Le retard européen en matière de sécurité économique : une entaille au projet « nation plus indépendante » du chef d’État français Emmanuel Macron

RG v8 n2, 2022

François Xavier Noah Edzimbi

F.-X. Noah Edzimbi, Ph.D en science politique, est CEO du Cabinet Lucem Global Consulting S.A.R.L. xnoah05@gmail.com

Résumé :

Durant une allocution lors de son investiture pour un second mandat le 7 mai 2022, le président de la République française, Emmanuel Macron, a fait « le serment d’agir sans relâche » pour que la France devienne « une nation plus indépendante dans un contexte de retour de la guerre en Europe ». Ces propos rappellent l’ incarnation et l’exercice de la fonction patriotique par le chef d’État dans les institutions de la Ve République, qui consiste à défendre les intérêts nationaux du pays et d’assurer sa survie en cas de guerre. Toutefois, la prise de conscience tardive de l’Europe dans le domaine de la sécurité économique amenuise cet objectif.

Mots clés : retard, sécurité économique, Europe, nation, indépendance

Abstract :

During his investiture for second term on May 7, 2022, French president Emmanuel Macron made « oath to act tirelessly » that his country becomes « more independent nation when war comeback in Europe ». These words recall incarnation and exercise of patriotic function by Head of State in institutions of the Fifth Republic, which consists in defending national interests of his country, and ensuring its survival in the event of war. However, European’s delay in economic security reduces this target.

Keywords : delay, economic security, Europe, nation, independence.

Introduction

Mis à part la France, rares sont les États membres de l’Union européenne (UE) à se préoccuper de la puissance dans son acception la plus complète. Encore, la plupart du temps, Paris fait preuve de discontinuité dans ses engagements, ceci pour des résultats inégaux, comme en Libye et au Mali pour ce qui est de l’Afrique (Verluise, 2022). Sous l’effet des armes russes en Ukraine depuis le 24 février 2022, les pays et institutions de l’UE redécouvrent que la guerre peut survenir en Europe et prennent conscience de la nécessité de se doter des moyens de la puissance. C’est ainsi que le 27 février 2022, Olaf Scholz, nouveau chancelier allemand, s’est rendu devant le Bundestag et a annoncé un important revirement dans la politique étrangère et de sécurité allemande depuis la Seconde Guerre mondiale. « Au vu du tournant que représente l’agression de M. Poutine, notre approche est la suivante : ce qui est nécessaire pour garantir la paix en Europe, nous le ferons », a-t-il déclaré (Frank, 2022). Un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la défense a alors été ajouté au budget 2022, soit le double du budget militaire annuel. Au programme : modernisation massive de l’arsenal et réforme structurelle de l’armée. Désormais, plus de 2 % du PIB serait consacré aux dépenses militaires, l’Allemagne devenant le troisième pays avec les plus fortes dépenses militaires du monde, dépassant le Royaume-Uni et la France (ibid.).

Réélu le 24 avril 2022, avec 18,8 millions de voix (58,54 %) contre 13,3 millions pour Marine Le Pen (41,46 %) au second tour des élections présidentielles, le chef d’État Emmanuel Macron a été investi le 7 mai 2022 pour un mandat de 5 ans. Lors de sa prise de parole, le président de la République a présenté les objectifs de sa politique internationale pour ce nouveau quinquennat. Il s’agit de « construire nos réponses française et européenne aux défis de notre siècle » et, entre autres, « agir pour éviter toute escalade suite à l’agression russe en Ukraine, aider la démocratie et le courage à l’emporter, bâtir une nouvelle paix européenne et une nouvelle autonomie sur notre continent » (Gorce, 2022). Ces propos font écho du retour de la fonction patriotique par le chef d’État dans les institutions de la Ve République, qui consiste à défendre les intérêts nationaux du pays et d’assurer sa survie en cas de guerre. Cette fonction patriotique est inscrite dans les articles 5 et 15 de la Constitution, renforcée par le décret du 14 janvier 1964 qui donne au Président l’important pouvoir de déclencher le feu nucléaire.

Matérialisation d’une politique d’État visant à protéger et à promouvoir les intérêts stratégiques d’une nation, la sécurité économique[i] est pratiquée depuis le XVe siècle en Europe, et fortement liée à l’action de l’État. En France, sa marque la plus visible est celle des pratiques menées par Louis XI (1461-1483) avec le boycott des foires de Genève en 1462, et l’obligation faite aux marchands étrangers de décharger leurs produits importés dans un port du Languedoc. Les Anglais ne sont pas en reste, et les Navigation Acts de 1651 sont un moyen pour Londres de s’approprier le commerce maritime jusque-là dominé par les Provinces Unies (Laïdi, 2012). En Allemagne est publié, en pleine Première Guerre mondiale, Le plan de la guerre commerciale de l’Allemagne (1915) qui enjoint, après la victoire du II Reich, de continuer la guerre sur le plan économique. Il expose l’importance de la maitrise de l’information (de sa collecte à sa protection) qu’il analyse comme un « nerf de la guerre », alors que l’État l’est comme un « chef de la guerre économique » (ibid.). À l’heure de la réaffirmation des puissances, phénomène visible depuis le début du XXIème siècle, des relations commerciales plus tendues, de la multiplication des actes délictueux, facilités par la révolution de l’Internet et du développement d’une cybercriminalité, de grandes entreprises et de nations qui se livrent à une importante concurrence, la sécurité économique est importante pour les États dans la réalisation de leurs objectifs de développement. La géopolitique s’exprime aujourd’hui dans le champ des relations économiques notamment au travers de la guerre économique. « Au mode traditionnel de confrontation des États-nations par la guerre militaire a succédé une nouvelle géographie des rapports de force dominé par la recherche de la puissance géoéconomique, culturelle et sociétale » (Harbulot, 2014). Toutefois, les conséquences néfastes de la crise financière internationale née des subprimes aux États-Unis en 2008, ont fait paraître la lente prise en compte de la guerre économique par les Européens, ce qui emmène Ali Laïdi à affirmer que : « jusqu’à la crise des subprimes, l’Europe ignorait donc totalement la guerre économique » (Laïdi, 2017).

Bien que le général de Gaulle ait été « conscient du déficit de puissance de la France » (Harbulot, op. cit.), et qu’il ait renoué avec une forme de sécurisation économique servant le « grand dessein » d’autonomie stratégique du pays, sa politique sera mise en berne. Ceci en raison du refus des élites françaises, politiques et économiques de suivre cette voie, en raison du traumatisme de la défaite de 1940 et de la perte de son statut de puissance impériale, donc de grande puissance mondiale dans les années 1950 (Degans, 2021). Cette « démission idéologique » (Harbulot, op. cit.), pour une structuration de la sécurité économique, aura plusieurs prolongements. Le déni de la guerre économique que livre déjà le Japon et dans une certaine mesure les États-Unis et l’URSS en période de Guerre froide ne permettra pas à l’État français de mettre durablement en place des outils conceptuels et pratiques pour y faire face. Ainsi, « la non-pensée en guerre économique a aussi des répercussions dans la culture des administrations (…) dans un service de renseignement tel que la DGSE, la perception de l’importance du renseignement économique est très relative » (ibid.). Les années 1970 seront celles de l’abandon des initiatives mises en place par le général de Gaulle pour mieux se rapprocher de Washington. Ainsi, la volonté de doter la France d’une autonomie dans le domaine stratégique de l’informatique, avec la création d’une firme comme Bull, ne sera pas soutenu par les milieux économiques et financiers qui « préférèrent une solution américaine » (ibid.). Au niveau universitaire, des chercheurs en intelligence économique reconnaitront leur difficulté à s’accommoder aux notions de guerre et de sécurité économiques (Conesa, 2003). Ainsi, partant d’une « guerre de retard » qui caractérise l’Europe et la France dans une prise de conscience d’enjeux liés à la sécurité économique, ceci vis-à-vis d’autres États comme les États-Unis, la Chine ou encore la Russie, le chef d’État Emmanuel Macron peut-il voir son objectif de faire de la France « une nation plus indépendante » être réalisé ? Les rapports Martre de 1994 et Carayon de 2003 sont la preuve d’un réveil français en matière d’intelligence et de sécurité économiques, des « plans de guerre » (Laïdi, 2012, op. cit.) dans un contexte de réaffirmation des puissances. Toutefois, bien qu’elle offre des outils de compréhension aux décideurs, la sécurité économique est rarement pensée et considérée comme un tout cohérent en Europe (Degans, op. cit.), ce qui entraîne une dépendance étatsunienne dans le renseignement (1) et dans l’édiction et l’application de normes juridiques internationales (2).

1. La dépendance américaine de l’Europe au renseignement : conséquence d’une prise en compte tardive d’enjeux de guerre et de sécurité économiques

À l’heure de la réaffirmation des puissances en ce début de XXIème siècle, la quête et la collecte d’informations sont le nerf de la guerre économique. En Europe, l’ouvrage de David Todd (L’identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme, 1815-1851, Paris, Grasset, 2008) démontre que les Britanniques ont développé une stratégie d’influence en jouant sur l’opinion publique et les acteurs économiques. Leur dispositif d’intelligence économique sera repensé au cours des années 1990, c’est-à-dire après la fin de la guerre froide, et l’accentuation de la guerre économique menée par l’allié américain. En 1998, l’État crée un Public Service Agreements (PSA) dont le rôle est d’avoir une action coordonnée en donnant des objectifs à atteindre en matière de collecte d’informations à différents ministères, pour aider les entreprises britanniques à être en position de conquérir ou de conserver des marchés (Laïdi, 2010). Quant à elle, l’Allemagne identifie dès le XIXème siècle l’importance de disposer d’une industrie forte pour un pays qui aspire à exister sur la scène internationale. L’Allemagne bismarckienne opte pour un « protectionnisme éducateur » (concept de l’économiste allemand Friedrich List) qui protège ses jeunes industries d’une concurrence extérieure (Bosserelle, 2011). Pour sa part, la France, avec les rapports Martre de 1994 et Carayon de 2003, fait preuve d’une culture de sécurité économique pour ce qui est d’une conscience de l’existence d’enjeux géoéconomiques sur l’espace international. Au milieu des années 1990, face aux nombreuses difficultés rencontrées par les entreprises d’Europe, est créé l’Institut pour la prospective technologique de Séville (IPTS) qui fait de la veille économique. Il permet la création d’un Observatoire européen de la science et de la technologie (ESTO). Pourtant, l’information commerciale, technologique ou scientifique est peu perçue comme un renseignement économique par les États membres de l’institution communautaire, de même que par les autre pays européens, situation conduisant Ali Laïdi à remarquer que : « (comme) dans le reste de l’Europe, la question de l’intelligence économique est aux abonnés absents » (Degans, op. cit., p. 161). Comme conséquence, l’intelligence et la sécurité économiques sont peu développées au sein et en dehors de l’UE, si ce n’est en Suède en raison de la proximité existante entre cette dernière avec l’ex-URSS et la Russie, qui l’invite probablement à la vigilance d’autant plus qu’elle est le berceau de nombreuses entreprises (ibid., p. 152). L’Europe fait ainsi le choix d’être protégée par un tiers, les Etats-Unis à l’occurrence, dont dépend sa sécurité.

Ce choix européen démontre leur sous-estimation des réalités géoéconomiques et géopolitiques mondiales, car l’administration Clinton entre en guerre économique au sortir de la Guerre froide remportée par les États-Unis, comme d’ailleurs la guerre du Golfe de 1991. En janvier 1993 le secrétaire d’État Warren Christopher s’adresse au Congrès américain en déclarant : « la sécurité économique américaine devait être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère » (ibid.). Les mêmes moyens que ceux investis dans la Guerre froide sont réclamés au Congrès, révélateur de la prise de conscience de l’importance des nouveaux enjeux géoéconomiques. Les priorités de Washington restent les mêmes : maintenir sa suprématie, son statut de superpuissance, quid à entrer en confrontation avec tout État allié. Pour Edward Luttwak, conseiller de l’ancien président américain Bill Clinton : « dans la géoéconomie, la puissance de feu c’est le capital (…). Les équivalents des armes nucléaires (…) sont les politiques industrielles d’investissement » (Voisonet, 2009). Par la suite, il affirmera dans son ouvrage publié en 1993 que : « les subventions au développement des produits correspondent au progrès de l’armement, la pénétration des marchés avec l’aide de l’État remplace les bases et les garnisons militaires déployées à l’étranger, ainsi que l’influence diplomatique » (ibid.). Ainsi, les moyens destinés à la guerre économique évolueront : ils sont désormais davantage économiques que géopolitiques. Il faut s’assurer d’une avance technologique qui donne plus sûrement les possibilités de conquête de nouveaux marchés. Pour ce faire, la quête d’information devient l’objectif principal : Washington crée un système d’espionnage électronique connu sous le nom de « Echelon », qui surveille et espionne ses alliés géopolitiques mais concurrents économiques. En 2013, les États-Unis consacrent d’importants moyens au renseignement : 40 % de l’arsenal de renseignement est mobilisé dans l’intelligence économique (Carayon, 2013). La même année, et selon des informations publiées par Le Monde, 10 milliards de dollars ont été mobilisés pour l’agence nationale de sécurité (NSA) qui employait 60 000 salariés directement en plus de 40 000 grâce à des sous-traitants et disposait de plus de 40 stations d‘écoute électromagnétiques implantées dans douze pays (Loukil, 2013). Les révélations d’Edward Snowden, ancien agent de la NSA, dévoileront que les géants du web font de l’espionnage et du renseignement économiques : Google, avec Gmail et Android équipe plusieurs centaines de millions de Smartphones et est un collecteur de données, comme Facebook qui a près d’un milliard (198) d’utilisateurs, de même qu’Amazon et ses millions de clients (Godard, 2015). Pour illustration, les portables personnels des d’anciens dirigeants européens, l’allemande Angela Merkel et le français Nicolas Sarkozy, avaient été mis sur écoute.

Les grandes firmes n’échappent pas davantage à cet espionnage. La guerre économique entre Airbus et Boeing étant un exemple : Airbus perd un contrat avec l’Arabie saoudite (évalué à six milliards de dollars) au profit de Boeing grâce aux informations recueillies par les services secrets américains permettant à la firme américaine de modifier avantageusement son offre. Pour les puissances mondiales et émergentes, l’aéronautique est un secteur hautement stratégique en termes d’emplois concernés et de vitalisation de certains territoires mais aussi de souveraineté technologique. C’est aussi un domaine d’activité qui incarne, par excellence, la puissance d’un État. Pour cette raison, l’appel d’offre remporté en 2008 par Airbus, pour les avions ravitailleurs à destination de l’US Air Force, sera annulé par Barack Obama, ancien président des États-Unis, au profit de Boeing qui l’avait perdu, preuve que sécurité économique et géopolitique sont toujours intimement liées (Degans, op. cit., p. 149). Le rapport Lellouche-Berger sur l’extraterritorialité du droit américain souligne, quant à lui, la participation des agences américaines de renseignement au traitement des affaires à caractère économique. Ainsi le Bureau fédéral d’investigations (FBI) emploie 800 personnes pour lutter contre la corruption (activité la plus importante après la lutte contre le terrorisme) et se sert de renseignements fournis par la NSA. Le renseignement américain dispose d’importants moyens que le rapport évalue à 68 milliards de dollars pour l’année fiscale 2014 quand le renseignement français a un budget de 1,2 milliards d’euros. Au-delà des seuls aspects financiers, les moyens informatiques sont mis à disposition des administrations américaines qui sont alors capables de faire le crible des activités financières qui pourraient contrevenir aux lois américaines d’embargos ou anticorruption. BNP Paribas en a fait l’amère expérience (ibid., p. 298).

Il se remarque donc un retard des États européens dans la mise en œuvre de la sécurité économique, spécifiquement dans le domaine du renseignement. Or, depuis la révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs, RMA) à la fin de la bipolarité, qui privilégie entre autres la supériorité de l’information, l’intelligence économique est mise en œuvre par les puissances mondiales pour la réalisation de leurs objectifs géopolitiques. Cette dernière est basée sur la centralisation de l’information, du renseignement et de l’action publique de soutien (Conesa, op. cit.). La nouvelle mission de l’État est d’aider les entreprises sur les marchés importants à dimension stratégique et, d’une façon générale toutes les entreprises, qu’elles soient exportatrices ou simplement en concurrence avec des firmes étrangères. La sécurité économique, quant à elle, renforce la cohésion nationale d’un État au moyen d’un patriotisme économique qui préserve les emplois et le savoir-faire. Dans son volet défensif, la sécurité économique regroupe la protection du patrimoine, la délimitation des périmètres industriels et technologiques critiques et la lutte contre les activités de renseignement économique étrangères. L’intégrité des entreprises européennes, mieux des « champions nationaux », ne se pose donc pas seulement en termes matériels ou informationnels, mais aussi par la place accordée aux investisseurs étrangers dans leur participation au développement par les investissements directs étrangers (IDE). Car, « dans cette bataille il n’y a pas d’alliés, que des intérêts. Chaque entreprise, chaque nation entre en guerre pour sauver son économie, préserver ses emplois et conquérir des marchés. Dans ce genre de conflit, les victimes ne se comptent pas en nombre de morts mais de licenciements. L’ANPE (en France) a remplacé les hôpitaux militaires, l’Assedic les pensionnés de guerre. Les vaincus déplorent le nombre de chômeurs et d’exclus, les vainqueurs fêtent les hausses boursières et empochent les dividendes » (Laïdi, 2017). Les entreprises sont alors les corps d’armée dans la guerre économique, les salariés étant les soldats. La dépendance européenne vis-à-vis des États-Unis dans le renseignement est donc une vulnérabilité dans une course à la puissance technologique, en particulier pour le cloud, nuage informatique qui permet à toute personne de retrouver ses photos, vidéos ou textes, lorsqu’elle se connecte depuis son ordinateur ou depuis son téléphone portable, mais aussi aux administrations ou entreprises de partager des documents de travail entre leurs différents services où qu’ils se situent. Ces « entrepôts de données », devenus indispensables à tous les échanges, étant aux mains de sociétés américaines (Amazon en tête, mais aussi Microsoft et Google), signifie que ces dernières stockent toutes les données stratégiques acquises sur le cloud américain (Manenti, 2020), et s’accaparent subtilement des renseignements stratégiques européens (secrets industriels, militaires, espionnage, logistiques sanitaires et numériques, études de brevets, etc.) au profit de l’État étatsunien pouvant les utiliser lorsqu’une nécessité stratégique se présente, tout en réduisant les capacités/expertises intellectuelles, cognitives, réflexives, stratégiques et opérationnelles d’institutions nationales du Vieux continent (Gélédan, 2019). L’avantage des États-Unis est qu’ils peuvent prendre possession de ces « datas stratégiques » en raison d’une loi extraterritoriale, le Cloud Act, que Washington adopte en 2018 (Cour des comptes, 2018). Ce dispositif législatif oblige toutes les entreprises américaines du cloud à transmettre à leurs autorités l’intégralité de leurs données, même si elles sont conservées sur des serveurs basés en Europe ou en France. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron exprimés le 14 septembre 2020 devant une centaine d’entrepreneurs rassemblés pour la French Tech, un évènement organisé par des start-up tricolores, à savoir : « cette bataille (numérique), aujourd’hui, soyons clairs, (l’Europe) l’a perdue », démontre la difficultueuse réalisation du projet d’indépendance du chef d’État.

2. La lente application d’un principe d’extraterritorialité du droit par les Européens en sécurité économique : cause d’une prééminence américaine dans les guerres économiques du XXIe siècle

Le monde du XXIe siècle nécessite des capacités d’adaptation et de compréhension des forces à l’œuvre en géopolitique, y compris dans la géoéconomie. La sécurité économique se déploie dans divers aspects juridiques : droit privé, droit public, droit des affaires et droit international. Dans une guerre du droit dont le but est l’hégémonie politique et économique, l’édiction d’une norme juridique facilite l’exportation des IDE en baissant les coûts de transaction (Degans, op. cit., p. 270). L’hégémonie politique est une forme de Soft power qui passe de plus en plus par le droit et la culture juridique. Il définit le théâtre d’opération qui est pour lui le droit économique, le droit des affaires, les contrats financiers, les contrats publics. Ces domaines font l’objet de stratégie d’hégémonie de la part des États, qui ont placé leur droit au cœur d’une stratégie qui relève d’un patriotisme économique qui tient davantage d’un nationalisme économique (du Marais, 2017). Il s’observe une prégnance géographique du droit civil non seulement en vigueur en Europe mais adopté aussi en Amérique latine, dans l’essentiel de l’Asie et des pays africains. En Europe, le Royaume-Uni a édicté une loi anti-corruption en 2010 : l’United Kingdom Bribery Act (UKBA). Entrée en vigueur le 1er janvier 2011, elle a été promulguée dans le sillage des lois de l’OCDE et des Nations Unies, surtout après le scandale de la firme britannique BAE Systems dans un contrat établi avec l’Arabie Saoudite. Quant à elle, la France édicte la Loi 2007-1598 en novembre 2007, loi anti-corruption qui est un prolongement du scandale de BAE Systems (Degans, op. cit., p. 299). Cette loi sera renforcée en 2017 par la loi Sapin II qui protège les lanceurs d’alerte. Par essence, la France est un pays juridiquement peu libéral (Gauchon, 2002). La refondation du modèle français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale se caractérise par une prééminence de l’État. L’État est non seulement le garant du bien commun, mais aussi un acteur économique de tout premier ordre (ibid.). Tel n’est pas le cas aux États-Unis qui « placent le marché au centre » et « s’offusquent de tout ce qui porte atteinte à son libre fonctionnement » (Clauzon, 2016), d’où une différence fondamentale entre cultures anglo-saxonne et gréco-latine et l’imposition de la Common Law à l’échelle du monde des affaires par les États-Unis, vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.

L’extraterritorialité du droit est alors un outil de la géopolitique de Washington acceptée par les partenaires et alliés européens des États-Unis. Il norme le monde économique et commercial sur le droit et les préférences américaines et est, à cet égard, un moyen de faire entrer les entreprises du monde entier dans le moule pensé par les États-Unis. Pour ce faire, les États-Unis ont mis sur pied un arsenal juridique qui leur permet de mener des guerres économiques. Comme exemple, la loi de lutte contre la corruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), est d’abord appliquée pendant vingt ans aux entreprises américaines. Ensuite, à partir de 1998, elle est étendue aux autres entreprises (donc non-américaines) pour que les mêmes règles, et donc les mêmes contraintes, s’appliquent à tout autre acteur économique. Il s’agit d’une exportation du modèle américain, sa dissémination au niveau mondial au nom d’une équité de traitement des entreprises et sous le couvert de la lutte contre la corruption (Medvedowski, 2016). La subtilité stratégique de cette loi s’articule dans son caractère universaliste. Cet universalisme se double d’un unilatéralisme, car les lois américaines s’appliquent au monde des affaires, sans réciprocité, et sans que les lois américaines soient élaborées de façon consensuelle dans des instances multilatérales. Pour illustration, bien le que les différentes lois américaines d’extraterritorialité aient d’abord été appliquées aux entreprises américaines, à savoir 70 % des cas depuis 2008, elles impactent majoritairement des entreprises extra-américaines, principalement européennes et françaises dans l’aspect pécuniaire, quoiqu’elles représentent que 30 % des cas. En effet, quand on s’intéresse aux amendes infligées par l’administration américaine, on s’aperçoit qu’elles pèsent à 64 % sur des entreprises européennes, et les amendes qu’elles sont contraintes de payer sont bien plus lourdes que celles infligées aux entreprises américaines (Maison Rouge De, 2017), comme le présente le tableau qui suit :

Tableau 1 : Les montants de pénalités au titre de la loi FCPA

Entreprise Pays (du siège social de tête au moment des faits incriminés) Montant global (DoJ et/ou SEC) des pénalités versées aux États-Unis (millions de dollars) Pénalités versées à des juridictions non-américaines pour les mêmes faits (millions de dollars) Année de transaction
Siemens Allemagne 800 856 2008
Alstom France 772   2014
Olympus (America) Japon/États-Unis 646 2016
KBR/Halliburton États-Unis 579 2009
Och-Wiff Capital Management Group États-Unis 412 2016
BAE Systems Royaume-Uni 400   2010
Total France 398   2013
Vimpelcom Pays-Bas 398 398 environ 2016
Alcoa États-Unis 384 2014
Snamprogetti/ENI Italie/Pays-Bas 365   2010
Technip France 338   2010
Weatherford International États-Unis 252 2013
Panalpina Italie 237   2010
JGC Japon 219 2011
Daimler Allemagne 185   2010
Alcatel-Lucent France 137   2010
Avon États-Unis 135 2014
Hewlett-Packard États-Unis 108 2014

Source : Lellouche, Pierre et Berger, Karine (2016).  L’extraterritorialité de la loi américaine. Rapport d’information à l’Assemblée nationale française, p. 29.

On remarque dans ce tableau que le montant des amendes infligées au titre de la FCPA est croissant depuis 2008, c’est-à-dire depuis la crise née des subprimes. En 2006, la première firme européenne prise dans les rets du filet de la FCPA est l’entreprise norvégienne pétrolière Statoil condamnée à une amende de 10 millions de dollars (Lellouche et Berger, 2016, p. 28). Cette politique s’est intensifiée sous l’administration Obama : entre 2008 et 2014, les entreprises européennes ont versé près de 6 milliards de dollars de pénalités aux États-Unis pour violation de la loi FCPA (ibid.). Entre 1977 et 2014, 30 % des enquêtes ouvertes dans le cadre de la loi FCPA ont visé des entreprises étrangères, mais celles-ci ont réglé 67 % du total des amendes collectées. Ces chiffres ne donnent pas une vision globale de la situation, car les amendes infligées aux entreprises ne le sont pas uniquement au titre de la lutte contre la corruption, mais relèvent aussi des mesures anti-embargos décidées par les États-Unis. Aussi frappent-elles plus particulièrement les banques : entre 2009 et 2014, les banques européennes ont versé quelques 16 milliards de dollars aux différentes administrations américaines. Les autorités américaines ont infligé 125 milliards de dollars d’amende aux banques étrangères, entre 2008 et 2017 (Quatrepoint, 2018). Une part correspond à leur rôle dans la crise des subprimes et fraudes diverses sur les marchés, et 15 milliards au titre de la rupture d’embargo et cela vise surtout les banques françaises pour plus de dix milliards. L’extraterritorialité du droit américain impose donc d’importantes amendes aux firmes européennes incriminées par le Département de justice américain (DoJ), souvent des concurrents de firmes américaines : BNP-Paribas pour le secteur bancaire (condamnée à une amende de près de 9 milliards de dollars en 2014 pour avoir enfreint l’embargo sur le Soudan, l’Iran et Cuba), Standard Chartered (qui verse une amende de 667 millions de dollars en 2012 pour avoir violé l’embargo contre l’Iran), Alcatel-Lucent pour les télécommunications, Alstom pour l’énergie et le ferroviaire, ou plus récemment Volkswagen pour l’automobile. Ces amendes affaiblissent considérablement les entreprises à qui elles sont infligées. Il a ainsi été constaté que Technip, Alcatel-Lucent et Alstom ont changé d’actionnaires après les poursuites judiciaires menées par le DoJ (Seux, 2017). Le droit et la norme sont ainsi des outils usités par les Américains dans une guerre économique menée à l’échelle mondiale. Ces outils ne sont ni français, ni européens, aussi est-il remarqué dans les évaluations faites par Doing Business et Transparency International, pour ce qui est de la perception et donc l’activité des entreprises dans le monde, le choix d’indicateurs majoritairement anglo-saxons qui déforment et désavantagent entreprises européennes dont le mode de fonctionnement ne relève pas complètement des pratiques outre-Atlantique (du Marais, op. cit.). Un choix américain qui rappelle les réalités géopolitiques et stratégiques, tout en démontrant la subtile volonté des États-Unis de fragiliser un pan important des stratégies européennes, bien que l’UE et les autres pays du Vieux continent soient officiellement présentés et reconnus comme étant des alliés.

Conclusion

Les pays européens tardent à saisir les enjeux de la sécurité économique. Alors que ses principaux partenaires, les États-Unis à l’occurrence, ont conceptualisé la sécurité et l’intelligence économiques et les ont mis en pratique, il est désormais nécessaire et urgent de s’en saisir en Europe de façon résolue et décomplexée. Il faut pour cela élaborer une stratégie, et ce ne peut être fait qu’au sommet des États européens. Les Européens pourraient ensuite peser de tout leur poids sur la scène internationale, et à cette occasion déployer une diplomatie d’influence, devenant à cette occasion force de proposition. La France et l’Europe ont tout à gagner à devenir des acteurs majeurs de la sécurité économique bien sûr pour des motifs géoéconomiques mais aussi largement géopolitiques. La France commence à combler à son retard en la matière, après des décennies d’atermoiements souvent liées à l’alternance politique, elle doit encore élaborer une stratégie de sécurité économique (Degans, op. cit., p. 162). Dès lors, l’État doit établir un diagnostic précis des difficultés pour une mise en œuvre de la sécurité économique, et surtout en reprendre impérativement le contrôle. Il lui faut former les meilleurs chefs de projet informatiques dans les grandes écoles de la République pour piloter les chantiers numériques qui dessinent une administration modernisée, et surtout arrêter de confier à des acteurs privés la définition du service public et l’exécution des politiques publiques (Aron et Michel-Aguirre, 2022, p. 124-125). La priorité consiste à stopper la dépendance existante vis-à-vis des États-Unis afin de bâtir un futur commun à la nation française. Ministres et hauts fonctionnaires doivent ainsi en urgence s’imprégner l’intelligence économique, réapprendre à penser par eux-mêmes, et cesser d’être les faire-valoir d’autres puissances étrangères. C’est au prix de cet effort qu’ils redeviendront d’authentiques responsables politiques et accompagneront le chef d’État dans la réalisation son projet de rendre la France plus indépendante, engagement pris solennellement le 7 mai 2022.

Références

Aron, Matthieu et Michel-Aguirre, Caroline (2022). Les infiltrés. Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État. Paris, Allary Éditions, 136p.

Bosserelle, Éric (2011). La guerre économique, forme moderne de la guerre ? Revue française de socioéconomie, n° 8, p. 26.

Carayon, Bernard (2013). Les définitions de l’intelligence économique, Portail de l’IE, http://www.portail-ie.fr/article/572/Les-definitions-de-l-intelligence-economique, c. le 31 mai 2022.

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[i] La sécurité économique est, en outre, étroitement liée à la notion du risque dont la prévalence est plus forte dans une économie de la connaissance qui repose sur la possession et l’acquisition d’informations, de brevets, de savoir-faire indispensables pour conserver une avance stratégique sur ses partenaires et néanmoins concurrents. La sécurité économique recouvre le champ des entreprises – sûreté, contrôle de l’information, viabilité de la structure – et des acteurs publics – l’État est premier mais non unique – qui doivent assurer des missions intérieures relevant de la protection (de la société civile, les renseignements), des missions extérieures stratégiques (Défense, Affaires étrangères) ou de protection (société civile pour ses besoins, entreprises), des missions de développement des capacités essentielles pour la préservation de l’avenir (innovations, développement économique, sécurisation des approvisionnements). Il s’agit d’une stratégie à caractère défensif (protection) et offensif (soutien aux entreprises dans la conquête ou la préservation de marchés) et l’objectif n’est pas belliqueux mais, dans le cadre d’une hyper-compétition économique et commerciale y compris entre alliés, de préserver un cadre et un niveau de vie confortables à l’ensemble des citoyens.

Guerre en Ukraine. Quelles causes ? Quelles conséquences pour les relations russo-chinoises ?

RG v8n1, 2022

Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva

Frédéric Lasserre est directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques et professeur au département de Géographie de l’Université Laval.  Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Olga Alexeeva est professeure au département d’Histoire de l’UQAM et chercheure au CQEG. Alexeeva.olga@uqam.ca

Résumé : le conflit qui embrase l’Ukraine depuis le 21 février 2022, date de l’annonce de l’entrée des troupes russes dans le Donbass, trouve ses origines dans la recomposition politique internes à l’Ukraine, mais aussi dans les représentations que nourrit la Russie et son président Vladimir Poutine à son endroit. Quelles sont ces représentations ?  La Chine pourrait-elle jouer un rôle dans l’évolution de ce conflit ?

Mots-clés : Ukraine, Russie, guerre, Donbass, représentations, Chine.

Summary : the conflict that has set Ukraine ablaze since February 21, 2022 has its origins in the internal political recomposition of Ukraine, but also in the representations that Russia and its President Vladimir Putin nurture about the former Soviet republic. What are these representations? Could China play a role in the evolution of this conflict?

Keywords : Ukraine, Russia, war, Donbass, représentations, China.

Le 21 février 2002, le président russe Vladimir Poutine a officiellement reconnu l’indépendance des deux républiques sécessionnistes de Lougansk et de Donetsk, et a ordonné aux troupes russes de se déployer dans ces territoires pour en assurer la sécurité, ce qui constituait déjà en soi un acte de guerre contre l’Ukraine. Mais l’attaque de l’Ukraine sur plusieurs fronts, annoncée le 23 février, souligne que là n’était sans doute pas le seul objectif du président russe. Quelles sont les raisons de cette invasion? Et quelles répercussions principales peut-on entrevoir à la suite du déclenchement de ce conflit majeur, le premier entre États en Europe depuis 1945, ou depuis les guerres yougoslaves (1991-1995, 1999) ? La Russie semble s’appuyer sur le support tacite de la Chine de sa politique expansionniste en Ukraine, le support censé de lui aider à faire face aux sanctions occidentales. Quelle fut la réaction initiale de Pékin à l’invasion russe de l’Ukraine ? Comment cette réaction a évalué au fil de jours ? Quelles seraient les conséquences de cette crise pour la stabilité en Asie ?

  1. Un conflit déjà ancien en Ukraine

La cristallisation du conflit en Ukraine n’est pas un phénomène récent. À la sécession de la Crimée en février 2014, soutenue par des troupes masquées et sans insignes, mais fortement armées dont on a fortement soupçonné l’appartenance à l’armée russe (Norberg, 2014) succédait l’annexion par la Russie en mars 2014 (Biersack and O’Lear, 2014; Grant, 2015). Quelques mois plus tard, deux zones du Donbass, région de l’Est de l’Ukraine, ont tenté de reproduire le même scénario avec la sécession des deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Cette sécession a là encore été soutenue par la Russie, financièrement, logistiquement en armes et possiblement par des conseillers voire des soldats sans insigne (Barabanov, 2015; Campana, 2016). Elle a aussi et notamment été marquée par deux référendums tenus dans les zones contrôlées par les rebelles le 11 mai 2014, lesquels ont servi de caution consultative aux déclarations d’indépendance. Après plusieurs mois d’affrontements et la prise de Debaltsevo par les rebelles, l’accord de Minsk II du 12 février 2015 a permis un cessez-le-feu, précaire et souvent émaillé de combats sporadiques marqués par des duels d’artiellerie tout au long des années suivantes (Henrotin, 2020). L’Ukraine était très réticente à signer cet accord, notamment parce qu’il impliquait de reconnaître une légitimité et un statut spécial aux séparatistes, et donc de légitimer un éventuel nouveau référendum d’autodétermination. La réalité du rapport de forces sur le terrain a néanmoins forcé Kiev[1] à se résigner à cet accord imparfait, qui octroyait de facto un levier de pression important de Moscou sur l’Ukraine (Boulègue, 2018).

Figure 1. Les républiques sécessionnistes du Donbass

Source : Le Parisien, 22 février 2022, https://tinyurl.com/Donbass-secessionnistes

2. Représentations russes : de la sécurité à la défense des russophones hors Russie

Les raisons évoquées par la Russie pour justifier ou légitimer l’invasion de l’Ukraine avant l’attaque du 23 février sont de trois ordres. On y retrouve le déni de légitimité à l’Ukraine ; le souci de la défense des russophones du Donbass ; la crainte de voir l’Ukraine, pays frontalier de la Russie, devenir membre de l’OTAN et de l’Union européenne.

2.1. La défense des russophones hors de Russie

Cet argument a souvent été invoqué par Moscou pour justifier les pressions que la Russie a pu exercer sur ses voisins. On peut penser à l’Estonie et à la Lettonie (Pundziūtė-Gallois, 2015) jusqu’en 2014. Dans sa justification de son annexion de la Crimée, le président Poutine évoquait ainsi la défense des minorités russes face au désir d’assimilation prêté aux autorités ukrainiennes (Bebier, 2015). Si le désir de développement de la langue ukrainienne dans la sphère publique était bien réel (Fournier, 2002), il n’en demeure pas moins que ce débat linguistique interne à l’Ukraine semble avoir été manipulé par Moscou et par les séparatistes du Donbass. En effet, une part notable de la population russophone d’Ukraine ne souscrivait pas à l’alarmisme des discours sur l’oppression culturelle dont aurait été l’objet la minorité russophone d’Ukraine, et est demeurée fidèle au gouvernement de Kiev (Laruelle, 2016; Pop-Eleches et Robertson, 2018; Boisvert, 2022). Dans le déroulement de la guerre de 2022, si le 21 février le président Poutine ordonne effectivement aux troupes russes d’entrer dans le Donbass pour y protéger les républiques de Donetsk et de Lougansk, s’il reconnait de plus la revendication de ces républiques sur l’ensemble du Donbass alors qu’elles n’en contrôlent que le tiers (Moscow Times, 2022), le fait que 2 jours plus tard l’offensive majeure russe porte sur la région de Kiev laisse entendre que l’objectif prioritaire de Moscou n’était pas la défense des russophones. De plus, cet argument n’explique pas l’urgence : si les accords de Minsk demeuraient très imparfaits et semblaient offrir peu d’issue, l’existence des républiques sécessionnistes n’était pas menacée, Kiev, malgré le renforcement récent de son armée, n’ayant guère les moyens militaires de reconquérir ces territoires bien soutenus militairement et politiquement par Moscou.

2.2. La menace de l’OTAN

À la suite du sommet OTAN-Russie de 2008, Vladimir Poutine, alors Premier ministre, aurait déclaré que si l’Ukraine rejoignait l’OTAN, son pays pourrait envisager l’annexion de l’Ukraine orientale et de la Crimée (Українська Правда, 2008). À tout le moins, il aurait vivement protesté auprès du président américain George Bush lorsque fut évoquée la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie (Harding et al, 2008), soulignant que l’Ukraine n’avait pas de légitimité politique (Baer, 2018). La décision des Occidentaux d’admettre les pays baltes au sein de l’OTAN, puis d’envisager l’adhésion d’autres ex-républiques soviétiques, dont l’Ukraine, a fortement irrité le gouvernement russe, accélérant une désillusion de la part de Vladimir Poutine. Pourtant plusieurs analystes estiment que celui-ci envisageait, au début de ses premières présidences (2000-2004, 2004-2008), une collaboration réelle avec les Occidentaux (Shlapentokh, 2021), pour ensuite être déçu face à l’attitude qu’il percevait volontiers comme arrogante et hégémonique de la part de Washington, évolution perceptible dès son discours de Munich en 2007 (Poutine, 2007; Zecchini, 2007).

Le discours du président Poutine a beaucoup mis l’accent sur l’expansion de l’OTAN vers la Russie, intégrant tout d’abord plusieurs pays d’Europe de l’Est, puis d’anciennes républiques soviétiques avec les trois pays baltes en 2004. « L’attitude de la Russie d’aujourd’hui rappelle celle de la France d’il y a deux siècles : contre qui l’OTAN est-elle alliée ? Pour Moscou, la seule réponse possible à cette question est : la Russie. Comme l’a fait remarquer un témoin devant un comité parlementaire en Grande-Bretagne, aux yeux des Russes, ‘l’idée que l’OTAN ne soit pas anti-russe est saugrenue.’ » (UK Parliament, 2007). Percevant l’OTAN comme une alliance antirusse, Poutine rappelle aussi aux Occidentaux que ceux-ci avaient promis, lors des derniers instants de l’URSS, que l’alliance atlantique ne serait pas étendue vers l’Est (Sarotte, 2010, 2021), nourrissant le sentiment de trahison (Mearsheimer, 2014).

Mais au-delà de l’amertume de voir l’OTAN s’étendre vers l’Est et admettre d’anciens pays du pacte de Varsovie ou d’anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes, la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine était-elle une menace sérieuse ? Était-elle envisagée à court terme par l’OTAN ?  En réalité, même si le président ukrainien Porochenko avait effectivement demandé l’adhésion de son pays au sein de l’Alliance en 2014, décision confirmée par l’abandon du statut de neutralité en décembre 2014 suite à l’annexion de la Crimée et à la guerre dans le Donbass (Interfax, 2014), cette adhésion était peu probable et guère envisagée par les gouvernements occidentaux, car ne suscitant pas de consensus— surtout dans un contexte de vives tensions avec Moscou (Wong and Jakes, 2022; South China Morning Post, 2022; Pommiers, 2022). De plus — gesticulation ou reflet des représentations réelles — les dirigeants russes ont à plusieurs reprises qualifié l’OTAN de « tigre de papier » (Spiegel, 2008; Pommiers, 2022). Quoi qu’il en soit, s’il est certain que Moscou perçoit l’OTAN et les États-Unis comme leur principal rival, l’Ukraine ne constituait pas une menace à court ou moyen terme, son adhésion au sein de l’Alliance n’étant plus à l’ordre du jour.

2.3. Le déni de légitimité de l’Ukraine

Le président Poutine et d’autres responsables russes ont longtemps développé l’idée selon laquelle l’Ukraine n’avait pas d’existence propre comme nation, que l’Ukraine et la Russie (tout comme la Biélorussie) formaient en réalité un seul et même peuple, et que l’existence de l’État ukrainien n’était donc due qu’aux conséquences de la chute de l’URSS (Kuzio, 2006, 2019; Baer, 2018; Pawliw, 2018). Ils reprenaient en ce sens des représentations historiques anciennes proches de l’eurasisme, la doctrine politique soulignant la destinée ni européenne ni asiatique, mais spécifique de la nation russe (Shlapentokh, 2021). Les arguments de la défense de la minorité russe du Donbass ou de la menace de l’OTAN semblant peu crédibles pour expliquer le déclenchement de la guerre, faut-il voir dans l’offensive russe la marque d’un désir de revanche sur l’histoire, de réintégration de ce qui n’aurait jamais dû être séparé de la Russie ? Avec en sus, une possible peur d’ordre idéologique, la crainte que le temps passant, l’Ukraine, si proche de la Russie aux yeux du président russe, ne devienne le symbole de ce qu’aurait pu être une Russie démocratique (Iakimenko et Pachkov, 2014; Wilson, 2014; Frachon, 2022).

Si cette représentation du caractère illégitime de l’existence de l’Ukraine a bien contribué au déclenchement de la guerre, on peut cependant se demander pourquoi maintenant, alors que cette représentation n’est pas nouvelle, y compris dans la pensée du président russe. Vladimir Poutine espérait-il susciter l’adhésion de l’opinion publique, comme en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée (Balzer, 2015), alors que la crise économique et la gestion de la Covid-19 avaient écorné sa popularité ? (Dobrokhotov, 2020; Semenov, 2021) Si tant est que le président s’inquiète réellement de l’opinion publique russe, il semble que le pari était gagnable, alors que l’image du gouvernement russe avait bénéficié de la fermeté dont faisait preuve Moscou face à l’Ukraine avant le déclenchement du conflit (Burakovsky, 2022). Il reste à voir si ce regain sera pérenne. Cette question se trouve au cœur des analyses de plusieurs experts, y compris des analystes russes opposants au régime. Certains d’entre eux affirment que la guerre en Ukraine figurait dans les plans de Poutine même avant 2014 : initialement prévue pour le printemps 2020, l’invasion aurait été ensuite décalée à cause de l’épidémie de la Covid-19 (Solovei, 2022). D’autres soulignent un manque de compréhension du contexte international de la part de Poutine, qui aurait envisagé de gagner la guerre rapidement en mettant l’UE et les États-Unis devant le fait accompli, comme ce fut le cas lors de l’annexion de la Crimée en 2014, et qui ne s’attendait pas à la réaction aussi ferme de la part du Global West (Meduza, 2022). Finalement, il y a aussi ceux qui voient dans cette guerre un soubresaut final de l’Empire russe—soubresaut qui ne ferait que précipiter sa chute (Pastukhov, 2022).

3. La position de la Chine : refus de condamner, refus de soutenir

Le déclenchement de cette guerre a suscité nombre d’interrogations quant à la position qu’adopterait la Chine, partenaire économique majeur de la Russie, mais avec qui aucune alliance formelle n’a encore été conclue. Depuis le début de la guerre, les autorités chinoises semblent se réfugier derrière le mutisme de ses médias officiels, qui ne diffusent que de brefs reportages sur la situation en Ukraine à la fin des bulletins d’information (White et al., 2022), et la répétition de formules diplomatiques habituelles qui mettent en avant les principes de la non-ingérence et du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États. Dans les jours qui suivent le début de « l’opération spéciale » russe, les communiqués officiels chinois continuaient à être prudents, mais l’attitude de Pékin paraît de plus en plus en décalage par rapport aux réactions du reste du monde. L’invasion russe de l’Ukraine met à l’épreuve la politique d’affirmation de la Chine sur la scène internationale, tout en compromettant les efforts de Pékin à construire un partenariat stratégique avec Moscou.

3.1. Protéger les intérêts chinois et minimiser l’impact de la crise en Ukraine sur l’économie chinoise

Bien que depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping la Chine ait développé un véritable partenariat stratégique avec la Russie, Pékin a toujours gardé une certaine distance vis-à-vis des ambitions territoriales de Poutine en Ukraine de l’Est. La Chine a d’ailleurs activement promu les relations bilatérales avec Kiev, en signant plusieurs accords d’intention visant à réaliser différents projets d’infrastructure en Ukraine. Par exemple, China Road and Bridge s’est engagé à investir 400 millions de dollars dans la reconstruction du pont Shuliavsky à Kiev, alors que China Harbour Engineering a obtenu un contrat d’un milliard de dollars pour le dragage du port de Youjne (Katsilo et al., 2017). En 2020, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine : le volume d’échanges a alors battu tous les records en atteignant 15,4 milliards de dollars américains. En parallèle, les compagnies chinoises ont démontré un intérêt particulier pour le secteur agricole, en investissant dans la production de la viande et des céréales (InVenture, 2021).

Ainsi, le rapprochement stratégique avec Moscou ne signifie pas nécessairement que Pékin va exprimer un support automatique et sans réserve aux activités russes en Ukraine. Les contorsions diplomatiques auxquelles les porte-parole du gouvernement chinois se livrent depuis une semaine semblent le confirmer. Le 24 février, la porte-parole du ministre des Affaires étrangères chinois, Hua Chunying, a refusé de qualifier les actions russes en Ukraine d’invasion en disant que « there is a complex historical background and context on this [Ukraine] issue. The current situation is the result of the interplay of various factors » (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022a). Elle a tenté ensuite de détourner l’attention de la conférence de presse vers les États-Unis en spécifiant qu’ils n’ont pas de légitimité à donner des leçons quant au respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’États alors qu’eux même ont envahi de nombreux pays au prétexte de « democracy or human rights or simply a test tube of laundry powder or even fake news » et que « China has no interest in the friend-or-foe dichotomous Cold War thinking » (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022a).

Ce refus de Pékin de condamner l’invasion a été interprété par la plupart des gouvernements étrangers et médias internationaux comme un signe de support pour les actions russes en Ukraine, voire comme une façon d’assurer à Poutine que la Chine pourrait l’aider à faire face aux sanctions imposées par les pays occidentaux (Feigenbaum, 2022). En effet, avant que l’accès aux médias russes ne soit coupé aux internautes avec les adresses IP étrangères, on pouvait y trouver des articles détaillant comment la Chine pourrait exploiter les sanctions pour combler ses lacunes technologiques: le système de transfert interbancaire SWIFT pourrait être remplacé par son équivalent chinois, Cross-Border Interbank Payment System (CIPS), de même pour les semi-conducteurs et composants technologiques américains. Mais toutes les entreprises qui aident la Russie à contourner ces interdits seraient frappées à leur tour de lourdes amendes et sanctions, un scénario que les grandes compagnies chinoises ne peuvent pas ignorer étant donné leur dépendance au marché globalisé. Ainsi, selon les médias ukrainiens, les géants de la tech chinois Lenovo et TikTok auraient déjà pris la décision de quitter le marché russe (Derkatchenko, 2022), bien que cette information n’ait pas été officiellement confirmée par les compagnies en question. Ces considérations semblent pousser la Chine à modifier sa communication, désormais focalisée sur les efforts chinois à négocier un cessez-le-feu et à promouvoir la désescalade du conflit (Ministry of Foreign Affairs of the PRC, 2022b).

3.2. La couverture médiatique de la guerre en Chine

Les rapports des médias chinois sur ce qui se passe en Ukraine reflètent la position officielle de Pékin et évitent d’utiliser les termes « guerre » ou « invasion » dans leur description des événements, leur préférant l’expression ambiguë de « situation » (qushi 局势). Quant aux médias sociaux, la situation y est plus intéressante et dans un sens, plus révélatrice. Un nouvel hashtag (wuxin gongzuo 乌心工作) est apparu dès le 24 février pour désigner l’inquiétude éprouvée par les internautes chinois au sujet de la situation en Ukraine. Il s’agit d’un jeu de mots (wuxin gongzuo 无心工作 ou « ne pas être d’humeur à travailler ») signifiant que la personne est tellement préoccupée par ce qui se passe en Ukraine qu’elle ne parvient pas à se focaliser sur le travail en cours. Beaucoup d’internautes chinois expriment leur souhait que la guerre se termine vite et que la population civile soit épargnée, même si d’autres proclament leur appui en faveur des militaires russes, estimant que la guerre est le résultat de la politique pro-américaine de Kiev (Koetse, 2022a). Toutefois, la plupart des messages sur Weibo concerne le sort des citoyens chinois — étudiants et entrepreneurs —, coincés en Ukraine. Les médias officiels ont d’ailleurs publié des vidéos et articles consacrés à la croissance du sentiment antichinois à Kiev à la suite de la « diffusion par les médias ukrainiens de fake news sur le support de l’invasion russe par Pékin » (Koetse, 2022b). Ces publications ont suscité d’intenses débats sur Weibo qui n’ont pas tardé à prendre une dimension nationaliste. L’abstention de la Chine lors du vote au Conseil de la sécurité de l’ONU sur la résolution condamnant l’agression russe contre l’Ukraine a ainsi été interprétée non pas comme un signe de la complicité tacite, mais comme un penchant naturel de la Chine vers la neutralité et la résolution de conflits par les moyens de négociations.

L’abondance de réactions en ligne contraste fort avec la couverture médiatique officielle, qui continue à être relativement limitée. La page sur Weibo dédiée à la guerre, qui publie de nombreuses nouvelles sur la situation en Ukraine, a été vue le 24 février par presque 2,7 milliards d’internautes chinois, et bien que depuis le nombre de visites ait baissé, la page a enregistré malgré tout presque 500 millions de visites le 3 mars (Weibo, 2022). La préoccupation des Chinois envers le conflit en Ukraine n’est pas surprenante, en revanche, le fait que les organes de la censure aient autorisé toutes ces discussions à fleurir et les opinions divergentes (y compris vis-à-vis de la version officielle des événements) à s’exprimer est tout à fait singulier. La Chine semble vouloir se distancier de Moscou, y compris sur le plan médiatique, pour ne pas se laisser entrainer dans la guerre en Ukraine.

Conclusion

L’invasion de l’Ukraine déclenchée par la Russie le 24 février semble avoir surpris jusqu’au gouvernement ukrainien lui-même, malgré les avertissements répétés de Washington. Le président Poutine a justifié le recours aux armes par la défense de la minorité russophone du Donbass et les craintes d’une adhésion à l’OTAN souhaitée par l’Ukraine. Dans les deux cas, il semble qu’il ne s’agisse que de prétextes puisque les républiques sécessionnistes du Donbass n’étaient guère menacées, que l’invasion russe semble orientée vers la chute du gouvernement ukrainien, et que l’admission de l’Ukraine au sein de l’OTAN n’était guère envisagée par la plupart des membres actuels de l’alliance.

Au-delà des motivations de la Russie, la mobilisation des Occidentaux et du Japon se traduit par de lourdes sanctions économiques—dont la durée demeure à évaluer—et un isolement politique majeur de Moscou. Si ces sanctions et cet isolement devaient perdurer, ils poseraient la question du soutien de la Chine envers Moscou : Pékin soutiendrait-il a Russie, sachant qu’à court terme la Chine n’affiche qu’un appui très réservé ? La Chine ne souhaite pas faire les frais de l’aventurisme militaire de la Russie, sans que son soutien économique envers la Russie ne soit remis en cause. Comme le souligne Valérie Niquet, « la Chine aime la Russie, mais une Russie affaiblie, en situation de demandeur » (Niquet, 2022), situation que viendrait renforcer l’isolement politique dans laquelle la Russie s’est placée.

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[1] Nous avons retenu l’orthographe russe parce qu’elle est plus largement employée chez les Occidentaux. Les Ukrainiens écrivent Kyiv.