,1 0,2 0,2 0,5 0,7 1,2 2
Volume total transporté (Mt) 3,3 3,8 3,9 4,0 5,4 7,3 10,7 20,2 31,5 33,0 34,9
Note : Le volume transporté correspond à l’ensemble des marchandises en circulation, dont le trafic de destination vers Mourmansk.

Pour 2022 : les données disponibles semblent peu fiables et font état, selon des sources contradictoires, de 5 transits dont 4 assurés par des entreprises étrangères sur les 5 premiers mois de l’année. Le trafic total sur la RMN se serait élevé à 34 Mt pour 2022.

Source: CHNL, données compilées par F. Lasserre.

Tableau 2. Mouvements de navires dans les eaux de la Route maritime du Nord, 2016-2022

Unité : nombre de voyages, volume transporté en million de tonnes

2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022*
Tanker 477 653 686 799 750 705 716
Méthanier 0 13 225 507 510 528
Vrac 109 49 10 18 49 94
Marchandises générales 519 515 422 546 710 800
Porte-conteneurs 169 156 150 171 171 177
Brise-glace 58 101 232 231 220 354 252
Navires gros porteurs 62 46 6 0 5 26
Ravitaillement, service 0 57 104 169 154 156
Recherche 91 87 85 93 114 138
Remorqueur 63 105 49 62 108 141
Pêche 37 38 7 15 27 25
Passagers 15 17 10 11 1 1
Plaisance 0 7 0 3 3 0
Forage, exploration 55 12 8 22 41 60
Autres 50 52 28 47 42 22
Voyages dans les eaux de la RMN 1 705 1 908 2 022 2 694 2 905 3 227 968
Volume transporté (Mt) 7,3 10,7 20,2 31,5 33,0 34,9 34 (2022)
Note * : chiffres sur les 5 premiers mois.

Source: Center for High North Logistics, CHNL, données compilées par F. Lasserre

Dans son ambitieux projet de développement économique de la zone arctique pour 2035 (Government.ru, 2019), la Russie tente de promouvoir cette route dont elle ambitionne d’en faire une route de transit alternative, concurrente à Suez en développant un service de porte-conteneurs navettes brise-glaces entre des hubs de transbordement situés aux extrémités du passage du Nord-Est, un à Mourmansk et l’autre en péninsule du Kamchatka, au même endroit que les hubs de GNL prévus pour entrer en service en 2023. Grâce à la nouvelle flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire qui devrait être complétement effective en 2027, la Russie assure vouloir proposer ce service toute l’année à partir de 2030. Si le volume du trafic de transit est faible, en revanche, le volume de trafic dit de destination est en forte croissance car directement lié au transport des hydrocarbures et minerais exportés des gisements de Sibérie occidentale (Gunnarsson, 2021). Sur les 35 Mt du volume annuel enregistré en 2021, plus de 19 Mt proviennent de l’usine de production de gaz liquéfié de Yamal LNG en péninsule éponyme[14]. Achevée en 2018, ces trois trains assuraient à eux-seuls jusqu’alors les ¾ du volume vers les ports nord-européens et asiatiques.

À la suite des sanctions, on peut d’ailleurs s’attendre à ce que le trafic vers l’Asie augmente en raison de la baisse significative de voyages vers l’Europe, en hiver notamment. Le reste du trafic est un trafic de desserte national, en partie pétrolier des terminaux de Novy du delta de l’Ob et ceux de la mer de Petchora vers Mourmansk, pour une autre partie de transport de minerais de Norilsk et de voyages de navires gros porteurs pour la construction de nouveaux complexes industriels charbonnier, pétrolier ou gazier en Sibérie occidentale. Même si force publicité est faite autour du développement exponentiel du transit de destination lié en grande majorité au volume de GNL transporté, le nombre de navires qui assurent un voyage de destination ou de transit sur la route maritime du Nord reste intrinsèquement faible. À titre de comparaison, le volume annuel du trafic sur la RMN est équivalent au volume d’une seule journée dans le canal de Suez. La Chine, elle-même très intéressée par le potentiel de la RMN et qui jusqu’en 2021 envoyait en été une dizaine de navires faire le transit pour justifier son projet de route de la soie polaire, semble plus attentiste. On lui prête volontiers de grandes ambitions dans cet espace, autant politiques, économiques que maritimes avec, par exemple, un projet de brise-glace à propulsion nucléaire (Eiterjord, 2019) pour assurer ses propres escortes de navires, mais force est de constater que ses actions se concentrent pour l’instant sur la sécurisation des approvisionnements d’hydrocarbures en provenance de Sibérie.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer la volonté farouche du développement de la Route maritime du Nord voulue par Vladimir Poutine. Les projets pour sécuriser cette zone sont nombreux et pour certains très avancés. Atomflot, entité étatique qui gère la RMN, disposera de sa propre couverture satellitaire polaire pour les télécommunications et la couverture glace. Les Russes ont mis en orbite le 1er satellite Arktika d’une série de quatre en février 2021. Il est prévu d’en lancer 4 autres d’ici la fin de la décennie (Korabel, 2022d). Le groupe russe Sitronics lancera 12 satellites pour assurer le fonctionnement d’un système de surveillance automatique des navires au printemps 2023 (Korabel, 2022e). Il est prévu d’en lancer un total de 70. Le satellite embarquera une charge du système d’identification automatique AIS, un système de navigation obligatoire qui permet d’identifier les navires, leurs caractéristiques, leur cap et d’autres données de voyage[15] et de suivre leur route. Auparavant, les utilisateurs russes recevaient les données nécessaires par des satellites américains. Elles sont actuellement bloquées. Les 5 brise-glaces à propulsion nucléaire de 60 MW de la série 22220 dont 3 sont déjà en service (l’Arktika, le Sibir et l’Ural) ont respecté le calendrier de mise en service prévu, performance qu’il faut souligner tant les deux précédents (le Yamal et le 50 Let Pobedy) ont eu de nombreuses années de retard avant d’être opérationnels (Korabel, 2022f). Les deux derniers (le Yakutia et le Chukotka) sont sur cales pour une mise en service respectivement en 2025 et 2027. Le 4ème brise-glace à propulsion nucléaire Yakutia sera dédié exclusivement à l’escorte du trafic des tankers du projet Vostok Oil à partir de 2024. Vladimir Poutine a même annoncé budgétiser 2 brise-glaces supplémentaires de cette même classe pour satisfaire l’augmentation du trafic de destination pour 2028 et 2030 (Arcticway, 2022). L’autre mégaprojet, Leader, un brise-glace dénommé Rossiya, lui aussi à propulsion nucléaire d’une puissance de 120 MW est en construction au chantier naval de Zvezda proche de Vladivostok, propriété de Rosneft. Il est prévu être en service en 2027 et il sera en mesure de progresser dans de la banquise de 3m pour escorter des navires d’une largeur de 48m[16]. Les technologies occidentales qui feront défaut pour ces navires (pompes cryogéniques notamment) ne seraient pas pénalisantes pour la poursuite du chantier car elles seraient remplacées par des fabricants russes (Korabel, 2022g). Selon la société d’État Rosatom, tutelle d’Atomflot qui gère la flotte des brise-glaces à propulsion nucléaire, il est nécessaire de prévoir la construction de 6 brise-glaces supplémentaires, ainsi que de 16 navires de secours d’urgence pour assurer l’exploitation durable de la route maritime du Nord.

En raison du flux de trafic hivernal qui pourrait basculer de l’Ouest vers l’Asie, Rosatom a déjà affrété le très puissant brise-glace à propulsion électrique Novorossiysk au profit de l’escorte sur la route maritime du Nord, les brise-glaces Krasin, Admiral Makarov et Kapitan Dranitsyn étant attendus en renfort pour le déglaçage des routes d’accès des ports de Sabetta et Novy Gate dans la rivière de l’Ob (Korabel, 2022h). Enfin, le Kremlin assure la sécurisation de la RMN à travers les récentes rénovations des nombreuses bases militaires qui longent le passage du Nord-Est. Cependant, ces bases armées toute l’année bénéficient surtout d’infrastructures orientées vers la détection de l’espace aérien, même si l’on y trouve des plateformes permettant de mettre en œuvre des missiles antinavires, d’une portée d’environ 300 km donc à vocation a priori largement défensive.

Les sanctions occidentales n’ont que peu de conséquences sur le trafic commercial de transit sur la RMN. Certes, les objectifs de volume de trafic de destination de 80MT pour 2024 voulus par Vladimir Poutine ne seront pas atteints car directement liés au développement des projets d’usines de production d’hydrocarbures, Arctic LNG2 en particulier. Cependant, les projets associés au développement de la RMN se poursuivent et devraient rendre la route plus sûre, notamment pour les transits hivernaux des méthaniers Arc7 qui ont débuté de façon expérimentale en 2019 (Staalesen, 2020) et qui devraient devenir réguliers à partir de 2023. La stratégie de développement de l’Arctique à l’horizon 2035 repose également sur la création et la modernisation de ports sur la RMN (Staalesen, 2019), notamment la construction de terminaux liés aux projets d’extraction des hydrocarbures et de minerais par voies maritimes, Utrenniy pour le projet gazier Arctic LNG2 en péninsule de Gydan, Bukhta Sever pour le projet pétrolier VostokOil et Yenisey pour le projet minier de NorthStar- AEON en péninsule de Taïmyr et Nagleynyn pour le projet de mine de cuivre Baimskiy en Tchoukokta.

En réaction aux sanctions occidentales, la Russie a durci les conditions d’accès à la RMN. Si réglementairement, l’article 234 de la Convention des Nations Unis sur le droit de la mer accorde un droit légitime à un État côtier de contrôler de façon non discriminatoire le trafic maritime au large de ses côtes couvertes par les glaces en cas de risque de pollution sur l’ensemble de sa ZEE[17], ce droit ne serait peut-être plus applicable dès lors que la glace ne serait plus présente pendant la « majeure partie de l’année » (art. 234). Cette interprétation n’est cependant pas acceptée par l’Administration de la Route maritime du Nord, La Russie et l’administration responsable du trafic maritime sibérien, la NSRA[18], sous la tutelle d’Atomflot, gèrent un dispositif de contrôle du trafic maritime sur tout le passage de la RMN entre le détroit de Béring et l’archipel de la Nouvelle-Zemble. La NSRA impose notamment une demande de droit de passage dont les frais inhérents dépendent de la classe Glace du navire, du nombre de zones traversées sur la RMN, de la nécessité ou non d’une escorte par un brise-glace, un pilote embarqué et de la période de l’année (NSRA, 2023). Déjà la loi fédérale du 29 décembre 2018 sur le « Code de la navigation commerciale » de la Fédération de Russie oblige que les navires qui assurent le transport des hydrocarbures et du charbon à partir de la Russie soient sous pavillon national. Les objectifs de Vladimir Poutine dans son développement accéléré des projets arctiques à travers le « plan de développement pour l’Arctique pour 2035 » ont été durcis. Une loi votée en novembre 2022 (Vasilyeva, 2022) oblige les navires d’Etat à demander l’autorisation pour traverser les eaux intérieures situées dans les eaux de la RMN[19] au plus tard 90 jours avant le jour de passage souhaité, il n’était que de 15 jours auparavant. Elle permettrait également de suspendre le passage des navires de guerre étrangers et autres navires gouvernementaux sans autre justification. Même si actuellement, aucun navire militaire de l’OTAN ne s’est avisé de transiter sur la RMN[20], cette législation russe qui est à la marge de la légalité des conventions internationales de libre circulation en haute mer irrite les Etats très attachés à la liberté de navigation, les Etats-Unis en premier. Si les enjeux géopolitiques ne sont pas équivalents à ceux que l’on peut voir en zone indopacifique, on peut néanmoins redouter une augmentation de la tension dans la zone arctique si les Américains venaient à revendiquer leur droit à la liberté de navigation en faisant des incursions dans la ZEE russes seuls ou avec ses alliés de l’OTAN. Ces FONOPS[21] seraient alors considérées par la Russie comme une agression directe dans ce qu’elle considère comme un bastion, tant en termes militaires qu’économiques. Les démonstrations de force avec des exercices récurrents de tirs de missiles, en mer de Barents en particulier, sont un signal ferme du Kremlin pour affirmer sa souveraineté dans cet espace. Les sanctions occidentales ont également entraîné des restrictions de navigation dans les ports russes, en Arctique comme en Baltique. Les compagnies de croisière norvégienne Hurtigruten Expéditions et américaine Regent Seven Seas Cruises ont annoncé leur intention de suspendre leurs escales dans les ports russes de Saint-Pétersbourg, Mourmansk, Arkhangelsk et Solovki de leurs circuits de croisière en Arctique. La Russie souhaitait développer la croisière de navires étrangers dans ces ports francs (Nilsen, 2022). Toutes les lignes de destination de fret aux conteneurs des grandes compagnies occidentales, Maersk, CMA-CGM ont suspendu leurs dessertes vers Saint-Pétersbourg. Les ports anglais ont interdit toute escale de tankers en provenance de Russie. Maersk, qui était présent en Russie depuis 1992, a annoncé qu’il vendrait tous ses actifs en Russie, y compris sa participation de 30,75 % dans l’opérateur portuaire russe Global Ports Investments.

Conclusion

Alors que nous avons vu les conséquences directes des sanctions occidentales sur l’espace arctique, nous pouvons nous interroger sur l’avenir de cette région si la guerre avec l’Ukraine s’éternise et que les relations se durcissent entre les occidentaux et la Russie. Peut-on redouter que les tensions extérieures à l’Arctique, comme c’est déjà le cas entre la Chine et les Etats-Unis, s’invitent-elles aussi entre les pays arctiques et la Russie, plus déterminée encore à s’imposer dans cet espace qu’elle a toujours revendiqué comme son « bastion ». Alors que le spectre de nouvelles tensions, pourtant souvent évoquées mais pas toujours crédibles, pourraient émerger, la Russie pourrait se sentir menacée et prôner une affirmation encore plus forte de sa souveraineté. Sur le plan sécuritaire, les tensions dans l’espace arctique ne risquent-elles pas de rediviser cette région en deux blocs  qui rappelleraient la guerre froide ? Avec le gel des échanges au sein du Conseil de l’Arctique, on pourrait craindre que la Russie cesse de s’aligner sur les avancées nécessaires à la préservation durable de l’environnement de l’océan Arctique déjà très impacté par le réchauffement climatique. Les deux partenaires de circonstances chinois et Russes ne semblent plus vouloir se plier à un modèle de gouvernance onusienne jugé trop favorable aux démocraties occidentales. Ainsi l’Arctique, jusqu’alors relativement préservé, pourrait devenir un espace de lutte politique des grandes puissances dans lequel la Russie fera tout pour s’imposer, ses ressources de l’Arctique étant une source de revenus considérables pour les décennies à venir, justifiant sa détermination à s’opposer aux puissances occidentales.

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Valle, S. (2022). Exxon to exit Russia, leaving $4 bln in assets. Reuters, 2 mars, https://www.reuters.com/business/energy/exxon-mobil-begins-removing-us-employees-its-russian-oil-gas-operations-2022-03-01/.

Vasilyeva, N. (2022). Fedyaev: The draft law on permits for passage along the Northern Sea Route will be considered in the autumn session, Federal Assembly of the Russian Federation, 8 septembre, https://www.pnp.ru/politics/fedyaev-zakonoproekt-o-razresheniyakh-na-prokhod-po-sevmorputi-rassmotryat-v-osennyuyu-sessiyu.html

Wallace, J. (2022). Commodities Trader Trafigura Reviews Stake in Russian Arctic Oil Project, The wall street journal, 2 mars, https://www.wsj.com/livecoverage/russia-ukraine-latest-news-2022-03-02/card/commodities-trader-trafigura-reviews-stake-in-russian-arctic-oil-project-NteH6gXbEgDVW6TIOsqg

Zysk, K. (2017). Les objectifs stratégiques de la Russie dans l’Arctique. Politique étrangère, 37-47, octobre, https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2017-3-page-37.htm

Pour en savoir plus :

Alexeeva, O. et F. Lasserre (2015). Quelle stratégie pour la Chine en Arctique? Dans La Chine et le Monde. Quelles nouvelles relations, quels nouveaux paradigmes ?  Sous la dir. de É. Mottet, B. Courmont et F. Lasserre, 271-292. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Alexeeva, O. et F. Lasserre (2018). An Analysis on Sino-Russian cooperation in the Arctic in the BRI era. Advances in Polar Sciences, 29(4): 269-282.

Baudu, H. (2019). La route maritime du Nord, réalité et perspectives, Regards géopolitiques 5(3), https://cqegheiulaval.com/la-route-maritime-du-nord-realite-et-perspectives/

Baudu, H. (2022). Les routes maritimes arctiques. Paris : L’Harmattan, https://www.editions-harmattan.fr/livre-les_routes_maritimes_arctiques_herve_baudu-9782140206160-72755.html .

Escudé, C. (2022). Ce que la guerre en Ukraine fait à la coopération arctique. LeRubicon, 9 novembre, https://lerubicon.org/publication/ce-que-la-guerre-en-ukraine-fait-a-la-cooperation-arctique/

IEA (2022). World Energy Outlook 2022, octobre, https://www.iea.org/topics/world-energy-outlook

Lasserre, F. (2022). La navigation en Arctique en 2021 : le moteur des ressources extractives. Notes de l’IRIS/Analyse n°18, Institut des Relations internationales et stratégiques (Paris), https://www.iris-france.org/notes/la-navigation-en-arctique-en-2021-le-moteur-des-ressources-extractives/, a. 29 août 2022.

Lasserre, F. (dir.) (2010). Passages et mers arctiques, géopolitique d’une région en mutation. Québec, Presses de l’Université du Québec.

Pic, P. et Lasserre, F. (2017). Un paradigme arctique de sécurité ? Pour une lecture géopolitique du complexe régional de sécurité, L’Espace politique, 33, https://journals.openedition.org/espacepolitique/4475

[1] Même si le processus d’adhésion de la Suède est entravé par les conditions formulées par la Turquie quant à la posture de la Suède à l’endroit des associations kurdes. En mars 2023, les négociations entre Stockholm et Ankara n’avaient toujours pas abouti.

[2] TotalEnergies a été contraint de céder ses parts mais aurait conservé le bénéfice de ses contrats à long terme d’approvisionnement de GNL liés à Yamal LNG. TotalEnergies avait investi 2Md€ dans Arctic LNG2 associé à des contrats à long terme de 25 ans et avait une participation de 10 % dans les hubs de transbordement de GNL aux extrémités de Route maritime du Nord.

[3] Turbine dérivée de celle du Boeing 777.

[4] La seule alternative viable serait la construction d’une centrale nucléaire flottante comme celle amarrée au port de Pevek en Tchoukotka, l’Akademik Lomonosov, d’une puissance de 64MW. Même s’il existe un projet de programme de construction d’une dizaine d’unités, rien n’a été planifié pour la péninsule de Gydan.

[5] En 2021, le tiers du gaz consommé dans l’Union européenne provenait de la Russie. Le deuxième fournisseur de l’UE est la Norvège. La Russie représentait 20 % des importations des 27 États membres. L’Europe était la destination de près de la moitié des exportations russes de pétrole brut, soit un peu plus d’un quart des importations de pétrole de l’UE en 2020. L’UE dépendait de la Russie pour environ 45 % de ses importations de charbon.

[6] Avec des dérogations pour la Slovaquie et la Hongrie.

[7] AIS : transpondeur embarqué obligatoire qui émet la position du navire et ses informations de voyage.

[8] En termes de contraintes technologiques et financières, la Russie a presque atteint le niveau de l’Iran. Ce pays possède la deuxième plus grande réserve de gaz au monde, dont la grande majorité est concentrée sur la côte du golfe Persique. Avant l’imposition de sanctions en raison du programme nucléaire, l’Iran prévoyait de construire 3 usines de GNL d’une capacité totale de 37 Mt par an. Après l’imposition des sanctions, les projets sont encore gelés (Kommersant, 2022e).

[9] Soit de 5 à 6 navires en exploitation par train de liquéfaction pour le projet Arctic LNG2.

[10] Une nacelle azipod entraîne une hélice qui peut tourner sur 360°, servant à la fois de propulsion et de gouvernail. Ce type de propulsion, moteur dual fuel Wärtsilä et Azipod ABB, est un standard retenu pour la très grande majorité des navires de classe de glace élevée (Baudu, 2018).

[11] Deux complexes gravitaires de transbordement offshore de GNL de 360 000m3 et d’une capacité annuelle de 21,7Mt par an sont en construction au chantier naval sud-coréen DMSE. Le premier sera amarré dans la baie d’Ura Guba en péninsule de Kola et le second dans la baie de Bechevinskaya sur la côte pacifique de la péninsule de Kamtchatka. Ces barges seront capables de recevoir 2 tankers en même temps.

[12] Les pétroliers ont traditionnellement deux types d’assurance : l’assurance Hull & Machinery (H&M) et l’assurance Protection & Indemnity (P&I). La première couvre les dommages physiques au navire, tandis que la seconde offre une protection contre un large éventail de responsabilités civiles, y compris la perte de cargaison, la collision et la pollution.

[13] En anglais NSR : Northern Sea Route.

[14] En 2021, Yamal LNG a réalisé 266 expéditions (19,5 MT), dont 199 (75%) sous contrats à long terme, les 25% restants ont été vendus sous contrats spot.

[15] Ces données sont accessibles via des portails Internet comme MarineTraffic.com, Vesselfinder.com etc.

[16] Largeur des tankers LNG Arc7.

[17] Zone maritime qui s’étend sur 200 milles marins à partir des côtes, et dans laquelle l’État côtier détient des droits souverains sur les activités économiques.

[18] NSRA : Northern Sea Route Administration.

[19] Il s’agit en particulier du passage des détroits de Sannikov et Vilkitsky dont la Russie s’est appropriée comme des Eaux intérieures alors qu’elles sont considérées par les occidentaux comme détroits internationaux avec un droit de passage inoffensif.

[20] A l’exception d’un navire auxiliaire de la Marine nationale française, le Rhône, en septembre 2018.

[21] FONOPS : Freedom Of Navigation Operations. Transit dans les eaux internationales disputées.