Guerre en Ukraine. Quelles causes ? Quelles conséquences pour les relations russo-chinoises ?

RG v8n1, 2022

Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva

Frédéric Lasserre est directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques et professeur au département de Géographie de l’Université Laval.  Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Olga Alexeeva est professeure au département d’Histoire de l’UQAM et chercheure au CQEG. Alexeeva.olga@uqam.ca

Résumé : le conflit qui embrase l’Ukraine depuis le 21 février 2022, date de l’annonce de l’entrée des troupes russes dans le Donbass, trouve ses origines dans la recomposition politique internes à l’Ukraine, mais aussi dans les représentations que nourrit la Russie et son président Vladimir Poutine à son endroit. Quelles sont ces représentations ?  La Chine pourrait-elle jouer un rôle dans l’évolution de ce conflit ?

Mots-clés : Ukraine, Russie, guerre, Donbass, représentations, Chine.

Summary : the conflict that has set Ukraine ablaze since February 21, 2022 has its origins in the internal political recomposition of Ukraine, but also in the representations that Russia and its President Vladimir Putin nurture about the former Soviet republic. What are these representations? Could China play a role in the evolution of this conflict?

Keywords : Ukraine, Russia, war, Donbass, représentations, China.

Le 21 février 2002, le président russe Vladimir Poutine a officiellement reconnu l’indépendance des deux républiques sécessionnistes de Lougansk et de Donetsk, et a ordonné aux troupes russes de se déployer dans ces territoires pour en assurer la sécurité, ce qui constituait déjà en soi un acte de guerre contre l’Ukraine. Mais l’attaque de l’Ukraine sur plusieurs fronts, annoncée le 23 février, souligne que là n’était sans doute pas le seul objectif du président russe. Quelles sont les raisons de cette invasion? Et quelles répercussions principales peut-on entrevoir à la suite du déclenchement de ce conflit majeur, le premier entre États en Europe depuis 1945, ou depuis les guerres yougoslaves (1991-1995, 1999) ? La Russie semble s’appuyer sur le support tacite de la Chine de sa politique expansionniste en Ukraine, le support censé de lui aider à faire face aux sanctions occidentales. Quelle fut la réaction initiale de Pékin à l’invasion russe de l’Ukraine ? Comment cette réaction a évalué au fil de jours ? Quelles seraient les conséquences de cette crise pour la stabilité en Asie ?

  1. Un conflit déjà ancien en Ukraine

La cristallisation du conflit en Ukraine n’est pas un phénomène récent. À la sécession de la Crimée en février 2014, soutenue par des troupes masquées et sans insignes, mais fortement armées dont on a fortement soupçonné l’appartenance à l’armée russe (Norberg, 2014) succédait l’annexion par la Russie en mars 2014 (Biersack and O’Lear, 2014; Grant, 2015). Quelques mois plus tard, deux zones du Donbass, région de l’Est de l’Ukraine, ont tenté de reproduire le même scénario avec la sécession des deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Cette sécession a là encore été soutenue par la Russie, financièrement, logistiquement en armes et possiblement par des conseillers voire des soldats sans insigne (Barabanov, 2015; Campana, 2016). Elle a aussi et notamment été marquée par deux référendums tenus dans les zones contrôlées par les rebelles le 11 mai 2014, lesquels ont servi de caution consultative aux déclarations d’indépendance. Après plusieurs mois d’affrontements et la prise de Debaltsevo par les rebelles, l’accord de Minsk II du 12 février 2015 a permis un cessez-le-feu, précaire et souvent émaillé de combats sporadiques marqués par des duels d’artiellerie tout au long des années suivantes (Henrotin, 2020). L’Ukraine était très réticente à signer cet accord, notamment parce qu’il impliquait de reconnaître une légitimité et un statut spécial aux séparatistes, et donc de légitimer un éventuel nouveau référendum d’autodétermination. La réalité du rapport de forces sur le terrain a néanmoins forcé Kiev[1] à se résigner à cet accord imparfait, qui octroyait de facto un levier de pression important de Moscou sur l’Ukraine (Boulègue, 2018).

Figure 1. Les républiques sécessionnistes du Donbass

Source : Le Parisien, 22 février 2022, https://tinyurl.com/Donbass-secessionnistes

2. Représentations russes : de la sécurité à la défense des russophones hors Russie

Les raisons évoquées par la Russie pour justifier ou légitimer l’invasion de l’Ukraine avant l’attaque du 23 février sont de trois ordres. On y retrouve le déni de légitimité à l’Ukraine ; le souci de la défense des russophones du Donbass ; la crainte de voir l’Ukraine, pays frontalier de la Russie, devenir membre de l’OTAN et de l’Union européenne.

2.1. La défense des russophones hors de Russie

Cet argument a souvent été invoqué par Moscou pour justifier les pressions que la Russie a pu exercer sur ses voisins. On peut penser à l’Estonie et à la Lettonie (Pundziūtė-Gallois, 2015) jusqu’en 2014. Dans sa justification de son annexion de la Crimée, le président Poutine évoquait ainsi la défense des minorités russes face au désir d’assimilation prêté aux autorités ukrainiennes (Bebier, 2015). Si le désir de développement de la langue ukrainienne dans la sphère publique était bien réel (Fournier, 2002), il n’en demeure pas moins que ce débat linguistique interne à l’Ukraine semble avoir été manipulé par Moscou et par les séparatistes du Donbass. En effet, une part notable de la population russophone d’Ukraine ne souscrivait pas à l’alarmisme des discours sur l’oppression culturelle dont aurait été l’objet la minorité russophone d’Ukraine, et est demeurée fidèle au gouvernement de Kiev (Laruelle, 2016; Pop-Eleches et Robertson, 2018; Boisvert, 2022). Dans le déroulement de la guerre de 2022, si le 21 février le président Poutine ordonne effectivement aux troupes russes d’entrer dans le Donbass pour y protéger les républiques de Donetsk et de Lougansk, s’il reconnait de plus la revendication de ces républiques sur l’ensemble du Donbass alors qu’elles n’en contrôlent que le tiers (Moscow Times, 2022), le fait que 2 jours plus tard l’offensive majeure russe porte sur la région de Kiev laisse entendre que l’objectif prioritaire de Moscou n’était pas la défense des russophones. De plus, cet argument n’explique pas l’urgence : si les accords de Minsk demeuraient très imparfaits et semblaient offrir peu d’issue, l’existence des républiques sécessionnistes n’était pas menacée, Kiev, malgré le renforcement récent de son armée, n’ayant guère les moyens militaires de reconquérir ces territoires bien soutenus militairement et politiquement par Moscou.

2.2. La menace de l’OTAN

À la suite du sommet OTAN-Russie de 2008, Vladimir Poutine, alors Premier ministre, aurait déclaré que si l’Ukraine rejoignait l’OTAN, son pays pourrait envisager l’annexion de l’Ukraine orientale et de la Crimée (Українська Правда, 2008). À tout le moins, il aurait vivement protesté auprès du président américain George Bush lorsque fut évoquée la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie (Harding et al, 2008), soulignant que l’Ukraine n’avait pas de légitimité politique (Baer, 2018). La décision des Occidentaux d’admettre les pays baltes au sein de l’OTAN, puis d’envisager l’adhésion d’autres ex-républiques soviétiques, dont l’Ukraine, a fortement irrité le gouvernement russe, accélérant une désillusion de la part de Vladimir Poutine. Pourtant plusieurs analystes estiment que celui-ci envisageait, au début de ses premières présidences (2000-2004, 2004-2008), une collaboration réelle avec les Occidentaux (Shlapentokh, 2021), pour ensuite être déçu face à l’attitude qu’il percevait volontiers comme arrogante et hégémonique de la part de Washington, évolution perceptible dès son discours de Munich en 2007 (Poutine, 2007; Zecchini, 2007).

Le discours du président Poutine a beaucoup mis l’accent sur l’expansion de l’OTAN vers la Russie, intégrant tout d’abord plusieurs pays d’Europe de l’Est, puis d’anciennes républiques soviétiques avec les trois pays baltes en 2004. « L’attitude de la Russie d’aujourd’hui rappelle celle de la France d’il y a deux siècles : contre qui l’OTAN est-elle alliée ? Pour Moscou, la seule réponse possible à cette question est : la Russie. Comme l’a fait remarquer un témoin devant un comité parlementaire en Grande-Bretagne, aux yeux des Russes, ‘l’idée que l’OTAN ne soit pas anti-russe est saugrenue.’ » (UK Parliament, 2007). Percevant l’OTAN comme une alliance antirusse, Poutine rappelle aussi aux Occidentaux que ceux-ci avaient promis, lors des derniers instants de l’URSS, que l’alliance atlantique ne serait pas étendue vers l’Est (Sarotte, 2010, 2021), nourrissant le sentiment de trahison (Mearsheimer, 2014).

Mais au-delà de l’amertume de voir l’OTAN s’étendre vers l’Est et admettre d’anciens pays du pacte de Varsovie ou d’anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes, la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine était-elle une menace sérieuse ? Était-elle envisagée à court terme par l’OTAN ?  En réalité, même si le président ukrainien Porochenko avait effectivement demandé l’adhésion de son pays au sein de l’Alliance en 2014, décision confirmée par l’abandon du statut de neutralité en décembre 2014 suite à l’annexion de la Crimée et à la guerre dans le Donbass (Interfax, 2014), cette adhésion était peu probable et guère envisagée par les gouvernements occidentaux, car ne suscitant pas de consensus— surtout dans un contexte de vives tensions avec Moscou (Wong and Jakes, 2022; South China Morning Post, 2022; Pommiers, 2022). De plus — gesticulation ou reflet des représentations réelles — les dirigeants russes ont à plusieurs reprises qualifié l’OTAN de « tigre de papier » (Spiegel, 2008; Pommiers, 2022). Quoi qu’il en soit, s’il est certain que Moscou perçoit l’OTAN et les États-Unis comme leur principal rival, l’Ukraine ne constituait pas une menace à court ou moyen terme, son adhésion au sein de l’Alliance n’étant plus à l’ordre du jour.

2.3. Le déni de légitimité de l’Ukraine

Le président Poutine et d’autres responsables russes ont longtemps développé l’idée selon laquelle l’Ukraine n’avait pas d’existence propre comme nation, que l’Ukraine et la Russie (tout comme la Biélorussie) formaient en réalité un seul et même peuple, et que l’existence de l’État ukrainien n’était donc due qu’aux conséquences de la chute de l’URSS (Kuzio, 2006, 2019; Baer, 2018; Pawliw, 2018). Ils reprenaient en ce sens des représentations historiques anciennes proches de l’eurasisme, la doctrine politique soulignant la destinée ni européenne ni asiatique, mais spécifique de la nation russe (Shlapentokh, 2021). Les arguments de la défense de la minorité russe du Donbass ou de la menace de l’OTAN semblant peu crédibles pour expliquer le déclenchement de la guerre, faut-il voir dans l’offensive russe la marque d’un désir de revanche sur l’histoire, de réintégration de ce qui n’aurait jamais dû être séparé de la Russie ? Avec en sus, une possible peur d’ordre idéologique, la crainte que le temps passant, l’Ukraine, si proche de la Russie aux yeux du président russe, ne devienne le symbole de ce qu’aurait pu être une Russie démocratique (Iakimenko et Pachkov, 2014; Wilson, 2014; Frachon, 2022).

Si cette représentation du caractère illégitime de l’existence de l’Ukraine a bien contribué au déclenchement de la guerre, on peut cependant se demander pourquoi maintenant, alors que cette représentation n’est pas nouvelle, y compris dans la pensée du président russe. Vladimir Poutine espérait-il susciter l’adhésion de l’opinion publique, comme en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée (Balzer, 2015), alors que la crise économique et la gestion de la Covid-19 avaient écorné sa popularité ? (Dobrokhotov, 2020; Semenov, 2021) Si tant est que le président s’inquiète réellement de l’opinion publique russe, il semble que le pari était gagnable, alors que l’image du gouvernement russe avait bénéficié de la fermeté dont faisait preuve Moscou face à l’Ukraine avant le déclenchement du conflit (Burakovsky, 2022). Il reste à voir si ce regain sera pérenne. Cette question se trouve au cœur des analyses de plusieurs experts, y compris des analystes russes opposants au régime. Certains d’entre eux affirment que la guerre en Ukraine figurait dans les plans de Poutine même avant 2014 : initialement prévue pour le printemps 2020, l’invasion aurait été ensuite décalée à cause de l’épidémie de la Covid-19 (Solovei, 2022). D’autres soulignent un manque de compréhension du contexte international de la part de Poutine, qui aurait envisagé de gagner la guerre rapidement en mettant l’UE et les États-Unis devant le fait accompli, comme ce fut le cas lors de l’annexion de la Crimée en 2014, et qui ne s’attendait pas à la réaction aussi ferme de la part du Global West (Meduza, 2022). Finalement, il y a aussi ceux qui voient dans cette guerre un soubresaut final de l’Empire russe—soubresaut qui ne ferait que précipiter sa chute (Pastukhov, 2022).

3. La position de la Chine : refus de condamner, refus de soutenir

Le déclenchement de cette guerre a suscité nombre d’interrogations quant à la position qu’adopterait la Chine, partenaire économique majeur de la Russie, mais avec qui aucune alliance formelle n’a encore été conclue. Depuis le début de la guerre, les autorités chinoises semblent se réfugier derrière le mutisme de ses médias officiels, qui ne diffusent que de brefs reportages sur la situation en Ukraine à la fin des bulletins d’information (White et al., 2022), et la répétition de formules diplomatiques habituelles qui mettent en avant les principes de la non-ingérence et du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États. Dans les jours qui suivent le début de « l’opération spéciale » russe, les communiqués officiels chinois continuaient à être prudents, mais l’attitude de Pékin paraît de plus en plus en décalage par rapport aux réactions du reste du monde. L’invasion russe de l’Ukraine met à l’épreuve la politique d’affirmation de la Chine sur la scène internationale, tout en compromettant les efforts de Pékin à construire un partenariat stratégique avec Moscou.

3.1. Protéger les intérêts chinois et minimiser l’impact de la crise en Ukraine sur l’économie chinoise

Bien que depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping la Chine ait développé un véritable partenariat stratégique avec la Russie, Pékin a toujours gardé une certaine distance vis-à-vis des ambitions territoriales de Poutine en Ukraine de l’Est. La Chine a d’ailleurs activement promu les relations bilatérales avec Kiev, en signant plusieurs accords d’intention visant à réaliser différents projets d’infrastructure en Ukraine. Par exemple, China Road and Bridge s’est engagé à investir 400 millions de dollars dans la reconstruction du pont Shuliavsky à Kiev, alors que China Harbour Engineering a obtenu un contrat d’un milliard de dollars pour le dragage du port de Youjne (Katsilo et al., 2017). En 2020, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine : le volume d’échanges a alors battu tous les records en atteignant 15,4 milliards de dollars américains. En parallèle, les compagnies chinoises ont démontré un intérêt particulier pour le secteur agricole, en investissant dans la production de la viande et des céréales (InVenture, 2021).

Ainsi, le rapprochement stratégique avec Moscou ne signifie pas nécessairement que Pékin va exprimer un support automatique et sans réserve aux activités russes en Ukraine. Les contorsions diplomatiques auxquelles les porte-parole du gouvernement chinois se livrent depuis une semaine semblent le confirmer. Le 24 février, la porte-parole du ministre des Affaires étrangères chinois, Hua Chunying, a refusé de qualifier les actions russes en Ukraine d’invasion en disant que « there is a complex historical background and context on this [Ukraine] issue. The current situation is the result of the interplay of various factors » (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022a). Elle a tenté ensuite de détourner l’attention de la conférence de presse vers les États-Unis en spécifiant qu’ils n’ont pas de légitimité à donner des leçons quant au respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’États alors qu’eux même ont envahi de nombreux pays au prétexte de « democracy or human rights or simply a test tube of laundry powder or even fake news » et que « China has no interest in the friend-or-foe dichotomous Cold War thinking » (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022a).

Ce refus de Pékin de condamner l’invasion a été interprété par la plupart des gouvernements étrangers et médias internationaux comme un signe de support pour les actions russes en Ukraine, voire comme une façon d’assurer à Poutine que la Chine pourrait l’aider à faire face aux sanctions imposées par les pays occidentaux (Feigenbaum, 2022). En effet, avant que l’accès aux médias russes ne soit coupé aux internautes avec les adresses IP étrangères, on pouvait y trouver des articles détaillant comment la Chine pourrait exploiter les sanctions pour combler ses lacunes technologiques: le système de transfert interbancaire SWIFT pourrait être remplacé par son équivalent chinois, Cross-Border Interbank Payment System (CIPS), de même pour les semi-conducteurs et composants technologiques américains. Mais toutes les entreprises qui aident la Russie à contourner ces interdits seraient frappées à leur tour de lourdes amendes et sanctions, un scénario que les grandes compagnies chinoises ne peuvent pas ignorer étant donné leur dépendance au marché globalisé. Ainsi, selon les médias ukrainiens, les géants de la tech chinois Lenovo et TikTok auraient déjà pris la décision de quitter le marché russe (Derkatchenko, 2022), bien que cette information n’ait pas été officiellement confirmée par les compagnies en question. Ces considérations semblent pousser la Chine à modifier sa communication, désormais focalisée sur les efforts chinois à négocier un cessez-le-feu et à promouvoir la désescalade du conflit (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022b).

3.2. La couverture médiatique de la guerre en Chine

Les rapports des médias chinois sur ce qui se passe en Ukraine reflètent la position officielle de Pékin et évitent d’utiliser les termes « guerre » ou « invasion » dans leur description des événements, leur préférant l’expression ambiguë de « situation » (qushi 局势). Quant aux médias sociaux, la situation y est plus intéressante et dans un sens, plus révélatrice. Un nouvel hashtag (wuxin gongzuo 乌心工作) est apparu dès le 24 février pour désigner l’inquiétude éprouvée par les internautes chinois au sujet de la situation en Ukraine. Il s’agit d’un jeu de mots (wuxin gongzuo 无心工作 ou « ne pas être d’humeur à travailler ») signifiant que la personne est tellement préoccupée par ce qui se passe en Ukraine qu’elle ne parvient pas à se focaliser sur le travail en cours. Beaucoup d’internautes chinois expriment leur souhait que la guerre se termine vite et que la population civile soit épargnée, même si d’autres proclament leur appui en faveur des militaires russes, estimant que la guerre est le résultat de la politique pro-américaine de Kiev (Koetse, 2022a). Toutefois, la plupart des messages sur Weibo concerne le sort des citoyens chinois — étudiants et entrepreneurs —, coincés en Ukraine. Les médias officiels ont d’ailleurs publié des vidéos et articles consacrés à la croissance du sentiment antichinois à Kiev à la suite de la « diffusion par les médias ukrainiens de fake news sur le support de l’invasion russe par Pékin » (Koetse, 2022b). Ces publications ont suscité d’intenses débats sur Weibo qui n’ont pas tardé à prendre une dimension nationaliste. L’abstention de la Chine lors du vote au Conseil de la sécurité de l’ONU sur la résolution condamnant l’agression russe contre l’Ukraine a ainsi été interprétée non pas comme un signe de la complicité tacite, mais comme un penchant naturel de la Chine vers la neutralité et la résolution de conflits par les moyens de négociations.

L’abondance de réactions en ligne contraste fort avec la couverture médiatique officielle, qui continue à être relativement limitée. La page sur Weibo dédiée à la guerre, qui publie de nombreuses nouvelles sur la situation en Ukraine, a été vue le 24 février par presque 2,7 milliards d’internautes chinois, et bien que depuis le nombre de visites ait baissé, la page a enregistré malgré tout presque 500 millions de visites le 3 mars (Weibo, 2022). La préoccupation des Chinois envers le conflit en Ukraine n’est pas surprenante, en revanche, le fait que les organes de la censure aient autorisé toutes ces discussions à fleurir et les opinions divergentes (y compris vis-à-vis de la version officielle des événements) à s’exprimer est tout à fait singulier. La Chine semble vouloir se distancier de Moscou, y compris sur le plan médiatique, pour ne pas se laisser entrainer dans la guerre en Ukraine.

Conclusion

L’invasion de l’Ukraine déclenchée par la Russie le 24 février semble avoir surpris jusqu’au gouvernement ukrainien lui-même, malgré les avertissements répétés de Washington. Le président Poutine a justifié le recours aux armes par la défense de la minorité russophone du Donbass et les craintes d’une adhésion à l’OTAN souhaitée par l’Ukraine. Dans les deux cas, il semble qu’il ne s’agisse que de prétextes puisque les républiques sécessionnistes du Donbass n’étaient guère menacées, que l’invasion russe semble orientée vers la chute du gouvernement ukrainien, et que l’admission de l’Ukraine au sein de l’OTAN n’était guère envisagée par la plupart des membres actuels de l’alliance.

Au-delà des motivations de la Russie, la mobilisation des Occidentaux et du Japon se traduit par de lourdes sanctions économiques—dont la durée demeure à évaluer—et un isolement politique majeur de Moscou. Si ces sanctions et cet isolement devaient perdurer, ils poseraient la question du soutien de la Chine envers Moscou : Pékin soutiendrait-il a Russie, sachant qu’à court terme la Chine n’affiche qu’un appui très réservé ? La Chine ne souhaite pas faire les frais de l’aventurisme militaire de la Russie, sans que son soutien économique envers la Russie ne soit remis en cause. Comme le souligne Valérie Niquet, « la Chine aime la Russie, mais une Russie affaiblie, en situation de demandeur » (Niquet, 2022), situation que viendrait renforcer l’isolement politique dans laquelle la Russie s’est placée.

Références

Baer, D. (2018). Ukraine’s not a country, Putin told Bush. What’d he tell Trump about Montenegro? The Washington Post, 19 juillet, https://www.washingtonpost.com/news/posteverything/wp/2018/07/19/ukraines-not-a-country-putin-told-bush-whatd-he-tell-trump-about-montenegro/, c. le 23 fév. 2022.

Balzer, H. (2015). The Ukraine invasion and public opinion. Georgetown Journal of International Affairs16(1), 79–93.

Barabanov, I. (2015). В пампасах Донбасса (Dans les pampas du Donbass). Коммерсант (L’entrepreneur), n° 29, 19 février, http://www.kommersant.ru/doc/2671088, consulté le 23 fév. 2022.

Bebier, A. (2015). Crimea and the Russian-Ukrainian conflict. Romanian Journal of Eur. Aff., 15, 35.

Biersack, J., & O’Lear, S. (2014). The geopolitics of Russia’s annexation of Crimea: narratives, identity, silences, and energy. Eurasian geography and economics55(3), 247–269.

Boisvert, Y. (2022). Ces Russes ukrainiens qui ne veulent pas être « libérés ». La Presse, 7 mars, https://www.lapresse.ca/international/chroniques/2022-03-07/ces-russes-ukrainiens-qui-ne-veulent-pas-etre-liberes.php, c. le 8 mars 2022..

Boulègue, M. (2018). La guerre dans le Donbass trois ans après les Accords de Minsk 2. Revue Défense Nationale, 809, 107-112, https://doi.org/10.3917/rdna.809.0107.

Burakovsky, A. (2022). Putin’s public approval is soaring during the Russia-Ukraine crisis, but it’s unlikely to last. The Conversation, 24 fév., https://theconversation.com/putins-public-approval-is-soaring-during-the-russia-ukraine-crisis-but-its-unlikely-to-last-177302, c. le 28 fév. 2022.

Campana, A. (2016). L’Ukraine en conflit. Dans Klein, J.-L. et Lasserre, F. (dir.), Le monde dans tous ses États. Une approche géographique, 352-357. Québec : PUQ.

Derkatchenko, S. (2022). Список компаний, прекративших бизнес в России на 02 марта 2022 (La liste de compagnies qui ont arrêté leurs activités en Russie en date de 2 mars 2022). Мелитопольские ведомости (Les nouvelles de Melitopol), https://www.mv.org.ua/news/264075-spisok_kompanii_prekrativshih_biznes_v_rossii_na_02_marta_2022.html, c. le 2 mars 2022.

Dobrokhotov, R. (2020). Putin’s rating is collapsing as anger grows in Russia. Al Jazeera, 17 juin, https://www.aljazeera.com/opinions/2020/6/17/putins-rating-is-collapsing-as-anger-grows-in-russia, c. le 26 fév. 2022.

Feigenbaum. E.A. (2022). China Faces Irreconcilable Choices on Ukraine. Carnegie Endowment for International Peace, 24 février, https://carnegieendowment.org/2022/02/24/china-faces-irreconcilable-choices-on-ukraine-pub-86515, c. le 2 mars 2022.

Fournier, A. (2002). Mapping identities: Russian resistance to linguistic Ukrainisation in Central and Eastern Ukraine. Europe-Asia Studies54(3), 415–433.

Frachon, A. (2022). La hantise de Poutine est que l’Ukraine se coule avec succès dans le moule démocratique « à l’occidentale ». Le Monde, 20 janv., https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/20/la-hantise-de-poutine-est-que-l-ukraine-se-coule-avec-succes-dans-le-moule-democratique-a-l-occidentale_6110222_3232.html, c. le 26 fév. 2022.

Grant, T. D. (2015). Annexation of Crimea. American Journal of International Law109(1), 68–95.

Harding, L., Borger, J. et Chrisafis, A. (2008). Bush-Putin row grows as pact pushes east. The Guardian, 2 avril, https://www.theguardian.com/world/2008/apr/02/nato.georgia, c. le 26 fév. 2022.

Henrotin, J. (2020). Guerre en Ukraine. Le rôle de l’artillerie. Défense & Sécurité Internationale HS 72, 94-98.

Iakimenko, I. et Pachkov, M. (2014). Le conflit ukraino-russe vu de Kiev. Politique étrangère, 2014/2, 81-93. https://doi.org/10.3917/pe.142.0081

Interfax (2014). Ukraine has no alternative to Euro-Atlantic integration — Ukraine has no alternative to Euro-Atlantic integration — Poroshenko. Interfax – Ukraine, 23 décembre, https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fen.interfax.com.ua%2Fnews%2Fgeneral%2F241388.html#federation=archive.wikiwix.com, c. le 28 fév. 2022.

InVenture (2021). Китай в 5 раз увеличил объем инвестиций в экономику Украины (La Chine a augmenté de 5 fois le volume de ses investissements en économie de l’Ukraine), 27 septembre, https://inventure.com.ua/news/ukraine/kitaj-v-5-raz-uvelichil-obuem-investicij-v-ekonomiku-ukrainu-za-pyat-let, c. le 2 mars 2022.

Katsilo, D., Borovinskaya, M., Youriev, S. (2017). Китайский рывок. Инвестиционные проекты Поднебесной: миф или реальность (Le bond en avant chinois. Les projets d’investissement de la Chine : un mythe ou une réalité). Лiга.net, https://project.liga.net/projects/china_spurt/, c. le 2 mars 2022.

Koetse, M. (2022 a). Chinese Term ‘Wuxin Gongzuo’: Can’t Focus on Work Due to Russia-Ukraine Crisis. What’s on Weibo, 24 février, https://www.whatsonweibo.com/chinese-term-wuxin-gongzuo-cant-focus-on-work-due-to-russia-ukraine-crisis/, c. le 2 mars 2022.

Koetse, M. (2022 b). Chinese Students in Ukraine Say Anti-Chinese Sentiments on the Rise due to “Fake News”. What’s on Weibo, 26 février, https://www.whatsonweibo.com/chinese-students-in-ukraine-say-anti-chinese-sentiments-on-the-rise-due-to-fake-news/, c. le 2 mars 2022.

Kuzio, T. (2006). National identity and history writing in Ukraine. Nationalities Papers34(4), 407–427.

Kuzio, T. (2019). Old wine in a new bottle: Russia’s modernization of traditional Soviet information warfare and active policies against Ukraine and Ukrainians. The Journal of Slavic Military Studies32(4), 485–506.

Laruelle, M. (2016). The three colors of Novorossiya, or the Russian nationalist mythmaking of the Ukrainian crisis. Post-Soviet Affairs32(1), 55–74.

Mearsheimer, J. J. (2014). Why the Ukraine crisis is the West’s fault: the liberal delusions that provoked Putin. Foreign Affairs93, 77.

Meduza (2022). Война стоит россиянам дорого. И будет стоить еще дороже » Что будет с рублем? А с российской экономикой в целом? Отвечает Сергей Гуриев (« La guerre coûte cher aux Russes. Et elle va leur coûter encore plus ». Que va-t-il arriver au rouble et à l’économie russe en générale ? Serguei Guriev répond), 28 février, https://meduza.io/feature/2022/02/28/voyna-stoit-rossiyanam-dorogo-i-budet-stoit-esche-dorozhe, c. le 1 mars 2022.

Ministry of Foreign Affairs of the PRC (2022a). Foreign Ministry Spokesperson Hua Chunying’s Regular Press Conference on February 24, 2022, https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/xwfw_665399/s2510_665401/2511_665403/202202/t20220224_10645282.html, c. le 2 mars 2022.

Ministry of Foreign Affairs of the PRC (2022b). Wang Yi Speaks with Ukrainian Foreign Minister Dmytro Kuleba on the Phone, 2 mars, https://www.fmprc.gov.cn/eng/zxxx_662805/202203/t20220302_10646982.html, c. le 2 mars 2022.

Moscow Times (2022). Russia Backs Ukraine Separatists’ Full Territorial Claims. 22 février, https://www.themoscowtimes.com/2022/02/22/russia-backs-ukraine-separatists-full-territorial-claims-a76526, c. le 25 fév. 2022.

Niquet, V. (2022). « La Chine aime la Russie, mais une Russie affaiblie, en situation de demandeur ». Le Monde, 28 février, https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/28/la-chine-aime-la-russie-mais-une-russie-affaiblie-et-en-position-de-demandeur_6115515_3232.html, c. le 28 fév. 2022.

Norberg, J. (2014). The Use of Russia’s Military in the Crimean Crisis. Carnegie Endowment for International Peace, 13 mars, https://carnegieendowment.org/2014/03/13/use-of-russia-s-military-in-crimean-crisis-pub-54949, c. le 24 fév. 2022.

Pastukhov, V. (2022). Мир после войны. « Национализация » Украины и « денационализация » России (Le monde après la guerre, la « nationalisation » de l’Ukraine et la « dénationalisation » de la Russie). Écho de Moscou, 28 février, https://echo.msk.ru/blog/pastuhov_v/2987513-echo/, c. le 1 mars 2022.

Pawliw, K. (2018). La position de la Fédération de Russie dans les événements survenus en Crimée, 2013-2014. Contextes géopolitiques et justifications d’ordre politique, historique et culturel. Mémoire de Sciences géographiques, Université Laval, https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/29868/1/34203.pdf, c. le 28 fév. 2022.

Pommiers, E. (2022). Guerre en Ukraine : comment Vladimir Poutine réécrit les faits pour justifier l’invasion. Le Monde, 25 février, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/25/guerre-en-ukraine-comment-vladimir-poutine-reecrit-les-faits-pour-justifier-l-invasion_6115222_3210.html, c. le 26 fév. 2022.

Pop-Eleches, G. et Robertson, G. B. (2018). Identity and political preferences in Ukraine—before and after the Euromaidan. Post-Soviet Affairs34(2–3), 107–118.

Poutine, V. (2007). Discours du président russe sur la sécurité. 10 février, https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1886, c. le 27 fév. 2022.

Poutine, V. (2021). Об историческом единстве русских и украинцев [Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens]. The Kremlin, 12 juillet, http://kremlin.ru/events/president/news/66181. Version anglaise, https://www.prlib.ru/en/article-vladimir-putin-historical-unity-russians-and-ukrainians, Boris Eltsine Presidential Library, c. le 26 fév. 2022.

Pundziūtė-Gallois, E. (2015). Les États baltes face à la Russie sur fond de crise ukrainienne : la gestion d’une situation précaire. CERI, 3 février, https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/les-etats-baltes-face-la-russie-sur-fond-de-crise-ukrainienne-la-gestion-d-une-situation-pre, c. le 23 fév. 2022.

Sarotte, M. E. (2010). Not one inch eastward? Bush, Baker, Kohl, Genscher, Gorbachev, and the origin of Russian resentment toward NATO enlargement in February 1990. Diplomatic History34(1), 119–140.

Sarotte, M. E. (2021). Not One Inch: America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate. Yale University Press.

Semenov, A. (2021) Political Consequences of the Economic Crisis in Russia. The Russia File, Wilson Center, 9 mars, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/political-consequences-economic-crisis-russia, c. le 26 fév. 2022.

Shlapentokh, D. (2021). Putin and Ukraine: Power and the construction of history.  Institute of Modern Russia, 8 septembre, https://imrussia.org/en/analysis/3335-putin-and-ukraine-power-and-the-construction-of-history, c. le 25 fév. 2022.

Solovei, V. (2022). О войне на Украине (Sur la guerre en Ukraine). La chaine Youtube de Valery Solovei, 26 février, https://www.youtube.com/watch?v=IiI4hKJTWMw, c. le 1 mars 2022.

Spiegel (2008). « NATO is a paper tiger’. 20 août, Spiegel International, https://www.spiegel.de/international/world/the-world-from-berlin-nato-is-a-paper-tiger-a-573260.html, c. le 28 fév. 2022.

South China Morning Post (2022). No plans to admit Ukraine to Western alliances like Nato, says Germany’s Olaf Scholz. 14 fév., https://www.scmp.com/news/world/europe/article/3167038/ukraine-germanys-scholz-says-no-plans-admit-ukraine-western, c. le 28 fév. 2022.

UK Parliament, House of Commons, Foreign Affairs Committee, Global Security: Russia — Second Report of Session 2007-08, p. 106.  Cité par Lombardi, B. (2009), Réponse à l’article de John Carey sur l’expansion de l’OTAN. Revue militaire canadienne, 10(1), 68-74, p.72.

Weibo (2022). #Guanzhu EWu jushi zuixin jinzhan#. Huati qushi [#关注俄乌局势最新进展#. 话题趋势] (Suivez les derniers développements de la situation russo-ukrainienne. Trending topic), https://m.s.weibo.com/vtopic/detail?click_from=searchpc&q=%23关注俄乌局势最新进展%23, c. le 2 mars 2022.

White, E., Lin, A. et Mitchell, T. (2022). Don’t mention the invasion: China spins Russia’s war in Ukraine. Financial Times, 25 février, https://www.ft.com/content/8d2e9f59-06b2-4e90-aba9-fd32249f67be, c. le 1 mars 2022.

Wilson, A. (2014). The Ukraine crisis brings the threat of democracy to Russia’s doorstep. European View13(1), 67–72.

Wong, E. et L. Jakes (2022). NATO Won’t Let Ukraine Join Soon. Here’s Why. The New York Times, 13 janv., https://www.nytimes.com/2022/01/13/us/politics/nato-ukraine.html, c. le 28 fév. 2022.

Zecchini, L. (2007). Vladimir Poutine dénonce l’unilatéralisme américain. Le Monde, 12 fév., https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/02/12/m-poutine-denonce-l-unilateralisme-americain_866329_3222.html, c. le 26 fév. 2022.

Українська Правда (2008). Імперські комплекси братів росіян Або Не розсипайте перли перед свинями [Complexes impériaux de frères russes. Ou ne dispersez pas de perles devant des cochons]. La Pravda d’Ukraine, 3 juillet, https://www.pravda.com.ua/articles/2008/07/3/3482506/, c. le 28 fév. 2022.

[1] Nous avons retenu l’orthographe russe parce qu’elle est plus largement employée chez les Occidentaux. Les Ukrainiens écrivent Kyiv.

Laisser un commentaire Annuler la réponse.