L’avantage symbolique de la Chine dans l’Indo-Pacifique

Regards géopolitiques v10 n1

Roromme Chantal, Université de Moncton
roromme.chantal@umoncton.ca

Roromme Chantal est professeur de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton. Ses recherches portent en particulier sur les relations internationales de la Chine, l’Indo-Pacifique et le monde émergent. Il est l’auteur, entre autres publications, du livre Comment la Chine conquiert le monde : une perspective symbolique (Presses de l’Université de Montréal, 2020). Il travaille actuellement sur plusieurs publications, dont un ouvrage intitulé « Le piège de Sun Tzu : comment la Chine gagne sans se battre ».
L’auteur tient à remercier les deux évaluateurs anonymes pour leurs judicieux commentaires et suggestions. Il exprime aussi sa gratitude à l’endroit de Jean-François Thibault pour sa précieuse lecture.

Résumé : Cet article applique un cadre d’analyse inspiré de la sociologie de la pratique de Pierre Bourdieu centrée sur la notion de pouvoir symbolique pour analyser ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » des pays dans la région Indo-Pacifique envers la Chine, en dépit des préoccupations croissantes que suscitent sa montée et son nouvel activisme militaire, politique et économique. En effet, plusieurs fidèles alliés des États-Unis dans l’Indo-Pacifique ont montré un vif intérêt à coopérer à la fois avec les États-Unis et la Chine, déclinant les appels de Washington à adopter une politique plus ferme envers Pékin sur plusieurs questions litigieuses, comme Taïwan, le découplage économique et technologique et l’adhésion à des alliances de sécurité considérées comme visant à contenir la Chine. L’article explique ces réticences par la domination symbolique, c’est-à-dire le fait pour la Chine de s’exprimer à partir d’une position d’autorité singulière dans la constellation du pouvoir, ce qui incite ses interlocuteurs à modifier leurs préférences et comportements sans coercition, mais pas nécessairement en s’appuyant sur l’attraction. L’article étudie les cas de la Corée du Sud, de l’Australie, du Japon, ainsi que celui des États-Unis.

Mots clés : Chine, États-Unis, Corée du Sud, Australie, Japon, pouvoir symbolique, Indo-Pacifique, retenue durable

Abstract: This article applies an analytical framework inspired by Pierre Bourdieu’s sociology of practice centered on the notion of symbolic power to analyze what can be called the “enduring restraint” of countries in the Indo-Pacific region towards China, despite growing concerns about China’s rise and its new military, political and economic activism. Indeed, several staunch U.S. allies in the Indo-Pacific have shown a keen interest in cooperating with both the U.S. and China, declining Washington’s calls for a tougher policy toward Beijing on several contentious issues, such as Taiwan, economic and technological decoupling, and membership in security alliances seen as aimed at containing China. The article explains this reluctance by symbolic domination, i.e. the fact that China expresses itself from a particular position of authority in the constellation of power, which prompts its interlocutors to modify their preferences and behaviour without coercion, but not necessarily by relying on attraction. The article examines the cases of South Korea, Australia, Japan, as well as the United States.

Key words : China, United States, South Korea, Australia, Japan, symbolic power, Indo-Pacific, durable restraint.

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L’émergence de la Chine soulève des questions persistantes sur la pérennité du leadership mondial des États-Unis, en particulier en Indo-Pacifique. Ces dernières années, un nombre croissant d’alliés de Washington ont décliné son invitation à adhérer à une politique d’endiguement classique de la Chine. Pour la Corée du Sud, par exemple, choisir son camp dans la rivalité sino-américaine émergente revient à demander à un enfant si vous aimez votre père ou votre mère, déclare en substance un analyste (Ignatius, 2016). D’autres fidèles alliés américains, comme l’Australie et le Japon, bien que de plus en plus méfiants envers la Chine, l’abordent néanmoins en termes plus pragmatiques en tant qu’investisseur important et partenaire commercial privilégié, au grand dam de Washington. Enfin, d’aucuns craignent que les États-Unis ne s’isolent en s’entêtant à endiguer la Chine (Wolf, 2021).

Les raisons qui expliquent la réticence des pays à antagoniser la Chine sont complexes et multiples. Elles ont toutes trait à ce que Pierre Bourdieu entendait par pouvoir symbolique, c’est-à-dire le pouvoir d’influencer la pensée et les comportements sans coercition, mais pas nécessairement en s’appuyant sur l’attraction (Vangeli, 2023). Il s’agit plutôt du pouvoir de générer une vision du monde qui procède de la capacité à apporter des réponses cohérentes et pragmatiques à certains problèmes et crises. Autrement dit, le fait pour un acteur de s’exprimer à partir d’une telle position d’autorité dans la constellation du pouvoir que les autres acteurs sont incités à ajuster leurs préférences et comportements (Chantal, 2020). Dans sa diplomatie proactive envers les pays de l’Indo-Pacifique, mais aussi avec ceux dans le monde en développement, la Chine est en général la partie qui parle en position dominante, tandis que ses interlocuteurs se voient le plus souvent obligés de s’adapter à ses préférences.

Le pouvoir symbolique de la Chine découle, pour ainsi dire, de sa centralité dans l’économie politique mondiale (Vangeli, 2023). C’est surtout ce qui explique ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » des pays -alliés ou adversaires des États-Unis- vis-à-vis de Pékin. L’un des mérites des élites dirigeantes chinoises est en effet d’avoir compris que la Chine émerge dans un “new trading world” (Rosecrance, 1986), un monde dans lequel le développement économique est devenu ce que Bourdieu appellerait la nouvelle illusio, c’est-à-dire ce qui définit a priori l’intérêt national des États, les motive à coopérer, à s’engager dans le jeu international et conditionne leur perception. La poursuite de l’intérêt économique dans un climat géopolitique de plus en plus incertain et difficile à discerner a obligé les élites mondiales -politiques, économiques et intellectuelles- à se comporter avec prudence dans un monde en mutation. Les cas de la Corée du Sud, de l’Australie, du Japon et même des États-Unis peuvent être particulièrement instructifs.

  1. Corée du Sud : un difficile pivot vers les États-Unis

En mars 2022, Yoon Suk-yeol s’est fait élire à la présidence de la Corée du Sud en jurant d’abandonner la politique prudente de la précédente administration de Moon Jae-in à l’égard de la Chine, et d’épouser la ligne dure de Washington envers Pékin (Yoon, 2022). Les propos musclés tenus par Yoon sur la Chine lors de la campagne, son engagement à approfondir les liens de sécurité avec les États-Unis, la politique pro-américaine et l’idéologie sud-coréenne fortement ancrée à droite sont parmi les facteurs qui semblaient rendre irréversible le pivot sud-coréen vers les États-Unis. De même, la tentation populiste de s’engager dans une politique antichinoise militait en faveur d’une convergence (Park 2023). Il n’en a pourtant rien été.

Le différend de Séoul avec Pékin sur la défense antimissile régionale illustre bien le dilemme de Séoul. Yoon est revenu sur la promesse électorale de déployer des batteries antimissiles américaines supplémentaires de défense de zone à haute altitude (THAAD) sur le sol sud-coréen (Park 2023). Officiellement, le projet vise à prévenir les dérives sécuritaires de la Corée du Nord voisine. Mais Pékin ne le voit pas d’un bon œil. Dès son annonce en 2017, il a toujours fait valoir que le système radar sophistiqué du THAAD pourrait être utilisé pour détecter les missiles chinois. Pékin riposte en boycottant certains produits sud-coréens, réduisant le nombre de touristes se rendant en Corée du Sud de 8 millions à 4,7 millions (Economy, 2022, p. 31).

Les mesures chinoises ciblent aussi l’une des exportations les plus importantes de Séoul vers la Chine : son industrie de la culture et du divertissement. Pékin a interdit aux émissions de télévision coréennes, aux clips de K-pop et aux célébrités et chanteurs coréens populaires d’apparaître en Chine. Le ministère chinois de la Sécurité publique va jusqu’à mettre en garde ses citoyens contre le visionnage de la populaire émission télévisée coréenne Descendants of the sun, déclarant que « regarder des drames coréens pourrait être dangereux et pourrait même entraîner des problèmes juridiques ». Ces mesures infligent en l’espace d’un an de graves conséquences à l’économie sud-coréenne : 7,5 milliards de dollars rien qu’en 2017 (Economy, 2022, p. 31).

Séoul apprend vite la leçon. L’hébergement d’un plus grand nombre de batteries THAAD le placerait dangereusement au cœur des tirs croisés entre les géants américain et chinois. Malgré lui, Yoon se déjuge et renonce au THAAD.  Le ministre de la Défense se chargera alors d’expliquer qu’il s’agissait d’une décision « concernant la réalité ». Séoul de clarifier du même souffle qu’il n’avait nullement l’intention de se joindre à une architecture régionale de défense antimissile dirigée par les États-Unis. En décembre 2017, dans un revirement spectaculaire, Séoul parvient à une entente avec Pékin : il maintiendra le THAAD tel qu’il est déjà déployé, mais renonce à en déployer un nouveau système ou à intégrer celui existant au réseau plus large de défense américain en Asie. Yoon se conforme ainsi à la position de son prédécesseur (Park 2023).

La prudence est également de rigueur sur le litigieux dossier taïwanais. La Chine continentale considère l’île de Taïwan comme une province renégate et s’engage à l’« unifier » Taïwan avec le continent. Pour les Chinois, toutes tendances confondues, Taïwan est le dernier vestige de ce qu’ils appellent le « siècle de l’humiliation » (ou « cent ans de honte nationale ») que constitue la période de l’histoire chinoise commençant avec la premierère guerre de l’opium (1839-1842) et se terminant en 1945 avec la fondation par Mao Zedong de la République de Chine (Maizland, 2024).

Certaines initiatives controversées du président Xi Jinping, notamment en mer de Chine du Sud inquiètent certains observateurs qui lui prêtent l’intention de vouloir redessiner la carte de la Chine. Dans un discours prononcé en octobre 2021, Xi a affirmé : « La tâche historique de la réunification complète de la patrie doit être accomplie et le sera certainement. » Sa Chine affirme sa souveraineté sur des territoires longtemps contestés, en particulier ceux que Pékin considère comme ses intérêts fondamentaux :  Hong Kong, la mer de Chine méridionale. Le dernier, Taïwan, est pour ainsi dire la priorité numéro un de Xi (Economy, 2022).

En 1979, les États-Unis ont établi des relations diplomatiques officielles avec la Chine continentale. Depuis, les relations sino-américaines ont été régies la politique d’« une seule Chine ». Mais, en même temps, les États-Unis entretiennent une relation officieuse solide avec l’île et continuent de vendre des équipements de défense à leurs militaires. Pékin continue d’exhorter Washington à cesser de vendre des armes à Taipei et à cesser tout contact avec lui. S’écartant un peu de l’ambiguïté stratégique que Washington avait jusqu’ici toujours entretenue à ce sujet, le président Joe Biden a même promis qu’il défendrait Taipei en cas d’invasion militaire chinoise (Erickson et al., 2024). 

En août 2023, Yoon Suk-yeol surprend Washington en refusant de rencontrer la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, lors de sa visite à Séoul au retour d’un voyage controversé à Taïwan. Le bureau présidentiel sud-coréen expliquera que la décision a été prise sur la base d’une « prise en compte globale de l’intérêt national ». Si Séoul se montre désormais plus loquace sur l’activisme de la Chine dans le détroit de Taïwan, il s’empresse toujours de rassurer Pékin au sujet du soutien de la Corée du Sud à la politique d’« une seule Chine » et s’est abstenu de prendre toute position explicitement pro-Taïwan (Grossman, 2023; Snyder, 2022).

De même, Séoul se maintient dans une zone grise sur la question du Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) qui regroupe l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis (Robson 2022). Le Quad a été mis en place alors que les pays membres s’inquiétaient de l’influence militaire et économique croissante de la Chine. Il est donc largement perçu comme visant à endiguer la Chine (Jaishankar & Madan, 2021). Au cours de sa campagne électorale, Yoon s’était engagé à obtenir une adhésion formelle au Quad, et ses conseillers ont également initialement plaidé en faveur d’une adhésion de la Corée du Sud (Yoon, 2022).

Aujourd’hui, l’administration de Yoon semble voir les choses autrement. Elle se contente d’une coopération informelle et à la carte avec le Quad, et dans des domaines moins contentieux comme le changement climatique et les technologies vaccinales, plutôt que d’une pleine adhésion. Ce faisant, Séoul opte clairement pour travailler avec le Quad tout en restant à l’écart de la militarisation potentielle du groupe contre la Chine (Park 2023).

Enfin, la réticence de l’administration Yoon se vérifie également dans son opposition à la politique américaine visant à isoler la Chine des chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs. Depuis le début de 2022, les États-Unis cherchent à obtenir que des principaux centres de semi-conducteurs du monde entier – en particulier la Corée du Sud, le Japon et Taïwan, qui, avec les États-Unis, sont surnommés le « Chip 4 » – qu’ils se joignent à l’initiative américaine qui vise à former une chaîne d’approvisionnement de puces qui exclut la Chine. Mais l’initiative a plutôt progressé lentement sans beaucoup de progrès dans l’établissement de l’ordre du jour en raison de la forte résistance au sein du groupe contre son orientation fortement antichinoise. En particulier, l’initiative a buté sur la réticence de Séoul (Park 2023).

La grande retenue de la Corée du Sud laisse perplexes la plupart des analystes. Elle promettait en effet d’être le miroir des limites de la puissance chinoise en Indo-Pacifique. En 2023, la Banque de Corée actualisait des statistiques qui montraient que le pays exportait désormais plus de marchandises vers les États-Unis l’année précédente que vers la Chine pour la première fois depuis 2004 (Sam et Hooyeon, 2023). Il faut dire aussi que la stratégie chinoise de « double circulation » (qui l’amène à privilégier ses entreprises nationales) a eu pour effet non désiré de pousser certaines entreprises sud-coréennes à réduire leur dépendance de la Chine.

De son côté, Washington n’y était pas allé de main morte. Pour les éloigner de Pékin, il a promis aux fabricants de puces sud-coréens, tels que Samsung Electronics, ainsi que les fabricants de batteries comme LG Energy Solution, des milliards de dollars de généreuses subventions. Celles-ci devaient permettre à l’administration Biden de séduire les fleurons de l’industrie des technologies sud-coréennes. Et visaient à réduire le rôle central de la Chine dans les chaînes d’approvisionnement américaines. De là à voir dans ces développements la preuve d’un « pivot inexorable » vers Washington, voilà qui était une conclusion bien hâtive (Park, 2023).

Historiquement, la Corée du Sud avait toujours cherché à suivre une « double approche » vis-à-vis des États-Unis et de la Chine, dans laquelle Washington était son principal partenaire de sécurité et Pékin son principal partenaire économique (Grossman, 2023). Le culte de ce « juste milieu » semblait répondre parfaitement à ses besoins dans les deux domaines. L’amitié sino-coréenne ne s’est fissurée qu’en 2016, lorsque la Corée du Sud a acquis le système de missile antibalistique américain THAAD, officiellement pour se protéger contre les attaques de missiles nord-coréens.  

Mais, au lieu de s’engouffrer dans la brèche, Washington dilapidera seul au contraire une partie de son capital symbolique. Alors que le pays faisait l’objet d’une vive colère de la part de Pékin, les États-Unis n’ont rien fait pour montrer qu’ils « soutenaient la Corée du Sud ». Pire, le président de l’époque, Donald Trump, est même allé jusqu’à menacer de retirer les troupes américaines de la péninsule coréenne, accusant Séoul de se dérober à ses responsabilités financières en matière sécuritaire (Park, 2023).

La situation a cependant depuis évolué. La présence de Joe Biden à Washington et de Yoon Suk-yeol à Séoul a conduit à une nette amélioration des relations. Contrairement à Trump, Biden promet même un « engagement à toute épreuve » à défendre les alliés américains d’Asie de l’Est et à les consulter sur son programme de sécurité économique, le « Cadre économique indopacifique pour la prospérité » annoncé en 2022 (Atkinson, 2022). Mais plusieurs inquiétudes subsistent qui pourraient profiter à la Chine. Par exemple, si les Sud-Coréens sont préoccupés par les conséquences de la stratégie chinoise dite « double circulation », ils le sont tout autant au sujet des conséquences possibles d’une nouvelle ère de politique industrielle protectionniste américaine et quant à l’impact d’une telle politique sur les industries coréennes clés comme les semi-conducteurs et la construction automobile (Park, 2023).  

Par ailleurs, la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche est probablement en train de faire réfléchir plus d’un à Séoul au moment de prendre des décisions concernant la Chine (Allison, 2024; Edsall, 2024). Ces dernières années, l’influence de la Chine a largement été analysée comme étant essentiellement la conséquence de son pouvoir économique, d’un nouveau prosélytisme idéologique ou même d’actions d’infiltration et de subversion. Elle a en revanche rarement été abordée en termes de pouvoir symbolique. La propension à toujours prêter à Pékin des objectifs géopolitiques ou géoéconomiques cyniques empêche les analystes de saisir les implications cognitives que ces actions peuvent avoir pour les acteurs engagés dans des relations dynamiques avec la Chine et qui se développent dans un contexte particulier (Vangeli, 2018, p. 678).

Ici, le pouvoir symbolique de la Chine réside en la fiabilité et la prévisibilité de son leadership face à une superpuissance américaine dysfonctionnelle et imprévisible, donc stratégiquement peu crédible (Zakaria, 2023). Il n’existe pour l’instant pas de consensus à Washington sur la stratégie à suivre envers la Russie et la Chine. Or, les entreprises coréennes dépendent toujours des composants, du savoir-faire en matière de fabrication et des matières premières chinois dans plusieurs industries identifiées par les États-Unis comme cruciales pour leur sécurité économique.

L’importance des marchés américain et chinois pour l’industrie sud-coréenne des semi-conducteurs explique, par conséquent, la ligne fine sur laquelle marchent les élites dirigeantes sud-coréennes : elles veulent participer au projet « Chip 4 », mais à condition que cette participation soit calibrée et ne nuise au partenariat du pays avec la Chine. En un mot, pour Séoul, renforcer sensiblement la coopération avec Washington dans le domaine des semi-conducteurs ne signifie pas nécessairement tourner le dos à Pékin (Park, 2023).  

La stratégie Indo-Pacifique de la Corée du Sud diverge également assez sensiblement de l’approche américaine, qui est centrée sur l’endiguement. Séoul semble refuser d’adopter la conception de Washington qui présente l’Indo-Pacifique comme un champ de bataille entre démocraties et autocraties (The White House, 2022), dans lequel la Chine serait le principal adversaire et un défi quasi existentiel. Séoul définit plutôt l’Indo-Pacifique comme une région « inclusive » où « les nations qui représentent divers systèmes politiques » peuvent coexister pacifiquement. Séoul déclare explicitement qu’il « ne cherche pas à cibler ou à exclure une nation spécifique » et définit la Chine comme un « partenaire régional clé » (Park, 2023).

Le poids économique de la Chine semble jouer un rôle important dans les décisions de Séoul. Se joindre aux efforts des États-Unis pour isoler la Chine des chaînes d’approvisionnement mondiales et se découpler de la Chine pourrait en effet conduire à une grave stagnation économique causée par d’importants déficits commerciaux irrécupérables. La Corée du Sud est l’une des économies les plus dépendantes de la Chine. C’est en effet plus de 40% du revenu national de la Corée du Sud qui provient des exportations, et les exportations vers la Chine représentent la plus grande part de loin – un quart du volume total. Sans ses échanges commerciaux avec la Chine, la Corée du Sud souffrirait d’un déficit majeur et d’un ralentissement économique (Park, 2023).

De même, l’importance du marché chinois pour l’industrie sud-coréenne des semi-conducteurs rend le partenariat commercial avec la Chine encore plus crucial (The The Economist, 2023). Les exportations de semi-conducteurs représentent un cinquième du total des revenus commerciaux de la Corée du Sud, et 40% d’entre eux sont vendus à la Chine. La Corée du Sud dépend fortement des importations pour obtenir les minéraux de terres rares utilisés pour sa production de puces, et une écrasante majorité de 60% de ces minéraux de terres rares importés proviennent de Chine (Park, 2023).  

La Chine est devenue pratiquement irremplaçable dans la structure économique de la Corée du Sud. Et cette structure ne peut pas être renversée facilement. Comme l’a déclaré le PDG du conglomérat sud-coréen SK Hynix, abandonner le marché chinois est tout simplement « impossible » pour la Corée du Sud. Malgré la pression croissante en faveur du découplage antichinois à Washington, les élites politiques et les chefs d’entreprise sud-coréens cherchent à protéger les chaînes d’approvisionnement bilatérales existantes avec la Chine et à améliorer l’accord de libre-échange entre la Corée du Sud et la Chine (Park, 2023).

2. Le dilemme sino-américain de l’Australie: choisir maman ou papa?

Le cas de l’Australie n’est pas moins instructif. En 2003, le président George W. Bush décrivait fièrement ce pays allié comme le « shérif adjoint de l’Amérique ». Canberra s’était pourtant jusqu’à un passé récent montré prudent quant à l’élargissement de sa coopération militaire avec les États-Unis et semblait réticent même à envisager une planification d’urgence conjointe advenant un conflit au sujet de Taïwan. Cette réticence est compréhensible. Les dirigeants australiens réalisent que leur pays perdrait probablement beaucoup et gagnerait peu en se liguant avec les États-Unis contre la Chine, l’économie australienne étant beaucoup plus liée à la Chine qu’à celle des États-Unis (Mahbubani 2020, p. 214).

En 2020, le commerce total de l’Australie avec la Chine se chiffrait à 174 milliards de dollars australiens, tandis que ses échanges avec les États-Unis étaient de 44 milliards de dollars, ce qui fait parfois penser qu’un divorce non amorti avec la Chine équivaudrait pour l’Australie à un suicide économique national (Mahbubani, 2020, p. 214).  Ce constat amène des voix australiennes influentes à opiner que si l’Australie devait écouter les appels américains appelant les alliés des États-Unis à se coupler de l’économie chinoise, une telle décision reviendrait pratiquement à un suicide économique national(Chantal, 2023). Parmi elles, Geoff Raby, ancien ambassadeur d’Australie en Chine, a déclaré : « Nos intérêts ne sont pas identiques à ceux des États-Unis. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas avoir une relation étroite et chaleureuse avec les États-Unis. Mais nous ne pouvons pas nous joindre aux États-Unis dans une politique fondée sur le fait que la Chine est un concurrent stratégique (cité dans Mahbubani, 2020, p. 214-215).

Dans une veine similaire, l’universitaire Hugh White a écrit : « Il semble que nous nous accrochions toujours à l’idée que l’Amérique restera la puissance dominante en Asie, qu’elle sera là pour nous protéger de la Chine, et que la Chine peut en quelque sorte être convaincue avec bonheur d’accepter cela. Notre gouvernement n’a donc pas réussi une fois de plus à accepter toutes les répercussions des profonds changements qui transforment notre contexte international. C’est le triomphe d’un vœu pieux sur une politique sérieuse » (Mahbubani, 2020).

3. Japon : un difficile désengagement envers la Chine

Le Japon est sans conteste le pays qui a eu les relations les plus troublées avec la Chine au cours du siècle dernier. En effet, les récits historiques convergent à démontrer comment, pendant un demi-siècle au moins, le Japon a infligé une sévère humiliation à la Chine. En 1895, il a vaincu de manière décisive la Chine lors de la guerre sino-japonaise, pour ensuite imposer à l’ennemi vaincu des conditions jugées largement onéreuses, qui comprit l’annexion de Taïwan par les Japonais. L’occupation de la Chine par le Japon de 1937 à 1945 fut encore plus brutale. Selon des estimations même prudentes, jusqu’à quatorze millions de Chinois auraient perdu la vie dans cette occupation militaire, dont jusqu’à 300 000 en quelques jours dans le célèbre massacre de Nankin. Conscients de cet horrible héritage, certains commentateurs se demandent si, s’ils avaient vécu l’horrible expérience qu’était celle de la Chine, des pays occidentaux comme les États-Unis l’auraient pardonné au Japon » (Mahbubani, 2020, 223-224).

Le fait que le Japon soit un proche allié des États-Unis n’est pour rien arranger. La plupart des décideurs américains s’attendent en effet à ce que Tokyo leur soit un allié totalement loyal, quelles que soient les circonstances. Or, bien que le Japon soit moins dépendant de la Chine, il démontre une retenue similaire à celles de la Corée du Sud et de l’Australie envers la Chine.

Pourtant, Tokyo a adopté une stratégie de désengagement qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Dès mai 2021, le gouvernement du premier ministre japonais, Fumio Kishida, a promulgué la « Loi sur la promotion de la sécurité économique » (IISS, 2022). C’est une stratégie presque en tout point similaire à celle des États-Unis. Elle se fonde sur deux axes principaux : la relance des industries nationales et la coopération avec les alliés. S’il fallait trouver un exemple emblématique de politique qui combine ces deux axes, ce serait le projet de relance de l’industrie des semi-conducteurs, qui s’aligne sur l’objectif américain d’exclure la Chine de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs par le biais de l’alliance des puces (Lee, 2023).

Or, le désengagement s’est pour le moment plutôt révélé difficile. En particulier, les entreprises japonaises qui font des affaires en Chine ne paraissent pas toutes embrasser avec enthousiasme l’idée d’un désengagement. En 2012, on recensait plus de 14 300 entreprises japonaises qui faisaient des affaires en Chine. Bien que ce nombre ait depuis diminué, on comptait en 2023 plus de 12 700 entreprises japonaises opéraient toujours en Chine l’année précédente (Lee, 2023). Au cours des trois dernières années, les exportations japonaises vers la Chine ont même augmenté, en particulier dans les domaines de l’électricité et de l’électronique.

La centralité de la Chine a semblé ramener le gouvernement japonais à la réalité. Bien qu’il continue de dénoncer les violations des droits de l’homme en Chine, il s’est néanmoins montré prudent quant à la prise de mesures susceptibles de provoquer directement la Chine. Par exemple, peu après son entrée en fonction, le premier ministre Fumio Kishida a annoncé en 2021 qu’il ajournerait pour le moment la promulgation de la « Loi sur les violations des droits de l’homme » qui portait sur de telles actions dont la Chine se serait rendue coupable dans le Xinjiang et à Hong Kong (Lee, 2023).

La Chine est le premier partenaire commercial du Japon depuis 2007. Certaines estimations récentes démontrent qu’un arrêt des importations en provenance de Chine coûterait au Japon jusqu’à 53 000 milliards de yens (353 milliards de dollars) de pertes de revenus. « Cela équivaut à 10 % du PIB annuel du Japon qui s’envolerait dans un nuage de fumée », commente un analyste (Xing, 2022).

Dans une interview accordée au média chinois Global Times en 2022, Tomoo Marukawa, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo, déclarait que les relations économiques entre le Japon et la Chine étaient étendues et profondes. Il faisait aussi allusion à plusieurs avantages comparatifs indéniables de la Chine. Le PIB total chinois en 2021 était environ 3,4 fois supérieur à celui du Japon, tandis que le volume du commerce extérieur de la Chine dépassant quatre fois celui du Japon. Pour Marukawa, il ressort dès lors clairement de cet ensemble de données qu’il serait clairement plus préjudiciable au Japon advenant une perturbation du commerce entre le Japon et la Chine (Xing, 2022).

4. Les États-Unis : « petite cour, haute clôture »

Les efforts de Washington en vue de rallier les alliés américains dans l’Indo-Pacifique rentre dans le cadre de la guerre économique que les États-Unis mènent contre la Chine, depuis la présidence de Donald Trump (2017-2021), et qui est destinée à empêcher Pékin de dominer les sommets de la production de semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique et d’autres domaines de haute technologie. Washington considère la Chine comme son principal rival à long terme “pacing threat”, dans le jargon du Pentagone (Walt, 2023).

Malgré leurs différences, le président américain Joe Biden a épousé la ligne dure de son prédécesseur à l’égard de Pékin. Comme Trump, Biden estime que les États-Unis doivent se « découpler » de la Chine en réduisant la dépendance du pays en ce qui a trait à la plupart des produits et des chaînes d’approvisionnement chinois, pour des raisons à la fois économiques et de sécurité nationale (Kucik & Menon, 2022). Biden n’est cependant pas le seul à partager cette conviction. À la grande déception de ceux qui sont en faveur d’un resserrement du commerce et des investissements entre les États-Unis et la Chine, les mesures visant à se désengager envers Pékin, en ‘découplant’ les deux économies, font l’objet d’un rare unanimisme entre démocrates et républicains (Rapoza, 2020).

Passant de la parole aux actes, la Maison-Blanche présentait juin 2021 un plan intégral pour stimuler la production nationale afin de réduire la dépendance de Washington à l’égard des chaînes d’approvisionnement mondiales jugées précaires, en particulier celles en provenance de Chine (Maison Blanche, 2021). La stratégie américaine s’est principalement concentrée sur des industries cruciales comme les semi-conducteurs (Handwerker, 2021), où les États-Unis ont enregistré une forte baisse de leur part de marché au cours des dernières décennies, et les minéraux de terres rares, où ils dépendent de la Chine pour environ 80% de leurs besoins (Subin, 2021).

Le président Biden a par ailleurs maintenu les hausses de droits de douane imposées par Trump sur les importations en provenance de Chine et pris des mesures pour interdire les investissements des entreprises américaines dans 59 entreprises chinoises qui ont des liens avec l’armée chinoise ou produisent des équipements de surveillance (Jacobs, 2021). Biden et les parlementaires démocrates ont soutenu la loi sur l’innovation et la concurrence du chef de la majorité au Sénat de l’époque, Chuck Schumer. Il s’agit d’un méga-plan de 250 milliards de dollars qui visent à financer la recherche scientifique et à développer la fabrication dans les technologies de pointe (Desiderio et. al., 2021).

Pourtant, malgré la convergence des deux grands partis américains sur la question, le découplage économique reste un défi de taille. C’est que, pour réussir, il ne suffira pas pour les États-Unis de réorganiser de grandes parties de leur propre économie mondialisée, et de s’assurer de la participation d’autres pays qui sont d’importants partenaires commerciaux et investisseurs de la Chine. Washington doit aussi convaincre les élites économiques américaines du bien-fondé de la démarche. Or, ces objectifs paraissent beaucoup plus difficiles à atteindre que beaucoup à Washington ne semblaient l’anticiper.

Déjà, les détracteurs du découplage économique sont multiples et se font entendre. Parmi eux, la Chambre de commerce des États-Unis a averti que la stratégie du désengagement envers la Chine perturbera les chaînes d’approvisionnement existantes, occasionnera des retards excessifs de production et obligera les entreprises et les consommateurs à payer plus, notamment parce que la relocalisation de la production ne peut pas se faire du jour au lendemain (U.S. Chamber of Commerce, 2021; Suzuki, 2021). De fait, Biden est confronté à des appels urgents de la part d’entreprises américaines pour mettre fin aux tarifs douaniers de l’ère Trump, à un moment où la Chine a déjà menacé de réduire ses importations en provenance des États-Unis si le projet de loi Schumer était mis en œuvre, ce qui pourrait nuire aux agriculteurs et aux producteurs d’énergie américains (Lobosco, 2021).

En réponse au scepticisme de certains alliés et acteurs économiques américains, l’administration Biden a revu ses ambitions à la baisse et décrit maintenant les restrictions économiques envisagées contre Pékin comme étant étroitement ciblées (c’est-à-dire « une petite cour et une haute clôture »), tout en insistant sur le fait que les États-Unis étaient désireux d’entreprendre d’autres formes de coopération avec la Chine. Il existe cependant un scepticisme croissant s’agissant de savoir si ce que Washington appelle la « haute clôture » serait en mesure d’empêcher la Chine de gagner du terrain dans au moins certains domaines technologiques importants (Ting-Fang, 2023).

Ce scepticisme est par exemple partagé par le responsable des chaînes d’approvisionnement mondiales pour l’une des plus grandes entreprises technologiques américaines installée en Chine. Selon lui, même s’il est contraint d’envisager de déplacer un tiers de ses activités hors de Chine au cours des prochaines années pour isoler ses opérations de la dynamique de plus en plus imprévisible du pays avec les États-Unis, le marché chinois reste à ses yeux « trop grand pour être ignoré ». Pour cette raison, l’entreprise y conserverait certainement des actifs importants pour le servir (Economy, 2022, p. 166).

Pour les entreprises américaines comme Qualcomm, les restrictions imposées par les États-Unis sont tout simplement insupportables. Ces entreprises, qui font l’objet de restrictions sur les puces fournies pour les applications technologiques sensibles, telles que la 5G, veulent vendre des puces conçues pour les appareils courants tels que les smartphones et les montres. Or, ces compagnies américaines tirent une part considérable de leurs profits de la Chine. En 2018, Huawei versait à des compagnies américaines telles que Qualcomm, Intel et Micron Technology 11 milliards de dollars. Et jusqu’à 60% des revenus de Qualcomm provenait de la Chine, plus de 50% pour Micron et 45% pour Broadcom (Economy 2022, p. 166).

De même, en 2019, la Chine pesait 70,5 milliards de dollars dans la balance totale des ventes de semiconducteurs, ce qui représentait plus du tiers des ventes totales des États-Unis. En outre, l’industrie emploie plus de 240000 Américains dans plus de 18 États. Cette réalité pousse certains experts à s’inquiéter des effets pervers des efforts américains de découplage et ces inquiétudes sont de plus en plus partagées. L’une des entreprises de conception de puces les plus innovantes de la Silicon Valley, Xilinx, a été contrainte de supprimer plus de 100 emplois en raison de son incapacité à vendre à Huawei (Economy 2022, p. 166).

Ces exemples tendent à démontrer que, à un moment où les États-Unis se lancent dans une guerre économique et technologique avec la Chine et multiplient les sanctions contre elle, il est de plus en plus admis qu’un désengagement complet de l’économie américaine avec celle de la Chine n’est ni possible ni souhaitable. C’est pourquoi l’administration Biden a modifié sa politique à l’égard de la Chine, passant d’un découplage à une politique connue sous le nom de « petite cour, haute clôture », ce qui signifie restreindre les domaines de surveillance tout en augmentant la force des restrictions (Lee 2023).

5. Pouvoir symbolique et la « réticence durable » envers la Chine

Ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » envers la Chine constitue à l’évidence l’une des grandes énigmes des relations internationales au 21e siècle. D’une part, les réalistes défensifs ont longtemps postulé qu’il existe une forte tendance des grandes puissances à faire face aux menaces (Walt, 1990). Lorsqu’un État puissant se trouve à proximité, lorsque ses forces militaires semblent taillées sur mesure pour projeter de la puissance contre les autres, et lorsqu’il semble avoir des ambitions révisionnistes, les puissances voisines s’unissent généralement pour le dissuader ou le vaincre. D’autre part, mus par cette conviction, certains analystes annonçaient depuis les années 1990 que, à l’instar de l’Europe au siècle précédent, l’Asie était « mûre pour la rivalité » (Friedberg, 1993).

Ces prophéties ne sont pas concrétisées. Certes, la méfiance et la rivalité s’installent dans la région, en particulier entre des pays puissants tels que la Chine et le Japon et entre la Chine et l’Inde. Ces tensions ne doivent cependant pas faire oublier que l’Asie est maintenant entrée dans sa cinquième décennie d’une paix relative, alors même que l’Europe est à nouveau en guerre. Et même s’il y a lieu de déplorer un certain nombre de conflits internes, en particulier au Myanmar, la région est dans l’ensemble restée remarquablement pacifique, évitant les conflits interétatiques malgré une importante diversité ethnique et religieuse (Mahbubani, 2023, p. 131).

Ce développement peut, bien sûr, être attribué à de multiples facteurs sociaux, politiques et économiques. Le pouvoir symbolique de la Chine n’y est cependant pas étranger non plus. Comme l’explique l’universitaire Matthew Eagleton-Pierce, dans une analyse inspirée de Bourdieu : « la capacité de faire des groupes, de les constituer, de les diviser ou de les détruire, est une caractéristique durable du fonctionnement du pouvoir symbolique » (Eagleton-Pierce, 2013, p. 64-65).

Si l’on transpose cette maxime à la situation de l’Indo-Pacifique, cela donne : en dépit de leur scepticisme et méfiance à l’égard de la Chine et par conséquent de leur intérêt à demeurer sous le parapluie sécuritaire des États-Unis, la stratégie des alliés américains dans la région reflète dans l’ensemble une forte impulsion à maintenir des relations positives avec la Chine sur la base d’un engagement coopératif, plutôt que de l’affronter. Cette réticence en apparence paradoxale à l’idée d’antagoniser Pékin s’explique d’elle-même : une politique antichinoise ferait plus de mal que de bien aux intérêts géostratégiques, économiques et sécuritaires globaux des pays concernés. Ils en ont conclu qu’ils ne peuvent, malgré eux, pas ignorer la Chine.

Les concepts de hard power et de soft power ont indiscutablement pris de l’importance dans les discours officiels et semi-officiels chinois au cours des dernières années. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, la Chine a fait ce qu’il convient d’appeler un « grand bond en avant militaire », d’où certains analystes prêtent au leadership chinois des « ambitions hégémoniques dans une Asie en effervescence sécuritaire » (Vaulerin, 2016). Pékin ne cesse d’accumuler des navires, des avions et des missiles dans ce qui s’apparente au « plus grand renforcement militaire de tous les pays depuis des décennies » (Beckley, 2024).

Le leadership communiste a aussi fait sienne la théorie du soft power dont les décideurs chinois ont fait un concept stratégique de première importance, contribuant ainsi à l’éclosion de tout un agenda de recherche sur le sujet (Albert, 2017). Et, à cet égard, analystes et décideurs occidentaux auraient tort de sous-estimer le soft power chinois si l’on en croit, par exemple, le centre de recherche Lowy institute dont la plus récente étude « Asia Power Index 2023 »place la Chine au premier rang pour son influence culturelle devant les États-Unis et au deuxième rang pour son influence culturelle en Asie (Lowy Institute Asia Power Index, 2023).

Le soft power ne peut cependant pas expliquer les résultats de la Chine en matière d’influence, dans la mesure où les élites politiques ou des affaires des pays concernés en Indo-Pacifique ne sont pas nécessairement attirés par l’attrait magnétique de l’idéologie, des valeurs et de la culture de la Chine. Autrement dit, ce n’est pas parce que les responsables chinois prétendent que le soft power est un outil stratégique et que la culture du pays connaît un regain d’intérêt que les élites d’autres pays se conforment automatiquement à ses préférences. Les efforts de la Chine pour exploiter son soft power afin d’obtenir des concessions d’autres pays ont au mieux donné des résultats mitigés (Linetsky, 2023).

On ne peut pas dire non plus que ces élites aient été contraintes de s’incliner devant la puissance militaire de la Chine, comme le suggérerait une politique traditionnelle fondée sur la puissance coercitive -qu’elle soit militaire ou économique. Par exemple, des études récentes ont montré que la thèse d’une « diplomatie du piège de la dette » de la Chine est contestable. On peut en vouloir pour preuve que, même dans les rares cas où la Chine semble avoir exploité avec succès son influence -comme lorsqu’elle a retenu les exportations de terres rares pour contraindre le Japon dans un différend en 2010- l’effet à long terme a été d’affaiblir les capacités coercitives de la Chine (Cavanna, 2021, p. 222-225).

Quelque chose de beaucoup plus profond est donc manifestement à l’œuvre. Si l’on s’en tient à la seule dimension économique, la Chine est devenue la nouvelle « nation indispensable », avec laquelle il faudra compter dans un avenir prévisible (Drezner, 2017). Au cours des dernières décennies, la Chine a accumulé du prestige grâce à une variété de statistiques qui rendent compte d’une croissance économique sans précédent à l’échelle de l’histoire, de sorte que, aujourd’hui, malgré un ralentissement sensible de ses activités économiques, les paris sont bien engagés pour savoir l’année lorsqu’elle surclassera les États-Unis en tant que plus grande économie du monde (Lardy, 2024).

En ce sens, lorsque y compris des démocraties libérales et des économies avancées comme celles de l’Indo-Pacifique sont engagées par la Chine dans des relations asymétriques, elles sont confrontées à un acteur qui a déjà un statut établi de grande puissance mondiale en tant que deuxième économie mondiale, et qui s’exprime à partir d’une incontestable position d’autorité (Vangeli, 2018, p. 678). Or, si l’influence croissante de la Chine est souvent présentée comme l’effet d’une coercition économique, ou le résultat d’actions d’infiltration et de subversion, elle est rarement reconnue comme la conséquence d’une domination symbolique. Sont ainsi occultées les implications cognitives qu’induit la centralité de la Chine dans l’économie mondiale politique mondiale pour les acteurs incités à redéfinir leurs actions et préférences dans un contexte géopolitique changeant (Allison, 2024; Ignatius, 2016).

Conclusion

En 2013, le président Xi Jinping a lancé l’initiative des nouvelles de la soie baptisée « une ceinture, une route », pour utiliser la puissance économique du pays afin d’accroître son poids géopolitique et de contrer l’influence des États-Unis et d’autres démocraties industrialisées. Depuis, il est estimé que la Chine a déboursé près de 1 000 milliards de dollars à des pays en développement, principalement sous forme de prêts, pour construire des centrales électriques, des routes, des aéroports, des réseaux de télécommunications et d’autres infrastructures. Malgré les critiques dont elles font parfois l’objet, ces projets ont permis de relier des pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et de certaines parties de l’Europe de l’Est et du Sud (Bradsher, 2023).

L’Indo-Pacifique n’est pas indifférente. Au lieu de choisir leur camp entre la Chine et les États-Unis, les pays de la région ont pour le moment semblé opter pour une ligne diplomatique fine entre les deux -une « troisième voie » (Muhbani, 2023). Bien que de nombreux pays de la région expriment des inquiétudes croissantes face à certaines actions controversées chinoises, en particulier en mer de Chine méridionale, ils refusent en même temps d’évaluer les options qui s’offrent à eux en termes dichotomiques. De fait, beaucoup d’entre eux ne partagent ni la perception des États-Unis de la menace chinoise ni la vision simpliste de l’administration Biden d’un monde divisé en États autocratiques et démocratiques (Grieco, 2023).

Bien qu’il existe des différences marquées dans la façon dont ils y parviennent, les pays de l’Indo-Pacifique poursuivent un « multi-alignement » qui se fonde sur la combinaison des partenariats, pleinement conscients des avantages ainsi que des risques et des limites de la collaboration avec divers partenaires. Plus qu’une neutralité, le multi-alignement doit plutôt être conçue comme « une décision active prise pour établir des liens amicaux avec plusieurs grandes puissances, en travaillant le plus étroitement possible avec le partenaire qui convient le mieux à la sécurité et aux intérêts économiques du pays sur une question donnée » (Grieco, 2023).

Le pouvoir symbolique de la Chine nourrit ainsi une analyse géopolitique renouvelée des relations des pays de l’Indo-Pacifique avec la Chine dont le premier ministre de Singapour, Lee Hsien Loong, paraît bien capter l’essence. Comme il l’explique, la « présence substantielle » de la Chine dans la région signifie que les pays « doivent tous apprendre à vivre avec [elle] ». Ce constat amène Lee à plaider en faveur d’une collaboration avec ceux « qui ne partagent pas complètement les mêmes idées, mais avec lesquels vous avez de nombreux problèmes, où vos intérêts s’alignent » (Lee, 2021).

En optant pour des positions multi-alignées, les pays de la région Indo-Pacifique ont non seulement réussi à maintenir de bonnes relations avec Pékin et Washington, en préservant la confiance des deux capitales : ces pays ont également permis à la Chine et aux États-Unis de contribuer de manière significative à la croissance et au développement de l’Indo-Pacifique. Devenue l’épicentre des rivalités entre la Chine et les États-Unis pour l’hégémonie mondiale, cette région pourrait-elle être un miroir de l’évolution probable de la géopolitique au 21e siècle en Asie et au-delà?

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L’heure des choix stratégiques pour l’Inde

Regards géopolitiques vol. 10 n. 1 (2024)

Frédéric Lasserre

Emmanuel Gonon

Frédéric Lasserre est professeur au département de Géographie de l’Université Laval, et titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques. Frederic.lasserre@ggr.ualaval.ca

Emmanuel Gonon est directeur de l’Observatoire Européen de Géopolitique. emmanuel.gonon@gmail.com

Résumé : l’Inde détermine largement sa politique étrangère en fonction des menaces perçues. Ces menaces provenaient des États-Unis il n’y a pas si longtemps, et, de manière croissante, de la Chine, avec comme constante la rivalité avec le Pakistan. Avec l’émergence des discours sur l’indo-pacifique se pose la question, pour l’Inde, de sa relation tant avec Washington qu’avec Pékin, dans un ballet à trois dans lequel Dehli s’efforce de conserver au moins les apparences d’une autonomie stratégique qui lui est chère.

Mots-clés : Inde, politique, Chine, rivalité, autonomie.

Summary : India’s foreign policy is largely determined by perceived threats from the United States, not so long ago, and increasingly from China, with the constant rivalry with Pakistan. The advent of the Indo-Pacific discourse raises the question of India’s relationship with both Washington and Beijing, in a three-way ballet in which Delhi strives to maintain at least the appearance of its cherished strategic autonomy.

Keywords : India, policy, China, rivalry, autonomy.

Le regain des tensions frontalières entre la Chine et l’Inde, l’expansion du projet chinois des Nouvelles routes de la soie (NRS, ou BRI pour Belt and Road Initiative en anglais), l’invasion russe de l’Ukraine et le relatif isolement de la Russie, les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine ont, au cours des dernières années, remis en cause les fondements de la politique étrangère de l’Inde et les représentations qu’elle se faisait de ces trois acteurs majeurs.

Plusieurs indices laissent entrevoir une rivalité géopolitique grandissante en Asie: l’exacerbation des tensions militaires à la frontière sino-indienne en 2020 lors des combats dans la vallée de la Galwan ; la lecture par Dehli du projet chinois perçu comme un encerclement maritime au travers de la construction d’un réseau de bases et points d’appui navals, appelé « collier de perles » (string of pearls) (Lasserre et al, 2022), auquel elle répond par le projet de « collier de diamants » (diamond necklace) en Asie centrale et dans l’espace océanique (Javaid, 2020; Bubna et Mishra, 2020; Jha, 2022). S’y ajoute le poids d’une rivalité américaine de plus en plus affirmée avec la Chine, qui conduit Washington à chercher à resserrer ses alliances ou coopérations stratégiques avec ses partenaires asiatiques ou océaniens, Australie avec l’alliance AUKUS; Australie, Japon et Inde à travers le regroupement diplomatique du Quad (Quadrilateral Security Dialogue). Ces évolutions conduisent le gouvernement indien à réévaluer ses priorités stratégiques dans une région de plus en plus appelée Indo-Pacifique, un qualificatif à géométrie variable mais qui incarne certainement la lecture, de la part de ses partisans, de la recomposition des relations régionales dans le contexte de l’ascension politique, économique et militaire de la Chine (Patman et al, 2022), comme de l’Inde et de leur concurrence multiforme accrue.

Parallèlement, les attentes indiennes nées d’une longue proximité avec Moscou connaissent une brutale remise en cause avec l’invasion de l’Ukraine en 2022. Si Dehli refuse de condamner Moscou en s’abstenant lors du vote des résolutions du 2 mars 2022 et du 23 février 2023 et lui achète de grandes quantités de pétrole et de charbon, à prix cassés il faut le souligner, il n’empêche que la coopération militaire avec la Russie est désormais limitée par les sanctions occidentales[1] tandis que l’enlisement du conflit pousse davantage Moscou dans l’orbite de Pékin, sans doute au détriment de la solidité du soutien accordé à l’Inde.

C’est dans ce contexte que l’Inde semble amorcer un processus de remise en cause de ses postulats de politique étrangère, dont une prémisse a été la définition de la Look East Policy (1991) approfondie en 2014 par la Act East Policy (2014) par le premier ministre Narendra Modi, reconduit en 2019. Comment s’articulent les paramètres de cette réflexion stratégique indienne ?

1. Abattre les dogmes ?

1.1. Envers la Chine

Un dogme fondamental de la politique étrangère indienne reposait pendant la guerre froide sur le principe de non-alignement, à la fois pour se prémunir des pressions des deux grands d’alors, mais aussi pour offrir une possibilité de constitution d’une 3e voie dont l’Inde pouvait constituer le chef de file et reposait sur les cinq principes simples du Panchsheel. Cette option diplomatique a connu des succès mitigés, mais a surtout conduit l’Inde du premier ministre Nehru à opter pour une politique de main tendue avec la Chine, même si cette approche ne faisait pas l’unanimité : le ministre des Affaires étrangères, Vallabhbhai Patel, déclarait le 7 novembre 1950, peu après l’invasion chinoise du Tibet, que « même si nous nous considérons comme des amis de la Chine, les Chinois ne nous considèrent pas comme leurs amis… » (cité par Ganguly, 2023 :99). Patel avait mis le doigt sur un travers majeur de la stratégie indienne : elle analysait le monde en termes de rivalité Est-Ouest au travers du prisme conceptuel de l’impérialisme occidental. Si cette grille d’analyse a pu se révéler fonctionnelle pendant la seconde moitié du 20e siècle, elle ne l’est plus désormais, dans un monde où l’impérialisme, y compris ses traductions heurtant directement les intérêts stratégiques de l’Inde, émanent aussi de puissances non-occidentales, Chine et Russie. En particulier, la Chine ne cesse de réaffirmer des revendications territoriales fondées sur l’extension supposée de l’autorité de l’empire des Qing, en particulier en mer de Chine du Sud ou dans l’Himalaya, comme son intention de recouvrer Taiwan, par la force au besoin.

Ce prisme analytique pèse encore sur les représentations indiennes. Dehli a certes officiellement abandonné le principe du non-alignement (Chatterjee Miller, 2021; Raja Mohan, 2021; Kliem, 2022) pour celui de multi-alignement et de son corolaire d’autonomie stratégique (Saint-Mézard, 2022), lui permettant de justifier une posture complexe et multidimensionnelle par laquelle elle opère un rapprochement avec le Japon, l’Australie et les États-Unis ainsi qu’avec la France, sans pour autant abandonner son attitude conciliante envers la Russie ni sa politique de main tendue envers la Chine.

1.2. Envers les États-Unis

Parmi les facteurs freinant un rapprochement plus appuyé avec Washington, figurent les craintes du renouveau d’une politique isolationniste de Washington en cas de retour au pouvoir en 2024 d’une administration républicaine peut-être dirigée par Donald Trump, et l’incertitude quant au soutien réel que pourraient offrir les États membres du Quad en cas de conflit avec la Chine. Mais la méfiance indienne repose aussi sur le poids des représentations historiques.

Un épisode ancré dans le discours historique indien remonte à la guerre indo-pakistanaise de 1971, initié par la guerre civile née du mouvement indépendantiste bangladais. Washington s’aligna alors sur Islamabad et Kissinger encourageait la Chine à ouvrir un second front contre l’Inde dans l’Himalaya. Enfin, le président Nixon dépêcha la 7e flotte dans le golfe du Bengale, d’ailleurs surveillée à distance par un détachement de la flotte soviétique. Le face à face aurait pu dégénérer tant la tension était vive avant que la garnison pakistanaise ne capitule à Dacca. Ce souvenir des tractations diplomatiques comme du déploiement hostile de la flotte américaine contribue, au-delà de l’intense coopération russo-indienne en matière de fourniture militaire, à la persistance de l’image positive de Moscou à ce jour (Sengar, 2022; Ganguly, 2023) et négative, de Washington.

Mais cette représentation historique, volontiers cultivée par la Russie dans le cadre de ses relations avec l’Inde, trouve son image inverse dans un autre épisode, moins connu. Lors de la guerre sino-indienne de 1962, le président Kennedy avait ordonné le déploiement du porte-avion USS Kitty Hawk dans le golfe du Bengale pour y établir un pont aérien et livrer près de 40 000 tonnes d’armes et de matériel militaire. L’URSS, qui n’avait pas encore rompu les liens avec la Chine, a cédé aux pressions de Pékin et s’est cantonnée à une position de neutralité dans ce conflit, repoussant toutefois la livraison de chasseurs soviétiques MiG-21 à l’Inde (Athale, 2012; Brewster, 2020).

2. Les dilemmes indiens

2.1. La pérennité du soutien russe

Ces épisodes historiques soulignent, d’une part, la dimension de facto subjective des représentations historiques ; mais, au-delà de cet aspect théorique, rappellent crûment à Dehli sa dépendance militaire envers la Russie. Le principal risque militaire auquel l’état-major indien pourrait faire face serait un double conflit dans l’Himalaya contre la Chine et le Pakistan[2]. En 1962, l’URSS était le partenaire senior du duo Chine-URSS et pourtant il s’est aligné sur Pékin ; depuis plusieurs années et encore davantage depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie est devenue le partenaire junior et la question de la fiabilité du soutien militaire russe se fait prégnante aux yeux des décideurs indiens (Ganguly, 2023).

L’Inde doit ainsi composer avec le poids de ses représentations alors que des questions stratégiques se posent avec acuité. La grande majorité de son équipement militaire est d’origine russe et Dehli est dépendante du soutien de Moscou pour son approvisionnement en pièces et munitions (Jaffrelot et Sud, 2022)[3]. Mais en cas de conflit avec la Chine et son allié pakistanais, la Russie aura-t-elle la capacité de composer avec les pressions chinoises et lui apporter soutien diplomatique et assistance logistique ? Sur le long terme, la coopération technologique avec Moscou peut-elle encore permettre le développement de systèmes d’armes efficaces, comme les missiles de croisière supersoniques Brahmos, sachant qu’à court terme toute coopération technique avec Moscou est compromise et que la pérennisation des sanctions risque d’accentuer le fossé technologique entre les Occidentaux et la Russie ? (Ganguly, 2023). Même si elle tient à ce partenariat, l’Inde ne peut plus se permettre de lui être exclusive.

La France pourrait constituer une alternative durable à cette coopération militaire indo-russe. Après la vente de 26 avions de combat Rafale et de trois sous-marins diesel Scorpène en 2023, Paris et Delhi souhaitent approfondir leur coopération militaire (Cabirol, 2023; Vincent et Philip, 2023) qui s’articule autour du discours commun sur l’importance de la région indo-pacifique (Milhiet, 2022). Si cette coopération, en matière d’achat d’armements, se heurte tant à la lenteur de la bureaucratie indienne qu’à la politique d’indigénisation de la production (Atmanirbhar Bharat) lancée par le premier ministre Modi en 2020 (Sénat, 2020), elle a toutefois abouti à la reformulation et à l’approfondissement en janvier 2023 d’un partenariat stratégique signé 25 ans plus tôt[4].

2.2. L’autonomie stratégique

On peut argumenter que la reformulation des orientations stratégiques indiennes est le reflet d’une approche très pragmatique, ce que S. Jaishankar, le ministre des Affaires étrangères indien, a récemment résumé : « l’esprit d’indépendance qui a conduit au non-alignement […] peut aujourd’hui mieux s’exprimer dans le cadre de partenariats multiples » (Jaiskankar, 2019). Alors que sa situation sécuritaire commençait à se dégrader avec la montée en puissance de la Chine et son agressivité croissante le long des frontières terrestres et maritimes dans les années 2000, Delhi a commencé à intensifier sa coopération en matière de défense et de sécurité avec les États-Unis. Si l’Inde s’était maintenue proche de la Russie et de la Chine après les années 1990 pour préserver son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis, dans les faits, l’aggravation du déséquilibre des forces avec la Chine et ses conséquences l’ont poussée à se rapprocher de Washington (Raja Mohan, 2021).

Dans cette analyse, le calibrage continu des relations de l’Inde avec les grandes puissances ne serait plus motivé par des notions abstraites de non-alignement et d’autonomie stratégique, mais par l’évaluation des conditions concrètes auxquelles l’Inde est ou pourrait être confrontée. Cependant, il est certain que le discours politique et académique sur la politique étrangère de l’Inde a eu tendance à présenter le non-alignement comme un cadre idéologique immuable dans une orientation politique anti-occidentale (Raja Mohan, 2021), teintant nécessairement les analyses du gouvernement indien.

De fait, plusieurs observateurs font valoir que la position actuelle du gouvernement indien, consistant à conserver une relative neutralité afin de ne pas froisser la Chine et de maintenir ainsi une certaine ouverture, pourrait, elle aussi, ne pas être viable à terme. Cette impossibilité de maintien d’une politique d’équidistance (fence sitting en anglais, plus péjorativement) que traduit le refus de toute alliance formelle, revient sous la plume de plusieurs analystes (Ganguly, 2023 ; Bajpaee, 2022).

Il est certain que ce dogme fondamental, couplé avec les représentations historiques à l’endroit des États-Unis, teintent négativement l’idée d’un partenariat stratégique avec ces derniers qu’ils apprécieraient, leur permettant de réduire les effectifs de la 5eme et de la 6eme flotte dans l’océan, mais dans lequel l’Inde ne veut pas être un partenaire junior (Stephens, 2015).

D’autres analystes font valoir que l’Inde est confrontée à des menaces pressantes et qu’elle n’a pas le luxe de maintenir l’apparence de son autonomie stratégique, davantage une illusion qu’une réalité, avec le risque d’une marginalisation stratégique du pays alors qu’autour se nouent des coopérations de long terme, entre Pakistan et Chine, mais aussi entre Iran et Chine, Myanmar et Chine ; Australie et Japon ; Vietnam et Japon (Bajpaee, 2022, 2023).

2.3. Ouvrir l’économie indienne

La seule issue pour l’Inde face à l’impossible autonomie stratégique est de construire son attractivité commerciale. Alors que les deux États avaient un PIB équivalent en 1987, celui de la Chine représentait environ 5,5 fois celui de l’Inde en 2021 (Statistic Times, 2021). Ce découplage entre la croissance des deux économies est préoccupant pour l’Inde car il réduit le levier financier disponible pour son gouvernement tout en limitant l’intérêt comparatif du marché indien auprès des acteurs de la région indo-pacifique. Le principal atout de la Chine contemporaine est à l’inverse la taille de son marché et ses liquidités pour investir ou prêter à des partenaires potentiels, domaines dans lesquels l’Inde ne peut pas encore la concurrencer. Si la croissance est devenue plus active en Inde et supérieure à celle de la Chine depuis deux ans (Allison, 2023), pour envisager un rattrapage économique sur le long terme et pouvoir concurrencer la Chine sur le plan géoéconomique, le gouvernement indien devra promouvoir une politique plus favorable aux investissements étrangers, une plus grande stabilité de l’environnement d’affaires, et contrôler sa tentation de retourner aux politiques protectionnistes qui ont longtemps prévalu en Inde, avec une hausse des tarifs douaniers depuis 2017 (Stephens, 2015; Ganguly, 2023). Certes, l’Inde a signé un accord commercial avec l’Australie et un partenariat économique avec les Émirats Arabes Unis, et est en train de négocier des accords de libre-échange avec l’Union européenne avec le Royaume-Uni, mais elle s’est retirée du RCEP[5] en novembre 2019, sans doute parce que la Chine en est signataire, tandis que les négociations avec le Canada piétinaient déjà avant la crispation des relations entre les deux États en septembre 2023.

Conclusion

Dans la région, l’Inde n’est pas le seul acteur à hésiter à s’engager sur la voie d’une coopération accrue avec les États-Unis ou le Japon pour contenir l’ascension politique et militaire de la Chine. En effet, le potentiel de confrontation entre le Quad et la Chine suscite de profondes inquiétudes dans toute l’Asie. Plusieurs ont adopté le langage de la neutralité pour faire face à la nouvelle fracture géopolitique en Asie, neutralité nuançant leur discours sur l’Indo-Pacifique tout en l’embrassant afin d’en atténuer les contours anti-chinois, comme l’Indonésie, l’ASEAN, voire le Japon.

Le risque pour l’Inde est cependant, d’une part, de ne pas saisir une piste de coopération dans le contexte du durcissement apparent de la posture chinoise ; et d’autre part, de perdre une occasion d’asseoir l’affirmation de la puissance indienne, dans un contexte de coopération renforcée. En 2017, l’analyste Amitav Acharya résumait ainsi le dilemme géostratégique de l’Inde : « New Delhi semble toujours paralysée par un déficit de vision. Alors que de nombreuses idées originales de [Jawaharlal] Nehru, premier Premier-ministre de l’Inde, semblent réalisables, l’Inde semble toujours en proie au doute et au fardeau des idéologies héritées. » (Acharya, 2017 : 165). Le Quad, le concept d’Indo-Pacifique, l’AUKUS mettent en lumière certains des dilemmes auxquels l’Inde est confrontée en ce qui concerne la redéfinition de ses priorité stratégiques et diplomatiques: partager le fardeau de l’endiguement de la Chine dans l’Indo-Pacifique, ou opter pour une approche d’apaisement ; s’engager ou non à dépendre des États-Unis en tant que partenaire de défense (Chatterjee Miller, 2021), car elle ne peut se passer d’être un partenaire à l’heure actuelle, au cœur d’un Indo-pacifique qu’elle a elle-même, volontairement ou pas, suscité. La posture intellectuellement élégante de S. Jaishankar du multi-alignement ne lui gagnera aucun allié en cas d’affrontement avec la Chine.

Références

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[1] L’accord de production de 600 000 AK-203 en Inde, signé fin 2021, échappe aux sanctions, mais les batteries S400 commandées en 2018 ne sont pas livrées, sans doute parce qu’elles doivent être payées en dollars américains.

[2] C’est d’ailleurs ce risque qui a incité la Commission permanente pour la Défense, à requérir un budget dépassant 3% du PIB pour l’année budgétaire 2023-2024; Standing Committee on Defence (2022-23), 17th Lok Sabha, Ministry of Defence, Demands for Grants (2023-24), 36th Report, Lok Sabha Secretariat, mars 2023.

[3] Elle est d’environ 40% pour la marine, devant l’aviation (70%) et l’armée de terre (90%); voir Jaffrelot et Sud (2022).

[4] Signé le 26 janvier 1998, ce partenariat prévoyait notamment le développement de la coopération sur les questions relatives à la défense, au nucléaire civil, à l’espace et à la sécurité. France Diplomatie, « Le partenariat stratégique franco-indien en 4 questions », 15 mars 2023, https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/inde/le-partenariat-strategique-franco-indien-en-4-questions/

[5] Le Partenariat économique régional global, en anglais Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) et davantage connu sous ce nom, est un accord de libre-échange proposé par l’ASEAN qui regroupe 15 États de l’Asie de l’Est et du Sud-Est et est entré en vigueur en 2022.

Compte-rendu. Bruno Tertrais (2023). La guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires. Paris : L’Observatoire.

Regards Géopolitiques, vol. 10, n. 1 (2024)

De l’Ukraine au Proche-Orient en passant par le Caucase, les conflits éclatent et les tensions s’intensifient à la lisière de l’Union européenne. Les affrontements potentiels sont tout aussi évidents en Asie, notamment en mer de Chine du Sud, alors que Pékin fait monter la pression sur Taïwan. Les signaux annonciateurs de ce retour possible de la guerre étaient bien réels depuis quelques années même si, trop longtemps, l’Europe – à commencer par la France et l’Allemagne – avait préféré ne pas les voir, illusion portée également par plusieurs politologues qui annonçaient la vacuité de la géopolitique et la fin des guerres entre États. Ce monde en plein chaos est marqué par l’affirmation de « néo-empires » autoritaires et revanchistes qui, tels la Russie, la Chine, la Turquie ou l’Iran, sont décidés à remettre en question la domination occidentale sur le système international. Sortis d’une longue torpeur, ces régimes veulent retrouver, au nom de leur grandeur passée dont on cultive le souvenir avec énergie, ce qu’ils estiment être leur place légitime sur la scène mondiale. L’auteur estime qu’avec le pic de la mondialisation vers 2010 a débuté une ère de reflux de cette intégration économique mondiale et de déclin relatif des démocraties.

Comment qualifier cette nouvelle donne ? « Nous sommes à une époque comparable  à la fois aux années 1910 – celles de la compétition entre empires qui a conduit à la Première guerre mondiale  –, aux années 1930 – celles de la menace des États fascistes qui a conduit à la Seconde –, mais plus encore aux années 1950 – celles de la guerre froide naissante », écrit Bruno Tertrais, qui précise : « Bienvenue dans la guerre tiède, troisième choc en cent ans entre le monde des autocraties et celui des démocraties, dans laquelle des États révisionnistes, insatisfaits du statu quo, seront responsables de conflits indirects et de crises majeures. » Le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), juriste et politiste, reprend le titre du célèbre roman de science-fiction de H.G. Wells, La Guerre des mondes (1898) pour nous inciter à nous confronter à cette réalité.

Réveil brutal des démocraties, qui, rappelle l’auteur, se sont permis de croire en une sorte de Fin de l’Histoire, pour reprendre l’expression de Francis Fukuyama (1992), dans laquelle le monde post-guerre froide à partir de 1991 verrait le triomphe des idées occidentales de démocratie, de consensus de Washington et de libéralisme. Cinq illusions ont ainsi orienté les politiques des pays occidentaux et du Japon, que ne troublèrent qu’à peine les attentats du 11 septembre 2001. La mondialisation se poursuivrait et montrerait ses avantages pour tous les pays. La croissance économique générerait la démocratie, notamment en Chine, et le meilleur outil pour l’atteindre serait d’encourager le commerce avec Pékin, car par la vertu des échanges commerciaux percoleraient les valeurs libérales. La fin de la guerre froide marquerait l’avènement d’un monde apaisé. L’État-nation allait peu à peu voir son importance politique décliner, tout comme les frontières, au profit des institutions internationales et de l’adoption des normes libérales occidentales. Cruelles désillusions deux décennies plus tard, alors que peu de commentateurs à l’époque ont relevé le paternalisme ou l’infatuation de ces représentations politiques.

Les illusions de l’après-guerre froide sont bel et bien mortes, tout comme l’espoir de toucher les « dividendes de la paix », qui fut longtemps celui des Européens. Le modèle politico-économique allemand est en crise. Il se fondait sur une énergie à bas prix importée de Russie, sur d’importantes exportations de produits industriels à haute valeur ajoutée vers la Chine et sur une défense assurée par l’OTAN, dont les Etats-Unis sont les plus gros contributeurs. Ce modèle doit être repensé avec la rupture des relations avec la Russie, avec l’avènement de la compétition stratégique avec la Chine et avec la perspective de voir Washington remettre en cause la prise en charge de la défense de l’Europe. La mondialisation n’a pas livré ses promesses de prospérité pour les pays du Sud, par ailleurs ; et plusieurs États n’ont jamais accepté l’idée que la démocratie libérale devrait être un objectif à terme. L’auteur centre largement son propos sur la trajectoire de deux d’entre eux, la Chine et la Russie.

En ouverture du livre, l’auteur évoque la guerre du Kosovo de 1999, les bombardements sur Belgrade, dont celui de l’ambassade de Chine par l’OTAN, et l’échec de la Russie, dans le cadre du plan de paix, à prendre le contrôle d’une partie de la province. Une humiliation que ni Moscou ni Pékin n’ont jamais oubliée. Le Kosovo et son indépendance parrainée par les Occidentaux serviront, dans le discours de la propagande du Kremlin, à justifier les occupations de territoires aux dépens de la Géorgie en 2008 puis de l’Ukraine dès 2014. De fait, la guerre du Kosovo n’est certes pas la cause du raidissement chinois ou russe, mais un épisode dont la mémoire est cultivée, comme ancrage d’une représentation d’un Occident volontiers trop interventionniste et qui voudrait régenter la planète, ce que Moscou comme Pékin ne sauraient accepter.

La confrontation de la Russie dirigée depuis bientôt un quart de siècle par Vladimir Poutine avec ce que l’auteur appelle l’« Occident collectif », n’a fait que s’intensifier sur tous les théâtres de crise, comme le montre Bruno Tertrais tout au long de cet ouvrage. L’auteur revient sur les causes de cette progressive rupture entre Moscou et les Occidentaux : dans les années 1990, et encore en 2001 lors de la crise du 11 septembre, la Russie, certes heurtée par les gestes occidentaux au Kosovo, n’avait pas d’intention de rompre avec eux. C’est peu à peu que la distance s’est instaurée. Moscou répète souvent que le point tournant aurait été la décision occidentale d’étendre géographiquement l’Alliance atlantique jusqu’aux frontières de l’ex-URSS, donc d’inclure dans l’OTAN les anciennes démocraties populaires satellites de Moscou. Les Occidentaux, dans les négociations qui ont présidé à la gestion de la chute du mur de Berlin (1989) puis à la réunification allemande en 1991, auraient promis de ne jamais étendre l’alliance vers l’Est. Or, la Russie avait souscrit au principe du libre choix des alliances à travers la charte de Paris. De même, Moscou avait signé le mémorandum de Budapest de 1994 garantissant l’intégrité territoriale et l’indépendance de l’Ukraine, et avait confirmé en 2009 ce document.

Cette idée d’une promesse occidentale de ne jamais étendre l’OTAN en Europe orientale ne tient guère, en effet. Aucun accord formel signé entre les Occidentaux et la Russie ou l’URSS ne contient une telle clause. Il semble qu’elle n’ait même jamais été formellement confirmée verbalement, selon Sarotte (2021). Certes, le secrétaire général de l’Union Soviétique, Mikhail Gorbatchev, avait affirmé en juillet 1990 que le déploiement de « structures de l’OTAN » en Europe de l’Est était inacceptable (p.96). Le secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner, aurait expliqué par la suite que le fait que l’OTAN ne veuille pas déployer de troupes en Europe orientale pouvait donner des garanties de sécurité à l’URSS (p.86), dans le cadre de réflexions internes, mais cela n’aurait pas l’objet d’une proposition formelle. C’est en invoquant « l’esprit » de l’accord de 1990 sur le sort de l’Allemagne de l’Est – mais donc, sans trace écrite ni dans des procès-verbaux – que les diplomates russes ont commencé à invoquer, à partir de 1996, l’idée que les États à l’est de l’Allemagne ne pouvaient se joindre à l’OTAN (Sarotte, p.251).

Centrée sur l’émergence d’une confrontation entre les Occidentaux d’une part, et d’autre part la Chine et la Russie, l’analyse souligne les causes internes chez ces trois acteurs, les représentations occidentales bien ancrées de la légitimité de leurs représentations, et la crispation russe comme chinoise contre la volonté perçue de l’Occidentaux de les régenter, avec en même temps également une volonté d’affirmation de plus en plus nette, revanchiste en Russie où l’idée de la grande puissance de l’époque soviétique taraude Vladimir Poutine, comme en Chine où l’idéal d’un retour de Pékin comme grande puissance mondiale transparait dans les écrits de Xi Jinping (Ekman, 2022).

On voit certes transparaitre ici et là une lecture volontiers pessimiste ; on voit aussi resurgir la fameuse grille de lecture des guerres de civilisation chères à Samuel Huntington, prisées des amateurs de modèles géopolitiques ordonnateurs de la complexité du monde, mais dont les lacunes ont pourtant déjà largement été exposées. A la décharge de l’auteur, certes, c’est la ré-émergence des facteurs identitaires, nationalisme, fait religieux, en réaction à une mondialisation perçue comme uniformisatrice, qui a contribué à réorienter la trajectoire politique du monde.

Mais le diagnostic proposé, pour implacable qu’il soit, n’est pas que pessimiste quant aux chances d’un Occident qui dispose encore d’atouts importants. Dans ses conclusions, l’auteur évoque huit leçons à tirer de ces années de confrontations pour renforcer les démocraties. Parmi elles, celle de savoir accepter l’épreuve de force quand c’est nécessaire : « L’accepter, c’est renoncer à l’illusion consistant à prétendre connaître les intérêts de nos adversaires mieux qu’ils ne les connaissent eux-mêmes et espérer les “ramener à la raison” par la seule vertu de notre diplomatie. » Les opinions publiques suivront-elles, cela demeure à voir – il n’est pas certain que public soit prêt à accepter un éventuel conflit avec la Chine pour défendre Taiwan, par exemple. De même, l’auteur s’avance peut-être imprudemment en affirmant que la Russie a déjà perdu la guerre contre l’Ukraine. Que l’offensive de 2022 se soit soldée par un échec stratégique, certes ; mais il n’en demeure pas moins que, deux ans après la début du conflit, on voit mal se dessiner une contre-offensive victorieuse de l’Ukraine contre les troupes russes aux positions très fortifiées occupant l’Est de son territoire. C’est une guerre d’usure qui est en cours, dans laquelle la résilience des sociétés, des économies, du complexe militaro-industriel des deux États fera la différence – avec la question du prolongement du soutien occidental pour l’Ukraine et de l’intensité du soutien tacite de la Chine, qui n’est pas mécontente de la spirale de dépendance croissante de Moscou envers Pékin, tant que le conflit ne s’étend pas.

Si de nouveaux blocs se structurent, ceux-ci ne sont pas aussi figés que pendant la guerre froide. Bruno Tertrais préfère parler de « familles » où différents acteurs jouent leur propre carte en fonction de leurs intérêts du moment. Un entre-deux qui n’est ni le monde bipolaire très idéologique de la guerre froide, ni le monde multipolaire d’avant 1945. Dans ce nouveau grand jeu mondial, Moscou comme Pékin cherchent à attirer vers eux les pays du Sud global, tandis que les Occidentaux s’efforcent en catastrophe de développer de nouveaux discours et outils à même de maintenir leurs relations avec ces derniers.

« Le renforcement du couple sino-russe et la consolidation de l’Occident redonnent vigueur à la vieille distinction entre tellurocraties [la domination par les terres] et thalassocraties [par la mer], les premières incarnées par le projet eurasien de la Russie et les “routes de la soie” chinoises, et les secondes par l’ensemble euroatlantique désormais accompagné des États de l’Indo-Pacifique qui souhaitent que ce dernier reste libre et ouvert », note-t-il. En même temps, le politologue dresse le tableau d’un affrontement qui se joue sur tous les terrains y compris sous les océans, dans l’espace extra-atmosphérique ou dans le cyberespace.

La France voulait conforter ce qui reste de sa stature passée dans l’arène internationale, en se forgeant le rôle d’une puissance d’équilibre dialoguant avec Moscou comme avec Pékin et le Sud; tout comme l’Europe imaginait pouvoir développer une relation stable et fondamentalement économique tant avec la Russie qu’avec la Chine. Tout cela a volé en éclats en 2022 avec l’invasion russe de l’Ukraine. Un choc pourtant prévisible même s’il n’était pas inéluctable, tant Vladimir Poutine multipliait les discours laissant entendre le caractère illégitime de l’existence de l’Ukraine, à condition de mener une politique de fermeté, sans aucune complaisance, vis-à-vis de Poutine comme vis-à-vis des autres leaders autoritaires. De même, l’affirmation d’une puissance chinoise décomplexée se faisait nettement plus précise depuis l’avènement de Xi Jinping. Ces deux acteurs sont différents cependant : le revanchisme russe n’est pas le symétrique de la volonté de puissance de la Chine. Dans la redéfinition de leurs politiques internationales, les États occidentaux devraient s’en souvenir.

Frédéric Lasserre, Directeur du CQEG

Références

Ekman, A. (2022). Dernier vol pour Pékin. Essai sur la dissociation des mondes. Paris : L’Observatoire.

Fukuyama, F. (1992). The End of History and the Last Man. New York : Free Press.

Sarotte, M. E. (2021). Not One Inch. America, Russia, and the making of post-Cold War stalemate. New Haven : Yale University Press.

Compte-rendu: Journoud, P. (dir.) (2022). La mer de Chine méridionale au prisme du soft power. Nouvelles approches franco-vietnamiennes d’un vieux conflit maritime. Paris, L’Harmattan.

Regards géopolitiques, v9 n4 (2023)

Journoud, P. (dir.) (2022). La mer de Chine méridionale au prisme du soft power. Nouvelles approches franco-vietnamiennes d’un vieux conflit maritime. Paris, L’Harmattan, 438 p.

La prémisse de cet ouvrage réside dans le constat du niveau très élevé de tension dans cette mer semi-fermée entre la Chine et ses voisins, Vietnam, Philippines, Malaisie, Indonésie et Brunéi. Depuis la fin de la Guerre froide, le niveau d’activités militaires et de tensions n’a jamais été aussi élevé en mer de Chine méridionale. Comment ce conflit localisé et somme toute mineur au vu des faibles enjeux territoriaux (la surface émergée totale des archipels disputés n’excède pas quelques km carrés) et de sa dynamique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est-il mué en conflit stratégique d’ampleur presque mondiale aujourd’hui ? Quels efforts ont été entrepris ou peuvent être suggérés pour tenter de le résoudre ? Quel rôle y jouent les États-Unis et la Chine, le Vietnam et les Philippines, l’ASEAN, l’Europe et la France ?

L’un des objectifs de cet ouvrage, inspiré d’un colloque franco-vietnamien tenu en 2020, est, précisément, d’apporter quelques réponses actualisées en croisant les horizons géographiques et disciplinaires, en interrogeant le conflit au prisme du soft power – l’histoire, y compris dans sa longue durée, le droit, la culture, la communication, l’économie, la coopération scientifique ou encore l’écologie. Par son approche globale et pluridisciplinaire, cet ouvrage souligne l’impérieuse nécessité des coopérations transnationales et internationales dans des domaines déjà existants, mais aussi à inventer ou à réinventer, afin de parvenir à dépasser des représentations nationalistes très ancrées et mutuellement incompatibles.

Transparent, le coordonnateur du colloque et de l’ouvrage, Pierre Journoud, relève que ce colloque a certes été organisé avec le parrainage de l’Ambassade du Vietnam en France, mais que toute liberté a été laissée aux organisateurs scientifiques. La réserve est importante et salutaire, tant il est vrai que la charge partisane est souvent importante dans les nombreux ouvrages et articles consacrés à la mer de Chine du Sud. Si le soupçon de pression politique ne tient pas, celui d’un certain prisme donné par l’organisation d’un événement résolument franco-vietnamien demeurait. A la lecture, il s’avère que si l’on peut regretter l’absence d’un exposé plus étoffé des vues chinoises, la critique de partisannerie manifeste n’est pas de mise pour cet ouvrage.

Pierre Journoud débute avec un long chapitre introductif présentant l’histoire de la dispute sur les îlots, puis les espaces maritimes en mer de chine méridionale, ainsi que sur les enjeux politiques associés. Il rappelle le caractère marginal de l’enjeu pour la plupart des États, y compris la Chine, jusqu’à une date récente. Il articule les aspects historiques, juridiques, économiques, soulignant notamment l’évolution de la posture juridique de la Chine, longtemps attachée à la norme du droit international pour évoluer de plus en plus vers une lecture particulière, hétérodoxe de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer de 1982, avec comme points d’orgue la formalisation de la « limite des neuf tirets » en 2009, au sens toujours obscur mais semblant traduire l’idée d’une souveraineté affirmée sur l’ensemble de l’espace maritime au nom de « droits historiques » peu conformes à la Convention, et en 2016 au rejet complet du verdict du tribunal ad hoc créé par la Cour Permanente d’Arbitrage suite au dépôt d’une requête par les Philippines en 2013, et invalidant les prétentions chinoises.

P. Journoud introduit également le rôle du soft power dans ce différend maritime. Au-delà de l’occupation effective d’ilots voire de rochers, de leur bétonnage pour en accroitre la superficie, de la militarisation de cet espace, la joute entre protagonistes s’effectue aussi sur le terrain des images, des discours, de l’adhésion des tiers, bref de ce qu’on nomme le soft power ou pouvoir d’influence. Nom de l’espace maritime (mer de l’Est, mer du Sud, mer de Chine du Sud, mer de Natuna, mer des Philippines de l’ouest…) ; instrumentalisation de recherches historiques et archéologiques ; promotion de normes juridiques et parfois changement de discours, comme l’évolution contraire d’un Vietnam de plus en plus attaché aux normes du droit international et une Chine de plus en plus défiante (Lasserre et Alexeeva, 2023) ; recours plus ou moins assumé aux images d’une « méditerranée asiatiques » faisant la promotion du caractère tardif et somme toute partagé des réseaux commerciaux et des marchands chinois dans cet espace maritime, plus ou moins car cette image d’un concept générique de « méditerranée » n’est encore que marginalement accepté en Asie (Lasserre, 1996) même s’il est ici richement exposé par F. Gipouloux à la suite de ses travaux passés (Gipouloux, 2009).

C’est avec un chapitre sur les réseaux commerciaux passés (F. Gipouloux) que débute la première partie sur les héritages historiques et culturels. G. de Gantès aborde les représentations associées au choix des noms de lieux (mer de Chine/mer de l’Est). G. H. Nguyen analyse l’image de la mer dans la littérature vietnamienne, tandis que Q. T. Nguyen décrit la relation des pêcheurs vietnamiens à la mer de Chine méridionale dans un contexte de mondialisation.

La seconde partie aborde les enjeux politico-stratégiques. C. Lerchervy disserte sur l’insertion du conflit sur la mer de Chine du Sud dans le litige discursif traduit par l’avènement du concept d’indo-pacifique, terme récent, dont l’ascension semble clairement associée à la crainte, en Australie, au Japon, aux États-Unis ou en Inde, aux conséquences de l’ascension économique et politique de la Chine, et que celle-ci récuse comme un stratagème discursif visant à l’isoler.

Le chapitre de L. Gédéon porte sur les grandes puissances et la mer de Chine méridionale. Il analyse la manière dont la mer de Chine méridionale focalise les tensions entre grandes puissances maritimes, émergentes et traditionnelles. La Chine joue dans ce contexte un rôle particulier du fait de ses actions sur le terrain. Les initiatives chinoises prennent la forme d’une forte pression militaire et paramilitaire avec les agences de contrôle des espaces maritimes, tant sur l’espace maritime lui-même que sur les divers archipels. Ceux-ci, en particulier les îles Spratleys, se trouvent, de ce fait, au cœur d’intenses enjeux géostratégiques qui impliquent Pékin et certains de ses voisins, notamment le Vietnam et les Philippines, et qui suscitent de plus en plus des réactions inquiètes de puissances plus lointaines comme le Japon, l’Australie et, surtout, les États-Unis. Si le droit international se voit mobilisé par l’ensemble des acteurs, son interprétation varie en fonction des intérêts de chacun.

Le chapitre suivant propose une analyse des impacts de la pandémie de covid-19 sur la dynamique stratégique dans la région (H. S. Nguyen). L’auteur souligne les bénéfices dont a pu tirer à Chine, à l’époque, de la pandémie, semblant mieux s’adapter, proposant une diplomatie des masques et de l’aide médicale aux pays tiers, avant de s’enliser dans la gestion de l’image de la livraison de matériel de qualité contestable puis des conséquences domestiques de la politique de zéro covid.

La 3e partie présente les enjeux juridiques du conflit. M. Chemillier-Gendreau propose une analyse des titres de souveraineté sur les îles elles-mêmes, rappelant que les titres sur les espaces maritimes découlent normalement – même si la Chine tente de contourner cet aspect en défendant l’idée de « droits historiques » – des titres de souveraineté sur les terres émergées. J.-M. Crouzatier rappelle la difficulté de la recherche d’éléments historiques probants afin de préciser, non seulement des traces de découvertes, mais aussi d’administration continue, critère important du droit international en matière de souveraineté depuis 1928 et l’arbitrage sur l’ile de Palmas[1]. H.T. Nguyen rappelle que deux types de disputes découlent des vues divergentes entre protagonistes : la question de la souveraineté sur les ilots et rochers émergés ; mais aussi la question des espaces maritimes que ceux-ci peuvent générer. Depuis plusieurs années, le Vietnam, la Malaisie et les Philippines se posent en bons élèves modérés du droit international et défendent l’idée que l’article 121 empêche la proclamation de tout espace maritime sauf d’une mer territoriale à partir des formations des Spratleys, une position que conteste vigoureusement la Chine même si elle a été avalisée par la sentence arbitrale de la Cour permanente d’arbitrage de 2016 (Lasserre et Alexeeva, 2023) : il y a donc conflit aussi sur la norme juridique, sur son appréciation.

Cette question de l’interprétation du droit traduit le glissement croissant du conflit dans la sphère du pouvoir d’influence : quelles normes prévaudront dans les représentations des acteurs tiers ?  B. Courmont analyse en début de 4e partie, la posture chinoise, oscillant entre affirmation de moins en moins retenue et complexée d’un pouvoir fort, voire hégémonique, et la tentation de recourir au soft power pour séduire les pays de l’Asie du Sud-est et les convaincre de ses bonnes intentions et de la légitimité de sa posture.

Les chapitres de F. Nicolas et de J. P. Eglinger traitent des enjeux économiques : dans quelle mesure les enjeux économiques, hydrocarbures, pêches, trafic maritime, sont-ils conséquents et de nature à justifier l’intensité de la dispute ? Une analyse plus critique aurait ici été utile car, s’il est indéniable que la croissance du secteur de la pêche, de l’intensité du trafic maritime et de l’extraction des hydrocarbures ont rendu plus complexe la recherche de solutions, il n’en demeure pas moins que la dispute date d’avant l’émergence de ces enjeux économiques, et que l’estimation de l’étendue des réserves en hydrocarbures demeure extrêmement floue. De plus, si les États cherchent à protéger leur accès aux ressources maritimes, ils instrumentalisent également l’exploitation de celles-ci pour affirmer, précisément, leurs droits souverains sur les espaces maritimes qu’ils estiment leurs.

Enfin, Tang et al. proposent une analyse des impacts environnementaux, trop souvent négligés, de cette intense dispute de souveraineté en mer de Chine du Sud et des efforts de mise en valeur des ressources qui s’y trouvent. La mer de Chine du Sud se trouve sur l’une des plus importantes routes maritimes du monde. Deux tiers du trafic mondial de conteneurs et la moitié des flux d’hydrocarbures et de gaz naturel liquéfie transitent par cette zone. Plus de la moitié des vingt premiers ports mondiaux pour le traitement des conteneurs sont situés sur le pourtour de cette région. De plus, les activités économiques en mer de Chine méridionale – la construction d’îlots artificiels et la production de pétrole et de gaz naturel – suscitent des tensions dans la zone. Pourtant, la mer de Chine méridionale recelé une biodiversité extraordinaire. Une étude de 2015 sur 16 zones récifales qui s’étendent sur tout cet espace maritime a montré une grande diversité biologique tout en soulignant sa fragilité et l’importance de la conservation marine. Malheureusement, l’accès à cette région étant rendu très difficile du fait du contrôle des accès maritimes par la Chine, les études d’impact sont peu nombreuses et difficiles à actualiser.

Au final, un ouvrage d’une grande richesse, qui certes n’épuise pas le sujet des enjeux stratégiques et géopolitiques de la mer de Chine du Sud, mais propose un tableau pertinent des différents débats contemporains sur la thématique.

Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG et titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques

Références

Gipouloux, F. (2009). La Méditerranée asiatique, villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe XXIe siècle.Paris, CNRS Édition.

Lasserre, F. (1996). Le Dragon et la Mer. Stratégies géopolitiques chinoises en mer de Chine du Sud. Montréal/Paris, L’Harmattan.

Lasserre, F. et Alexeeva, O. (2023). Le discours juridique dans la dispute de mer de Chine du Sud : un outil d’influence politique? Dans Lasserre, F.; Mottet, É. et Courmont, B. (dir.), Le soft power en Asie. Nouvelles formes de pouvoir et d’influence ? Québec, PUQ.


[1] L’affaire de l’île de Palmas était un différend international entre les États-Unis et les Pays-Bas, arbitré en 1928. La Cour permanente d’arbitrage a attribué l’île aux Pays-Bas en estimant il ne suffisait pas d’avoir découvert l’île comme l’ont fait les Espagnols avant l’arrivée des Américains (ceux-ci estimant avoir hérité du titre des Espagnols après la cession des Philippines en 1898), car cela ne créait qu’un titre imparfait. Pour obtenir un titre complet, il faut pouvoir démontrer l’effectivité de la souveraineté, ce qu’ont fait les Pays-Bas car à travers l’obtention de l’allégeance d’autochtones, la levée d’impôts et la réalisation de travaux sur le territoire de l’île.

La grande vitesse ferroviaire, un produit industriel à forte dimension géopolitique ? La diplomatie ferroviaire du Japon face à l’ascension de l’offre chinoise.

Regards géopolitiques v9n3, 2023

Frédéric Lasserre

Directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques

Titulaire de la Chaire de recherche en Études Indo-pacifiques, Université Laval

Frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Résumé

La grande vitesse ferroviaire constitue un marché de plus en plus concurrentiel dans lequel le Japon détenait une avance industrielle conséquente. Si dans les années 1980 la France est devenue son principal concurrent, lui prenant le marché coréen en 1994, le Japon demeurait un acteur majeur en Asie, obtenant d’importants contrats en 1998 à Taiwan puis en 2004 en Chine. Depuis, la Chine a intégré la technologie japonaise et allemande, et se pose désormais en concurrent sur le marché mondial de la grande vitesse ferroviaire. L’octroi de contrats importants à des firmes chinoises en Thaïlande, en Malaisie et en Indonésie a résonné comme un brutal avertissement pour l’industrie japonaise : une rivalité majeure s’est dessinée entre les deux États sur ce marché.  Mais, appuyées par l’État, les entreprises japonaises n’ont pas dit leur dernier mot.

Mots-clés : Japon, Chine, grande vitesse ferroviaire, marché, technologie ferroviaire, Nouvelles routes de la soie.

Abstract

High-speed rail is an increasingly competitive market in which Japan had a significant industrial lead. While in the 1980s France became its main competitor, winning the Korean market in 1994, Japan remained a major player in Asia, obtaining major contracts in 1998 in Taiwan and in 2007 in China. Since then, China has integrated Japanese and German technology and is now a competitor in the global high-speed rail market. The awarding of major contracts to Chinese firms in Thailand, Malaysia and Indonesia was a stark warning to the Japanese industry that a major rivalry had emerged between the two states in this market.  But Japanese companies, backed by the government, have not said their last word.

Keywords : Japan, China, high speed rail, market, railway technology, new silk road.

Introduction

La grande vitesse ferroviaire constitue un marché de plus en plus concurrentiel. Longtemps apanage des Japonais avec le lancement du Shinkansen en 1964 (Kawasaki et Mitsubishi), puis des Français avec le TGV[1] en 1981 (Alstom et GIE Francorail), d’autres producteurs sont apparus sur le marché : l’Allemagne avec les ICE 1 à 3 (Velaro 320) de Siemens; l’Italie avec le Pendolino qui adapte les rames à des voies existantes ETR séries 400 développées par Fiat Ferroviaria), puis la mise au point de rames adaptées aux LGV (rames ETR séries 500 et 600 conçues à l’époque par le canadien Bombardier et l’italien AnsaldoBreda) ; la Corée du Sud où Hyundai a acheté le droit de fabriquer sous licence la technologie française d’Alstom (trains KTX en circulation en 2004) et a commencé à prospecter le marché mondial; la Russie avec le Sapsan (technologie allemande Siemens Velaro 320, 250 km/h) puis la Chine qui inaugure des lignes à grande vitesse (LGV) en 2008 avec du matériel roulant de technologie allemande (Siemens Velaro 320 pour lesquels les Chinois ont très vite réussi une rétro-ingénierie[2] permettant de fabriquer ce matériel sans licence[3]) et japonaise.

Fig. 1. Le TGV français sur la ligne Paris-Lyon, 1984.

Le train est encore dans son état d’origine : livrée orange avec logo SNCF en face avant. Le cliché permet d’avoir un aperçu du profil type d’une ligne à grande vitesse : courbes à très grand rayon et profil en long avec de fortes rampes permises par la puissance de traction et l’absence de trafic fret.

Cliché : Jérôme Le Roy

Si le français Alstom détient le record de vitesse de matériel sur rail (575 km/h en 2007), c’est la Chine qui se targue de la plus grande vitesse commerciale (350 km/h en 2017 contre 320 km/h pour le TGV français[4]). Chine et Japon sont par ailleurs engagés dans une rivalité pour la mise au point de véhicules à sustentation magnétique (Maglev). Le Japon détient le record de vitesse du transport guidé (603 km/h en 2015), mais la Chine exploite une ligne commerciale entre Shanghai et l’aéroport international utilisant la technologie allemande développée par Thyssen Krupp et Siemens et abandonnée par ces constructeurs allemands en 2011. Ces équipements, dont les coûts d’infrastructure sont prohibitifs, et qui ne peuvent pas profiter des réseaux ferroviaires existants pour atteindre le cœur des agglomérations, ne séduisent guère à l’export pour le moment.

La vente de la technologie de la grande vitesse (infrastructure et matériel roulant) représente un enjeu industriel important : elle soutient un secteur animé par de grands groupes industriels, souvent des « champions » nationaux, les grappes industrielles que ces entreprises de pointe structurent, et permet de poursuite la recherche et développement dans ce marché à forte valeur ajoutée. Les retombées industrielles sont donc conséquentes. Au-delà de ces aspects économiques, se trouve l’enjeu des normes de transport, car le choix d’un fournisseur pour la construction d’une LGV[5] et des systèmes de contrôle et de signalisation, ainsi que la fourniture de rames, oriente en partie les choix pour de futurs achats (renouvellement du parc roulant ou extension du réseau), l’interopérabilité entre matériels de constructeurs différents n’étant pas toujours facile à mettre en œuvre. Enfin, l’ampleur financière et la durée de tels contrats renforcent les liens entre les pays fournisseurs et le pays client : il y a une dimension de pouvoir d’influence à travers la vente de systèmes TGV, prestige industriel et coopération économique escomptée notamment. On mesure donc pourquoi les États soutiennent leurs champions ferroviaires dans leur quête de débouchés à l’exportation.

Fig. 2. Le Shinkansen 700, Tokyo, 2019.

On peut observer l’attention donnée à la réduction de la friction aérodynamique (face avant profilée, carénage de la base du pantographe en toiture) et le gabarit généreux des rames, les Shinkansen n’étant pas limités par le gabarit du réseau classique sur lequel ils ne peuvent pas circuler.

Cliché : Dana Le Roy

Fig. 3. Le Shinkansen 700 à Tokyo, 2023

Cliché Sam Dwyer, Rail Pictures, https://www.railpictures.net/photo/826078/

  1. Un activisme commercial chinois qui permet de remporter plusieurs contrats

Fort de son rôle de modèle économique en Asie, le Japon s’est beaucoup investi dans la construction d’infrastructures de transport ou de télécommunication dans des pays clients, avec comme levier financier des fonds libérés par la Banque Asiatique de Développement et l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) (Bhagawati, 2016). Malgré la crise économique et financière des années 1990, ces appuis financiers en faveur des grands contrats d’infrastructures sont demeurés l’une des priorités du gouvernement japonais à l’étranger (Hong, 2018). Cependant, après les débuts du réseau de LGV en 2008, la Chine, qui a notamment acheté la technologie du Shinkansen japonais en 2004 et allemande de Siemens en 2005, est rapidement devenue un acteur majeur à l’export tout en se dotant du plus grand réseau ferroviaire à grande vitesse au monde, 42 000 km fin 2022 (Preston, 2023) – une décision d’affaires que les entreprises japonaises du secteur Kawasaki Heavy Industries, Mitsubichi Electric et Hitachi, ont amèrement regrettée par la suite (Dickie, 2010).

Fig. 4. Le CRH 380 D, Shanghai, 2016.

Cliché : https://www.railpictures.net/photo/617746/

De plus, tout en devenant la deuxième économie mondiale en 2010, la Chine a remis en question la position dominante du Japon dans le marché des infrastructures en Asie (Meyer, 2011 ; Babin, 2018), à travers un activisme commercial entamé au tournant du 21e siècle et accéléré avec le lancement des Nouvelles routes de la soie en 2013. Elle participe aujourd’hui activement à la construction et au financement de nouveaux équipements permettant de développer le transport dans cette région à l’aide de nouvelles routes, ports, chemins de fer et aéroports (Lasserre, Mottet et Courmont, 2019).

Ainsi, dès 2003, des entreprises chinoises ont obtenu des contrats dans le domaine des travaux publics pour la construction de lignes LGV, en Turquie (Ankara – Istanbul), puis en Arabie Saoudite en partenariat avec la française Bouygues (Médine – La Mecque, 2008), puis en Iran (Téhéran-Qom-Ispahan, 2011). La compétitivité des entreprises chinoises en termes de prix a joué pour ces contrats d’infrastructures, lesquels représentent environ 60 à 80% du coût total d’un projet de train à grande vitesse. Les entreprises chinoises de travaux publics ont très rapidement appris et maitrisé la technique du béton précontraint[6] dans les années 1990 pour pouvoir proposer des services à l’export (construction d’ouvrages d’art modernes) sur des marchés très concurrentiels.

Une fois la technologie du matériel roulant maitrisée, des sociétés chinoises ont pu vendre l’ensemble ligne ferroviaire et rames à grande vitesse, tout d’abord au Laos en 2009, puis au Mexique en 2014 (projet annulé en 2018), en 2014/2015 en Russie à la suite de la dégradation des relations entre Moscou et les Occidentaux[7], puis en 2014 en Thaïlande et en 2015 en Indonésie, ces derniers contrats résonnant comme un coup de tonnerre dans le monde ferroviaire (voir tableau 1). Les clients demandent de plus en plus de flexibilité : l’intégration technique et commerciale ne fonctionne pas toujours et, là où les projets donnent lieu à de véritables appels d’offres avec une compétition raisonnablement ouverte, les lots (études, infrastructure, matériel) sont souvent octroyés séparément. Ainsi en Arabie Saoudite, le français Systra a exécuté l’essentiel des études, les partenaires chinois CRCC (China Railway Construction Corporation) et français Bouygues ont construit l’infrastructure et l’Espagnol Talgo a obtenu le marché du matériel roulant. L’obtention en 2010 du marché des rames de la société franco-belgo-britannique Eurostar (rames transmanche) par Siemens avec des rames dérivées des Velaro 320, un marché vu jusqu’alors comme une chasse gardée d’Alstom, a montré à quel point les marchés de la grande vitesse ferroviaire étaient devenus ouverts.

  1. De cuisantes déconvenues japonaises

Le Japon et la Chine étaient en effet concurrents lors de l’appel d’offres pour la construction de la LGV Jakarta-Bandung en Indonésie, contrat que la Chine avait finalement remporté pour ce projet estimé à plus de 5 milliards $ en septembre 2015, alors que le Japon était initialement donné gagnant (Yu, 2017), provoquant un retentissement considérable. Cette ligne à grande vitesse fait partie intégrante du plan de la Chine pour la construction du réseau ferroviaire pan-asiatique (PARN) qui traverserait plusieurs pays d’Asie du Sud-Est via différentes routes reliant Kunming (Chine) à Singapour (Yu, 2017 ; Chan, 2018 ; Babin, 2018), et qui structurerait le corridor Chine-Indochine dans le cadre du programme des nouvelles routes de la soie. Un réel activisme chinois a été déployé afin de remporter un important contrat illustrant la détermination de Pékin à déployer son programme des Nouvelles routes de la soie et à affirmer la capacité industrielle de la Chine. À l’inverse, l’offre japonaise pour ce projet ferroviaire Jakarta-Bandung a mis en évidence la faiblesse du Japon dans la promotion des exportations de trains à grande vitesse à l’étranger, faute sans doute d’avoir pris la mesure de l’ambition et de la détermination chinoises.

L’Agence de coopération internationale du Japon (JICA) avait inclus le projet dans son plan d’aide au développement à l’étranger et avait accepté en principe de financer 75 % du coût total du projet à un taux d’intérêt de 0,1 % sur 40 ans et une période de grâce de 11 ans, à condition que le gouvernement hôte fournisse une garantie de remboursement du prêt. Jakarta se montrait réticent à assumer la responsabilité financière. La Banque de Développement de Chine a proposé deux tranches de prêts avec une échéance de 40 ans et une période de grâce de 10 ans, et une tranche libellée en USD d’une valeur de 2,3805 milliards de dollars à 2% d’intérêt, et une tranche libellée en RMB d’une valeur de 1,587 milliard de dollars à 3,46% d’intérêt (AidData, 2017). Le montage financier proposé par le Japon prévoyait une garantie souveraine du gouvernement indonésien ; la responsabilité du gouvernement indonésien dans le rachat du foncier ; et pas de transfert de technologie ; alors que le montage financier chinois proposait l’exact contraire (Nurcholis, 2022), ce qui explique que, malgré des conditions de prêt plus avantageuses, Jakarta ait finalement opté pour le projet chinois, qui présentait nettement moins de responsabilité financière et opératoire.

Tableau 1. Contrats ou possibilités de contrats ferroviaires à grande vitesse pour des entreprises chinoises.

Montants en milliards USD

Sources : compilation de l’auteur d’après la presse professionnelle.

LGV : ligne à grande vitesse

CAF : Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles

CRCC : China Railway Construction Corporation

CRRC : China Railway Rolling Stock Corporation

CREC : China Railway Engineering Corporation

CRDC : China Railway Design Corporation

FS : Ferrovie dello Stato

Au Laos, le contrat de construction de la voie ferrée Boten (Yunnan) – Vientiane avait été octroyé en 2009 à la Chine et la ligne inaugurée en 2021. Le Laos a souscrit d’importants emprunts (1,52 milliards $ US) auprès des banques chinoises ExIm Bank et China Development Bank pour ce projet. En revanche, aucune information n’est disponible sur 60 % du montage financier (3,62 milliards $ US), qui seraient apportés par des banques chinoises, en échange d’une participation importante dans la Laos-China Railway Company Limited, une coentreprise sino-laotienne gestionnaire du tronçon laotien (Mottet, 2019). Présentée comme une ligne à grande vitesse par la Chine, cette voie nouvelle, si elle offre un service nettement plus rapide que la plupart des liaisons ferroviaires en Asie du Sud-Est et permet d’améliorer considérablement les temps de transport dans ce pays enclavé et aux infrastructures de transport très insuffisantes, ne rencontre cependant pas les critères révisés de l’Union Internationale des Chemins de fer (UIC), selon lesquelles la grande vitesse ferroviaire est supérieure à 250 km/h[8]. De nombreuses lignes classiques en Europe fonctionnent à 160 km/h. De plus, à voie unique et faisant circuler des convois de fret à 120 km/h, la ligne ne pourra pas offrir un service cadencé à haute fréquence.

En 2014 le gouvernement thaïlandais a indiqué qu’il souhaitait octroyer la construction de la ligne Bangkok – Nakhon Ratchasima à des entreprises chinoises, puis en 2016 la construction de la ligne Bangkok – Chiang Mai à des sociétés japonaises. Dans le montage de ce projet, Tokyo souhaitait contribuer à travers des prêts à taux préférentiels, alors que la Thaïlande voulait un investissement commun afin de réduire son risque commercial. Estimant justement la rentabilité de cet investissement plutôt faible, le Japon a refusé d’investir conjointement avec la Thaïlande dans le projet qui, compte tenu des paramètres définis par Bangkok, ne lui semblait pas réalisable, ce qui a abouti à la suspension du projet en février 2018 (Chachavalpongpun, 2018 ; The Straight Times 2018). Des pourparlers ont repris en 2023 entre Thaïlande et Japon (Bangkok Post, 2023).

Convenu dans le cadre de l’accord de 2014, le prolongement de la ligne Nord-Est au-delà de Nakhon Ratchasima vers le Laos a été confirmé en 2021 et octroyé à des entreprises chinoises. Il ne semble pas que le projet comprenne de prise de participation ou d’investissement chinois, mais un montage en BOT (Build – Operate – Transfert) sur 3 ans dans une structure qui a été renégociée en 2016 pour exclure toute prise de participation chinoise (Jikkham, 2015 ; Lertpusit, 2023). Des doutes pèsent cependant sur la rentabilité du projet de LGV Bangkok-Kuala Lumpur (Azman et Mardiah, 2022), même si le gouvernement thaïlandais a décidé d’aller de l’avant avec le premier tronçon Bangkok- Hua Hin, pour un coût estimé de 4,4 milliards $. Compte tenu de l’obtention de deux contrats par des entreprises chinoises et du refus du Japon d’aller de l’avant selon la formule de co-investissement demandée par Bangkok, il est vraisemblable que la Chine serait bien placée pour obtenir le contrat.

Dans le cadre de l’appel d’offres du TGV Kuala Lumpur-Singapour, le gouvernement japonais s’était engagé à soutenir un consortium d’entreprises japonaises à l’aide d’un fonds mixte privé/public (Keidanren, 2016). L’offre japonaise comprenait un transfert total de technologie et le développement de fournisseurs locaux au profit des entreprises malaisiennes et singapouriennes, y compris pour les petites et moyennes entreprises locales (Pavlicevic, 2017). C’est finalement l’offre chinoise qui a été retenue, mais le projet a subi les soubresauts de la politique intérieure malaisienne : annulé en mai 2018 à la suite du retour au pouvoir du Premier ministre Mahathir, le projet, sous une forme remaniée, a été relancé en septembre 2018, pour être à nouveau annulé par le gouvernement malaisien le 1er janvier 2021. Singapour et Kuala Lumpur ont cependant convenu en mars 2022 de reprendre des études de faisabilité pour un train à grande vitesse, mais l’avenir du projet demeure incertain.

En 2014, le gouvernement du Bangladesh a initié une étude de faisabilité pour une LGV de Dacca à Chittagong. Le coût très élevé du projet (estimation à près de 11,4 milliards $ pour un pays pauvre et déjà endetté) explique les hésitations du gouvernement, alors que Pékin presse Dacca de signer une entente rapidement (Adhikary, 2022).

  1. Des ajustements japonais : outils de financement et image de qualité

3.1. Se doter de leviers financiers plus efficaces

À la suite de ces échecs, le gouvernement japonais a rapidement réajusté ses politiques afin de renforcer sa compétitivité dans l’exportation d’infrastructures à l’étranger avec le PQI (Yu, 2017, Pavlicevic et Kartz, 2017 ; Hong, 2018). Depuis qu’il est devenu Premier ministre pour la deuxième fois en 2012, Shinzo Abe a donné à plusieurs reprises aux compagnies d’infrastructures japonaises l’assurance que le gouvernement japonais fournirait un soutien politique et financier à leurs efforts de recherches d’exportations (Pavlicevic et Kartz 2017 ; Sano, 2018 ; Hong, 2018). Les exportations de produits ferroviaires et les technologiques annexes apparaissent comme un élément clef du programme politique et économique de l’administration Abe (Abenomics) pour « créer de nouvelles frontières de croissances » et stimuler une économie japonaise stagnante, affectée par la baisse de la consommation intérieure et le vieillissement de sa population (Basu, 2016 ; Yu, 2017 ; Pavlicevic, 2017).

Dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, vaste programme de coopération économique promu par la Chine, et qui ne se limite pas au domaine des transports (Courmont et al, 2023), la Chine a mis sur pied des leviers de financement pour les pays partenaires, le Fonds des Routes de la Soie (Silk Road Fund), la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (BAII) et des facilités à travers ses banques d’affaires, ExIm Bank et China Development Bank (Callaghan et Hubbard, 2016 ; Bloomberg, 2022).

Afin de maintenir sa compétitivité sur le marché des infrastructures, qui implique souvent de complexes montages financiers au vu des sommes importantes engagées, le Japon a dû s’adapter même si souvent son offre financière était moins chère que l’offre chinoise. Avec le lancement de la Belt and Road Initiative, une concurrence feutrée a émergé, concurrence renforcée par la promotion par le Japon du concept d’« Indo-Pacifique libre et ouvert », régionyme fédérant les puissances maritimes des océans Pacifique et Indien, et implicitement désireux de limiter l’influence grandissante de la Chine (Milhiet, 2022 ; Saint-Mézard, 2022). Le Japon a dès lors développé le concept de Partenariat pour des Infrastructures de Qualité (PQI) afin de soutenir les efforts de recherche d’exportation des entreprises japonaises (Pavlicevic et Kratz, 2017 ; Yu, 2017). Le PQI vise à accélérer le financement de projets grâce au fonds de l’Agence japonaise de coopération internationale, de la Banque Asiatique de Développement, de la Banque japonaise pour la coopération internationale (JBIC), et de la Japan Overseas Infrastructure Investment Corporation for Transport and Urban Development (JOIN) (Bhagawati, 2016). Dans cette optique, ces institutions sont encouragées à entreprendre des projets en prenant « des risques supplémentaires en s’exemptant de l’exigence d’assurer la certitude du remboursement pour chaque projet, tout en maintenant le principe d’assurer des revenus suffisants pour couvrir ses dépenses dans leur ensemble » (MOFA, 2015), donc à accepter davantage de risques pour faire aboutir les montages de projets. Ces mesures devraient permettre d’accélérer les procédures officielles pour les prêts d’aides publiques au développement du Japon liés au PQI (Hong, 2018).

Ce PQI a été lancé avec un budget de 110 milliards de dollars, soit un montant symboliquement légèrement supérieur à la capitalisation initiale de la BAII dont la Chine est le premier actionnaire (Mardell, 2017 ; Yu, 2017 ; Pavlicevic et Kratz, 2017 ; Combal-Weiss, 2018). Ce fonds est aujourd’hui d’environ 200 milliards de dollars, il est prévu pour financer des projets d’infrastructures à travers le monde, extraction de ressources naturelles, production et transport d’énergie, télécommunications, transport. Parmi les mesures prévues dans le cadre du Partenariat pour les infrastructures de qualité figure une augmentation de 50% des capacités de prêts de la Banque asiatique de développement dont le Japon est l’actionnaire principal, et une augmentation à hauteur de 25% des prêts japonais APD[9] pour les infrastructures en Asie (Ministère de l’Économie et des Finances, 2017). Cette instrumentalisation des outils financiers à des fins de promotion des ventes stratégiques de l’État n’est pas propre à la concurrence entre Chine et Japon : on l’observe chez de nombreux grands exportateurs. Elle a cependant alimenté un débat sur la rivalité qui se serait également développée entre la BAII, banque de développement multinationale mais créée par la Chine dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, et la Banque Asiatique de Développement (Wang, 2022).

3.2. Un financement plus généreux?

Dans la même veine, Tokyo fait valoir que son offre de financement est moins chère grâce à des taux d’intérêt plus bas, et plus transparent. Il est difficile de connaitre exactement les taux pratiqués par les banques chinoises ou le Fonds des routes de la soie, car ces institutions ne dévoilent pas toujours les paramètres des prêts (taux, période de remboursement, garanties) consentis pour les montages financiers des grands projets d’infrastructure. La Chine, dans son argumentaire de vente, a su faire preuve de réactivité et de sens des affaires, qui lui ont notamment permis de décrocher le contrat de train à grande vitesse indonésien face à une offre japonaise trop sûre d’elle-même et peu réactive (Tiezzi, 2015 ; Nurcholis, 2022). Les entreprises chinoises soulignent aussi leurs coûts plus bas et leurs délais de livraison plus courts. Pékin fait également valoir son souci de traiter avec tous les partenaires potentiels, y compris les pays pauvres souvent négligés par les Occidentaux ou le Japon du fait de leur faible solvabilité (Owino, 2022) – au risque d’alimenter les critiques lui reprochant de favoriser le surendettement desdits partenaires. Le Japon met davantage l’accent, outre la qualité de ses produits, sur le souci de ne pas pousser pour des projets inefficaces et peu adaptés, sur la transparence des montages financiers (critères du Club de Paris) et sur des taux concessionnels plus faibles que la plupart des autres bailleurs de fonds (Ritchie, 2022). Ainsi, le taux d’intérêt conclu pour le montage financier du TGV Ahmedabad – Mumbai en Inde est-il de 0,1% (The Economic Times, 2018), contre 2,3% pour les 465 millions $ empruntés par le Laos auprès de la Banque d’importexport de Chine (Eximbank) (Mottet, 2019). Aux Philippines, la Chine demandait plus de 3% d’intérêt pour un prêt destiné à financer le projet ferroviaire de Mindanao (Elemia et Maitem, 2022)[10].

Dans le cadre de la BRI, la Chine investit certes, mais pas de façon prépondérante, contrairement à une idée tenace répandue dans les médias (Courmont et al, 2023) : elle procède souvent à travers des prêts peu concessionnels et donc avec le levier de l’endettement des pays partenaires. De 2013 à 2021, les prêts octroyés par les banques d’affaires d’État chinoises ont été multipliés par cinq, et la proportion entre prêts et dons se situe autour de 31 pour 1. Il est difficile, par manque de transparence, de connaitre les paramètres des prêts consentis aux pays en développement. Ces prêts, parfois qualifiés de prêts à taux concessionnels, sont certes sous les taux du marché mais demeurent coûteux puisqu’ils gravitent entre 2 et 3% (Zhang, 2018). Un prêt typique de banques d’affaires chinoises repose sur un taux d’intérêt de 4,2 % en moyenne et une période de remboursement de moins de 10 ans. En comparaison, un prêt typique d’un prêteur du Comité d’Aide au Développement de l’OCDE comme l’Allemagne, la France ou le Japon est assorti d’un taux d’intérêt de 1,1 % et d’une période de remboursement de 28 ans (Wooley, 2021). Une autre source parle d’un taux moyen de 4,14% et d’une période de remboursement de 16,6 ans pour les prêts chinois, contre 2,1% et 17,9 ans pour les prêts de la Banque mondiale (Morris et al, 2020).

Tokyo reste par ailleurs le principal pourvoyeur d’aide aux infrastructures dans des pays comme le Vietnam, les Philippines et l’Inde (Pajon, 2020).

3.3. Marteler l’image de la qualité et de la durabilité

Par ailleurs, Tokyo, comme argument de vente, comparait la haute qualité des exportations d’infrastructures japonaises aux problèmes de qualité et de fiabilité perçus des produits « Made in China » (Hong, 2018). Le Japon vante notamment l’expertise technologique de son célèbre système de trains à grande vitesse, le Shinkansen. Ce train a fonctionné pendant près de 60 ans sans aucun accident mortel, ce qui illustrerait l’excellence du système TGV japonais (Pavlicevic et Kratz, 2017). Certains médias ont d’ailleurs opposé ce fait au système chinois en prenant l’exemple de l’accident près de Wenzhou en 2011 avec la collision de deux trains à grande vitesse (Shepard, 2017). La perception de la qualité et de la fiabilité des infrastructures et équipements japonais serait positive en Asie (Chandran, 2019 ; Sharma, 2022) ; à l’opposé, la qualité des infrastructures construites en Chine a souvent été remise en question par certains pays de la région, avec par exemple l’Indonésie (Yu, 2017) mais ailleurs dans le monde aussi (ThePrint, 2022 ; Dube et Steinhauser, 2023) et un faible souci de l’adaptation des projets aux besoins locaux réels (Ng, 2019). Selon le gouvernement japonais, c’est la qualité, laquelle inclut l’adaptation du produit aux besoins réels des populations locales, plutôt que la quantité des investissements qui distingue le PQI, de même que son engagement en faveur de la durabilité environnementale et financière (Dadabaev, 2018). De fait, le Japon s’est engagé dans de nombreux projets de rénovation ferroviaire, proposant aux pays partenaires non pas forcément de grands projets de nouvelles infrastructures à grande vitesse dont l’écartement standard (1,435 m) les coupe souvent des réseaux locaux, métrique en Asie du Sud-est ; large en ex-URSS (1,52 m ; très large dans le sous-continent indien (1,67 m), mais plutôt des modernisations des réseaux existants, travaux moins médiatiques mais aussi moins onéreux et permettant des offres de service plus abordables pour les populations locales (Wu, 2019). Le projet de liaison Jakarta-Surabaya en était une illustration. La Chine œuvre aussi sur ce marché de la rénovation ferroviaire, notamment en Iran (Kashmir Observer, 2018, Financial Tribune, 2018) mais semble préférer l’image de modernité et de puissance que connotent les contrats de TGV.

Cet accent mis par Tokyo sur ces aspects de transparence et de qualité semble être une critique implicite contre la BRI de la Chine, à qui on a reproché d’avoir favorisé l’endettement de pays partenaires à travers des « pièges de la dette »[11], d’avoir livré des infrastructures de piètre qualité, et d’avoir financé de grands projets qui ont peu profité aux populations locales, comme le port de Hambantota et l’aéroport Mattala Rajapaksa au Sri Lanka, ou le train Addis Abeba-Djibouti en Éthiopie. Pour sa part, le Japon cite à son actif le port de Mombasa au Kenya, la ligne ferroviaire à grande vitesse Mumbai-Ahmedabad en Inde et le projet de réseau numérique en Tanzanie comme trois exemples de projets d’infrastructure de qualité (Duggan, 2018). C’est en partie pour répondre à ces critiques que la Chine a nettement resserré ses prêts internationaux (Chakrabarty, 2022; Deng, 2022).

Ainsi, en Indonésie, face aux coûts élevés du projet de LGV Bandung-Surabaya, le Japon a préféré plaider en faveur d’une solution alternative, la modernisation de la ligne Jakarta-Surabaya pour faire passer la vitesse commerciale de 80 à entre 145 et 190 km/h (semi haute vitesse) (Suzuki, 2019 ; Citrinot, 2021). Cette contre-proposition, validée par Jakarta à travers une annonce publique en 2016 (VOA, 2016) puis un accord avec Tokyo en 2019, pourrait être menée à bien en parallèle au prolongement de la LGV de Bandung à Surabaya avec la Chine comme partenaire (Business Today, 2022 ; The Star, 2022 ; Nirmala, 2021 ; Jakarta Post, 2022).

En établissant le programme PQI, en renforçant sa compétitivité financière à l’exportation pour les produits d’infrastructures et en renforçant l’idée de projets de qualité et plus adaptés aux besoins locaux, le Japon s’est efforcé de bonifier sa capacité à concurrencer la Chine dans le financement et la construction d’infrastructures ferroviaires (Babin, 2018).

Sur le fond, l’importance des conditions financières des projets dans l’attribution des marchés à grande vitesse montre que la technologie a mûri et n’est plus un élément disruptif comme il pouvait l’être de 1960 à 1995 (marchés à l’export des lignes Madrid-Séville et Séoul-Busan attribués à la France). Entre les compétiteurs qui s’appuient sur les technologies françaises, allemandes et japonaises et les nouveaux entrants (Espagne, Suisse[12]), le niveau technologique est devenu à peu près équivalent et les différences jouent à la marge sur la fiabilité notamment. De même, de nombreux acteurs maîtrisent maintenant la technique de construction des infrastructures ferroviaires[13]. Entre concurrents de niveaux technologiques similaires, c’est donc largement sur les questions des montages financiers, des retombées économiques et des choix politiques que se décident les octrois de contrats.

  1. Le Japon toujours dans la course

 4.1. Le Japon remporte encore des succès à l’export

De fait, après le choc de la perte des marchés indonésien et malaisien, le Japon n’a pas dit son dernier mot et s’efforce de demeurer compétitif, en valorisant ses atouts sans chercher à concurrencer la Chine sur le créneau des atouts de celle-ci – les bas coûts. Après avoir obtenu le marché taiwanais en 1998, le Japon s’efforce de sécuriser celui du renouvellement des rames – même si des désaccords ont perduré sur le coût du matériel proposé avant l’entente de principe en mars 2023 (Ryugen, 2023). C’est a priori avec le Japon que le Vietnam voudrait traiter pour ses projets de LGV – la principale difficulté résidant ici dans les coûts d’infrastructure très élevés de tels projets compte tenu de la configuration du terrain. Hanoi a réaffirmé récemment son option pour une coopération avec le Japon pour ce grand projet de 1 545 km (Nikkei Asia, 2023). Aux États-Unis, le contrat d’achat des rames pour le TGV Dallas-Houston a été accordé à Hitachi et Kawasaki en 2017. Au Royaume-Uni, c’est un partenariat Alstom-Hitachi qui a obtenu le contrat de fourniture des rames TGV en 2021. En Thaïlande, le gouvernement s’efforce manifestement de conserver le Japon dans la course en reprenant des pourparlers avec le Japon, et en apportant des modifications au projet, notamment la réduction de la vitesse à 200 km/h, ce qui réduirait considérablement les coûts[14] (Clark, 2023).

Tableau 2. Contrats ou possibilités de contrat ferroviaires à grande vitesse pour des entreprises japonaises.

Montants en milliards USD.

Sources : compilation de l’auteur d’après la presse professionnelle.

4.2. L’énorme marché indien : savoir cultiver la coopération avec New Dehli

Le Japon a par ailleurs obtenu un premier contrat de train à grande vitesse sur le marché indien, la liaison entre Mumbai et Ahmedabad, un énorme marché puisque les chemins de fer indiens prévoient, d’ici 2051, la construction de plus 4 760 km de LGV (Ministry of Railways, 2020). L’obtention de ce premier contrat et les relations tendues entre l’Inde et la Chine favoriseront sans doute l’octroi de nouveaux contrats pour des entreprises japonaises. A cette prévision, deux bémols : la politique indienne repose sur l’indépendance nationale et le refus de tout rapprochement excessif avec un autre État ; par ailleurs, le projet de TGV Inde-Japon approuvé en 2015 prévoit la cession de licences de production de rames en Inde, ce qui permettrait à l’Inde de produire elle-même des trains à grande vitesse sur le marché domestique voire à l’export, comme l’ont fait la Corée du Sud (technologie française), la Chine (technologies japonaise et allemande) ou l’Espagne (technologie en partie française). Des négociations sont encore en cours sur le calendrier et le contenu des transferts de technologie : Tokyo, échaudé par les conséquences du transfert hâtif de technologies en Chine en 2007, souhaiterait se voir garantir l’octroi de la construction de plusieurs corridors ferroviaires avant tout transfert majeur sur la technologie du matériel roulant (Dasgupta, Jain, Obayashi, 2018). De fait, il n’est pas clair si les transferts de technologie planifiés à ce jour porteront sur la technologie du matériel roulant, de forte valeur ajoutée; un récent communiqué de l’Agence de coopération japonaise parlant plutôt de transferts de savoir-faire en ingénierie de LGV et de gares (JICA, 2022).

Figure 5. Plan de développement des lignes à grande vitesse en Inde.

Source : Ministry of Railways (2020) ; High Speed Rail Alliance (2021).

Conclusion

Les trains à grande vitesse sont des symboles politiques forts tout autant que des enjeux industriels majeurs. Associés aux yeux des gouvernements comme des populations, à la puissance économique, à la modernité technologique, ils impliquent aussi des contrats de plusieurs milliards de $, de grands chantiers de travaux publics générateurs d’emplois, et d’importants débouchés pour de grands groupes industriels. On prend dès lors la mesure des enjeux diplomatiques que peut revêtir l’obtention des contrats à l’exportation pour les pays détenteurs de la technologie.

En Asie, le Japon, pionnier en matière de grande vitesse ferroviaire, avait une position incontestée mais n’a pendant longtemps guère exporté son savoir-faire. Les entreprises japonaises perdent le contrat en Corée du Sud en 1994 au profit des Français, mais remportent les marchés taiwanais (1998) puis chinois (2004). Si la concurrence coréenne se fait encore modérée (contrat de conception avec KNR au Maroc en 2022), en revanche les entreprises chinoises ont rapidement adapté les technologies japonaise et allemande ont remporté de nombreux contrats, d’abord en travaux publics de construction des voies, puis de fourniture de rames TGV. L’échec du projet japonais en Indonésie en 2015, dans un contexte de forte promotion chinoise des nouvelles routes de la soie, a résonné comme un coup de tonnerre à Tokyo.

Face à la concurrence chinoise dans un marché où la technologie prédomine beaucoup moins dans les choix qu’auparavant, le Japon s’efforce de s’adapter, en bonifiant son offre financière, en soulignant son souci de proposer des projets adaptés aux besoins locaux réels. Des entreprises japonaises ont remporté plusieurs contrats récemment, dont une première ligne dans le grand marché indien. Il reste à voir si le Japon saura gérer les fortes attentes indiennes en matière de transfert de technologie et s’il saura profiter d’un relatif désenchantement face aux pratiques commerciales chinoises.

Frédéric Lasserre

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[1] Note liminaire : on rappelle ici la distinction entre le train à grande vitesse, nom commun issu du développement par la SNCF du TGV dans les années 1970 et 1980, et le sigle « TGV ».  Le sigle est passé dans le vocabulaire courant pour désigner tous les types de trains à grande vitesse, alors que « TGV » est au sens propre une marque déposée par la SNCF en 2012 pour éviter les abus de langage comme « le TGV japonais » fréquemment lus dans la presse, et qui s’utilise sans article défini comme dans «Voyagez avec TGV ». Cela dit, le niveau d’appropriation du sigle « TGV » dans le langage courant est tel que la distinction, dans la pratique, est souvent vouée à l’échec.

[2] La rétro-ingénierie, ou ingénierie inversée, est l’activité qui consiste à étudier un objet manufacturé pour en déterminer le fonctionnement interne, la méthode de fabrication, dans l’optique de le modifier ou de le copier.

[3] Il a été dit à l’époque que le risque de rétro-ingénierie était la raison principale pour laquelle Alstom s’est désengagé de la compétition pour vendre le TGV en Chine. La suite lui a donné raison.

[4] Les réseaux européens, en particulier la France et l’Espagne ont envisagé dans les années 2000 une vitesse commerciale de 360 km/h permise par les nouveaux matériels et les voies les plus récentes, mais ont renoncé au vu des coûts énergétiques élevés (de l’ordre de 40% de plus par rapport à 320 km/h) au regard du faible gain de temps (2 minutes aux 100 km).

[5] Ligne à Grande Vitesse. Un train ne peut circuler à grande vitesse que sur une infrastructure adaptée (courbes, pentes, ballast, tolérances du profil de voie, caténaire, installations électriques) et dotée d’une signalisation spécifique (signalisation en cabine) dont les coûts sont beaucoup plus importants (environ 20 millions d’euros au km en plaine) que ceux d’une ligne dite « classique ».

[6] Le béton précontraint est un matériau de construction composite dans lequel ont été préalablement introduites des tensions opposées à celles qu’il devra subir une fois mis en œuvre. Cette technique vise à améliorer la résistance du béton et permet donc de produire un matériau de construction plus résistant, ce qui permet aussi de simplifier les contraintes de construction pour assurer la solidité et la fiabilité d’une structure en l’allégeant considérablement par rapport à la technique traditionnelle du béton armé.

[7] Le train à grande vitesse russe Moscou-St Pétersbourg (Sapsan) est de technologie Siemens (Velaro 320) et des pourparlers avaient débuté entre Berlin et Moscou jusqu’en 2014.

[8] Jusqu’aux années 2000, l’UIC considérait que la grande vitesse commençait au-dessus de 160 km/h, permettant par exemple à l’Intercity 125 britannique d’être considéré comme de la grande vitesse à 200 km/h. On trouve aujourd’hui parfois dans la littérature l’appellation de « semi grande vitesse » entre 160 et 200 km/h.

[9] APD : Aide Publique au Développement (en anglais ODA : Official Development Assistance), fonds destinés à l’aide au développement mesurés par le Comité d’Aide au Développement de l’OCDE. Les crédits à l’export et les prêts non concessionnels ne sont pas considérés comme de l’aide publique au développement.

[10] Il s’agit de la construction d’une ligne classique circulaire sur l’île de Mindanao. La première phase comprend 105 km.

[11] Dont le caractère délibéré est contesté : voir Pairault (2022)  et Bazile et al (2022). Plus vraisemblablement, ces surendettements, bien réels, sont imputables à des erreurs de gestion des pays partenaires et à une trop grande libéralité dans l’octroi des prêts de la part des banques chinoises (Yoshimatsu, 2021).

[12] Les CFF, lassés des dysfonctionnements chroniques des ETR 570 et ETR 610 sur les liaisons avec l’Italie, ont commandé au constructeur suisse Stadler Rail les rames RABe 501 « Giruno » pendulaires et aptes à 250 km/h notamment dans le tunnel de base du Gothard. Stadler est donc devenu un nouvel entrant dans le domaine de la grande vitesse ferroviaire.

[13] L’époque où des entreprises françaises avaient dû reconstruire entièrement des segments entiers de la LGV Séoul-Busan pour cause de non-respect des normes élémentaires par les grandes entreprises coréennes, est bel et bien terminée.

[14] Il ne s’agirait plus alors techniquement d’une LGV mais d’une ligne classique  améliorée similaire au corridor New-York – Washington où les rames Acela construites par Alstom et Bombardier circulent jusqu’à 240 km/h sur certaines sections.

La sécurité économique du Japon : la gestion de la vulnérabilité dans l’interdépendance sino-japonaise

Regards géopolitiques v9n3, 2023

 

Éric Boulanger

[boulanger.eric@uqam.ca]

Éric Boulanger est chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est directeur adjoint du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Ses recherches portent sur la politique intérieure et étrangère du Japon et l’économie politique asiatique.

Résumé : La mise en place d’une nouvelle politique publique en matière de sécurité économique par le gouvernement du Japon en 2022 est un facteur stratégique de la politique commerciale de ce pays, mais elle apparaît construite sur mesure pour gérer les nouveaux défis de l’interdépendance économique entre le Japon et Chine dans le contexte de la crise de l’ordre international libéral.

Mots clés : Japon, sécurité économique, Chine, politique commerciale

Abstract: The establishment of a new public policy on economic security by the Government of Japan in 2022 is a strategic factor in this country’s trade policy, but it appears tailor-made to manage the new challenges of Japan-China economic interdependence in the context of the crisis of the liberal international order.

Keywords: Japan, economic security, China, trade policy

Introduction

En mai 2022 le parlement japonais approuvait la Loi sur la promotion de la sécurité économique. Elle est le résultat d’un effort entrepris à partir de 2016 pour développer une stratégie nationale de sécurisation de la prospérité économique nationale. Cela n’est pas nouveau ; le Japon détient une longue tradition d’envisager ses rapports avec le reste du monde en termes de sécurité économique dans une perspective néo-mercantiliste. Le concept de sécurité économique, du moins dans cette dernière perspective, a été abandonné avec le virage libre-échangiste du Japon au début du XXIe siècle à la faveur d’une gestion du risque par le biais du multilatéralisme, des accords commerciaux et d’une politique d’ouverture de l’économie nationale à la concurrence étrangère (Boulanger, 2011). Ce retour à une conceptualisation sécuritaire des rapports économiques internationaux est une brèche dans la politique commerciale libre-échangiste axée sur la gestion du risque, et ce, même si cette loi est « rédigée dans le langage du commerce » (Goto, 2022 : 229). Une hausse du protectionnisme et de la discrimination commerciale est inévitable si Tokyo veut effectivement se protéger d’actes de « coercition » de la part de pays étrangers. C’est également une certaine désillusion à l’égard, premièrement, de la mondialisation et de l’interdépendance et, deuxièmement, de son projet de fonder sa prospérité sur une intégration toujours plus étroite à l’Asie, dans une division régionale du travail fort compétitive et étroitement intégrée et institutionnalisée. Le comportement « assertif » de la Chine dans plusieurs facettes de ses relations extérieures fait obstacle à ce processus d’institutionnalisation et les tribulations néo-mercantilistes de l’administration Trump dont la guerre commerciale sino-américaine ont été les deux principaux facteurs qui expliquent ce retour à une politique de sécurité économique. D’ailleurs, la nouvelle stratégie de sécurité nationale du Japon de janvier 2023 se présente comme un pendant politique et militaire de la nouvelle loi en matière de sécurité économique.

  1. Retour en arrière
    1.1. Sur l’histoire économique du Japon

De l’époque de Meiji jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la sécurité économique était conçue sous l’angle du slogan fukoku kyōhei, (enrichir le pays, renforcer l’armée). Les facteurs d’insécurité étaient liés, à la base, à l’absence en grande quantité de ressources naturelles et énergétiques et aux contingences alimentaires de l’archipel. Ce slogan est également la réponse nipponne aux menaces impérialistes occidentales en Asie depuis la première guerre de l’opium en 1839 et devient le cri de ralliement de l’expansion territoriale de l’Empire japonais en Asie de l’Est. La prospérité industrielle reposait donc sur la conquête de nouveaux territoires comme la Manchourie ou la Corée – le Japon est l’un des rares empires qui installe ses usines loin de la métropole, en territoire conquis, près des ressources naturelles et énergétiques – d’où l’importance stratégique du contrôle des voies régionales de navigation (Barnhart, 1987 ; Nitta, 2002).

Avec la fin de l’occupation américaine en 1952 et l’émergence d’un ordre économique international libéral, la vulnérabilité traditionnelle du Japon à l’égard de ses approvisionnements en ressources naturelles, énergétiques et alimentaires est fortement diminuée en raison de l’ouverture de l’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient au commerce international. Tokyo recentrait alors l’articulation de la sécurité économique dans le cadre de son modèle développementaliste de croissance au sein duquel l’industrialisation se retrouve, comme avant 1945, au cœur de la prospérité et de l’indépendance nationales, non pas à des fins militaires mais essentiellement civiles. Le Japon fixe donc des impératifs en matière de sécurité économique en lien avec la mise en place d’une structure industrielle optimale. Quitte à simplifier, le pays devait produire tout ce qu’il pouvait produire pour dégager un degré relativement élevé d’autonomie économique à l’intérieur des limites structurelles et naturelles de l’archipel (Boulanger, 2000). L’intégration à l’économie internationale était inévitable. Idéalement, les investissements directs étrangers du Japon en Asie du Sud-Est et ailleurs dans le monde pouvaient compléter cette structure industrielle optimale. À partir des années 1970, les exportations sont poursuivies dans une perspective néo-mercantiliste de conquête de parts de marché à l’étranger. Les menaces à la sécurité économique étaient de voir surgir des mesures protectionnistes de ses principaux partenaires commerciaux, dont l’imposition de règles visant à circonscrire son modèle développementaliste, en particulier à partir des années 1980 alors que le néolibéralisme forme les nouvelles bases institutionnelles de la mondialisation, de moins en moins en symbiose avec les propres bases institutionnelles néo-mercantilistes du Japon. Ce dernier sécurise son ouverture commerciale avec des maisons de commerce (sogo shosha) et des conglomérats (keiretsu) qui participent, par leur poids dans les échanges commerciaux et leurs vastes capacités industrielles, à la coordination des politiques industrielle et commerciale avec le gouvernement, notamment avec l’influent ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (mieux connu par son acronyme anglais actuel, METI). La sécurité économique est étroitement gérée au sein du Japon Inc. Au cours des années 1980, le Japon atteint le faîte de sa puissance commerciale, industrielle et financière, portée par des progrès technologiques considérables. On parle alors d’une possible Pax Nipponica tellement la domination économique du Japon apparaît irrépressible (Vogel, 1986).

À la suite de l’éclatement de la bulle financière en 1990, le Japon sombre dans deux décennies de ralentissement économique. Le modèle développementaliste s’avère incompatible avec la mondialisation économique néolibérale, les politiques en faveur de l’intégration régionale en Europe et dans les Amériques, l’explosion des investissements directs à l’étranger et la globalisation financière. Plusieurs en appellent à une troisième ouverture du Japon, notamment à la concurrence étrangère afin de « nettoyer » son économie de ses larges oligopoles dans les services (les services financiers, la vente au détail, etc.), ou la construction, des secteurs souvent peu productifs et fortement endettés (Boulanger, 2015). Les menaces à la sécurité économique pourraient bien surgir de son insularité plutôt que de la concurrence étrangère. Le changement demeure difficile à faire comme en fait foi la déclaration d’Ichiro Ozawa, l’un des politiciens les plus influents des années 1990 et 2000 et un soi-disant « réformiste » du modèle nippon : « le Japon doit changer pour demeurer le même » (The Financial Times, 2008). Les difficultés économiques de plusieurs de ses champions mondiaux dans le secteur de l’électronique, les pressions américaines pour que le Japon élimine ses nombreux obstacles à la concurrence et, enfin, le refus du Japon de participer à la Guerre du Golfe de 1990 font apparaître comme des anachronismes d’une autre époque à la fois son modèle développementaliste et son pacifisme constitutionnel.

Sous l’impulsion de trois gouvernements réformistes, Ryutaro Hashimoto (1996-1998), Junichiro Koizumi (2001-2006) et Shinzo Abe (2002-2007 et 2012-2020), le Japon entreprend une vaste réforme sociétale dont une réforme de l’administration gouvernementale, qui renforce notamment l’autorité du premier ministre, et de la gouvernance et de la régulation économiques invitant les firmes à s’adapter aux impératifs de la mondialisation dans une économie ouverte à la concurrence étrangère. Les politiques néo-mercantilistes sont abandonnées aux bénéfices d’une politique commerciale libre-échangiste qui est devenue la pierre angulaire de la « troisième ouverture » de l’ère moderne du Japon ; la conceptualisation de la sécurité économique de l’époque de la guerre froide laisse donc place à une gestion du risque par le truchement d’accord commerciaux, d’une défense des institutions du multilatéralisme et d’une ouverture à la concurrence étrangère (Boulanger, 2018).

1.2 Multilatéralisme et interdépendance

Le Japon saute dans le train des accords de partenariat économique (de vastes accords commerciaux dont le pilier central demeure un accord le libre-échange) avec les économies de la région visant le renforcement de l’interdépendance asiatique. Il mise sur les réseaux de production et d’approvisionnement mis en place en Asie depuis le milieu des années 1980. Ils sont les bases matérielles d’une nouvelle politique commerciale libre-échangiste dans laquelle Tokyo place l’Asie au cœur de la prospérité économique nationale. Le Japon signe de nombreux accords commerciaux sur une base bilatérale avec plusieurs pays de l’ASEAN et ensuite avec des pays de l’Amérique latine et de l’Europe. Sa nouvelle politique commerciale l’amène ensuite à participer à des accords plus vastes, dont le Partenariat économique global et régional (PERG) de l’ASEAN+5, l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste avec 11 pays de l’Asie-Pacifique et, enfin, avec l’Union européenne.

La gestion du risque pouvait se faire à l’intérieur d’une économie mondiale fortement interdépendante, mais dont les bases institutionnelles pouvaient s’articuler au sein de ces accords et d’organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce. Un exemple de cette gestion du risque : les investissements japonais en Chine ont souvent été faits en prenant en considération, de façon relativement informelle, la règle de la « Chine+1 » selon laquelle un investissement en Chine devait être accompagné d’un investissement similaire ailleurs en Asie, par exemple en Thaïlande ou au Vietnam (METI, 2021). Cette règle est en somme une stratégie de diversification du risque pour au moins trois facteurs : premièrement cette règle visait à contrer les impacts négatifs que pourraient avoir des tensions nationalistes sur la production comme en avril 2005 lorsque des manifestations antijaponaises ont déferlé dans les grandes villes de Chine (Chen Weiss, 2014). Deuxièmement, cette règle visait à affronter des enjeux économiques comme ceux induits par le régime chinois d’investissements et celui du droit de propriété qui ont souvent causé bien des maux aux firmes étrangères, affectant ainsi leur production locale. Enfin, cette règle visait à affronter – indirectement – les risques liés aux catastrophes naturelles (à l’image des inondations en Thaïlande 2017 mettant en périls certaines activités des industries japonaises dans ce pays), lesquelles sont en plus forte hausse en Asie qu’ailleurs dans le monde. Par exemple, il y a aujourd’hui en Asie en moyenne 160 cas de catastrophes naturelles en comparaison à 80 pour l’ensemble des Amériques (METI, 2021 : 82).

Cette gestion du risque se faisait en abstraction des références à la sécurité économique, dans la mesure où, d’une part, il n’y avait pas une menace ciblée par exemple à la pérennité des investissements étrangers japonais ou aux chaînes d’approvisionnement et, d’autre part, le principe de « hot economics, cold politics », à défaut d’une institutionnalisation plus contraignante des rapports sino-japonais (Dreyer, 2014), faisait en sorte que les tensions politiques n’étaient pas un frein à l’expansion des rapports commerciaux. L’instabilité pouvant surgir de ces trois facteurs mentionnés ci-dessus peut être alors confrontée sur une base diplomatique, comme ce fut le cas en 2005 (Chen Weiss, 2014) ou sur la base d’une insertion de la Chine dans des accords commerciaux où les droits de propriété intellectuelle sont protégés selon les règles en vigueur dans les économies avancées. Enfin, la gestion des catastrophes naturelles est un enjeu technique que le Japon défend depuis plusieurs années dans sa politique étrangère et notamment dans ses schèmes de coopération avec les pays de l’Asie du Sud-Est.

  1. La nouvelle politique de sécurité économique

2.1. Une pensée stratégique en évolution

L’élection de Joe Biden à la présidence américaine a favorisé une nette amélioration des relations entre les États-Unis et le Japon et cela n’est pas étranger aux efforts du Japon de mettre en place de nouvelles mesures en matière de sécurité nationale, dont la sécurité économique où la Chine est perçue comme menace. En fait cette déclaration de Biden aurait pu sortir de la bouche du premier ministre Fumio Kishida tant les intérêts de sécurité entre les deux pays convergent : « Nous relèverons directement les défis posés à notre prospérité, notre sécurité et nos valeurs démocratiques par notre concurrent le plus sérieux, la Chine »[1]. Cette convergence d’intérêt se reflète plus spécifiquement dans la Déclaration conjointe du Comité consultatif de politique économique États-Unis-Japon qui confirme leur volonté de renforcer leur sécurité économique dans le cadre d’un « ordre international fondé sur des règles » (Département d’État, 2022). C’est dans un tel contexte que le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique affirmait dans son rapport du 26 novembre 2021 qu’avec la progression de la mondialisation économique « de nouveaux risques pour la sûreté et la sécurité des personnes sont apparus, et il est de plus en plus nécessaire de reconsidérer la politique économique du point de vue de la sécurité ». Ce comité d’experts est assez clair : « il est devenu important de prendre des mesures préventives pour prévenir l’avènement d’actions affectant l’économie et susceptibles de nuire à la sécurité du pays et de sa population » (notre traduction) (Cabinet Office, 2021). Avec la Loi sur la promotion de la sécurité économique, le gouvernement Kishida soulignait sa volonté de développer une stratégie de sécurisation de la prospérité économique nationale faisant partie d’une tendance plus large de repenser la sécurité nationale dans le contexte d’une affirmation de plus en plus forte de la puissance chinoise en Asie, mais aussi ailleurs dans le monde et dans les organisations internationales, souvent en remettant en question les valeurs et principes de l’ordre international libéral.

Il n’est donc pas surprenant de retrouver quelque mois plus tard dans la nouvelle stratégie de sécurité nationale des références à la sécurité économique (ce qui était à peine effleuré dans la stratégie datant de 2013). Pour le gouvernement, des liens fondamentaux se déploient entre sécurité et économie : « Le Japon cherche à atteindre un cercle vertueux de sécurité et de croissance économique, dans lequel la croissance économique favorisera l’amélioration de la sécurité nationale tout en garantissant un environnement de sécurité dans lequel son économie peut croître » (notre traduction) (IISS, 2023).

Cette intégration étroite de la sphère économique à la stratégie de sécurité nationale (où on discute principalement de menaces militaires) est une rupture avec le modèle de l’après-guerre où la sécurité économique proposait une série de moyens pour hausser et pérenniser la prospérité économique en diminuant les menaces à cette dernière. C’est également la reconnaissance que la gestion du risque des années 2000 et 2010 n’offre plus les bénéfices escomptés.

Est-ce un retour au fukoku kyōhei des années 1868 à 1945 ? Il est peu probable. Par contre, comme pour la pratique du fukoku kyōhei, il est évident, lorsqu’on examine les nombreuses exigences en matière de sécurité que la nouvelle loi impose aux entreprises japonaises, qu’un certain degré d’inefficacité est à prévoir, dont une baisse des gains qu’une entreprise peut retirer d’accords de libre-échange si elle n’avait pas à se préoccuper de ces mesures de sécurité. Par exemple, une entreprise devra prendre en considération cette nouvelle législation dans ses choix d’implanter un centre de recherche ou une usine en Chine, s’il est décidé que ces choix peuvent s’avérer être une menace pour la sécurité économique, et ce, même si les coûts de production en Chine sont moins élevés qu’ailleurs (IISS, 2022).

Par contre, l’importance accordée par Tokyo à la coopération et au multilatéralisme pour atteindre ses objectifs en matière de sécurité économique laisse croire que la défense de l’ordre international libéral demeure au cœur de la législation, laquelle s’inscrit dans l’effort des pays occidentaux de non seulement engager la Chine sur les aspects les plus controversés de sa politique économique étrangère, mais de contenir sa puissance, notamment en ce qui a trait à son accès aux technologies les plus avancées. Sanae Takaichi, la ministre d’État pour la sécurité économique, affirmait en août 2022 que « nous n’avons pas de nation spécifique à surveiller », « cependant nous devons garder un œil attentif sur les pays qui pourraient avoir un impact sur notre sécurité économique, y compris la Chine ». Dans la même veine, discutant des chaînes d’approvisionnement, dont l’interruption de plusieurs pendant la pandémie a eu des effets directs sur les entreprises japonaises, elle affirmait qu’il est « extrêmement important de renforcer celles pour les semi-conducteurs. L’amélioration de la collaboration avec des alliés, y compris les États-Unis, sera essentielle » (notre traduction) (Fujioka et Hagiwara, 2022).

La conceptualisation de la sécurité économique est donc liée de près au constat suivant : « certaines nations, ne partageant pas les valeurs universelles, tentent de réviser l’ordre international existant ». Et « certains pays tentent d’étendre leur propre influence en contraignant économiquement d’autres pays par des moyens tels que la restriction d’exportations de ressources minérales, de nourriture et de fournitures industrielles et médicales, ainsi que l’octroi de prêts à d’autres pays tout en ignorant la viabilité de leur dette » (notre traduction) (Cabinet Office 2022). Dans son plus récent Livre bleu sur la diplomatie, le ministère des Affaires étrangères (2002 : 287) réitère sa confiance dans les accords commerciaux et le multilatéralisme, malgré « l’incertitude croissante à l’égard de l’ordre international libéral », mais n’ignore pas les menaces à la sécurité énergétique et alimentaire qui pèsent sur le pays, des menaces qu’il a mis en exergue dans son rapport annuel.

Les principaux enjeux pour la sécurité économique sont l’interruption des chaînes d’approvisionnement, des menaces, comme les cyber-attaques, qui peuvent nuire au bon fonctionnement des entreprises ou à la sécurité des infrastructures. Ces menaces peuvent venir de la Chine, même si elle n’est jamais nommée, ou d’ailleurs. La sécurité économique participe donc à la défense de l’ordre international, sur deux points principaux : faire en sorte que le Japon puisse résister à la coercition de pays malveillants et donc de réduire sa dépendance à l’égard de ceux-ci. Il n’est pas le seul pays à le faire. Il y a une tendance globale par laquelle l’asymétrie de l’interdépendance ne peut plus être administrée par une hausse de la coopération multilatérale, comme on l’entend habituellement dans les analyses néo-institutionnalistes en relations internationales (Keohane, 2015), mais par une réduction unilatérale du facteur dépendance. Un cas extrême de cette position est le Brexit qui a d’ailleurs mis en évidence les coûts élevés de cette stratégie. Un pays n’en sort pas nécessairement renforcé, ni plus prospère. Ce n’est pas la stratégie du Japon en raison des investissements massifs des firmes japonaises en Chine et du degré d’intégration élevé de leur économie, du moins en matière d’échanges commerciaux. La Chine a toujours été considérée, pour reprendre les mots de l’ancien premier ministre Shigeru Yoshida, comme un « marché naturel[2] » pour le Japon, à l’instar du marché américain pour les firmes canadiennes. Par contre, dans une situation où ces investissements seraient l’objet de coercition, ils doivent être transférés au Japon ou ailleurs, une politique une première fois formulée lors de la pandémie de la COVID-19. En avril 2020, Tokyo offrait aux firmes la possibilité de rapatrier au Japon leurs filiales chinoises où les délocaliser ailleurs en Asie. Dans le cadre d’un budget national additionnel pour affronter le recul économique lié à la COVID-19, Tokyo allouait des sommes considérables : environ 350 millions de dollars pour la première option et deux milliards pour la deuxième (Dreyer, 2020). Il est difficile d’évaluer les résultats de cette politique, d’autant plus qu’il y a dans des circonstances « normales » des centaines de firmes japonaises qui à chaque année mettent fin à leurs activités en sol chinois pour des raisons strictement commerciales.

En juillet 2020, déjà 57 firmes avaient transféré leur production au Japon et 30 autres l’ont fait ailleurs dans la région de l’ASEAN. Il y aurait 1700 entreprises qui auraient montré un intérêt pour le programme (Chen 2020). Un fait nouveau, le gouvernement examine la vulnérabilité des chaînes de valeur en se basant sur les parts de marché détenues par un seul pays au Japon (et/ou par les pays en deuxième et troisième position) (METI, 2020 : 76-129). Ce facteur est central au programme de délocalisation à l’extérieur de la Chine des firmes japonaises (Duchâtel 2020). L’objectif demeure qu’il faut éviter qu’une crise sanitaire, financière ou politique vienne affecter négativement la croissance toujours fragile de l’économie japonaise par le biais d’une rupture dans les chaînes de valeur.

Dans cette optique, la politique de sécurité économique repose sur quatre piliers ou secteurs prioritaires :

  1. Renforcer les chaînes d’approvisionnement des produits stratégiques ;
  2. Assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés ;
  3. Accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale ;
  4. La non-divulgation de demandes de brevet ;

Ces quatre piliers sont à la base de la vision du gouvernement de sécuriser l’économie nationale contre des actes d’agression de gouvernements étrangers en diminuant le degré de vulnérabilité de ces secteurs économiques (Nakagawa et al., 2022).

2.2. Premier pilier : le renforcement des chaînes de valeur.

Cet aspect est probablement le plus important et c’est le pilier auquel le gouvernement fait le plus souvent référence dans ses documents d’analyse comme ceux produits par le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique. La pandémie de la COVID-19 a par ailleurs induit la nécessité d’agir d’urgence à ce niveau. Par exemple, le confinement de la société chinoise en 2020 a forcé les constructeurs automobiles japonais à mettre leurs usines à l’arrêt pendant quelques semaines et/ou à ralentir leur production pendant quelques mois. La Chine représente jusqu’à 38 % des importations japonaises de pièces automobiles depuis quelques années (Obe, 2021).

La résilience des chaînes d’approvisionnement est stratégique, car elles fournissent les « matériaux de base, les composants, les installations, les équipements, les programmes qui sont nécessaires à la production de biens » qui sont indispensables à la « survie de la nation ». Onze secteurs ou produits ont été ciblés : les préparations antimicrobiennes, les engrais, les aimants permanents, les machines-outils et robots industriels, les pièces d’aéronefs (y compris les moteurs et cellules d’aéronefs), les semi-conducteurs, les batteries, l’infonuagique, le gaz naturel, les minéraux métalliques et les pièces et composants pour les navires (moteurs, outils de navigation, hélices, etc.) (Nakagawa et al., 2022).

Ce pilier exige également de nouvelles mesures en matière de contrôle des exportations. En mars 2023, le gouvernement annonçait une ordonnance qui ajoutait 23 items à la liste des articles soumis à des contrôles à l’exportation pour l’agencer aux restrictions déjà en vigueur aux États-Unis. S’y retrouvent des équipements de pointe pour la fabrication de semi-conducteurs et des produits liés à la fabrication d’équipements pour la « lithographie aux ultraviolets extrêmes et des équipements de gravure pour empiler des dispositifs de mémoire en trois dimensions ». La Chine n’est pas nommée dans l’ordonnance, mais l’exportation de ces produits nécessitera une autorisation du METI, à l’exception de ceux à destination de 42 pays « désignés comme amis » (Nikkei, 2023).

Dans le secteur des minéraux métalliques, on retrouve les terres rares mais également plus de 35 autres minéraux comme le germanium, le lithium, le nickel ou le niobium (Nakagawa et al., 2022). Le Japon est dépendant presqu’à 100 % de l’étranger pour ces minéraux. Près de 65 % des importations de terres rares proviennent de la Chine. La menace de Beijing d’imposer un embargo en 2012 a amené le Japon à diversifier ses sources d’approvisionnement, mais aussi à lancer un vaste projet d’exploration des fonds marins dans sa zone économique exclusive. Les efforts du Japon pour exploiter les fonds marins sont passés du stade de la recherche et du développement à celui de l’extraction des ressources.

Si tout se passe comme prévu, la dépendance actuelle du Japon vis-à-vis de la Chine pour ses approvisionnements en métaux de terres rares pourrait être considérablement réduite, voire éliminée d’ici la fin de la décennie. La stratégie nationale de diversification, de recherche et d’exploitation a fait en sorte que la dépendance à l’égard de la Chine est passée de 90 % il y a une décennie à moins de 58 % (Foster, 2023). Par contre, un problème s’élève à l’horizon. La Chine domine la production mondiale, traitant environ 85 % des terres rares mondiales. Elle est maintenant un importateur net de terres rares et tente d’améliorer sa position au sein de cette chaîne de valeur en développant les maillons les plus profitables et les plus stratégiques comme la recherche et le développement ou la fabrication de produits industriels de pointe. Depuis quelques années la Chine règlemente la production et l’exportation de ses terres rares afin de « promouvoir l’exploitation minière et le traitement offshore – la portion la moins profitable et la plus dommageable pour l’environnement de la production de terres rares – afin de maximiser le développement du lucratif secteur en aval pour fabriquer des produits de haute technologie qui nécessitent des intrants de terres rares » (Hui, 2021). Si le Japon peut diversifier ses approvisionnements avec le Vietnam ou le Brésil qui détiennent des ressources importantes, il est probable qu’il va rencontrer sur son chemin des concurrents chinois qui cherchent à s’approvisionner également dans ces marchés. De plus, il devra affronter la concurrence de firmes chinoises qui tentent de conquérir des parts de marché où le Japon est dominant comme dans le secteur des aimants haute performance. La compagnie Hitachi Metals, par exemple, détient la majorité des brevets pour la fabrication d’aimants en néodyme (utilisés entre autres dans les disques durs d’ordinateurs), un marché que la Chine vise à dominer dans les prochaines années (Yao, 2022).

Les actions prises par le Japon pour éliminer sa dépendance à l’égard de la Chine en matière de terres rares sont plutôt une exception. La sécurisation de ses chaînes d’approvisionnement ne suivra pas la même route, mais il n’en demeure pas moins que la « militarisation » (Goto, 2022 ; Funabashi, 2020) par la Chine de ses avantages commerciaux au sein de l’interdépendance globale a poussé le Japon, non pas à s’isoler du marché mondial, mais à se dégager de l’emprise chinoise, d’où la priorité qu’il accorde à la coopération avec les pays démocratiques comme le Canada, l’Australie ou l’Inde.

2.3. Deuxième pilier : assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés

La raison d’être de cette mesure, dans le contexte où les infrastructures sont de plus en plus numérisées et complexes, est d’atténuer les risques éventuels liés aux cyber-attaques. Les secteurs visés par ce pilier sont les entreprises d’électricité, les entreprises de gaz, le raffinage du pétrole et les entreprises actives dans le gaz naturel, les approvisionnements en eau, les chemins de fer, le camionnage et les services d’expédition, le transport aérien, les installations aéroportuaires, les télécommunications, la radiodiffusion, les services postaux, les institutions financières et les services de cartes de crédit (Sakurada et al., 2022).

Les exploitants d’infrastructures qui ne sont pas dans cette liste devront cependant se plier aux exigences de la loi si le ministère compétent a déterminé que ces infrastructures « utilisent des installations critiques dont la suspension ou le dysfonctionnement entraînera des perturbations dans la fourniture stable de services et présentent un risque élevé de porter atteinte à la sécurité du Japon et de sa population ». Dans tous les cas, les exploitants devront soumettre une évaluation du risque à l’intérieur d’une période de temps fixe (Sakurada et al., 2022).

2.4. Troisième pilier : accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale

La raison d’être de ce pilier est de sécuriser la recherche et le développement ainsi que l’utilisation et l’exploitation des technologies de pointe, en particulier celles qui sont « importantes pour le maintien de la vie des gens et des activités économiques ». La loi fait référence à deux cas : premièrement, des « acteurs étrangers » peuvent faire une utilisation « inappropriée de ces technologies » et, deuxièmement, la dépendance étrangère du Japon à l’égard de ces technologies « rend problématique la continuation de leur utilisation » au pays. À cet égard le Japon propose un renforcement de la coopération entre les secteurs privé et public, entre autres dans les secteurs de l’aérospatiale, l’informatique quantique, l’intelligence artificielle et les biotechnologies (Nakagawa et al., 2022).

2.5. Quatrième pilier : la non-divulgation de demandes de brevet

Toute une série de brevets considérés comme essentiels et stratégiques à la sécurité nationale seront protégés. Selon le quotidien Nikkei, le secret d’État sera imposé aux brevets qui peuvent aider à développer des armes nucléaires, telles que l’enrichissement d’uranium et des innovations de pointe comme la technologie quantique. Le Japon indemnisera les entreprises pour conserver des brevets secrets avec des applications militaires potentielles en vertu de la législation sur la sécurité économique (cité dans Reuters, 2021). À la suite d’un processus décisionnel où la décision finale de protection d’un brevet sera prise par le premier ministre, des restrictions seront imposées à son utilisation. Entre autres : des restrictions seront imposées à l’utilisation du brevet par une personne non autorisée ; il y aura une interdiction de divulguer le brevet ; il y aura une mise en œuvre de « systèmes d’approbation pour partager l’invention avec d’autres opérateurs commerciaux » et, enfin, il sera interdit de déposer une demande de brevet à l’international (Nakagawa et al., 2022).

  1. Mise en application et coordination nationale et internationale de la loi sur la sécurité économique

 La mise en application de la nouvelle loi sur la sécurité économique prendra plusieurs années et exigera des efforts considérables de coordination entre les entreprises privées, les centres de recherche privés et publics et les universités, le secteur financier, les organisations patronales comme le Keidanren et Keizai Doyukai et plusieurs ministères et agences gouvernementales. De plus, le gouvernement offrira une aide financière substantielle pour aider les firmes à s’adapter aux nouvelles exigences de la loi. Par exemple, lorsqu’un brevet sera gardé secret, le gouvernement remboursera jusqu’à 20 ans de revenus liés aux royautés. Dans le cas des chaînes d’approvisionnement ou des infrastructures, une aide financière sera automatiquement offerte si des améliorations doivent être apportées afin de respecter les exigences de la loi.

Le Cabinet a donc mis en place en août 2021 le Conseil pour la promotion de la sécurité économique dirigé par le premier ministre (Cabinet Office, 2021). Le processus décisionnel en matière de sécurité économique place le premier ministre et le Kantei au cœur de celui-ci reflétant une tendance forte depuis deux décennies favorisant l’activisme de l’exécutif en ce qui a trait aux politiques de sécurité et de défense nationales. D’ailleurs, le premier ministre est à la tête du Conseil de sécurité nationale (Kokka anzen hoshō kaigi) à l’intérieur duquel un bureau est dédié à la sécurité économique. Cependant, c’est une ministre d’État (qui ne siège pas au Conseil de sécurité nationale), Sanae Takaichi, qui est en charge de la politique de sécurité économique, renforçant l’impression que le Kantei garde la main haute sur ce domaine stratégique de la politique étrangère.

Plusieurs ministères sont directement impliqués dans la mise en application et la gestion de la politique de sécurité économique : le METI, le ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme, le ministère de la Santé, de la Sécurité sociale et du Travail, le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de la Forêt, ainsi qu’une série d’agences gouvernementales comme le Bureau des brevets ou bien encore la Japan Organization for Metals and Energy Security créée à la suite des menaces chinoises d’embargo sur les terres rares. Ces organes du gouvernement ont la responsabilité de non seulement mettre en application la nouvelle législation, mais également de « raffiner » la stratégie nationale pour tenir compte des particularités des activités des entreprises concernées. Le cas par cas sera probablement la règle compte tenu que cette nouvelle politique ne doit pas avoir une portée protectionniste et doit s’ancrer dans la politique commerciale libre-échangiste du gouvernement.

Le ministère de la Défense sera probablement appelé à intervenir dans les décisions prisent en ce qui a trait aux limites imposées aux échanges internationaux afin de diminuer la vulnérabilité des secteurs économiques, des infrastructures et des technologies de pointe en lien avec la sécurité militaire. La nouvelle stratégie de défense nationale est explicite à ce sujet : le ministère de la Défense doit renforcer la sécurité des infrastructures nationales les plus vulnérables et « alimenter » le développement de l’industrie nationale de la défense (IISS, 2023). D’ailleurs, les secteurs visés par la politique de sécurité économique sont souvent dominés par des firmes qui détiennent à la fois des activités de production civiles et militaires.

Le ministère des Affaires étrangères détient un rôle important pour coordonner les efforts du Japon avec ses principaux alliés. Cette coordination a déjà débuté avec les États-Unis et repose sur des liens étroits développés depuis plusieurs décennies par exemple sur les brevets ayant une portée stratégique. En 1956, les États-Unis et le Japon ont signé un accord dans le but de « faciliter l’échange de droits de brevet » et « prévoit de garder secrètes les demandes de brevet déposées auprès du gouvernement japonais ». Cet accord sera soumis à la nouvelle loi sur la sécurité économique à partir de 2024 (Koike, 2022).

Le Japon a mis en place une nouvelle loi sur les secrets d’État en 2013 visant à imposer de nouvelles limites à la divulgation d’information considérée comme stratégique. Cette loi a souvent été interprétée comme faisant partie intégrante de la coopération américano-japonaise en matière de sécurité qui déjà, en 2007, avait amené les deux pays à signer l’Accord sur la sécurité générale des informations militaires (Pollman, 2015).

Par ailleurs, en 2021, ces deux pays mettaient en branle The U.S.-Japan Competitiveness and Resilience (CoRe) Partnership (Maison-Blanche, 2022) qui depuis fait partie intégrante du US.-Japan Economic Policy Consultative Committee (EPCC ou Economic 2+2) qui porte sur la coopération dans un vaste ensemble de secteurs économiques, dont plusieurs sont inclus dans la stratégie japonaise de sécurité économique notamment la résilience des chaînes d’approvisionnement, des infrastructures et des réseaux de communication, les ordinateurs quantiques, le commerce numérique ou les contrôles à l’exportation de technologies sensibles (Département d’État, 2022).

La coopération se poursuit avec d’autres pays démocratiques, avec par exemple, l’initiative du Japon, de l’Australie et de l’Inde pour renforcer la résilience de leurs chaînes de valeur (« Supply Chain Resilience Initiative ») (METI, avril 2021) qui apparait cibler les risques associés au marché chinois. Enfin, le ministère des Affaires étrangères (2022 : 303) a placé dans plus de 60 missions diplomatiques des « assistants spéciaux pour les ressources naturelles » afin de participer au renforcement et à la stabilité des approvisionnements en énergie et en ressources minérales. Il est rare qu’une politique publique nationale recouvre autant d’acteurs et de domaines. Pour assurer son succès, les efforts de coordination seront, somme toute, monumentaux.

Conclusion

 Trois défis se dressent à l’horizon. Une batterie de nouvelles lois devront être adoptées par le Parlement pour permettre une mise en application détaillée et précise de cette nouvelle loi sur la sécurité économique. Même si certaines grandes entreprises ont déjà mis en place à l’intérieur de leur structure organisationnelle des instances pour la gestion de la sécurité économique, il n’en demeure pas moins, que des contraintes législatives trop fortes pourront ralentir, voire mettre un frein à leurs activités à l’étranger, en particulier en Chine, par exemple pour protéger des technologies de pointe. Les entreprises devront apprendre à incorporer dans leur processus décisionnel des analyses de risque qui devront être acceptées par le ministère compétent. La complexité du processus (notamment pour les nombreuses PME spécialisées dans le développement ou l’utilisation de technologies de pointe) exigera une étroite collaboration avec les instances bureaucratiques. Si cette collaboration était une caractéristique dynamique du modèle développementaliste,  aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, elle est bien souvent défaillante.

La coopération du Japon avec ses partenaires commerciaux partageant les mêmes idées en matière de sécurité économique est essentielle. À cet égard, les efforts diplomatiques du gouvernement ne sont pas négligeables, mais il n’en demeure pas moins que les États-Unis font quelques fois peu de cas des intérêts de leurs alliés dans sa tentative de contenir l’émergence d’une superpuissance technologique chinoise comme en font foi ses restrictions à l’exportation dans le secteur des semi-conducteurs qui ne prennent pas nécessairement en considération la complexité multinationale de cet environnement technologique. Le créneau des firmes japonaises dans ce domaine est la machinerie nécessaire à la production et elles pourraient devenir alors des victimes collatérales des décisions américaines.

Enfin, la Chine n’a pas encore répliqué aux effets déjà contraignants des mesures d’endiguement de ses capacités technologiques. Deux trajectoires non exclusives peuvent émerger : d’une part, la Chine réussira à surmonter les limites imposées par les pays étrangers, dont le Japon, en développant ses propres capacités et ses propres marchés d’exportation en mesure d’offrir une concurrence qui pourrait se retourner contre les entreprises japonaises. Une autre trajectoire place la Chine, dans la continuité de sa diplomatie peu coopérative, voire querelleuse, dans une position de rivalité imposant des sanctions commerciales sévères au Japon comme elle l’a fait avec d’autres pays dont l’Australie, mettant en péril à la fois les exportations et investissements nippons en Chine. Si le gouvernement ne veut pas que cette nouvelle loi dégénère dans une guerre commerciale avec la Chine, elle ne devrait pas devenir une fin en soi ni un imbroglio bureaucratique et encore moins une nouvelle forme de protectionnisme, mais strictement une mesure exceptionnelle pour amener la Chine à dégager ses activités économiques de ses ambitions politiques.

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[1] Cité dans : The National Institute for Defense Studies (2022), p. 77 [notre traduction].

[2] En 1949, Yoshida déclarait : « Peu m’importe que la Chine soit rouge ou verte. C’est un marché naturel, et le Japon doit raisonner en termes de marché ». Cité dans Serra (2007 : 517).

Quel avenir géopolitique pour la Nouvelle-Calédonie ?

Paco Milhiet

 Docteur en Géopolitique de l’Institut Catholique de Paris, et de l’Université de la Polynésie française. Enseignant-chercheur au Centre de recherche de l’École de l’air, enseignant à Science-po Aix.

pmilhiet@gmail.com

Résumé : Les trois référendums d’autodétermination successifs menés entre 2018-2021 en Nouvelle-Calédonie n’ont pas permis, pour l’instant, de définir le futur statut de la collectivité. Une situation politique interne compliquée, à laquelle se superposent des problématiques géopolitiques à différentes échelles. Territoire stratégique riche en matières premières, à travers une Zone économique exclusive étendue, la collectivité est la cible de convoitises internationales.

Mots-clés : Nouvelle-Calédonie, Indo-Pacifique, France, Outre-mer, Géopolitique

Summary : The three self-determination referendums held in New-Caledonia between 2018 and 2021 have not yet defined the future statute of  the French overseas collectivity. In addition to this complicated domestic situation, the territory with its strategic location, raw materials and extensive exclusive economic zone (EEZ) is facing growing attention from various international actors.

Keywords : New Caledonia, Indo-Pacific, France, French oversea territories, Geopolitics

La Nouvelle-Calédonie est un archipel sous souveraineté française situé dans le Pacifique Sud, à quelques 1200 km à l’est-nord-est des côtes australiennes et à 1 500 km au nord-nord-ouest de la Nouvelle-Zélande.

Peuplée par des populations kanak[1] depuis plus de 3 000 ans, la Grande terre, l’île principale de l’archipel, est découverte par James Cook en 1774 et proclamée française en 1853. Les vagues successives d’immigrations de colons européens et asiatiques, conjuguées aux guerres, à l’alcoolisme, et aux maladies, vont marginaliser le peuple kanak qui devient minoritaire (Cailloce, 2020). D’abord discriminé par l’autorité coloniale, notamment à travers la spoliation foncière, la population autochtone a progressivement accédé aux droits civiques, mais reste largement en marge du développement économique de l’île provoqué par la découverte du nickel en 1874.

Les indépendances successives dans le Pacifique océanien (les îles Samoa en 1962, Nauru en 1968, les îles Fidji et Tonga en 1970, les îles Salomon en 1975 et le Vanuatu en 1980), influencent les revendications culturelles et nationalistes en Nouvelle-Calédonie. En 1984 le Front de Libération National kanak et Socialiste (FLNKS), nouvellement créé, boycotte les élections territoriales, organise des barrages sur les routes, et met en place d’un gouvernement provisoire de Kanaky. C’est le début des « événements », dénomination pudique pour qualifier une réelle situation de guerre civile. Le paroxysme des tensions est atteint en 1988 avec la prise d’otage d’Ouvéa. Quatre gendarmes sont assassinés, vingt-sept autres sont détenus dans une grotte, en pleine période des élections présidentielles française de 1988. Une opération de libération des otages menée par l’armée française se solde par la mort de dix-neuf indépendantistes et de deux militaires.

La médiation de Michel Rocard, alors premier ministre, aboutit à la signature des accords de Matignon en juin 1988, prévoyant la mise en place d’un statut de transition de dix ans qui devait se solder par un référendum d’autodétermination. L’accord de Nouméa de 1998 repousse l’échéance électorale de vingt ans (2018) et prévoit la possibilité d’organiser deux autres référendums en cas de vote négatif.

Le processus référendaire organisé en trois scrutins entre 2018 et 2021 constitua donc une période charnière pour l’avenir de la collectivité. La période de transition prévue par les accords de Nouméa étant désormais terminée, quelles perspectives géopolitiques se profilent pour la Nouvelle-Calédonie ?

L’évolution statutaire calédonienne demeure un processus en construction qui suscite énormément de débats et tensions au sein de la collectivité. Le futur statut aura des conséquences nationales, car il entrainera une réforme de la constitution française (I).  Par ailleurs, l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie sera observé par de nombreux acteurs des relations internationales qui s’intéressent à ce territoire stratégique et y développent leur influence (II).

Les enjeux en Nouvelle-Calédonie sont donc imbriqués et différenciés à toutes les échelles d’analyses ; locale, nationale, régionale et internationale. Autant de représentations géopolitiques d’un même espace étudié qu’il convient d’analyser dans cet article.

Fig. 1. Localisation de la Nouvelle-Calédonie.

Réalisation : Paco Milhiet 2023, www.d-map.com

1.     Avec la fin des accords de Nouméa, le retour de l’instabilité politique ?

« Je savoure à l’avance la perplexité des professeurs de droit public devant la nouveauté et l’étrangeté de l’objet constitutionnel que vous venez d’inventer ensemble […] ». Michel Rocard, discours du 5 mai 1988

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité d’outre-mer sui generis. Elle dispose d’une architecture institutionnelle unique en France avec son propre organe exécutif, le Gouvernement, un Président, un organe législatif, le Congrès et un sénat coutumier. La collectivité est également divisée en 3 provinces, chacune possède une assemblée délibérante et dispose de représentants au Congrès.

L’État reste compétent dans les domaines régaliens (la justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les affaires étrangères), mais la collectivité calédonienne peut voter des « lois du pays » dans les domaines énumérés par la loi organique. La Nouvelle-Calédonie bénéficie donc d’un partage de souveraineté et d’une large autonomie. Elle dispose même de représentants à l’étranger dans les ambassades de France, et d’un siège indépendant de celui de la France dans plusieurs organisations internationales (Organisation internationale de la francophonie, UNESCO, forum des îles du Pacifique, l’Organisation mondiale de la santé, le Programme régional Océanie sur l’Environnement, la Communauté du Pacifique-le siège de l’institution est à Nouméa).

Autre spécificité locale, l’institution d’une citoyenneté calédonienne distincte de la  nationalité française. Cette disposition exclut des votes locaux toute personne installée sur le territoire après 1994, soit près de 34 000 personnes, 17% du corps électoral. Ce régime dérogatoire est donc contraire à la notion d’égalité des citoyens, pourtant inscrit dans la constitution française.

1.1. Trois référendums, et ensuite ?

Conformément aux accords de Nouméa et au titre XIII de la constitution française, les Calédoniens étaient invités à répondre trois fois entre 2018 et 2021 à la question suivante : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ». Une première échéance référendaire fut organisée en novembre 2018 La mobilisation des électeurs fut au rendez-vous avec près de 81 % de participation. Le score des indépendantistes se révéla bien plus élevé que ce que n’avaient prédit les sondages. Si le « non » l’a emporté à 56,67 %, seulement 18 000 voix séparèrent les deux camps. La corrélation entre l’appartenance communautaire et le vote fut quasi parfaite. Les Kanak ont voté pour l’indépendance, les autres communautés ont voté contre (voir Tableau 1). Les statistiques ethniques étant autorisées en Nouvelle-Calédonie, cette ethnicisation du vote a été démontrée (Pantz, 2021). En octobre 2020 a eu lieu le deuxième référendum avec un taux de participation en hausse (85 %) et des résultats plus serrés. Le « non » l’a encore emporté, mais avec seulement 53 ,26 % des suffrages exprimés, et un écart entre les deux camps de près de 10 000 voix.

Oui Non Participation
1er référendum du 4/11/2018 43.33% 56.67% 81.01%
2e référendum du 4/10/2020 46.74% 53.26% 85.69%
3e référendum du 12/12/2021 3.50% 96.50% 41.87%

Tableau 1. Les résultats du processus référendaire en Nouvelle-Calédonie : «  Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »

Réalisation : auteur, d’après le Haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie : https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Elections

Le scénario du pire, une majorité à 50,1 %, était à craindre pour le 3ème référendum du 12 décembre 2021. Mais les principaux partis indépendantistes ont finalement appelé à ne pas participer au scrutin en raison du contexte sanitaire lié à la crise covid. Les résultats (96,5 % de « non ») furent donc un trompe-l’œil masquant une abstention record.

Ainsi, le processus référendaire qui devait déboucher sur une évolution statutaire consensuelle s’apparente désormais comme le début d’une période de confrontation politique. Les partis indépendantistes ont déjà contesté la légitimité démocratique du dernier referendum auprès d’organisations internationales (ONU, Forum des îles du Pacifique, Groupe de fer-de-lance mélanésien). L’ethnicisation du vote est une réalité démontrée même si elle va à l’encontre du destin commun prôné par l’État depuis 1988.

Et maintenant ? L’accord de Nouméa reste évasif en cas de choix de maintien au sein de la République française, « si la réponse [à la troisième consultation] est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». Les spécialistes de droit constitutionnel débattent des dispositions à adopter. L’échéance référendaire prévue étant arrivée à son terme, le statut actuel est-il devenu caduc ? C’est ce qu’avait défendu l’ex-ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu (Lecornu, 2021). De nombreuses dispositions des accords de Nouméa sont en effet contraires à des principes constitutionnellement protégés, notamment la restriction du corps électoral pour les élections locales. Une révision constitutionnelle (1998) fut même nécessaire pour « constitutionnaliser » l’accord de Nouméa. Celui-ci étant arrivé à son terme, plus rien ne justifie a priori les atteintes aux droits et libertés garantis par la constitution. Certains spécialistes du contentieux pourraient à terme contester la validité des prochaines échéances électorales et annuler les élections, notamment les élections provinciales de 2024.

D’autres arguent que certaines dispositions prévues par les accords sont irréversibles : la notion de peuple kanak, la citoyenneté calédonienne, les restrictions au droit de vote pour certains nationaux, l’emploi local (Chauchat, 2021). Le principal point d’achoppement concerne évidemment le gel du corps électoral pour les scrutins locaux et référendaires, une revendication historique des partis indépendantistes pour ne pas devenir minoritaire lors des échéances référendaires. Une remise en cause de cette disposition pourrait menacer la paix civile.

Un seul point semble faire l’unanimité, une révision constitutionnelle est inévitable.

1.2. Vers un fédéralisme à la française ?

L’évolution statutaire calédonienne constitue un processus inédit dans le droit constitutionnel français. Les dérogations accordées à l’entité calédonienne rapprochent la France d’une organisation quasi fédérale, dans laquelle l’État partage avec la Nouvelle-Calédonie différentes compétences législatives, juridictionnelles et administratives. Si la notion de « souveraineté partagée » ne fait pas l’unanimité dans un pays centralisé comme la France (Lemaire, 2005), l’État, à travers l’évolution statutaire calédonienne, déroge à certains principes fondateurs de sa constitution (Descheemaeker, 2023).

Avec les lois de pays désormais admises en Nouvelle-Calédonie, une réinterprétation constructive du principe d’« unicité » de la République est en cours. Le caractère « indivisible » de celle-ci est également remis en cause par la possibilité offerte à la Nouvelle-Calédonie de se séparer de l’ensemble républicain. L’évolution calédonienne sera donc scrupuleusement observée dans d’autres collectivités françaises, celles-ci pouvant inspirer d’autres mouvements autonomistes en France.

D’abord dans le Pacifique, les statuts de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ont souvent évolué conjointement (Regnault, 2013). Localement, les Polynésiens lorgnent sur les Calédoniens quand ils ont un meilleur statut et inversement. Certains attributs de souveraineté sont reconnus sans difficulté à Papeete et depuis longtemps, comme le drapeau, l’hymne, la langue, tandis que cela donne lieu à des débats houleux à Nouméa. L’évolution statutaire en Nouvelle- Calédonie exercera donc forcément une influence en Polynésie française, mais aussi dans d’autres collectivités, où des acteurs – autonomistes ou indépendantistes – s’inspireront du futur statut calédonien pour définir un nouveau rapport de force avec l’État. Ainsi, les autonomistes corses font désormais référence à la Nouvelle-Calédonie pour espérer une évolution statutaire de « l’île de beauté ». Le gouvernement français brandit parfois même la menace d’une « autonomie imposée » pour recadrer des mouvements sociaux qui lui sont défavorables comme ce fut le cas lors des contestations en Guadeloupe en 2021.

Il faudra donc beaucoup d’audace, et de la créativité aux différents responsables politiques pour que la prochaine réforme constitutionnelle, prévue en 2024, satisfasse tout le monde. L’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie sera également observée au-delà des frontières nationales françaises. Ce territoire stratégique, au cœur de l’océan Pacifique, est désormais convoité par différents acteurs des relations internationales.

2. Nouvelle-Calédonie :  à la confluence d’intérêts géopolitiques concurrents

« Nous n’avons pas peur de la Chine. C’est la France, pas elle, qui nous a colonisés. (…) Nous ne nous tournons pas que vers l’Europe, elle est loin d’ici, on ne va pas faire aujourd’hui comme si la Chine n’existait pas ».

Roch Wamytan, Le Monde, 2020[1].

Longtemps marquée par son insularité et son éloignement des principales routes commerciales, l’Océanie devient une zone géopolitique au centre des problématiques internationales, théâtre d’une lutte d’influence sino-américaine en ce début de XXIème siècle. Si l’Océanie est considérée comme un « lac américain » (Heffer, 1995) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la République Populaire de Chine (RPC) y développe son influence depuis le début du XXIème siècle.  Les diverses stratégies adoptées par Pékin dans la zone sont d’ailleurs bien documentées (Wesley-Smith, 2021) : manipulation du roman national, influence économique, relais de la diaspora, aides au développement, diplomatie du portefeuille visant à limiter toute influence de Taiwan, participation et organisation de dialogues multilatéraux, coopérations politiques et militaires bilatérales. En 2017, la diplomatie chinoise faisait même la promotion de trois « passages économiques bleus », comme composantes des Nouvelles routes de la soie maritimes, notamment le passage « Chine-Océanie-Pacifique Sud » (Jie, 2017). La tournée diplomatique du ministre des Affaires étrangères de la RPC, Wang Yi, en 2022 dans huit États de la zone (les Salomon, Kiribati, Samoa, Fidji, Tonga, Vanuatu, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Timor-Leste), ponctuée par un sommet régional aux îles Fidji, confirme cet intérêt croissant.

Les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique (CFIP), spécifiquement la Nouvelle-Calédonie, étaient et sont toujours concernées par la montée en puissance de la Chine en Océanie. Les autorités françaises sont longtemps restées discrètes sur ce phénomène pourtant déjà bien documenté et très largement discuté dans les sphères de pouvoir des pays riverains (Australie et États-Unis en particulier).

2.1. Une pierre angulaire de la stratégie Indo-Pacifique française

Une bascule s’est opérée en mai 2018 avec l’élaboration d’une stratégie Indo-Pacifique annoncée par le président Emmanuel Macron lors d’un discours en Australie puis en Nouvelle-Calédonie. Depuis cette date, le Président et les différentes autorités françaises concernées font systématiquement référence au concept Indo-Pacifique quand ils s’expriment sur des questions relatives à la géopolitique de l’Asie et des océans Indien et Pacifique. Le concept a même fait l’objet d’une publication interministérielle en 2022 (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2022). Cette nouvelle nomenclature permet à la diplomatie française de légitimer et crédibiliser le statut de la France dans la région, en valorisant ses attributs de puissance diplomatiques, culturels, économiques et militaires. En effet, 93% des 11 millions de km² de la ZEE française se situent en Indo-Pacifique, près de 1,7 million de citoyens français résident dans les CFIP, 20 000 expatriés français habitent les pays de la région, 7 000 filiales d’entreprises y sont implantées et près de 7 500 militaires stationnent en permanence dans les cinq bases prépositionnées de la zone (dont 1 450 en Nouvelle-Calédonie). Parmi les 70 riverains de l’Indo-Pacifique, 16 ont une frontière maritime avec la France.

C’est donc avant tout l’exercice de la souveraineté nationale dans les collectivités françaises de la zone qui légitime la présence française. Ainsi, l’île de La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française sont une composante majeure de la stratégie mise en œuvre par l’État. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à ce phénomène, et en constitue même la pierre angulaire. Rien d’étonnant donc que le président de la République, Emmanuel Macron, ait choisi Nouméa en 2018 pour expliciter sa nouvelle stratégie. La Nouvelle-Calédonie est la plus grande des CFIP en termes de superficie terrestre et sa ZEE représente 13% de la ZEE française. Territoire riche en matières premières, elle est la seule CFIP disposant d’une économie significative en dehors des subsides de l’État.

Particularité géologique du « caillou »[2], la Nouvelle-Calédonie possède une grande richesse minérale, particulièrement en nickel. Ce métal, parfois qualifié « d’or vert », entre dans la composition de très nombreux alliages métalliques et aciers inoxydables. Il est également indispensable pour le marché de batterie de véhicule électrique. Selon le United States Geological Survey, la Nouvelle-Calédonie détiendrait environ 7 %, des réserves mondiales de nickel, en cinquième position (IEOM, 2021) après l’Indonésie (21 %), l’Australie (21 %), le Brésil (16 %) et la Russie (7%). Malgré une baisse de production pour les années 2020 et 2021, la Nouvelle-Calédonie reste le quatrième producteur mondial. La production métallurgique représente 90 % des exportations du territoire et emploi 12 000 personnes quasiment 20 % de la population active. Mais la principale richesse de l’île est en train de devenir un fardeau économique. Sur la période 2008-2020, les trois principaux opérateurs métallurgiques de l’île[3] ont cumulé près 16,3 milliards d’euros de déficit (soit 200 % du PIB calédonien de 2021). Le dernier exercice bénéficiaire remonte à 2007. Aucune des usines n’est rentable, et la production en recule. Si bien que certains spécialistes pensent qu’il serait préférable pour la Nouvelle-Calédonie de se détourner du nickel pour valoriser d’autres ressources naturelles (Vandendyck, 2020). Si une crise politique venait se superposer à la crise industrielle et économique en cours, d’autres acteurs des relations internationales pourraient en profiter pour tisser leur influence localement, en premier lieu la RPC, actrice incontournable du marché international du nickel.

2.2. Un territoire convoité

À l’instar de nombreuses matières premières, la RPC a pris la maitrise du marché mondial du nickel à travers un contrôle étatique sur les grands groupes chinois. Le gouvernement de Pékin soutient les capacités de production de pays émergents comme l’Indonésie, qui dépassent la production calédonienne. Pour la Chine, la conjoncture économique calédonienne est un enjeu secondaire, mais son appétit insatiable pour les matières premières en générale et le nickel en particulier, font de la Nouvelle-Calédonie un territoire stratégique et donc convoité. En 2021, les commandes chinoises concentrent 66 % de la totalité des exportations du territoire (IEOM, 2021). Le déplacement de Zhai Jun, ancien ambassadeur de Chine en France, sur le « caillou » en 2017 atteste de cet intérêt. À mesure que les acteurs du nickel calédonien s’enfoncent dans la crise, les intérêts chinois sur l’île vont probablement se développer. Le partenariat entre la Société minière du Sud Pacifique et l’entreprise chinoise Yangzhou Yichuan Nickel Industry, confirme l’intérêt de groupes chinois pour le nickel calédonien. Et les liens ne se limitent pas au secteur du nickel.

Contrairement à la Polynésie française ou à l’île de La Réunion, il n’y a pas de communauté chinoise établie en Nouvelle-Calédonie. Mais la RPC a une longue tradition de soutien des partis politiques qui s’opposent à l’influence occidentale. Le soutien aux indépendantistes n’est pas annoncé publiquement, mais le spectre de la rhétorique anticoloniale est bien présent. La Chine est membre du comité spécial des 24, organisme responsable de la promotion de la décolonisation aux Nations unies, qui a inscrit la Nouvelle-Calédonie (1986) et la Polynésie française (2013) sur la liste des pays considérés comme non autonome, au grand dam de la diplomatie française (Al Wardi, 2018). Par ailleurs, la RPC a déjà pénétré les réseaux multinationaux océaniens, à travers des financements au Groupe de fer-de-lance mélanésien et en étant membres associés du Forum des îles du Pacifique, de l’Organisation du tourisme pour le Pacifique Sud et de la Western and Central Pacific Fishing Commission.

Localement, depuis 2016, une association d’amitié sino-calédonienne a été créée par l’ancienne directrice de cabinet de Roch Wamytan, président du Congrès et grand leader indépendantiste. Cette association entretient des liens étroits avec l’association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE), organisme parapublic qui promeut les relations entre la RPC et le reste du monde en nouant des relations avec des organisations et personnalités étrangères « amies » de la Chine. Certains observateurs lui reprochent cependant d’être un outil de propagande diplomatique, mené par d’anciens fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Une façade publique du système du Front Uni, pour influencer et coopter les élites afin de promouvoir les intérêts du PCC (Brady, 2003).

Si les spéculations d’une « Nouvelle-Calédonie chinoise » en cas de départ français sont parfois invoquées dans la presse, la présence chinoise dans la collectivité reste pour l’instant modeste et repose sur peu d’éléments tangibles. Un autre acteur des relations internationales a par ailleurs démontré de l’intérêt pour les ressources calédoniennes. Il s’agit du PDG de l’entreprise Tesla, Elon Musk. Son entreprise a signé un accord de livraison de nickel avec le complexe industriel de Prony Ressources en Nouvelle-Calédonie. L’objectif pour l’entreprise américaine est de maitriser davantage la production des batteries du futur des véhicules électriques et autonomes. La maitrise de l’exploitation et de l’approvisionnement des matières premières est une composante fondamentale des rivalités géopolitiques. Si certains spéculaient sur une influence grandissante de la Chine en Nouvelle-Calédonie, avec l’arrivée de Tesla, il semblerait que la Nouvelle-Calédonie penche plus du côté américain, du moins pour l’instant. En plein exercice de soft power pour (re)conquérir une zone d’influence traditionnelle, le gouvernement américain même prit la liberté d’invité le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et figure du mouvement indépendantiste, Louis Mapou, à Washington lors d’un sommet insulaire des pays du Pacifique, ce qui a suscité un certain malaise à Paris.

Fig. 2. Le Président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, aux côtés du Secrétaire d’État américain Anthony Blinken.

Crédit : The Pacific Journal, https://www.pacific-journal.com/area/first-meetings-for-president-mapou-in-washington-d-c/

Conclusion : La Nouvelle-Calédonie et le Québec, des convergences francophones en Indo-Pacifique ?

Le contexte géopolitique calédonien reste donc incertains en ce début d’année 2023, les prochaines échéances politiques seront cruciales et devront être observées scrupuleusement, notamment le voyage présidentiel d’Emmanuel Macron annoncé en juillet 2023, les élections provinciales et la réforme constitutionnelle de 2024.

En attendant, un transfert de souveraineté évolutif s’invente au quotidien, non seulement à Paris, à Nouméa et peut-être bientôt ailleurs. Il ne serait donc pas étonnant, à terme, de voir la collectivité calédonienne définir une stratégie Indo-Pacifique propre, en complément du narratif développé à Paris. À cet égard, l’exemple canadien pourrait servir de référence. Si le Canada a officialisé sa propre stratégie Indo-Pacifique en décembre 2022, une de ses provinces, le Québec, l’avait devancé depuis février 2021 (Lasserre, 2023). Au Canada, les affaires étrangères demeurent une compétence fédérale, mais plusieurs provinces, en particulier le Québec, exercent une action internationale en matière de culture, de santé et d’éducation (doctrine Gérin-Lajoie). Ces outils « para diplomatiques » (Soldatos,1990) permettent à la « la belle province » de disposer de bureaux de représentations à l’étranger, notamment en Indo-Pacifique (Japon, Singapour, Inde, Chine, Corée du Sud). Un exemple à suivre, peut-être, pour la France et la Nouvelle-Calédonie ?

Des projets de collaborations pour la promotion d’une francophonie « Indo-Pacifique » pourraient même voir le jour…

Ces thématiques souvent apolitiques et consensuelles pourraient associer Québécois et Calédoniens sans distinctions sociales et ethniques, dans un objectif commun de promotion et d’interconnaissances culturelles.  Le sujet est ouvert !

Paco Milhiet

Références

Al Wardi, Sémir (2018). La Polynésie française est-elle une colonie ? Outre-mers 2018/1 n°398-399.

Al Wardi, Sémir, (dir.), Regnault, Jean-Marc (dir.) (2021). L’Indo-Pacifique et les Nouvelles routes de la soie, Société française d’histoire des Outre-Mers.

Al Wardi, Sémir ; Regnault, Jean-Marc ; Sabouret, Jean-François (dir.) (2017), L’Océanie convoitée. Histoire, géopolitique et sociétés, Paris, CNRS éditions.

Brady, Anne-Marie (2003). Making the Foreign Serve China: Managing Foreigners in the People’s Republic. Lanham : Rowman & Littlefield Publishers.

Cailloce, Laure (2018). Nouvelle-Calédonie : 165 ans d’une histoire mouvementée, CNRS le Journal, 20 octobre, https://lejournal.cnrs.fr/articles/nouvelle-caledonie-165-ans-dune-histoire-mouvementee .

Chauchat, Mathias (2021). Vers la fin de la garantie d’irréversibilité constitutionnelle de l’accord de Nouméa, JP BLOG, 12 juillet 2021, https://blog.juspoliticum.com/2021/07/12/vers-la-fin-de-la-garantie-dirreversibilite-constitutionnelle-de-laccord-de-noumea-par-mathias-chauchat/.

David, Carine et Tirard, Manuel (2022), La Nouvelle-Calédonie après le troisième référendum d’autodétermination du 12 décembre 2021 : 40 ans pour rien ? La Revue des Droits de l’homme. https://journals.openedition.org/revdh/14593

Descheemaeker, Eric (2023). Nouvelle-Calédonie: qui décide maintenant ? , JP BLOG, 5 janvier 2023, https://blog.juspoliticum.com/2023/01/05/nouvelle-caledonie-qui-decide-maintenant-par-eric-descheemaeker/#_ftnref1 .

Guiart, Jean (1983). La terre est le sang des morts, L’homme et la société 67-68, pp. 99-113.

Heffer, Jean (1995). Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel.

Institut d’émission d’outre-mer (2021). Le Nickel en Nouvelle-Calédonie, Rapport annuel économique de la Nouvelle-Calédonie.

Jie, Meng (2017). Vision for maritime cooperation under the Belt and Road Initiative, Xinhua News Agency, le 20 mai 2017, http://www.xinhuanet.com/english/2017-06/20/c_136380414.htm.

Lasserre, Frédéric (2023).  Quelles stratégies en indo-pacifique pour le Canada et le Québec, Institut des relations internationales et stratégiques, https://www.iris-france.org/173883-quelles-strategies-en-indo-pacifique-pour-le-canada-et-le-quebec/

Lecornu, Sébastien (2021). Nouvelle-Calédonie : le troisième référendum aura lieu le 12 décembre 2021, France Info, le portail outre-mer [en ligne], 12 décembre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle-caledonie-le-troisieme-referendum-aura-lieu-le-12-decembre-2021-1023304.html à partir de 10min 33

Légifrance (1998), Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998. Paris : République française.

Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, (2022). La stratégie de la France dans l’indopacifique, Paris, https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/fr_a4_indopacifique_022022_dcp_v1-10-web_cle017d22.pdf

Regnault, Jean-Marc (2013). L’ONU, la France et les décolonisations tardives, l’exemple des terres françaises d’Océanie, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

Vandendyck, Bastien (2020). Deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie : horizons incertains, Institut des relations internationales et stratégiques, Asia Focus n° 147, https://www.iris-france.org/notes/deuxieme-referendum-dautodetermination-en-nouvelle-caledonie-horizons-incertains/

Wesley-Smith, Terence. (dir) (2021), The China Alternative: Changing Regional Order in the Pacific Islands. Canberra, Pacific Series, ANU Press.

[1] Harold Thibault, La Chine lorgne la Nouvelle-Calédonie et ses réserves de Nickel, Le Monde, , 2 oct. 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/la-chine-lorgne-la-nouvelle-caledonie-et-ses-reserves-de-nickel_6054537_823448.html

[2] Appellation non officielle, mais communément utilisée pour désigner la Nouvelle-Calédonie.

[3] La société Le Nickel (filiale du groupe Eramet), la Société minière du Sud Pacifique (détenue à 87 % par Sofinor, un groupe public gérant les actions de la province nord, interface économique de la cause indépendantiste) et Poney Ressources Nouvelle-Calédonie, un consortium néocalédonien.

[1]Le mot « Kanak » conformément au texte de l’accord de Nouméa de 1998, est invariable. En effet, au cours des événements de 1985, le gouvernement provisoire de Kanaky, présidé par Jean-Marie Tjibaou imposa en une nouvelle graphie « kanak, invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », in Mireille Darot, Calédonie, Kanaky, ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie, Mots, les langages politiques 53, 1997, pp 8-25.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.

Les enjeux d’interprétation du droit international de la mer : le cas de la mer de Chine du Sud

Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva

RG v9n1, 2023

Après des études en commerce international, Frédéric Lasserre a travaillé comme consultant à l’Observatoire Européen de Géopolitique (Lyon) puis comme conseiller en affaires internationales au ministère québécois de l’Industrie et du Commerce, puis au sein d’Investissement Québec. Il est professeur depuis 2001 au département de géographie de l’Université Laval (Québec), et dirige le Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) ainsi que la Chaire de recherche en partenariat en Études indo-pacifiques (CREIP).

Il a mené de nombreuses recherches dans le domaine de la gestion de l’eau, au sujet de l’Arctique, en géopolitique des transports, sur les différents frontaliers maritimes en Asie et sur les politiques de la Chine. Avec son ouvrage L’éveil du dragon. Les défis du développement de la Chine au XXIe siècle (Presses de l’Université du Québec), il a remporté le Prix du Meilleur livre d’Affaires HEC en 2006.

frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

Après avoir étudié et enseigné à Bordeaux, Paris, Tianjin, Pékin, Québec et Taipei, Olga V. Alexeeva a rejoint le département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) en 2012. Senior Fellow au sein du China Institute de l’Université d’Alberta, elle est l’auteure de plusieurs articles scientifiques et grand public sur les différents aspects de la géopolitique et des relations internationales de la Chine. Ses dernières publications se portent sur la stratégie de la Chine en Arctique et sur la coopération sino-russe dans le cadre du projet chinois Belt and Road Initiative (BRI). Chercheuse invitée à l’Université Paris-Cité en 2017 et 2019, elle fait partie du groupe d’experts qui offrent des cours à l’Institut canadien du service extérieur du ministère des Affaires mondiales Canada.

alexeeva.olga@uqam.ca


Résumé

Les conflits en mer de Chine du Sud se sont traduits en une course pour l’occupation des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles. Avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive, avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.

Mots-clés :  mer de Chine du Sud ; droit de la mer ; souveraineté ; régime des îles.

Summary

Conflicts in the South China Sea have resulted in a race for the occupation of the Paracels and Spratly islets since the 1960s. The goal was to occupy the islands. With the advent of the United Nations Convention on the Law of the Sea, the rivalry shifted to the assertion of state rights over maritime spaces. The discourse of the protagonists has evolved as to the legitimacy and legal nature of the maritime spaces claimed. Malaysia, Vietnam and the Philippines have developed representations according to which the Spratly islands do not have the right to an exclusive economic zone, with the indirect consequence of denying this possibility to China. It seems that this evolution of legal discourse reflects the will to mobilize the law of the sea in order to counter the arguments of adversaries, in a logic of struggle for influence.

Keywords : South China Sea ; Law of the Sea ; sovereignty ; regime of islands.


Les conflits en mer de Chine du Sud (MCS) se sont traduits en une course pour l’occupation des îles et des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles, bases de garnisons militaires égrenées comme autant de marqueurs de souveraineté. Puis avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Avec le temps, la Chine a affirmé sa prééminence militaire : expulsion de la garnison sud-vietnamienne des Paracels (1974), prise de contrôle de positions dans le secteur vietnamien des Spratleys (1988) et ensuite dans le secteur philippin (1995), contrôle du récif Scarborough (2012) puis remblaiement massif de récifs pour la construction d’îles artificielles et de petites bases militaires (depuis 2014). Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Cette lutte juridique a également poussé Pékin à modifier sa rhétorique officielle. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.

Une évolution des discours juridiques des États d’Asie du Sud-Est

Si les protagonistes avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale (Lasserre, 1996; McDorman, 2014). Récemment, la Malaisie, le Brunei, le Vietnam et les Philippines ont tenté de reformuler leurs revendications et de les ancrer dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, une stratégie qui contraste avec celle de la République populaire de Chine (RPC) dont l’évolution aboutit à des discours considérés comme en décalage croissant avec la CNUDM. Entre 1995 et 2016, la revendication chinoise en MCS reposait surtout sur la ligne à neuf tirets [九段线], dont le flou juridique a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelle base repose ce tracé ?). Depuis 2016, en réaction au verdict de la Cour permanente d’arbitrage, son discours a évolué vers la théorie dite des « Quatre sha » ([四沙] ou des quatre bancs de sable), selon laquelle de grands archipels (parfois fictifs) constitueraient implicitement le socle juridique de ses revendications d’espaces maritimes.

Cette évolution observée parmi les protagonistes d’Asie du Sud-Est pourrait être interprétée comme une manœuvre contre la Chine: en reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conforme avec le droit de la mer, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Cette stratégie consisterait à mettre en évidence une divergence entre les acteurs qui s’efforcent d’aligner leur position sur les principes du droit international, et ceux qui fondent leurs revendications sur les interprétations contestables du droit de la mer.

Le choc des discours juridiques en mer de Chine du Sud

Le gouvernement de la République populaire de Chine (RPC) illustre sa prétention en MCS en utilisant ce qui a été appelé la ligne des neuf tirets, ou ligne en U (U-shaped line) (Fig. 1), qui englobe la plus grande partie de l’étendue maritime de cette mer. Son origine remonte au Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Guomindang, formé en 1933 (Franckx et Benatar, 2012). Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935 ou en 1936 (Zou, 1999; Wang, 2015) mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes, avant d’être reproduite par le gouvernement de la RPC en 1949 (Gau, 2012).

Fig.1. La mer de Chine du Sud : un écheveau de revendications.

Source : Adapté et mis à jour d’après Lasserre, 2017.

À l’époque, la ligne était composée de 11 tirets; deux ont été abandonnées en 1953 par la RPC (Wang, 2015), tandis qu’un nouveau tiret a été ajouté en 2013, à l’est de Taïwan : depuis, certains chercheurs parlent plutôt de la ligne des dix tirets. En dépit de certaines divergences, la direction générale et la position de la ligne en forme de U ont peu évolué entre 1947 et 2009 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2014), date à laquelle la ligne a été pour la première fois officialisée dans un communiqué de la Chine (Gouvernement de la RPC, 2009).

Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins (Zou, 1999; Fravel, 2011; Song et Tønnesson, 2013), ce qui les a de plus en plus irrité. La réticence du gouvernement chinois à définir la nature et la localisation exacte de la ligne a créé un flou permettant diverses interprétations (Lasserre, 2017), ainsi que de la méfiance vis-à-vis des intentions réelles du gouvernement chinois. Les Philippines ont contesté la position de la Chine en 2011 et ont donné leur propre interprétation (Gouvernement des Philippines, 2011). Même l’Indonésie, qui n’a pas de revendication en MCS, a estimé nécessaire de faire une déclaration officielle concernant la revendication de la Chine en MCS dans sa Note Verbale de 2010 :

Jusqu’à présent, il n’existe aucune explication claire quant à la base juridique, à la méthode du tracé et au statut de ces tirets séparés […]. La ligne des neuf tirets […] manque clairement de base juridique en droit international et revient à remettre en cause le droit de la CNUDM de 1982 (Gouvernement d’Indonésie, 2010)[1].

Avant 2009, les protagonistes d’Asie du Sud-Est dans les disputes sur des formations insulaires ou des zones maritimes en MCS n’avaient pas clairement défini leurs revendications, que ce soit en justifiant leur extension sur des bases légales, ou en publiant les coordonnées exactes des limites des espaces maritimes revendiqués. Le Vietnam revendique ainsi une ZEE, mais son étendue n’est pas formellement spécifiée et repose sur des sources indirectes comme des cartes de blocs pétroliers offerts par le gouvernement vietnamien (Lasserre, 1996). La Malaisie a revendiqué un plateau continental en 1966 (Continental Shelf Act n°57) et a conclu un accord sur sa limite avec l’Indonésie en 1969 (Directorate of National Mapping, 1979). Les Philippines ont hésité entre plusieurs définitions contradictoires de leurs espaces maritimes: la première était les limites du traité de Paris de 1898, longtemps considérées comme définissant des eaux territoriales (US Navy Judge Advocate General’s Corps, 2014). Une seconde est un système de lignes de base droites (annoncé en 1961, Republic Act nº3046) à partir duquel une ZEE serait définie (Décret présidentiel nº1599, 1979). Il existait également une définition ambiguë du groupe d’îles appelées Kalayaan, réclamé par le décret présidentiel nº1596 en 1978 et enserré dans un quadrilatère dessiné dans l’archipel des Spratleys, quadrilatère pour lequel il n’était pas clair si seules les îles sont revendiquées à travers une ligne d’allocation, ou si la revendication portait également sur les eaux et le sous-sol (Prescott et Morgan, 1983 ; Lasserre, 1999).

Le 6 mai 2009, la Malaisie et le Vietnam ont déposé une soumission conjointe pour leur plateau continental étendu dans la partie sud de la MCS; le 7 mai, le Vietnam a présenté sa propre demande pour la partie centrale de la MCS. Tout d’abord, ce faisant, ils ont rendu publique la position de la limite extérieure de leurs ZEE respectives. De fait, dans ces deux soumissions, les deux États se sont abstenus d’utiliser les formations insulaires qu’ils revendiquent en MCS dans les définitions de leurs ZEE ou de leur plateau continental étendu. Au lieu de cela, les limites des zones de 200 milles sont basées sur le tracé des lignes de base le long de la côte de chaque État, lignes de base revendiquées par le Vietnam en 1977 (US Office of the Geographer, 1983) et par la Malaisie, implicitement dès 1969 (US Office of the Geographer, 1970), et officiellement en 2006, avec la Baseline of Maritime Zones Act (Loi 660, les coordonnées exactes n’ont pas été publiées).

Ainsi, tant la Malaisie que le Vietnam ont ignoré les îles Spratleys dans la définition de leurs espaces maritimes, ce qui implique qu’ils estiment qu’en vertu de l’article 121(3) ces formations insulaires sont des rochers qui ne peuvent générer ni ZEE ni plateaux continentaux. Cette prise de position traduit également un processus de réflexion qui avait commencé beaucoup plus tôt au Vietnam. Si Hanoi avait considéré dans le passé que les îles Spratleys donnaient droit à un plateau continental (comme en témoignent les cartes des blocs pétroliers des années 1990), il semblerait que le gouvernement ait commencé à modifier sa position d’une revendication rayonnant à partir des îles vers une revendication dérivant de la seule souveraineté sur la partie continentale du territoire vietnamien (Dzurek, 1992). Dès 1994, le Comité vietnamien pour le plateau continental avait estimé que ni les îles Spratleys ni les îles Paracels n’étaient plus que des rochers (Huynh, 1994), et qu’elles n’avaient donc pas droit à une ZEE et à un plateau continental. Ce changement dans le discours juridique était clairement motivé, dans le discours vietnamien, par un désir politique de saper les revendications de la Chine en MCS (Lasserre, 1996, 1998). La loi du Vietnam de 2012 (Gouvernement du Vietnam, 2012) (articles 15 et 17) affirme que le Vietnam ne revendique qu’une ZEE de 200 milles et un plateau continental à partir de ses lignes de base (continentales) (Poling, 2013).

Les Philippines ont également clarifié leur position concernant leurs zones maritimes en 2009, après de longues années d’hésitation (Lasserre, 1996 et 2005). Le Republic Act n°9522 d’avril 2009 abandonne le tracé rectangulaire du groupe des îles Kalayaan datant de 1978 tout comme l’idée d’enclore le Kalayaan dans un ensemble de lignes de base droites, et établit plutôt que l’étendue de la ZEE sera mesurée à partir des lignes de base archipélagiques de 1961 (modifiée en 2009). Il précise également que le régime des îles prévaudra pour les îles Kalayaan revendiquées en MCS et, par conséquent, aucune ligne de base droite n’a été tracée autour de l’ensemble de ces îles. Les espaces maritimes que pourront générer ces îles sont donc uniquement la mer territoriale et, possiblement, une ZEE si les îlots des Kalayaan se conforment aux dispositions de l’article 121(3) de la CNUDM. Les Philippines ont ainsi déclaré leur intention de réclamer une ZEE à partir de la ligne de base archipélagique, restreinte à une ligne tracée le long de l ‘archipel principal et n’englobant pas les Kalayaan (Gouvernement des Philippines, 2012).

Les États d’Asie du Sud-Est ont-ils modifié leur discours juridique à dessein ?

On observe une évolution, dans les discours des États d’Asie du Sud-Est impliqués dans le conflit en mer de Chine du Sud, Vietnam, Philippines, Malaisie, et même Indonésie qui pourtant n’est pas directement impliquée dans la dispute de souveraineté sur les îles des Spratleys, quant au statut de ces îles et à leur capacité à générer des espaces maritimes. Faute d’accès aux minutes des discussions des gouvernements, il est difficile de déterminer si ces changements procèdent d’un désir de se conformer au droit international, ou s’il s’agit d’une utilisation du droit comme d’un outil politique visant à orienter le cours de la dispute.

Une enquête menée par les auteurs (Nov. 2021 – Mars 2022) auprès de 14 chercheurs internationaux souligne que le changement de discours des pays d’Asie du Sud-Est dans le conflit de mer de Chine du Sud, les conduisant à requalifier le statut des îles des Spratleys, ne constituerait pas qu’un geste de portée juridique. Que l’objectif premier ait été de se conformer au droit international ou de chercher d’emblée à employer celui-ci à des fins politiques, ces chercheurs voient dans cette évolution des positions la mobilisation d’un levier d’influence à saveur juridique, afin de tenter de contenir la pression chinoise dans le conflit de mer de Chine du Sud (Lasserre et Alexeeva, 2023).

Réaction chinoise : le nouveau concept de groupes d’îles

Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, agissant au titre de tribunal constitué selon l’article 7 de la CNUDM, a rendu son arbitrage suite à la requête engagée par les Philippines en 2013 (CPA, 2016). Dans sa décision, la Cour déboute les revendications chinoises quant à la notion de droits historiques et estime qu’aucune formation insulaire des Spratleys ne constitue une île au sens de l’article 121, ce qui ne leur permet pas de générer de ZEE ni de plateau continental. Furieuse, la Chine a récusé cette décision (Philips et al, 2016) et a affirmé ne pas vouloir accepter l’arbitrage. Pourtant, le discours chinois a évolué depuis 2016, laissant supposer le désir de la Chine d’adapter son argumentaire dans le contexte de la publication des décisions de la Cour.

En effet, avant 2016, la Chine faisait référence à sa souveraineté sur les îles de mer de Chine, décrites de manière générique et regroupées en quatre groupes d’îles, desquelles découlaient ses revendications sur des espaces maritimes[2]. Aucun statut particulier n’était attribué aux groupes d’îles. On a pu relever de rares exceptions avec l’apparition de deux nouveaux termes dans le vocabulaire utilisé pour décrire les revendications chinoises dans la mer de Chine du Sud- les « quatre bancs de sable » [四沙ou sisha] en 1987, et les « quatre archipels » [四沙群岛ou sisha qundao] en 1992. Toutefois, il s’agissait dans le premier cas d’une mention descriptive dans le corps du texte d’un article portant sur la pêche (Li et Li, 1987), dans le second d’un article politique (Zhou, 1992) mais qui n’a pas donné de suite dans la littérature en chinois. Ainsi, en 2009, la Note verbale de protestation de la Chine contre le dépôt de la soumission conjointe Vietnam-Malaisie mentionne encore expressément que la Chine « has indisputable sovereignty over the South China Sea islands and the adjacent waters » (Gouvernement de la RPC, 2009) tout en introduisant pour la première fois de manière officielle la carte des neuf tirets (Lasserre, 2017).

À partir de 2014 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022) ou de 2016 (Viray, 2017; Hayton, 2018; VietnamPlus, 2020; Zhu et Li, 2021) selon les auteurs, il semble que le gouvernement chinois ait entamé une promotion active du concept des quatre archipels de mer de Chine du Sud [南海四沙群島 ou nanhai sisha qundao], une nouvelle doctrine dite des « Quatre sha ». En 2014, la Chine souligne ainsi sa souveraineté sur les îles de mer de Chine du sud à appréhender « comme un tout » (as a whole) (Gouvernement de la RPC, 2014). Mais c’est surtout à partir de 2016 qu’on observe une transition, initiée le jour même de la publication de l’arbitrage de la CPA, le 12 juillet 2016, dans un communiqué chinois : « China’s Nanhai Zhudao (the South China Sea Islands) consist of Dongsha Qundao (the Dongsha Islands), Xisha Qundao (the Xisha Islands), Zhongsha Qundao (the Zhongsha Islands) and Nansha Qundao (the Nansha Islands) » (Gouvernement de la RPC, 2016). On retrouve ce nouveau concept dans les déclarations officielles de la Chine, notamment dans ses Notes verbales déposées auprès des Nations Unies. Ainsi en 2019, protestant contre le dépôt d’une demande de plateau continental étendu par la Malaisie, la Chine affirme que « China has sovereignty over Nanhai Zhudao, consisting of Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao and Nansha Qundao[3] ; China has internal waters, based on Nanhai Zhudao; China has exclusive economic zone and continental shelf, based on Nanhai Zhudao » (Gouvernement de la RPC, 2019), une expression reprise contre le Vietnam en 2020 (Gouvernement de la RPC, 2020). En janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de Malaisie, Saifuddin Abdullah, affirmait de manière directe que plusieurs États d’Asie du Sud-Est avaient observé un glissement du discours sur la ligne des neuf tirets, vers un discours fondé sur la théorie des « Quatre Sha » (fig. 2). « [La Chine] est passée de l’utilisation de la ligne à neuf tirets à celle de Quatre Sha. Je peux voir un certain changement de politique dans la façon dont ils abordent la mer de Chine méridionale. Il reste à voir si l'[approche] des Quatre Sha est plus agressive ou si la ligne à neuf tirets est plus agressive » (cité dans Mustafa, 2022).

Fig. 2. Les limites probables des « quatre sha » du discours chinois en mer de Chine du Sud, selon le département d’État américain.

Source : auteurs, adapté d’après US Office of Ocean and Polar Affairs (2022). Limits in the Seas n°150, People’s Republic of China: Maritime Claims in the South China Sea. Washington, DC, US Department of State, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2022/01/LIS150-SCS.pdf.

Ainsi, dans le discours chinois, il n’est plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée (Lasserre, 2017), mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaitre le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue malgré tout le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les ilots. Cette analyse est soutenue par plusieurs chercheurs chinois (Chinese Society of International Law, 2018) avec l’idée d’une « approche différente de la Convention du droit de la mer » (Hong, 2022). Ce nouveau discours permet de se dégager des conséquences de l’arbitrage de 2016, puisque les espaces maritimes chinois ne seraient plus engendrés par les ilots, mais par les archipels. Il est en revanche contestable car, d’une part, le droit de la mer ne permet pas aux États continentaux de se prévaloir de la création d’archipels définis par de longues lignes de base rectilignes, fussent-elles droites (art. 7) ou archipélagiques (art. 47) (Baumert et Melchior, 2015; Roach, 2018); d’autre part, il ne permet pas de se prévaloir d’espaces maritimes générés à partir d’entités archipélagiques, si les ilots qui constituent ces archipels ne peuvent eux-mêmes générer de ZEE ou de plateau continental (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022), car ce sont les îles, et non les archipels considérés comme entités distinctes selon la lecture chinoise, qui peuvent engendrer des ZEE ou des plateaux continentaux selon la Convention de 1982.

Ce n’est pas la première évolution de la pensée juridique chinoise en mer de Chine du Sud. La notion de droits historiques sur de vastes espaces maritimes, présente dans la pensée juridique chinoise, a été reprise à partir des années 1990 sur la base de raisonnements initialement promus par le gouvernement taiwanais (Hayton, 2018). Compte tenu des négociations ayant présidé à la signature de la Convention en 1982, et auxquelles la Chine avait participé, cette notion de droits historiques définis dans le cadre de la ligne à neuf tirets avait clairement été abandonnée en 1982 et sa réactivation atteste d’une modulation des discours, jugée opportuniste (Guilfoyle, 2019). De la même manière, la mutation du discours chinois vers un nouvel argument juridique fondé sur les droits à une ZEE à partir d’archipels, lecture juridique très particulière de la Convention, semble procéder d’une conception de la doctrine juridique comme outil politique.

Conclusion

En mer de Chine du Sud, le conflit portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles au contrôle des espaces maritimes, une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de contrôler de vastes espaces maritimes. On peut observer que tant la Chine que les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique. Le Vietnam, les Philippines et la Malaisie se sont ainsi départis d’une certaine ambiguïté quant au statut des îles des Spratleys, pour finalement embrasser l’idée que ces îles ne génèrent pas de ZEE, une requalification qui a pour effet de priver la Chine en droit de vastes espaces maritimes et qui donc semble traduire une instrumentalisation politique du droit de la mer. La Chine a également vu sa doctrine évoluer, passant de revendications d’espaces maritimes prévues dans le cadre de la Convention à partir des îles des Paracels et des Spratleys ; à la notion de droits historiques ambigus dans le cadre de la ligne à neuf tirets; pour récemment voir se développer le concept des « Quatre Sha », quatre archipels pensés comme unités autonomes, enserrés dans des lignes de base et engendrant des ZEE. Dans le cas de la Chine, il ne s’agit pas de saper les revendications des autres protagonistes, mais de trouver une nouvelle base juridique pour défendre une revendication très ambitieuse. Tous ces changements, cependant, témoignent du recours au droit conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux.

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[1] Traduction libre.

[2] Art. 2. […] The PRC’s territorial land includes the mainland and its offshore islands, Taiwan and the various affiliated islands including Diaoyu Island, Penghu Islands, Dongsha Islands, Xisha Islands, Nansha (Spratly) Islands and other islands that belong to the People’s Republic of China (Gouvernement de la RPC, 1992).

[3][3] « La Chine détient la souveraineté sur Nanhai Zhudao [诸岛 ou zhudao, i.e. diverses iles], constitué des [archipels de] Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao et Nansha Qundao. » Traduction libre.

Le récit politique chinois : Soft power, communication, influence

Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

Olivier Arifon (2021). Le récit politique chinois : Soft power, communication, influence. Paris : L’Harmattan, 145p.

Olivier Arifon, spécialiste de la communication entre la Chine, le Japon l’Inde et l’Europe, nous propose ce livre intitulé Le récit politique chinois : Soft power, communication, influence. Dans cet ouvrage, M. Arifon expose le récit politique moderne de la Chine en utilisant les stratégies de Soft power, de communication et d’influence. L’auteur tente également de décrypter les représentations et les perceptions des cultures développées systématiquement par la Chine, avec ses logiques propres et ses dimensions historiques, politiques et idéologiques afin de confronter les occidentales (p. 17).

D’entrée de jeu, l’auteur introduit des questions fondamentales concernant « comment la Chine développe son influence dans plusieurs directions au service de son projet politique » par le biais du récit proposé par le gouvernement chinois dans le cadre de sa politique de Soft power (p. 20). Une méthodologie combinant les échanges, les discours et les actes, ainsi que des observations préliminaires sont également présentées dans cette introduction.

Afin de dessiner le récit politique de la Chine et de répondre aux interrogations exposées ci-dessus, l’auteur tente de valider ses analyses à l’aide de trois études de cas. Le premier cas, qui porte sur l’UE, organise une comparaison du Soft power élaboré par la Chine avec celui de l’UE. Selon l’auteur, la crédibilité est cruciale pour l’attractivité d’une culture et de valeurs, ce qui exige une consonance entre les émetteurs et les récepteurs des messages quand « les gens s’imaginent transformés et améliorés en adoptant certaines valeurs » d’une culture donnée (p. 36).  Le Soft power chinois s’appuie sur une double facette : l’une est la culture, l’autre est l’économie, la technologie et les investissements, alors que celui de l’UE met bien davantage l’accent sur les enjeux de valeurs, soit « l’attractivité par la norme » (p. 41). À l’aide d’indices, la comparaison montre que le discours politique de la Chine et son volontarisme de Soft power semble insuffisant pour établir une cohérence entre les images développées et les perceptions des destinataires de ses messages.

Toujours dans une perspective empirique visant à répondre aux interrogations en matière du récit politique chinois, la suite de l’ouvrage se penche sur les discours développés autour de la connectivité et du développement des infrastructures dans les Balkans, où deux modèles concernant l’économie, le financement, la norme et le politique sont actifs (p. 77-78). En combinant une méthode quantitative pour identifier les tendances et une méthode qualitative pour l’analyse critique, six journaux (dont quatre européens et deux chinois) et deux sites sont étudiés. L’auteur indique qu’un manque de couverture de la communication dans la presse nuit à la réception du projet de développement par les publics dans les Balkans occidentaux. Malgré l’émergence de réticences par les pays partenaires de la Chine, Pékin pose son influence économique et politique dans cette région par le biais du développement des infrastructures, de la connectivité et de projets liés à l’énergie, ainsi qu’à travers ses discours officiels très visibles à travers les médias.

Le troisième cas se trouve dans la région de Bruxelles-Capitale où l’influence est basée sur la diffusion des idées et la multiplicité des acteurs. Un récit est « méthodiquement » et « régulièrement » (p. 23) diffusé par le gouvernement chinois en utilisant la diplomatie publique et le lobbying auprès du Parlement européen. L’accent est mis sur les réussites de la Chine, comme les technologies de communication et les projets dans le cadre de la Belt and Road Initiative, dans le but de mettre en avant son Soft power et d’augmenter son influence auprès des instances européennes à Bruxelles.

Comme le stipule l’auteur, l’ouvrage est écrit par un « observateur » et pour les lecteurs qui s’intéressent à la relation entre sciences de la communication et sciences politiques. Ainsi, O. Arifon effectue une série d’essais, dont certains arguments sont importants (l’attractivité culturelle d’un pays, l’influence économique, la diplomatie publique), comme un aller-retour réflexif entre la culture européenne et celle de la Chine pour fournir aux lecteurs un cadre méthodologique afin de décrypter les stratégies chinoises développées à travers la communication. L’originalité de l’ouvrage réside également dans une démarche comparative en tenant compte de la culture locale de la région ciblée, mettant en lumière les jeux d’influence de la Chine.

Toutefois, s’appuyant seulement sur les expériences des communications de la Chine en Europe, les limitations inhérentes de cet ouvrage sont évidentes. En tant qu’outil de décryptage du récit politique chinois, la portée théorique de ce cadre apporté par l’auteur pourrait ne pas être considérée comme suffisante, car le bilan de trois cas régionaux n’apparaît pas nécessairement convaincant. De plus, les arguments sont spécifiquement précisés sous l’angle et la perspective de l’UE, la portée pratique de cet outil pour interpréter les récits politiques de manière globale est donc sujette à caution. Enfin, le lecteur pourra avoir le regret de ne pas trouver les réactions et les rôles joués par les autres pays ou par la communauté internationale en matière d’influence chinoise à travers son récit politique puisque la complexité du Soft power détermine que son efficacité dépend de non seulement de l’action unilatérale, mais aussi de l’influence coopérative et des interactions des acteurs à l’échelle mondiale.

Sijie Ren

Étudiante au doctorat en gestion internationale à l’Université Laval