Les enjeux stratégiques et militaires arctiques dans les médias : Quelles représentations pour quelle réalité ?

RG v9n1, 2023

Oriane Legrand

Oriane Legrand vient d’achever sa première année de master « Relations Internationales » à l’Iris Sup’, à Paris. Elle s’intéresse aux questions de défense et a rédigé un mémoire portant sur ces enjeux, appliqués à l’Arctique, sous la direction de M. Alexandre Taithe, chargé de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique.

oriane.legrand@iris-sup.org

Résumé

L’Arctique est un espace qui suscite un intérêt grandissant. Longtemps délaissé car considéré comme hostile et inhospitalier, cet espace connait depuis quelques années un regain d’intérêt, notamment dans les médias. Ces derniers n’hésitent plus à le présenter comme un eldorado empli de richesses et dont le réchauffement climatique pourrait révéler tout le potentiel, au risque d’entraîner de nouveaux conflits entre puissances.

Toutefois, pour une partie de la communauté scientifique, qui conçoit à l’inverse l’Arctique comme un espace à protéger, où prévaut la coopération, cette vision agace. De ce désaccord est né un malentendu quant à l’Arctique, qui semble être devenu un espace ambivalent tiraillé entre une apparence d’opulent territoire à conquérir et une image de territoire vulnérable, un espace à protéger où règnerait l’entente entre puissances.

Mots-clés : Arctique – médias – représentations – enjeux stratégiques – enjeux militaires.

Abstract

The Arctic is a space of growing interest. Long neglected because considered hostile and inhospitable, this space has experienced a renewed interest in recent years, especially in the media, which no longer hesitate to present it as an Eldorado full of wealth and whose global warming could reveal its full potential, at the risk of leading to new conflicts between powers.

But for a part of the scientific community, which conceives the Arctic as a space to be protected, where cooperation prevails, this vision annoys. From this disagreement arose a misunderstanding about the Arctic, which seems to have become an ambivalent space torn between its face of opulent territory to be conquered and its more vulnerable image of space to be protected where agreement between powers reigns.

Keywords: Arctic – media – representations – strategic stakes – military stakes.

Introduction

« Comme dans un remake de la guerre froide, les silhouettes des bombardiers stratégiques russes reviennent s’aventurer dans les cieux longtemps désertés du Grand Nord, plaçant sur le qui-vive les chasseurs de l’Otan »

(AFP, 2008).

Voilà un exemple parmi tant d’autres d’extrait d’article dans lequel l’Arctique est présenté comme étant un espace hautement stratégique, à nouveau lieu de déploiement de la puissance, futur nœud potentiel de navigation maritime. De nombreux médias n’hésitent en effet plus à louer les très nombreuses ressources dont regorgerait cet espace, celles-ci étant d’ailleurs susceptibles de devenir plus accessibles à l’avenir, du fait du réchauffement climatique, et d’entraîner dans le sillage de leur découverte une compétition acharnée entre États pour leur appropriation. Ressources, réchauffement climatique, nouvelles routes maritimes, multiplication de faits militaires et compétition interétatique : les différents jalons du récit médiatique sont ainsi posés. Tout semble tendre vers l’idée que les enjeux stratégiques et militaires sont grandissants et d’une importance de plus en plus tangible en Arctique, certains articles allant même jusqu’à mentionner le terme de nouvelle guerre froide.

C’est pourtant un tout autre discours que tiennent certains chercheurs à propos de cette zone : « Ainsi, serions-nous à l’aube d’une nouvelle guerre froide, voire d’un conflit armé. Or, une analyse précise de la situation et des acteurs en présence nous montre que ces scénarios- catastrophes sont grandement exagérés » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021). Pour une partie de la communauté scientifique, l’Arctique représente plutôt un modèle de coopération internationale, symbolisé par l’existence du Conseil de l’Arctique, dans laquelle les questions géopolitiques sont traditionnellement laissées de côté.

On s’intéresse donc ici à cette dichotomie entre ces différents discours et représentations de l’Arctique, en se penchant notamment sur la façon dont cet espace est construit dans la presse française, russe et canadienne, en particulier sur les plans stratégiques et militaires. Il s’agissait d’extraire des journaux étudiés les représentations dominantes données de l’Arctique sur une période prédéfinie, puis d’étudier de quelle manière celles-ci reflétaient ou non les travaux scientifiques sur cet espace, sans pour autant réduire la complexité de ce dernier en opposant de façon simpliste et duale visions médiatiques et scientifiques.

1.     L’Arctique dans la presse

1.1. Explicitation de la méthodologie employée

Le mémoire susmentionné s’est penché sur la façon dont l’Arctique est construit dans les quotidiens français Libération et Le Figaro, dans les journaux russes Izvestia (Известия) et Argumenti i Fakti (Аргументы и Факты), ainsi que dans le quotidien canadien en ligne Radio Canada. La barrière de la langue ne permettait pas d’étudier les journaux d’autres pays arctiques, tels que la Norvège ou la Finlande. En ce qui concerne les États-Unis, les moteurs de recherche des journaux n’étaient pas assez précis ou donnaient un nombre trop important de résultats pour que ceux-ci soient analysés de façon satisfaisante. Enfin, le choix d’inclure la presse d’un pays non-arctique, ici la France, visait à vérifier s’il y avait des différences de discours avec les journaux des pays arctiques.

La période retenue pour cette étude court de 2005 à 2019. Si lors de la guerre froide, l’Arctique a pu être perçu comme un bouclier stratégique entre les deux superpuissances de l’époque, cet espace a été ensuite délaissé, à partir des années 1990. Le planter de drapeau russe sous le pôle Nord en 2007 a pu raviver un certain intérêt pour l’Arctique. Commencer l’étude journalistique en 2005 permettait donc d’observer si l’année 2007 a constitué, ou non, un tournant dans la façon dont cet espace est traité médiatiquement. L’année 2019, quant à elle, a marqué un tournant pour l’Arctique sur le plan politique, notamment avec le discours de Mike Pompeo à Rovaniemi, en Finlande, en marge du Conseil de l’Arctique. Quelques années clés ont été retenues pour l’étude : 2005, 2007, 2008, 2013, 2018 et 2019, afin d’étudier les évolutions statistiques et de discours liées à l’Arctique. Les articles ont ensuite été étudiés un par un pour être classés dans les catégories suivantes : Environnement, géopolitique, science, autochtonie et autre. La catégorie géopolitique recouvre en réalité plusieurs éléments, à savoir les ressources naturelles, la militarisation de l’Arctique, ou encore les routes maritimes. Cette classification a permis de faire apparaître des évolutions dans la place accordée à chaque thématique concernant l’Arctique au fil des années étudiées. Chaque article n’a été classé qu’une seule fois, en fonction du thème apparaissant comme étant le plus dominant.

Cette étude s’est structurée par années, tranches d’années et mots-clés. Les années et tranches d’années en question étaient les suivantes : 2005, 2005-2007, 2007- 2008, 2013, 2018-2019, 2005-2019, mais également 2020-2021 et enfin, une dernière tranche d’années regroupant toutes celles où des articles sur l’Arctique ont été publiés jusqu’en décembre 2021. Quant aux mots-clés, ceux qui ont été retenus étaient : sécurité (Безопасность), militaire (Военные), défense (Оборона), convoitises (желание завладеть signifiant « désir de posséder », le terme « convoitise » n’ayant pas vraiment de traduction littérale en russe), stratégies (Стратегии) et stratégiques (Стратегический) ainsi qu’environnement (окружающая среда). La plupart de ces mots-clés font référence au domaine de la défense et des enjeux économiques. L’objectif était d’observer le pourcentage d’articles qui apparaissent en entrant ces différents mots, par rapport au nombre total d’articles portant sur l’Arctique et à ceux portant sur le thème environnemental.

Ce travail statistique s’est doublé d’une lecture de nombreux articles, afin d’analyser la façon dont l’Arctique est construit dans le discours journalistique. Ce travail a permis de faire apparaître des dynamiques intéressantes quant au traitement médiatique de cet espace, tant sur le plan quantitatif que sur le fond.

1.2. L’Arctique : un espace qui suscite un intérêt grandissant, notamment via le prisme géopolitique

Il est indéniable qu’aujourd’hui « l’Arctique fascine » (Landriault, 2013). L’étude statistique réalisée sur les journaux susmentionnés l’illustre bien. À titre d’exemple, dans le quotidien français Le Figaro, en seulement deux ans, entre 2005 et 2007, le nombre d’articles portant sur l’Arctique a connu un accroissement de 2900%, et de 5450% entre 2005 et 2019. Cette évolution est moins prégnante pour Libération, avec une augmentation de seulement 75% entre 2005 et 2019, mais qui tranche pourtant avec des titres parfois très sensationnalistes à propos de l’Arctique. Pour le quotidien russe Izvestia, on observe une augmentation des articles de 10 500%, entre 2005 et 2019. Pour Argumenti i Fakti, l’augmentation est de 1767%, un pourcentage donc moins élevé que pour le quotidien, mais qui peut aussi s’expliquer par le fait qu’il s’agisse d’un hebdomadaire. Dans les deux cas, l’augmentation est tout de même très significative, ce qui peut naturellement s’expliquer par l’importance de l’Arctique pour la Russie. Enfin, pour notre dernier journal, le quotidien en ligne Radio Canada, l’augmentation d’articles         entre 2005 et 2019 est de 240%.

Ce travail de statistiques illustre, vraisemblablement, un phénomène d’ampleur plus important dans les médias, à savoir la montée de la popularité de cet Arctique, longtemps délaissé, souvent considéré comme hostile et inhospitalier. Il est pourtant inévitable que l’Arctique soit amené à prendre de plus en plus d’importance dans les années à venir, notamment en raison de son statut de victime et d’observatoire du réchauffement climatique. Pourtant, c’est souvent pour de tout autres raisons que l’Arctique est placé sous le feu des projecteurs par nombre de médias qui le considèrent depuis quelques décennies comme un point chaud géopolitique. Ce fait peut s’illustrer par les chiffres produits lors de l’étude statistique des journaux étudiés.

Par exemple, pour les deux quotidiens français, on observe un nombre certes plus élevé d’articles portant sur l’environnement, par rapport à d’autres thèmes. En ce qui concerne le thème géopolitique, le nombre d’articles augmente également, entre 2005 et 2019, mais de façon beaucoup plus spectaculaire pour Le Figaro que pour Libération. Cela peut certainement s’expliquer par la différence de ligne éditoriale entre ces deux quotidiens, Le Figaro étant un journal de droite, libéral et conservateur, Libération étant un journal de centre-gauche, donc plus susceptible d’aborder le thème environnemental à propos de l’Arctique. En observant plus finement les statistiques, on remarque que l’année 2007, qui est celle du planter du drapeau russe au pôle Nord, marque un tournant en ce qui concerne le nombre d’articles pour Le Figaro. Enfin, le nombre d’articles portant sur le thème environnemental semble dominer et augmente au fil des années. Ce nombre reste donc, à l’exception de l’année 2008 pour Le Figaro, toujours plus important que le nombre d’articles portant sur le thème géopolitique. Néanmoins, le nombre d’articles portant sur le thème environnemental connait une augmentation bien moins importante que le nombre d’articles portant sur le thème géopolitique. En effet, si l’on prend l’exemple du Figaro où l’évolution statistique est plus notable, en 2007, 36% des articles sur l’Arctique portent sur le thème environnemental, contre 26% pour le thème géopolitique. En revanche, en 2019, on est respectivement à 32% et 28%, soit une augmentation certes peu conséquente du nombre d’articles portant sur le thème géopolitique, mais une baisse tout de même assez notable de la part de ceux portant sur le thème environnemental, alors même que ces questions prennent de plus en plus d’ampleur dans les débats publics, médiatiques et politiques à cette période.

Dans les deux journaux russes, l’environnement est un thème qui n’est que très peu présent dans les articles sur l’Arctique. Le thème géopolitique est bien plus important. Il représente environ 67% des articles pour le quotidien et 60% pour l’hebdomadaire en 2019. Pour cette même année, le thème environnemental représente respectivement 5,6% et 7,1%. Pour les autres années, la proportion d’articles sur le thème géopolitique est également effectivement plus élevée par rapport au thème environnemental. Par rapport aux journaux français, on a donc une surreprésentation du thème géopolitique dans la presse russe alors que les considérations environnementales semblent délaissées, ce qui n’est guère surprenant étant donné la place de l’exploitation et de l’exportation des énergies fossiles dans les structures économiques russes. En ce qui concerne les statistiques produites à partir des mots-clés, des années, et tranches d’années, pour tous les journaux et toutes les périodes étudiés, le mot-clé « environnement » accolé à «_Arctique » l’emporte sur tous les autres, sauf pour le quotidien russe où se sont les mots-clés « Безопасность » (« sécurité ») ou « Военные » (« militaire ») qui dominent. La dimension sécuritaire arctique semble donc extrêmement importante dans les articles russes et plus particulièrement la sécurité militaire ou énergétique, la Russie considérant sa zone arctique comme une chasse gardée et le poumon économique du pays.

Enfin, pour le quotidien canadien, les articles sur le thème géopolitique sont un peu plus nombreux que ceux sur le thème environnemental, peut-être en raison des inquiétudes nourries quant à sa souveraineté arctique depuis quelques décennies. Il n’en     reste pas moins que le thème environnemental demeure important.

Ce qu’il y a de commun à tous ces journaux, c’est le fait que les articles portant sur la science ou les communautés autochtones sont peu nombreux, ce qui peut surprendre lorsque l’on connait la dimension importante qu’occupe la recherche dans la politique arctique française par exemple, ou encore la diversité et l’importance des peuples autochtones en Arctique. Pourtant,  très peu d’articles leur sont consacrés. Concernant les peuples autochtones, pour les journaux français et russes, ce n’est pas vraiment étonnant : la France n’est pas un pays arctique et il est possible que la faible connaissance de la région par les médias ne leur ait pas permis d’associer plus clairement géopolitique, changements climatiques et communautés autochtones ; quant à la Russie, le sujet est peu abordé, car il s’agit de populations marginales et périphériques, peu impliquées dans les prises de décision. Les conditions et le mode de vie des populations autochtones sont pourtant des sujets importants dans le débat public au Canada, y compris les risques liés aux changements climatiques sur leur environnement et leur sécurité au sens large. Mais ici, on ne l’observe pas dans les statistiques de Radio Canada.

Bien que le thème environnemental demeure important et largement dominant (sauf pour la presse russe), les éléments liés au thème géopolitique semblent prendre une ampleur nouvelle. De plus, si la dimension environnementale est de plus en plus traitée également, le nombre d’articles associés à ce thème augmente néanmoins moins vite que ceux traitant des enjeux plus géopolitiques. Néanmoins, cette étude n’a pas permis d’observer de différence importante du nombre d’articles d’une année à une autre, et ce pour aucun thème, à l’exception d’une augmentation vraiment notable du nombre d’articles entre 2005 et 2007 pour Le Figaro. L’augmentation se fait de façon lente et plus ou moins constante. La seule différence statistique notable que l’on peut remarquer pour certains des journaux étudiés est celle du nombre d’articles total et de ceux portant sur le thème géopolitique, entre 2005 et 2019, ce qui illustre encore l’importance croissante de ce thème dans les articles portant sur l’Arctique. Il est enfin intéressant de noter que le journal traitant le plus de l’Arctique entre le premier article paru et décembre 2021 est Le Figaro, avec 2 261 articles, suivi par Izvestia (1109), Libération (690) et enfin Radio Canada (374). Cela peut paraître étonnant alors que la France n’est pas un pays riverain de cet espace, contrairement au Canada ou à la Russie, mais illustre une nouvelle fois le fait que l’Arctique est un espace qui fascine, même au-delà de ses limites.

Les statistiques obtenues montraient donc globalement une augmentation du nombre d’articles portant sur l’Arctique, ainsi qu’une importance croissante des considérations géopolitiques quant à cet espace. Une fois ces considérations prises en compte, il a été intéressant de les mettre en perspective avec le contenu des articles, ce qui a permis d’apposer à ces premiers résultats une seconde lecture afin de mieux comprendre la façon dont l’Arctique est construit dans les journaux étudiés et mettre en exergue des différences de discours entre les différents pays auxquels appartiennent ces derniers.

2.     Les principales représentations médiatiques de l’Arctique

2.1. L’Arctique dans la presse française : le triptyque réchauffement climatique – ressources – tensions.

Dans les quotidiens français Libération et Le Figaro, si l’environnement reste le thème majeur, certains titres demeurent pourtant très évocateurs d’enjeux géopolitiques en Arctique. Pour ne citer que quelques exemples, on trouve dans Libération « Haro sur le pétrole de l’Arctique », dès 2005, « la deuxième guerre froide » en 2008, ou encore en 2019 « Routes arctiques : dégel et nouvelles tensions ». Dans Le Figaro, les articles sur le thème géopolitique sont tout de même bien plus nombreux et les titres tout aussi évocateurs : « Moscou à l’assaut des richesses cachées de l’Arctique » en 2007, « Le Pôle Nord fait l’objet de toutes les convoitises » ou encore « les ressources de l’Arctique attisent les appétits » en 2008. Les exemples abondent. Pour ces deux journaux, des mots ou expressions tels que « conquête », « à l’assaut », « renforcent leur présence militaire », « convoitises », « richesses » ou encore « nouvelle frontière » reviennent très souvent dans les titres d’articles à propos de l’Arctique, de même que les mots ou expressions ayant trait au vocabulaire martial. Tous ces titres font miroiter ici l’existence d’enjeux économiques importants en Arctique, de richesses, attisant les convoitises de nombreux États, prêts à renforcer leur présence militaire dans cet espace pour l’occuper et le défendre. Néanmoins, cette image de l’Arctique est davantage véhiculée dans Le Figaro que dans Libération. Quoi qu’il en soit, l’Arctique est ici construit comme un espace à conquérir. Il est également présenté comme une sorte d’eldorado, empli de ressources en tout genre, de nombreux articles évoquant très régulièrement cet aspect. Il est également présenté comme étant un espace de tensions croissantes entre deux blocs en particulier : la Russie et l’Occident. La Russie est présentée dans les articles des quotidiens français comme une puissance conquérante, en pleine expansion militaire et économique en Arctique, en opposition constante avec les Occidentaux dans la zone.

En définitive, le constat reste le même : la plupart des articles sont construits de la même manière, selon un triptyque réchauffement climatique – accès aux ressources – tensions entre pays, l’un en entrainant un autre puisque la fonte des glaces, pouvant permettre l’accès à de nouvelles ressources et de nouvelles routes maritimes, aurait pour conséquence une concurrence accrue entre puissances pour le contrôle et l’exploitation de cet espace.

Ainsi, les représentations les plus frappantes et peut-être moins exactes de l’Arctique se trouvent sûrement dans la presse française.

2.2. L’Arctique russe : le symbole d’une puissance renouvelée

Dans les journaux russes, l’Arctique est érigé comme un véritable symbole de puissance retrouvée. Cet espace est présenté comme le poumon économique du pays. La Russie conçoit l’Arctique comme faisant partie intégrante de son territoire et cette idée est répercutée dans la presse. Jusqu’alors périphérique, cet espace devient central et représentatif de la vigueur de la nation russe et de la capacité de cette dernière à innover et à repousser toujours plus loin les limites du possible. En effet, l’Arctique est un espace extrêmement hostile, froid et aride. Pourtant, les entreprises russes, notamment Gazprom, parviennent à y exploiter de gigantesques gisements d’hydrocarbures. Les articles à ce sujet sont d’ailleurs très nombreux. D’autre part, de nombreux articles évoquent les expéditions d’explorateurs ou de scientifiques russes, effectuées en Arctique il y a de cela plusieurs années, voire siècles. Le fait d’évoquer ces expéditions et de les présenter comme de véritables prouesses humaines permet de montrer aux lecteurs russes qu’ils appartiennent à un peuple ayant compté parmi les siens des hommes capables de jouer avec les limites de ce qui est humainement réalisable. Il y a également une véritable évolution des thèmes abordés dans les journaux russes. Pour les années 2005, 2007, 2008 et 2013, les articles évoquent souvent les ressources contenues en Arctique, alimentant ainsi la vision de cet espace comme eldorado. On retrouve le même triptyque que dans la presse française. Mais en 2018 et 2019, le thème de l’eldorado s’efface pour laisser place à d’autres préoccupations, à savoir le développement de l’espace arctique russe et sa protection. En réalité, cette transition est même visible dès 2013, notamment dans Izvestia. L’exploitation des ressources reste néanmoins un thème extrêmement présent dans la presse russe, à la différence près que l’Arctique n’est plus conçu et présenté comme un eldorado où tout serait encore à découvrir. Si l’exploitation des ressources arctiques, notamment des hydrocarbures, est une priorité dans les articles d’Izvestia et d’Argumenti i Fakti, il est toujours question de projets en cours, donc de ressources déjà découvertes et en cours d’exploitation ou en passe de l’être.

Si la vision de l’Arctique comme théâtre de tensions avec les autres nations arctiques, voire comme future zone de conflit contre les Occidentaux, transparait parfois, elle est beaucoup moins prégnante que dans les quotidiens français, du moins dans Argumenti i Fakti. Beaucoup d’articles russes évoquent les tensions avec les Occidentaux et l’OTAN, mais l’Arctique n’est

que très peu présenté comme la cause de ces tensions. Il l’est certes dans les années 2000, avec la volonté de la Russie d’étendre son plateau continental dans l’océan Arctique. Les articles de cette époque évoquent alors des tensions avec les autres nations arctiques, provoquées par cette volonté expansionniste. Mais l’Arctique n’est plus ainsi conçu par la suite dans Argumenti i Fakti. Cependant, le thème de la militarisation de l’Arctique revient très régulièrement, dans une optique de protection de l’espace arctique russe ainsi que du passage du nord-est qui serpente au large des côtes russes, bien que la possibilité d’une guerre contre les Occidentaux ne soit pas directement évoquée dans les articles. En revanche, dans Izvestia, cette vision de l’Arctique comme espace de tensions transparait beaucoup plus.

En fait, la presse russe sur l’Arctique est extrêmement autocentrée, terme entendu au sens où les articles se concentrent vraiment sur le territoire arctique russe, sur des enjeux très internes et moins sur des enjeux plus internationaux comme c’est le cas dans la presse française. Ainsi, quelques thèmes majeurs dominent dans le traitement médiatique russe de cet espace : son développement, sa protection et l’exploitation de ses ressources, présentés comme étant une nécessité vitale pour la Russie.

2.3. La presse canadienne et la « crise de souveraineté » arctique (Landriault, 2013, 14)

La presse canadienne est également assez autocentrée, terme entendu dans le sens défini plus haut pour la presse russe. Cette fois-ci, c’est le thème de la souveraineté canadienne en Arctique qui domine. On ressent une inquiétude à la lecture de certains articles, notamment dans les premières années de notre étude, quant à la souveraineté du pays dans sa zone arctique. Certains articles effectuent une comparaison entre les efforts et les moyens investis par la Russie dans son espace arctique et ceux fournis par le Canada, qui seraient moindres. Le constat d’un retard important du Canada sur la Russie est ainsi fait, et ce dans tous les domaines : développement du passage du nord-ouest, des infrastructures, des moyens militaires. Ce retard, de nombreux articles l’abordent, posant ainsi de réelles questions quant à la capacité du Canada à s’approprier correctement son espace arctique et à le développer suffisamment, afin d’en faire une véritable vitrine, à l’image de ce que la Russie a réussi à faire ces dernières années. La vision de l’Arctique comme eldorado est peu présente, voire absente. En revanche, celle de l’Arctique comme théâtre de conflit l’est davantage. L’environnement est un thème également très présent, avec de nombreuses inquiétudes exprimées quant aux dégradations environnementales en Arctique.

2.4. Bilan général des principales représentations médiatiques arctiques

Si l’on devait résumer, trois grandes idées principales reviennent donc à propos de l’Arctique dans les journaux étudiés pour ce travail. D’abord, celle de l’Arctique comme eldorado, assimilé en tant que tel à partir de la parution en 2008 du rapport de l’USGS sur les ressources en hydrocarbures présentes en Arctique. Dès lors, de nombreux médias en général, se sont extasiés sur les potentielles réserves d’hydrocarbures contenues dans la zone, prenant comme principale référence cette étude de l’USGS. Certains des articles étudiés, notamment dans la presse française, se fondent d’ailleurs sur cette étude pour construire leur propos.

La deuxième idée qui revient le plus souvent à propos de l’Arctique, c’est la vision de cet espace comme futur théâtre de conflit. Cette vision semble être apparue plus récemment que celle de l’Arctique comme eldorado. En fait, l’Arctique est présenté comme futur théâtre de conflit de deux manières différentes. D’abord, c’est un espace de tensions entre les pays arctiques eux-mêmes. Cette première vision est plus ancienne. Ensuite, l’Arctique est à nouveau construit, depuis quelques années, comme espace de tensions, voire de futur conflit entre Russes et Occidentaux. Le terme de guerre froide est même parfois mentionné.

De façon plus générale, de nombreux articles évoquent de plus en plus les projets et progrès effectués en Arctique quant à la militarisation de cet espace. Entrainements de fantassins, construction de brise-glaces, nouveaux équipements adaptés aux températures extrêmes et sorties de sous-marins : les exemples abondent et donnent l’image d’une militarisation très importante de l’Arctique, rapportée parfois directement à l’éventualité d’un conflit dans cette zone. 

Le dernier thème revenant le plus souvent à propos de l’Arctique est bien entendu le phénomène du réchauffement climatique et de ses conséquences sur cet espace. Au fur et à mesure que des études et rapports comme ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur les changements climatiques (GIEC) paraissent, le sujet semble prendre de l’ampleur : fonte des glaces, conséquences du réchauffement climatique sur les écosystèmes arctiques et les courants marins… la question environnementale en Arctique doit en effet constituer un sujet de préoccupation majeur aujourd’hui, tant cette zone est importante dans la régulation du système climatique mondial. Pourtant, le réchauffement climatique est trop souvent présenté, de façon assez ambivalente, comme une véritable opportunité d’exploration et d’exploitation économique, ouvrant de nouvelles perspectives en Arctique, rendant celui-ci moins hostile, plus accueillant, une sorte de nouveau « front pionnier » (Vaguet, 2021), en somme. Si de nombreux articles s’alarment des conséquences du réchauffement climatique sur l’Arctique, d’autres n’hésitent pas à louer les vertus qu’il pourrait avoir : accès aux ressources, ouverture de nouvelles routes maritimes… Présenter ainsi le réchauffement climatique semble réellement problématique au regard des prévisions déjà désastreuses de ces dernières années sur l’impact de ce phénomène sur notre planète.

3.     Le fort clivage médiatique et scientifique à propos de l’Arctique

3.1. La coopération : le leitmotiv prédominant en Arctique ?

La vision de certains chercheurs est bien différente de celles présentées dans les médias. Pour eux, l’Arctique est loin d’être cette terre emplie de richesse intarissables, ou encore le théâtre d’une prétendue guerre froide, mais plutôt un espace à protéger sur le plan environnemental et surtout un espace de coopération, au point qu’il existerait un « exceptionnalisme » arctique (Exner-Pirot et Murray, 2017). Heather Exner-Pirot a publié en 2018 (Exner-Pirot, 2018) un article sur le site Arctic Today, intitulé « How to write an Arctic story in 5 easy steps ». Dans cet article, celle-ci se moque de la façon dont la plupart des journalistes construisent l’Arctique. Cet exemple est assez révélateur du hiatus qui existe entre vision scientifique et vision médiatique quant à cet espace.

Et les faits semblent en effet accréditer la vision de ces scientifiques.

D’abord, la représentation de l’Arctique comme eldorado est à nuancer. En effet, les ressources annoncées sont probablement surestimées, « beaucoup de spéculation [ayant] entouré l’estimation des ressources probables de la région. » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021, p. 35). Le rapport de 2008 de l’USGS semble avoir relancé l’idée de l’Arctique comme eldorado, mais « ce travail se base sur des modèles probabilistes, et non des forages. Les explorations menées depuis se sont révélées décevantes. » (Observatoire de l’Arctique, FRS – DGRIS, 2022).

De plus, l’Arctique demeure un espace difficile d’accès, toujours pris dans les glaces la majeure partie de l’année, et ce malgré l’espoir de certains articles de voir un jour le réchauffement climatique permettre l’accès à ces ressources. De ce fait, il est encore extrêmement difficile et coûteux d’exploiter ces gisements d’hydrocarbures, si bien que de nombreux projets ont été abandonnés par des entreprises soucieuses notamment de préserver leur image sur le plan environnemental, telles que Shell ou Total. Enfin, il faut rappeler que l’Arctique, contrairement à l’Antarctique, est un espace maritime, en bonne partie approprié (zones économiques exclusives et plateaux continentaux, et bordé de terres appartenant à des États souverains. Or, la plupart des ressources arctiques se trouvent précisément sur ces territoires souverains ou dans les espaces maritimes leur appartenant, et il semble peu raisonnable d’envisager qu’un pays puisse partir à l’assaut de ressources appartenant à un autre État.

Mais, comme susmentionné, cette idée de l’Arctique comme eldorado est de moins en moins prégnante ces dernières années, laissant sa place à une autre représentation semble-t-il plus populaire : celle de l’Arctique comme nouveau futur théâtre de conflit, notamment entre Russes et Occidentaux. Pourtant, il faut nuancer cette idée. Depuis son arrivée au pouvoir en Russie, en 2000, Vladimir Poutine a, semble-t-il, toujours eu pour objectif de redorer le blason de son pays et de lui rendre sa puissance d’antan. Sa politique extérieure agressive a véritablement relancé les tensions entre la Russie et les Occidentaux. Pour autant, ces tensions méridionales sont projetées, à tort, sur l’Arctique, par les médias. Si un conflit devait avoir lieu en Arctique, celui-ci s’expliquerait probablement par des raisons uniquement géographiques, la Russie, ainsi que certains pays de l’OTAN étant riverains de ce dernier.

La question de la militarisation de l’Arctique est également souvent utilisée par les médias pour montrer que cet espace devient un théâtre de tensions et de potentiel conflit. Mais parler de militarisation serait surestimer la réalité. Dans le cas de la Russie par exemple, on assiste non pas à une militarisation de l’Arctique, mais à une « modernisation et une réoccupation d’anciennes bases militaires »[1], selon le chercheur Florian Vidal, ce qui serait perçu comme étant un « signal belliqueux de la part des Russes »[2], d’après Michael Delaunay.

Pour certains chercheurs, c’est la coopération qui prévaut en Arctique, notamment par le biais du Conseil de l’Arctique, remettant en cause l’idée d’une montée croissante des tensions. « La dynamique politique des pôles est souvent dépeinte dans les médias comme source de frictions, voire de conflits à venir. […] En réalité, au-delà des images souvent diffusées de course à l’appropriation et de far west polaire, ces espaces sont régis par une coopération institutionnalisée. » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021, p.75). La particularité du Conseil de l’Arctique est que les questions sécuritaires n’y sont a priori jamais abordées. Il permet donc un dialogue apaisé entre des pays pourtant en froid dans le reste du monde, comme la Russie et les Occidentaux.

Pourtant, pour certains journalistes, il existerait une modération excessive parmi certains chercheurs. L’hypothèse de l’existence d’un angélisme scientifique posait donc la question d’une potentielle mésestimation par le milieu scientifique des enjeux stratégiques, militaires et sécuritaires en Arctique.

3.2. Un angélisme parmi les chercheurs ?

En 2019, le consensus régnant au sein du Conseil de l’Arctique est remis en cause par Mike Pompeo, dans une allocution prononcée à Rovaniemi, en Finlande, en 2019. L’ancien Secrétaire d’État des États-Unis, tout en réaffirmant la légitimité des États-Unis en tant que pays arctique, se montre extrêmement virulent envers la Chine et la Russie, fustigeant leur comportement agressif et leur manque de coopération ailleurs dans le monde qui selon lui en disent long sur la façon dont ces pays pourraient agir en Arctique. Il reprend également certaines idées relayées par les médias, vantant les ressources de l’Arctique, ressuscitant les données avancées en 2008 par l’USGS, ainsi que les nouvelles opportunités de navigation, en avançant que les passages du nord-ouest et du nord-est « pourraient devenir les canaux de Suez et du Panama du XXIème siècle ». Pour lui, « la région est devenue un centre de pouvoir et de compétition ». Par ces mots, Mike Pompeo remettait ainsi en cause l’esprit de consensus censé prévaloir en Arctique ainsi que la règle tacite qui est de ne pas évoquer les questions sécuritaires en Arctique.

Dans un reportage réalisé en 2020 par la journaliste et réalisatrice Agnès Hubschman, intitulé Arctique : la guerre du pôle, de nombreux responsables militaires et politiques semblent accréditer par leur propos  la vision des médias sur l’Arctique, ainsi que celle de Mike Pompeo. Il apparait alors que la vision de l’Arctique comme eldorado et comme théâtre de nouveaux conflits d’envergure est relayée jusque dans les milieux politiques. Ce fossé entre vision scientifique d’une part et vision politique d’autre part est assez surprenant. Selon Mme Hubschman, il existerait donc un décalage entre la vision scientifique de l’Arctique comme modèle de coopération internationale et les démonstrations de force de pays qui organisent de nombreux exercices militaires dans cet espace. L’idée de coopération arctique qui prévaudrait sur tout le reste ne serait donc plus si évidente.

Existe-t-il donc réellement un angélisme parmi le milieu scientifique, au point que celui-ci resterait figé sur une vision coopérative de l’Arctique aux dépens d’une réalité stratégique qui aujourd’hui évoluerait ?

Il existe en relations internationales deux écoles de pensée qui peuvent s’appliquer aux chercheurs à propos de l’Arctique. D’abord, l’école réaliste, qui rassemblerait une majorité de chercheurs canadiens, américains et russes, selon Camille Escudé-Joffres[3], docteure en science politique et chercheuse en relations internationales. Les chercheurs appartenant à cette école conçoivent effectivement l’Arctique comme un futur théâtre d’affrontements, s’attachant au schéma de guerre froide pour décrire les relations entre nations dans cet espace et pour qui les intérêts de chaque État priment sur l’esprit de coopération. Et l’école libérale, croyant à l’inverse en la coopération et au rôle essentiel des institutions tel que le Conseil de l’Arctique. Toujours d’après Camille Escudé-Joffres, une majorité de chercheurs scandinaves et certains chercheurs français appartiennent à cette école, parfois qualifiée d’angéliste, qui insiste sur le fait que « le Conseil de l’Arctique a fonctionné envers et contre tout, même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. C’est ce qui a poussé certains chercheurs à considérer l’Arctique comme une sorte de bulle géopolitique, isolée des tensions et conflits qui ont lieu ailleurs dans le monde. »[4]

Pour Michael Delaunay, docteur en science politique et chercheur, « il y a bien dans les mots et les écrits un durcissement américano- canadien contre la Chine et la Russie dans l’Arctique, discours qui découle des relations plus tendues entre ces pays sur la scène internationale. [Il n’y a] pas d’angélisme [de la part des chercheurs], mais une expérience qui [leur] permet de dire qu’effectivement au sein du Conseil de l’Arctique, dans le monde scientifique, c’est la coopération qui prévaut. Cependant, cela était valable jusqu’à l’invasion de l’Ukraine [par la Russie, en février 2022] qui a gelé les travaux du Conseil de l’Arctique. Mais l’Arctique n’est qu’une victime collatérale d’une politique étrangère russe et de la réponse occidentale à celle-ci »[5]. Ces propos de Michael Delaunay mettent donc en avant l’expertise de chercheurs qui travaillent en profondeur, depuis des années, sur les questions arctiques et qui sont donc capables d’apporter les nuances « que certains articles effacent ».

Ainsi, s’il existe pour certains journalistes une modération des chercheurs sur les questions arctiques, il existe pour ces derniers, à l’inverse, un sensationnalisme excessif de la part de certains médias : « Ce qui nous pose un problème, à nous chercheurs, ce sont bien justement ces titres racoleurs qui [sont là] simplement pour faire vendre, ce qui construit une fausse image des tensions actuelles dans la région dans l’esprit du grand public »[6], confie Michael Delaunay.

3.3.   Une vision médiatique de l’Arctique exagérément sensationnaliste ?

D’où vient alors cette image parfois exagérée donnée de l’Arctique dans la presse ? Pour Frédéric Lasserre, chercheur et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), il y a « un attrait pour le sensationnalisme »[7]. Voilà un point sur lequel s’entendent chercheurs et journalistes. En effet, il faut jouer le « jeu du public » d’après Agnès Hubschman : « pour vendre, pour faire de l’audience, il faut des titres accrocheurs »[8].

Laura Berny, journaliste pour le quotidien français Les Echos, explique qu’il y a eu une réelle évolution dans la façon que les gens ont de lire les journaux. Étant donné que le public achète de moins en moins les journaux papier, et que l’essentiel des lecteurs se trouve sur le web, les équipes éditoriales cherchent à les attirer par le biais de l’article et non plus par le canal du journal en lui-même, « ce qui pousse les journalistes à présenter les choses sous l’angle le plus croustillant possible. ». C’est peut-être pour cette raison que « les chercheurs essayent de tempérer et d’aller dans le sens contraire de celui des journalistes », car cette façon de construire les articles, en étant dans la recherche du titre le plus accrocheur possible, « les agace ». « Le mieux, [serait] de s’arrêter aux articles de journalistes qui sont allés en Arctique », qui connaissent donc cet espace et qui sont le plus à même d’en parler[9].

La deuxième raison qui explique ce manque de nuance dans les articles, c’est le manque de temps : « la presse n’a pas le temps de se plonger dans un sujet aussi complexe. Cela peut amener à des simplifications. », explique Madame Hubschman. De la même manière, les journalistes (tout comme les chercheurs) abordent leur sujet selon un biais. « On aborde l’Arctique sous un certain angle. Cela ne veut pas dire que c’est la seule façon d’en parler. », continue-t-elle.[10]

C’est donc cette façon de construire les articles qui mène à cette vision exagérément sensationnaliste de la presse sur l’Arctique et que le lecteur averti doit garder à l’esprit.

Conclusion

« Sur l’Arctique, le sensationnalisme est excessif, mais il fait vendre »   (Feertchak, 2019)

Ce travail n’entend pas être assez exhaustif pour dire que tous les journaux, journalistes ou médias en général présentent systématiquement l’Arctique de cette façon et en aucune façon ne dénigre le milieu journalistique ou les articles cités. Les journalistes n’ont pas tous les mêmes moyens, la même liberté ou la même façon d’appréhender un sujet. Il a néanmoins permis d’identifier certaines des représentations qui semblent être les plus tenaces à propos de l’Arctique, dans le but de mieux cerner cet espace. Celui-ci fait fantasmer, aussi bien pour l’image que l’on peut se faire de ces immenses étendues de glace, que pour les enjeux dont il serait l’objet. Pourtant, l’Arctique n’est « ni un Far West ni un Eldorado » (Mered, 2019). Ses ressources, souvent vantées par les journaux, se situent soit sur des territoires souverains ou dans les ZEE, soit sont trop difficiles d’accès. En ce qui concerne le trafic maritime, ce dernier est pour le moment le fait d’un trafic local, ou de destination, et non de transit. La fonte des glaces peut-elle changer la donne dans les années à venir ? Peut-être. Mais l’Arctique, pourtant essentiel à la régulation climatique et océanique mondiale, est fortement sujet aux conséquences du réchauffement climatique et ce dernier ne saurait être raisonnablement considéré comme une opportunité, même dans l’espoir de voir un jour s’ouvrir de nouvelles routes maritimes ou d’exploiter de nouvelles ressources. Devant l’urgence, de nombreux pays recherchent des solutions alternatives aux énergies fossiles. Le pétrole et le gaz en faisant partie, il est difficile de donner du crédit aux articles qui parlent de gigantesques gisements arctiques qui pourraient être exploités d’ici quelques décennies, tout en sachant qu’il est question aujourd’hui déjà d’un changement de paradigme dans nos façons de vivre. En revanche, si ce phénomène du réchauffement climatique venait à s’aggraver, peut-être qu’en effet, l’accès aux nouvelles routes maritimes ou d’autres ressources présentes en Arctique, comme les terres rares, pourraient devenir un réel enjeu. Pour le moment, nul ne peut prétendre prédire l’avenir et répondre de façon catégorique à la question.

Quoi qu’il en soit, il apparaît au vu des travaux scientifiques que les enjeux stratégiques et militaires tels que présentés dans les articles étudiés pour ce travail sont largement surestimés et romancés, notamment dans la presse non-arctique, et qu’il y a parfois un manque voire une absence de nuance que les travaux scientifiques, s’inscrivant dans un temps plus long, sont capables d’apporter. Les faits également : l’Arctique n’est pas un théâtre de conflit pour les ressources ou des zones terrestres et maritimes, même s’il est vrai que quelques différends juridiques à propos des routes maritimes ou de certains territoires demeurent des questions toujours en suspens. Si certaines tensions débordent parfois sur cet espace, comme ce fut le cas lors de l’allocution de Rovaniemi, celles-ci trouvent le plus souvent leur cause plus au sud, et non pas en Arctique. Il est donc clair qu’il existe un sensationnalisme médiatique important à propos de cet espace, au regard des corrections faites par les travaux scientifiques.

Quant à l’angélisme qui prévaudrait parmi les chercheurs, il est difficile de l’évaluer. Si certains faits montrent en effet un regain de tensions et d’attention portée sur l’Arctique, d’autres accréditent plutôt le point de vue des chercheurs de cette zone comme véritable lieu de coopération plus que de tensions, comme en témoigne le travail fourni depuis maintenant plusieurs décennies par les groupes de travail du Conseil de l’Arctique. Néanmoins, tous les chercheurs n’ont pas la même façon d’envisager l’Arctique, de la même façon que tous les journalistes ne vont pas écrire leur article à partir du même angle. Il est clair qu’il existe plusieurs visions de ce qu’est l’Arctique, y compris parmi les chercheurs, entre ceux partisans d’une vision plus conflictuelle de l’Arctique et ceux défendant l’idée de coopération. Dans le cadre de ce travail, seuls des chercheurs défendant plutôt cette seconde vision ont accepté d’échanger. Mais il faut être conscient qu’il existe une autre catégorie de chercheurs dont le discours ne vient nullement corroborer cette conception coopérative de l’Arctique.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a marqué un véritable coup d’arrêt aux travaux du Conseil de l’Arctique. Est-ce la fin de « l’exceptionnalisme » arctique dont parle Heather Exner-Pirot ? La vision scientifique réaliste va-t-elle prendre le pas sur la vision plus libérale de l’Arctique ? Seul l’avenir permettra de le dire. Dans l’immédiat, il convient d’être conscient de l’existence de ces différentes visions médiatiques et scientifiques de l’Arctique, afin de mieux le comprendre et de parvenir à l’appréhender de la façon la plus nuancée possible.

Références

AFP (2008), Remake de la guerre froide en Arctique, Libération (Paris), 25 août.

Alonso, Pierre (2019), Routes arctiques : dégel et nouvelles tensions, Libération (Paris), 29   août.

De Malet, Caroline (2008), Le pôle Nord fait l’objet de toutes les convoitises, Le Figaro (Paris), 23 avril.

Département d’État des États-Unis (2019). Looking North : Sharpening America’s Arctic Focus, https://2017-2021-translations.state.gov/2019/05/06/looking-north-sharpening-americas-arctic-focus/index.html,  c. le 3 janvier 2023.

Exner-Pirot, Heather (2018). How to write an Arctic story in 5 easy steps. Arctic Today, 4 décembre 2018, https://www.arctictoday.com/write-arctic-story-5-easy-steps/ , c. le 18 décembre 2022.

Exner-Pirot, Heather et Murray, Robert (2017). Regional Order in the Arctic : Negotiated Exceptionnalism. The Arctic Institute, 24 octobre 2017, https://www.thearcticinstitute.org/regional-order-arctic-negotiated-exceptionalism/, c. le 17 décembre 2022.

Feertchak, Alexis (2019). Sur l’Arctique, le sensationnalisme est excessif mais il fait vendre, Le Figaro (Paris), 20 novembre.

Hubschman, Agnès (2020). Arctique, la guerre du pôle, Paris, France Télévisions.

J.C. avec AFP (2007), Moscou à l’assaut des richesses cachées de l’Arctique, Le Figaro (Paris), 14 octobre.

Kovacs, Stéphane avec AFP et Reuters (2008), Les ressources de l’Arctique attisent les appétits, Le Figaro (Paris), 29 mai.

Landriault, Mathieu (2013). La sécurité arctique 2000-2010 : une décennie turbulente ? Thèse de doctorat en Sciences politiques, Université  d’Ottawa, École d’études politiques, https://ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/24353/1/Landriault_Mathieu_2013_these.pdf.

Lasserre, Frédéric ; Choquet, Anne et Escudé-Joffres, Camille (2021). Géopolitique des pôles, vers une appropriation des espaces polaires ? Paris, Le Cavalier Bleu.

Libération (2005). Haro sur le pétrole de l’Arctique, Libération (Paris), 7 janvier.

Mered, Mikaa (2019). Les Mondes polaires, Paris, PUF.

U.S. Geological Survey (USGS), Bird, J. Kenneth et al. (2008). Circum-Arctic Resource Appraisal : Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle. https://pubs.er.usgs.gov/publication/fs20083049 , c. le 22 décembre 2022.

Vaguet, Yvette (2021). Fronts et frontières en Arctique, quelle singularité ? Géoconfluences, 13 décembre 2021, https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/fronts-et-frontieres-en-arctique, c. le 9 janvier 2023.

Zizek, Slavoj (2008), La deuxième guerre froide, Libération (Paris), 13 novembre.

Sources orales (entrevues) :

Berny, Laura, journaliste pour Les Echos, entretien mené le 17/08/2022.

Delaunay, Michael, docteur en science politique et chercheur à l’OPSA (Observatoire de la Politique et la Sécurité de l’Arctique), entretien mené le 18/07/2022.

Escudé-Joffres, Camille, docteure en science politique, chercheuse en relations internationales à Sciences Po (CERI) et professeure agrégée de géographie, entretien mené le 31/08/2022.

Hubschman, Agnès, journaliste et réalisatrice, entretien mené le 25/07/2022.

Lasserre, Frédéric, chercheur à l’École supérieure en Études internationales (ESEI) et à l’Institut Hydro-Québec en Environnement, Développement et Société (IEDS), professeur au Département de géographie de l’Université Laval (Québec), directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), entretien mené le 08/07/2022.

Vidal, Florian, chercheur associé au Centre Russie/NEI à l’IFRI et maître de conférences à l’ESPOL (Institut Catholique de Lille), entretien mené le 20/08/2022.

Annexes

Les données statistiques mentionnées dans le développement sont issues de ces tableaux :

Annexe 1. Tableaux présentant le nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années, pour chaque journal étudié.

Annexe 1.1. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Libération.

Annexe 1.2. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Le Figaro.

Annexe 1.3. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Izvestia.

Annexe 1.4. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Argumenti i Fakti.

Annexe 1.5. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Radio Canada

Annexe 2. Tableaux présentant le nombre d’articles portant sur l’Arctique, années, tranches d’années et mots-clés, pour chaque journal étudié.

Annexe 2.1. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Libération

Annexe 2.2. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Le Figaro

Annexe 2.3. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Izvestia

Annexe 2.4. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Radio Canada


[1] Cette citation est le fruit d’un entretien mené avec M. Florian Vidal.

[2] Cette citation est le fruit d’un entretien mené avec M. Michael Delaunay.

[3] La réflexion menée dans ce paragraphe est le fruit d’un entretien oral mené avec Madame Camille Escudé-Joffres.

[4] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec Mme Camille Escudé-Joffres.

[5] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec M. Michael Delaunay.

[6] Ibid.

[7] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec M. Frédéric Lasserre.

[8] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec Mme Agnès Hubschman.

[9] Les différentes citations contenues dans ce paragraphe sont le fruit d’un entretien mené avec Mme Laura Berny.

[10] Ces citations sont le fruit d’un entretien oral mené avec Mme Agnès Hubschman.

Les instruments de l’Union africaine au prisme de l’implication de la jeunesse et des autorités traditionnelles à la reconstruction post conflit en Centrafrique et au Mali

RG v9n1, 2023

Nze Bekale Ladislas

nzebekale@yahoo.fr

Diplômé de l’ENA, Docteur en Histoire Militaire et Etudes de défense, Chef d’Unité à la Commission de l’Union africaine, membre du Réseau Consultatif des Nations Unies pour la Réforme du Secteur de la Sécurité. Enseignant vacataire au département d’histoire (Université Omar Bongo-Gabon), Chercheur au Centre d’Analyse et de Prospective sur les Afriques UQAM (Canada) et Chercheur associe au GRESHS (Ecole Normale Supérieure-Gabon).

Résumé

L’Union Africaine, comme institution chargée de la gouvernance de la sécurité collective du continent, développe une importante activité de reconstruction et de développement post conflit. Elle prône une popularisation de cette politique, à travers une approche participative ouvertes aux populations. Ses instruments énoncent les idées fondamentales relatives à cette implication. Ainsi, Cet article tente de confirmer la corrélation entre la doctrine de l’institution africaine et l’appropriation de ce processus par des catégories spécifiques de la population au Mali et en Centrafrique, notamment les détenteurs de l’autorité traditionnelle et la jeunesse.

Mots clés : Union Africaine, Post conflit, Popularisation, Mali, Centrafrique.

Abstract

The African Union as an institution in charge of the governance of the collective security of the continent, develops an important post-conflict reconstruction and development activity. It advocates popularizing this policy, through a participatory approach. Its instruments set out the fundamental ideas relating to this involvement. This article attempts to confirm the correlation between the doctrine of the African institution and the appropriation of this process by specific categories of the population in Mali and the Central African Republic, in particular the holders of the traditional authority and youth.

Keywords: African Union, Post conflict, Popularization, Mali, Central Africa Republic.

Introduction

La consolidation de la paix peut contribuer à prévenir l’éclatement de violents conflits, préparer la voie aux processus de rétablissement de la paix et les soutenir, aider à la reconstruction des sociétés après les conflits. En d’autres termes, la consolidation de la paix est utile avant qu’un conflit ne se déclare, pendant et après le conflit (Hilde, 2004). Il va sans dire que cette dimension du renforcement de la paix nécessite une vision et des actions opérationnelles. De ce fait, « la notion de post-conflit est devenue une grille de lecture et d’action internationale commune. Défini par les Nations unies, le concept de post-conflit désigne un modèle idéal de transition après une guerre, au sein duquel institutions internationales, Etat et acteurs civils, privés et associatifs œuvreraient ensemble pour surmonter les tensions et reconstruire une paix durable » (Cattaruzza, Dorier, 2015). La reconstruction post conflit est donc définissable comme une politique, non exclusive,  ouverte à une diversité d’intervenants. « La nécessite d’une reconstruction de l’Etat dans une période post-conflit s’intègre dans le cadre plus large de l’ambition de consolidation de la paix après les conflits armés. A ce titre, elle contribue comme toutes les activités de consolidation de la paix à créer un cadre propice à une paix durable, et à éviter ainsi une résurgence des hostilités » (Amvane, 2013). En dehors des programmes de démobilisation et de réintégration, elle met l’accent sur la reconstruction axée sur les communautés de base (BAD, 2001). Ceci pour étayer une certaine logique de démocratisation de la reconstruction post conflit par l’ouverture de cette politique aux populations, c’est-à-dire qu’elles sont à la fois réceptrices de l’ingénierie de la reconstruction et contributrices à la conduite de l’action y relative. D’une part « la popularisation est perçue comme l’auto saisissement par le peuple d’une réalité. D’autre part, elle est une action volontariste menée par certains acteurs faisant du peuple une cible » (Batchom, 2016) de l’action publique. Une paix viable et durable dépend non seulement de l’engagement des leaders politiques mais aussi de l’acceptation de la paix au sein de la population. La consolidation de la paix requiert la réconciliation et la promotion d’un règlement pacifique des conflits a tous les niveaux de la société : dans la hiérarchie militaire, politique, religieuse et dans celle des entreprises, dans la couche médiane de la société et à la base (Hilde, 2004). Pour consentir à cette idée d’une consolidation participative de la paix, l’Union Africaine suggère une appropriation nationale et locale de la reconstruction post conflit. Pour l’institution, « ce principe est critique pour s’assurer que les activités de la [Reconstruction et le Développement Post Conflit] RDPC, correspondent aux besoins et aspirations locales, encouragent une compréhension commune d’une vision partagée, optimisent et maximisent le soutien à la RDPC à travers le réengagement de la population envers sa gouvernance et garantissent la durabilité des efforts de relance » (Union Africaine, 2006). Cette dilation de l’action publique, de l’international aux populations, souscrit à l’idée selon laquelle « le réalisme qui conférait à l’Etat un rôle décisif dans les relations internationales, est inadéquat pour éclairer notre temps » (de Sernaclens, 2006). D’ailleurs les institutions étatiques « n’ont plus les capacités de promouvoir une identité collective nationale surplombant la multiplicité des réseaux de solidarité constituant leur société civile et la diversité des allégeances individuelles » (de Sernaclens, 2014). Les successeurs lointains de Kant et Tocqueville aux Etats unis ne considèrent pas les Etats (qu’ils ne voient pas unitaires) comme les seuls acteurs de la scène internationale : ils la partagent avec la société civile et des entités transnationales (Boene, 2018). L’action individuelle et l’action sociale s’inscrivent et s’analysent désormais à des niveaux multiples : elles s’élaborent en référence à un espace national de moins en moins prioritaire, alors que le local, le régional supranational et, de plus en plus, le transrégional acquièrent une importance sans cesse réévaluée (Badie, 2018). Cette reconfiguration de l’espace publique consolide « la montée en puissance des acteurs non étatiques, encore appelés « acteurs transnationaux ou acteurs globaux, [et] constitue la seconde révolution. Cette catégorie est hétéroclite et memo contradictoire, faite d’acteurs organisés à vocation solidariste, comme les ONG, à vocation de prosélytisme, comme les acteurs religieux, cherchant à jouer de leur influence, comme les médias, ou tout simplement individuels et agrégés, comme chaque être humain accomplissant un acte international » (Badie, 2016).

La pensée sécuritaire rénovée de l’UA soutient donc « des approches de consolidation de la paix plus inclusives et participatives, qui tiennent compte des besoins des femmes et des jeunes, ainsi qu’à promouvoir les possibilités et le potentiel des sociétés en tant qu’agents de changement positif, afin de renforcer la cohésion sociale et d’assurer une croissance et un développement durables » (Union Africaine, 2022a). Parce que la RDPC est d’abord et avant tout un processus plus politique que technique, l’UA offre un leadership et un contrôle stratégique des termes d’engagement de l’ensemble des acteurs impliqués dans les efforts de RDPC sur le continent (Union Africaine,2006). Pour l’institution « un lien organique entre le gestionnaire de la RDPC et la population en général est impératif » (Ibid.). Les organisations communautaires et autres organisations de la société civile, notamment féminines, [la jeunesse ; les autorités traditionnelles et religieuses sont invitées] à participer activement aux efforts visant à promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité en Afrique (Ibid., p. 27). Les politiques publiques internationales ne sont pas exclues de cette volonté d’ouvrir la participation citoyenne au contrôle de la réalisation de ces politiques à toutes les échelles de l’action publique (Nze Bekale, 2022). Les politiques publiques internationales définissent « l’ensemble des programmes d’action revendiqués par des autorités publiques ayant pour objet de produire des effets dépassant le cadre d’un territoire stato-national » (Petiteville, Smith, 2006 : 357). Ces postulats sont observables dans la vision de l’UA, qui fait de la société civile au sens large un acteur de la reconstruction post conflit aux côtés des acteurs institutionnels. Cette redondance pédagogique prouve que « la sécurité, traditionnellement monopolisée par l’Etat, cesse d’être un sujet tabou. Le choix de cette démarche citoyenne semble indiquer un changement dans la fabrique des politiques de sécurité, au regard de la place centrale de la société civile dans ce processus. Concept dont l’usage est très controverse en Afrique, la société civile est ici perçue dans sa conception large c’est-à-dire englobant l’ensemble des acteurs organisés existant en dehors de la sphère étatique (Auer, 1999 ; Lavigne Delville, 2015 ; Gibbon, 1998 ; Otayek, 2009)[1].  Un ensemble de réformes mises en œuvre principalement depuis les années 2000 a accéléré l’ancrage de la participation citoyenne. C’est enfin le paradigme de la Réforme du Secteur de la Sécurité dans le contexte de la lutte contre le terrorisme (Saidou, 2019). Le corpus doctrinal de la participation populaire à la lutte contre le terrorisme en Afrique débute avec la définition de la participation politique qui constitue (Nze Bekale, 2022b) un « ensemble des pratiques (voter, manifester, militer, participer à des réunions) et des manifestations d’intérêt (s’informer sur la politique, parler de politique) des gouvernés à l’égard des affaires publiques touchant la commune, la région, l’Etat et même l’humanité entière » (Nay, 2008). D’autres sont des « formes de participation protestataire [ou de réplique contre une menace] » (Ibid.). La reconstruction post conflit, aux dires du cadre de reconstruction post conflit de l’UA mais pas exclusivement, favorise ces différentes manifestations de la participation populaire.

En travaillant sur une thématique de science politique, notamment les relations internationales, le constructivisme comme cadre théorique parait adapté à cette contribution. Tout comme sa vision « des relations internationales et de la politique étrangère se concentre sur les structures normatives internationales et de leurs effets et l’interaction entre les structures internationales et les agents locaux du changement » (Lauterbach, 2011). Pour les constructivistes, « les règles et les normes jouent un rôle essentiel pour guider le comportement des acteurs internationaux et structurer la vie internationale en général » (Lynch, Klotz, 1999). Une approche se plaçant au niveau du système ne repose pas sur la seule interaction des Etats pour expliquer la (re)formation des intérêts. La plupart des constructivistes insistent sur l’importance des institutions internationales, des structures sociales mondiales, comme composantes du système international (Ibid., p.57). Cette approche élargit donc le débat sur la nature des différents agents à l’œuvre sur la scène internationale (Ibid., p.58). En incluant explicitement les communautés épistémiques, les catégories sexuées, les mouvements sociaux, les réseaux d’ONG ou de mouvements thématiques dans la rubrique agent (Ibid.). Il s’agit de considérer « pour principal objet les croyances, cultures, discours, cadres cognitifs, habitus, identités, idéologies, normes, représentations, symboles et visions du monde (termes ici rassembles sous la notion de conceptions collectives ou partagées) et étudie leurs incidences sur les interventions de paix (Autesserre, 2011). Ce remodelage de la scène internationale, s’accommode avec la gouvernance comme régulatrice et normative des interactions entre les différents agents constitutifs de cet espace. Selon l’institution africaine, « la gouvernance politique implique la répartition et l’exercice du pouvoir du niveau national aux niveaux locaux. Elle englobe la promotion de la bonne gouvernance démocratique et ses valeurs centrales, tel que requis dans le préambule de l’Acte Constitutif » (Union Africaine, 2006). Les éléments centraux de la bonne gouvernance politique, comprennent la participation politique, dans les situations post conflits, nécessitent la promotion d’une politique inclusive (Ibid.). Des systèmes de gouvernance cohésifs et réceptifs allant du niveau national aux niveaux populaires. Ainsi, le rôle et la participation des femmes [les jeunes et la société civile], y compris leur accès au pouvoir et à la prise de décision, nécessitent d’être particulièrement soulignés et encouragés (Ibid.). Dans ce contexte, il est convenable de souligner, d’un point de vue pratique que « les activités de l’UA visent à coordonner et harmoniser les efforts en vue de relever les défis politiques auxquels le pays [en situation post conflit] est confronté, afin d’assurer la stabilité à long terme, le développement et la prospérité du pays » (Union Africaine, 2017). Sous-entendu une action inclusive nécessitant l’avis des populations. Par exemple « dans le cadre des projets à impact rapide en Somalie, l’UA a alors soutenu les principaux projets consistant à l’appui à l’administration locale à Afgoye, dans le District de Shabbelle inférieur, la rénovation et l’achat de matériels de bureau au profit du poste de police de Caterpillar » (Ibid.). Des initiatives réalisées en consultation, si non avec la participation des populations, une situation favorable à l’adaptabilité de la politique de RDPC de l’UA dont le Conseil de paix et sécurité (CPS) demande « d’examiner d’urgence le projet de politique révisée en matière de RDPC, en tenant compte des contributions de tous les États Membres » (Union Africaine, 2022b). Un exercice qui permettrait d’intégrer les aspirations des populations en tant que partie prenante de la reconstruction post conflit. Dans le même ordre d’idées, le CPS invite la Commission de l’UA, le Mécanisme Africain d’Evaluation par les Pairs « (MAEP) et les partenaires concernés à convoquer une conférence sur la gouvernance locale, la paix, la sécurité et le développement » (Union Africaine, 2022c) probablement courant 2023.

A propos de la méthodologie, « la multiplication des régimes internationaux et l’institutionnalisation des relations internationales dont ils sont porteurs constituent des facteurs particulièrement propices à des approches de sociologie de l’action publique » (Petiteville et Smith, 2006, p.359). Ces méthodes et la sociologie des relations internationales facilitent l’analyse et la compréhension des « groupes sociaux divers dans la construction et la mise en œuvre des formes pratiques comme symboliques de l’activité politique, et d’autre part sur les représentations collectives des agents qui font exister ces différents groupes » (Saurugger, 2008). Elles sont donc mobilisées pour la réalisation de cette étude tout comme le droit international. La problématique centrale de cet article interroge l’alignement, de la participation de la jeunesse et des autorités traditionnelles à la reconstruction post conflit au Mali et en Centrafrique sur les instruments de l’Union Africaine. L’objectif de cet article est donc d’établir l’opérationnalisation des dimensions théoriques de la politique de reconstruction post conflit de l’UA, notamment celles relatives à la contribution des populations, par la jeunesse et les autorités traditionnelles au Mali et en Centrafrique. De ce fait, l’hypothèse suivante est émise : il est possible d’établir une corrélation entre la théorie de l’UA et le rôle de la jeunesse et des autorités traditionnelles dans la reconstruction post conflit. Etant un processus endogène exigeant une approche holistique, elle est difficilement concevable sans une véritable participation des jeunes (1) et des autorités traditionnelles (2).

1. La fondamentale ouverture de la reconstruction post conflit à la jeunesse au Mali et en Centrafrique

La participation politique est restée identifiée au seul taux de participation annoncé lors des soirées électorales. De nouvelles formes sont apparues ou simplement revendiquées qui ont pour nom démocratie participative, débat public, démarches citoyennes et visent à assurer une meilleure présence des citoyens dans les circuits de la décision publique (Duran et Truong, 2013). De cette possible participation aux politiques, la reconstruction post conflit se présente comme étant accessible, si on se réfère à l’invitation des textes de l’UA (1) aux Etats membres plaidant pour une participation de la jeunesse à la consolidation de la paix. Cette implication est rendue effective par le Mali et la Centrafrique (2) à travers une variété d’initiatives.

1.1. L’Union Africaine et la participation de la jeunesse à la reconstruction post conflit

    Les jeunes représentent une forte proportion des personnes qui subissent les effets des conflits armés, y compris comme refugies et déplacés, et que le fait qu’ils soient privés d’accès à l’éducation et de perspectives économiques est fortement préjudiciable à l’instauration durable de la paix et à la réconciliation (ONU, 2015). La plupart des jeunes Africains n’ont pas choisi la voie de la violence. Beaucoup ont mené des manifestations dont un nombre record a été observé à travers l’Afrique ces dernières années. Cela soulève la question de savoir comment les jeunes peuvent s’engager de manière significative et constructive dans leur pays, en poussant à des reformes et à une sécurité améliorée (Biar Ajak, 2021). Comme, les politiques publiques sont du même coup de plus en plus liées à des procédures de consultation et de participation susceptibles d’assurer une emprise spécifique des assujettis et des citoyens sur l’action publique en même temps qu’elles sont sources d’information pour les pouvoirs publics (Duran et Truong, 2013). L’avis et l’expertise, de la jeunesse en tant qu’acteur sociopolitique, sont inévitables dans l’élaboration et la réalisation de l’action publique. C’est pourquoi les jeunes « devraient prendre une part active à l’instauration d’une paix durable et œuvrer à la justice et à la réconciliation, et que l’importance démographique de la jeunesse actuelle est un atout qui peut contribuer à instaurer durablement la paix et la prospérité économique, si tant est que des politiques inclusives soient en place » (ONU, 2015). En effet, « la jeunesse africaine est impliquée dans une variété d’activités visant à résoudre les conflits et à renforcer la cohésion sociale. Ces efforts ont exploité le talent et la créativité de la jeunesse africaine, et les ont canalisés afin de reconstruire les liens sociaux, d’encourager le dialogue et de faciliter l’apaisement et la réconciliation » (Biar Ajak, 2021). Les Etats Membres [particulièrement ceux de l’UA] doivent envisager de formaliser une approche du développement inclusif commune aux différents organismes des Nations Unies essentielle pour prévenir tout conflit et asseoir durablement la stabilité et la paix, et soulignant à cet regard combien il importe d’identifier et de s’attaquer à l’exclusion politique, économique sociale, culturelle et religieuse et à l’intolérance, ainsi qu’à l’extrémisme violent, qui peuvent faire le lit du terrorisme comme autant de facteurs de conflit (ONU, 2015). Le rôle et l’implication, de la jeunesse africaine à la paix et la sécurité, sont établis notamment les possibilités offertes à cette jeunesse pour ses actions dans la construction et la consolidation de la paix au niveau continental, régional, national et de la micro-gouvernance. « Aux niveaux, continental, des Communautés économiques régionales (CER) et des Etats, des mécanismes exclusivement dédiés à la jeunesse africaine ont été institués pour permettre une interaction constructive entre les organes de l’UA et de la jeunesse. En revanche, on observe une contradiction entre le rôle des Etats membres et la responsabilisation de la jeunesse sur ces questions, ainsi apparaissent une série d’actions spontanée de la jeunesse dans différents contextes lorsque la paix et la sécurité sont compromises » (Nze Bekale, 2022c). En ce qui concerne les initiatives et les activités de reconstruction post conflit la jeunesse est plus qu’interpellée sur ce terrain. Pour ce faire, il est loisible d’examiner successivement la rhétorique institutionnelle et les conditions de construction d’un espace participatif de la jeunesse à la consolidation de la paix en Afrique. « Il importe de concevoir des politiques pour la jeunesse qui viennent renforcer les activités de consolidation de la paix et notamment favoriser le développement économique et social, appuyer les projets de développement de l’économie locale et offrir aux jeunes des perspectives d’emploi et de formation technique, en stimulant l’éducation, l’esprit d’entreprise et l’engagement politique constructif de la jeunesse » (ONU, 2015).La jeunesse africaine est particulièrement critique envers les institutions régionales et continentales, elle estime qu’elles sont insuffisamment à l’écoute des populations et particulièrement de la jeunesse. Face à ce qui surgit comme un dialogue de sourd, il faut établir les moyens d’interaction entre l’UA et la jeunesse en matière de paix et sécurité (Nze Bekale, 2022c). Pour l’Agenda 2063 de l’UA, « les mécanismes nationaux et autres mécanismes de règlement pacifique de conflits seront fonctionnels et une culture de paix sera prodiguée aux jeunes Africains par le biais de l’intégration d’une éducation de paix dans tous les programmes scolaires. L’Afrique disposera de mécanismes bien construits pour le règlement des conflits, la désescalade des conflits et la réduction de la menace ». Les jeunes seront les pionniers de nouvelles entreprises de savoir et apporteront une contribution significative à l’économie. D’ici 2063 toutes les formes d’inégalité, d’exploitation, de marginalisation et de discrimination systématiques des jeunes seront éliminées et les questions concernant les jeunes seront intégrées dans tous les programmes de développement (Union Africaine, 2015). Ainsi l’UA reconnait, le rôle important que la jeunesse africaine joue aux niveaux national, régional et continental, en contribuant à la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité, ainsi qu’au développement en Afrique, dans le cadre de la mise en œuvre de la Feuille de route principale de l’UA sur les Mesures Pratiques pour Faire taire les armes en Afrique d’ici 2020, et de l’Aspiration numéro 4 de l’Agenda 2063 (Union Africaine 2020a). Le communiqué 899 du CPS incite donc « les Etats Membres sortant de conflits de redoubler d’efforts et de s’attaquer de manière globale aux causes profondes des conflits en reconstruisant, notamment, des sociétés inclusives, en renforçant les capacités des institutions publiques ». Tout autant que ces dernières sont sollicitées pour l’implication « des jeunes dans la conception et la mise en œuvre réussie des processus de réconciliation et de cohésion nationales, en vue de renforcer l’inclusion et la participation de toutes les composantes de la communauté nationale, y compris à travers un processus continu de décentralisation ». Ils sont donc invités à continuer d’intégrer et de faciliter la participation des jeunes à toutes les étapes des processus de paix et au développement national, entre autres, en relevant tous les défis qui empêchent une participation effective et significative des jeunes à la gestion des affaires de leurs pays, tant dans les zones rurales que dans les zones urbaines, comme étant déterminant pour Faire taire les armes en Afrique (Union Africaine, 2020b.).  

    L’Union Africaine considère la participation comme un processus politique crédible pouvant favoriser la construction d’une intégration dirigée par des citoyens africains parmi lesquels les jeunes du continent (Nze Bekale, 2022a, p.246). Pour ces raisons, il faudra promouvoir la formation des jeunes pour soutenir les activités de reconstruction et de stabilisation des zones touchées par la guerre, en veillant à ce que les besoins spécifiques des jeunes femmes et hommes soient satisfaits, et les capacités des jeunes à agir en tant qu’agents de secours et de relèvement dans les situations de conflits et post-conflits soient renforcées et consolidées (Union Africaine, 2020a p.15). Des institutions responsables, inclusives et réactives contribuent à la prévention des conflits et aident à identifier les priorités nationales pour la construction et le maintien de la paix, y compris la mise en œuvre de stratégies pertinentes. La consolidation de la paix est mieux soutenue lorsque le grand public profite de ses dividendes, qui comprennent une coexistence pacifique et sure (Union Africaine, 2020c p.11). Le tryptique jeunesse, paix et sécurité relève d’une question transversale qui recoupe les programmes de protection sociale, de consolidation de la paix et d’autonomisation. Dans toutes les situations de conflit en Afrique, les jeunes ont été et sont au centre de l’instabilité, à la fois comme victimes, acteurs et, de plus en plus, comme moteurs potentiels du changement. Les organisations et réseaux locaux dirigés par des jeunes ont une compréhension nuancée du contexte local et savent comment naviguer dans les environnements dans lesquels ils opèrent. (Ibid., p.15).

    1.2. L’effectivité de la participation de la jeunesse à la reconstruction post conflit

    Le CPS a signifié l’impérieuse nécessité de faire « des efforts collectifs, ainsi que des approches inclusives de RDPC, qui facilitent la participation active des femmes et des jeunes » (Union Africaine, 2021), sous le contrôle des autorités nationales et des partenaires internationaux. Cette dynamique peut être lue comme un outil de cadrage en douceur de l’échelon local, permettant de canaliser certaines personnalités et tendances centrifuges en leur donnant une représentation à cet échelon mineur de la vie politique (Dorier et Mazurek, 2015). Le Mali a ainsi institué un programme spécifiquement dédié à la jeunesse pour sa contribution à la reconstruction post conflit. En soulignant l’essentialité d’instituer des mécanismes, cadres appropriés pour la promotion de la culture de la paix, de la tolérance, avec une implication inconditionnelle de la jeunesse (Nze Bekale, 2022c, p. 6).

    L’accord de paix exprime clairement « la reconnaissance, la promotion de la diversité culturelle, linguistique et la valorisation de la contribution de toutes les composantes du peuple malien, particulièrement celle des jeunes, à l’œuvre de construction nationale »[2]. Le programme de gouvernance locale redevable (PGLR) post conflit a été conçu à partir d’une analyse des causes des conflits et des conséquences qu’ils pourraient engendrer. Par son caractère social sensible et souvent violent, la gestion des conflits liés au foncier est le domaine par excellence de l’administration et des vieux sages des communautés villageoises. Toutefois sous l’influence des jeunes leaders, des jeunes ont pu occuper des postes au sein des commissions chargées de la gestion des conflits. Evidemment, avec l’extension du PGLR, le nombre de conflits recensés a augmenté aussi. De 2018 en 2019, le nombre de conflits réfères aux commissions a presque doublé dont la moitié est gérée (46%) et résolue à la satisfaction des parties en conflit (Wennik, Keita, Fomba, 2020). Cette initiative montre l’importance du rôle de la société civile [avec une jeunesse particulièrement active], comme acteur du tissu social, mais aussi comme interlocuteur pertinent et particulièrement représentatif des besoins et préoccupations des populations (Giarmana, 2009). La majeure partie de population malienne est composée des jeunes hommes et femmes qui aspirent participer à la prise de décision politique au niveau local. Une certaine autonomie financière et économique donne plus de garantie que les jeunes prendront leur part de responsabilité dans le processus démocratique à la base (Wennik, Keita, Fomba, 2020). Il est impérieux que la jeunesse soit impliquée au contrôle [de la reconstruction post conflit] et que les institutions politiques et administratives considèrent ses aspirations (Nze Bekale, 2022c). Le mouvement des jeunes n’a plus été un objectif en soi mais est devenu un moyen (résultat) pour contribuer à l’objectif spécifique, améliorer la gestion des affaires publiques locales qui, à son tour, concoure à l’objectif global, contribuer au développement des services sociaux de base. L’amélioration de la gestion des affaires publiques s’est étendue à la redevabilité des organismes de gestion des services publics et leur gouvernance en général (Wennik, Keita, Fomba,2020). Dans le cadre des actions de reconstruction post conflit, « les jeunes ont effectué le diagnostic suivant les principaux thèmes du PGLR en faisant un état de lieux de leurs communes et en identifiant les activités pouvant être menées sous les thèmes. Les rapports de diagnostic ont été restitués aux acteurs locaux clés et adaptés par la suite (Ibid. p . 19).

    La réalisation de cette prospection constitue un moyen de consolidation de la connaissance et de la compréhension de la réalité sur les contributions multiples et multiformes de la jeunesse à la paix et à la sécurité en Afrique (Nze Bekale, 2022c). Les jeunes ont élaboré des plans d’action, inspirés des résultats du diagnostic institutionnel local, qui ont été adaptés et validés par les acteurs locaux clés au Mali (Wennik, Keita, Fomba, 2020). Les preuves ont montré que certaines des initiatives du RDPC les plus innovantes sont celles qui tirent leurs priorités clés d’interactions adéquates avec la communauté cible d’une manière organique et ascendante plutôt que conçue, imposée et mise en œuvre de l’extérieur. Quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent, les groupes de jeunes dans les sociétés sortant d’un conflit reconnaissent la nécessite de s’impliquer activement (Union Africaine, 2020b p109). Sur le plan de l’organisation, le PGLR se caractérise par un dispositif d’intervention ascendant avec une base locale formée par les jeunes leaders qui constituent une avant-garde dans la mobilisation pour [ une reconstruction post conflit résiliente des institutions et de] la gouvernance redevable. Ils sont accompagnés et appuyés dans la mise en œuvre de leurs plans d’action par un réseau de conseillers qui sont bien ancrés dans le milieu (Wennik, Keita, Fomba, 2020). Toutes ces activités de refondation post conflit de l’Etat, de par leur caractère inclusif, ont enregistré une participation massive et efficiente des jeunes (Union Africaine, 2020b). L’UA considère la jeunesse comme un acteur indispensable de la construction d’une Afrique prospère et en paix au regard de sa participation potentielle aux différentes initiatives de paix à travers l’Afrique (Nze Bekale, 2022a,p. 247). Un groupe de jeunes engagés dans la reconstruction post conflit a élaboré un « document de stratégie appelant les jeunes à être conscients de leur rôle dans l’établissement et la consolidation de la paix et insiste sur le fait que le développement et l’amélioration des conditions de vie pourront être réalisés à travers un investissement soutenu dans la paix et la sécurité. Enfin, le groupe reconnait qu’il existe des variations dans les perceptions des jeunes quant à leur rôle dans la société au sein de leur pays et dans la région du Sahel » (Wennik, Keita et Fomba, 2020). S’appuyant sur les instruments de l’UA et les cadres politiques nationaux, ainsi que l’accord de paix d’Alger, la jeunesse malienne démontre pleinement son engagement aux processus multiples de reconstruction post conflit, on peut éventuellement présumer que cette logique se poursuive en Centrafrique.

    Les principes de subsidiarité et de complémentarité entre les différents acteurs de l’UA sont la preuve d’une continuité, du niveau continental, du moins l’impulsion d’une vision sur jeunesse, paix et sécurité par le CPS, à la CER dont les pouvoirs sont aussi la transposition des politiques africaines à son niveau. Précisément la mise en œuvre d’un cadre politique et institutionnel adéquat à la participation de la jeunesse à la paix et à la sécurité (Nze Bekale, 2022c, p. 7). Conscient du fait que « la population de la RCA est très jeune (60% de la population est âgée de moins de 24 ans) et les jeunes sont disproportionnellement touchés par le sous-développement et les impacts néfastes des crises. Ils sont souvent empêchés de participer pleinement aux processus politiques, et leur accès aux opportunités socio-économiques est restreint. Leur marginalisation fragilise la stabilité et la paix, car elle fait d’eux une proie facile pour les milices souhaitant les recruter » (Banque mondiale, 2016). Les autorités sont déterminées à « accompagner les efforts, aux niveaux national et local, pour faire participer davantage les jeunes, les organisations confessionnelles et, dans la mesure du possible, les personnes déplacées et le refugiés au processus de paix, notamment à l’Accord de paix de Khartoum » (ONU, 2015). Il convient donc de reconnaitre les impacts en termes de genre de la crise sur les jeunes, et d’identifier les besoins, rôles et potentiels spécifiques et souvent divergents de la jeunesse dans le processus de consolidation de la paix, de relèvement de l’économie et de construction d’une société plus juste, équitable et solidaire. La réponse aux besoins et rôles spécifiques des jeunes hommes et des jeunes femmes leur permettra de jouer leur rôle d’agent de changement positif (Banque mondiale, 2016). La participation des jeunes, est particulièrement importante au niveau préfectoral [et au-delà], où son implication sera nécessaire pour faire le suivi de la mise en œuvre des dispositions de l’accord. Ils assureront la mise en œuvre rapide des dispositions de l’Accord et aideront à résoudre tout différend entre l’Etat el les groupes armes de manière pacifique, à travers le dialogue (ONU, 2015). Dans le domaine de la RDPC, l’une des initiatives les plus concrètes des jeunes est la Plateforme interconfessionnelle de la jeunesse centrafricaine (PIJCA) visant à prévenir et gérer les conflits sectaires en Centrafrique. Son objectif principal est de favoriser le dialogue en vue de mettre fin à la violence, de promouvoir la paix et de reconstruire leurs communautés respectives. Le groupe a joué un rôle de premier plan pendant le pic de violence à Bangui, en organisant plusieurs activités pour atteindre et persuader les groupes belligérants de travailler sur une médiation pacifique (Union Africaine, 2020b). La Centrafrique et d’autres pays africains confrontés aux problèmes sécuritaires « ont aujourd’hui recours aux citoyens [y compris la jeunesse] et à la société civile pour combattre l’extrémisme. Par conséquent, la doctrine soutenant la lutte contre le terrorisme, consacre une participation active des populations » (Nze Bekale, 2019) aux actions sécuritaires. Cette participation s’entend naturellement des actions relatives à la reconstruction post conflit.  En Centrafrique en raison de son identité multiconfessionnelle et de son expérience croissante dans le soutien au retour à la paix et à la réconciliation à travers ses projets pour les jeunes ex-combattants ainsi que les femmes à Bangui et dans d’autres villes comme Boeing, Boda, Berberati et Carnot, [un groupe de jeunes impliqué dans la consolidation de la paix] a acquis une réputation publique en tant que groupe de jeunes crédible et influent à l’avant-garde de la contribution positive à la paix et à la sécurité en RCA (Union Africaine, 2020b, p.29).

    La libéralisation de l’action et de l’espace politique, la gouvernance et la participation sont des préceptes permettant d’agir inclusivement, pour une meilleure gestion des affaires à tous les niveaux de la vie publique (Nze Bekale, 2022b, p. 333). Alors que les Etats membres se sont engagés à réaliser les obligations, en la matière, émanant de l’UA, sur le terrain de la paix, la jeunesse est d’une visibilité déconcertante à l’opposé de la tiédeur de l’action des Etats membres (Nze Bekale, 2022c, p. 12). Les initiatives concrètes et visibles de désarmement et de démobilisation (DDR), de Réforme du secteur de la sécurité (RSS) sont limitées. Un groupe de jeunes en RCA a démontré l’importance d’accorder une plus grande attention aux questions de DDR/RSS, en particulier en ce qui concerne la réhabilitation et la réintégration des anciens combattants ou délinquants dans la société (Union Africaine, 2020c, p. 28). En outre, le PIJCA a fourni un soutien matériel et financier à d’anciens jeunes vi combattants pour leur permettre de gagner leur vie comme la pêche et l’agriculture, en particulier à Kulamandja. Cette évolution a considérablement contribué à réduire la vulnérabilité économique des jeunes ex-combattants et les a rendus moins disposés à retourner dans les tranchées (Ibid.) Il a également encouragé et facilité une aide humanitaire sure, notamment celle d’ONG nationales et internationales ainsi que du personnel de la Mission des Nations Unies en République centrafricaine, MINUSCA, dans le 4eme arrondissement de Bangui. Notamment, ce quartier était à une époque l’épicentre de violentes batailles dans le pays (Ibid.).

    2. Les autorités traditionnelles et religieuses : Des acteurs importants à la reconstruction post conflit

    Les acteurs internationaux jouent depuis près de quinze ans un rôle supplétif dans le traitement social de la reconstruction. Ils agissent à travers des programmes autonomes, ou par financement de projets ministériels, suivant la grille d’action standard : Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) (Dorier et Mazurek, 2015). La participation des populations contribue à la vulgarisation et à l’inclusivité de ces actions post conflit, ainsi « la démocratie participative [facilitant une participation populaire aux politiques] est toujours partie prenante de dispositifs institutionnels, il est alors pertinent d’en évaluer la portée, tout particulièrement sur les participants eux-mêmes » (Ibid., p. 6). La reconstruction post conflit en, tant que processus inclusif, peut en administrer les preuves sur la participation des autorités traditionnelles et religieuses (1). En effet, l’Union Africaine en fait des acteurs essentiels tout comme les Etats rendent leur participation effective (2).

    2.1. L’Union Africaine et l’implication des autorités traditionnelles et religieuses à la reconstruction post conflit.

    La gouvernance est assurée par « un ensemble complexe de relations politiques entre de nombreux acteurs différents-officiels et non-officiels-nationaux et locaux -qui interagissent de différentes façons ». Ces acteurs peuvent comprendre, par exemple, un assortiment de municipalités, de chefferies traditionnelles, de regroupements associatifs et d’institutions religieuses (Mohamed et Mechoulan, 2918). Les organisations de la société civile [particulièrement les autorités traditionnelles et religieuses] jouent un rôle de régulateur social, en remplaçant l’État dans les fonctions régaliennes qu’il ne peut assumer (Giarmana, 2009) encore plus dans la reconstruction post conflit. La gouvernance locale peut servir de laboratoire à des manières innovantes d’élaborer les politiques (Ibid., p. 3), particulièrement dans la mise en œuvre des politiques de reconstruction post conflits inclusives et participatives. La gouvernance locale dispose d’un avantage particulier sur ce terrain, en ce sens qu’elle regorge les connaissances relatives aux dynamiques et subtilités locales indispensables à la consolidation de la paix. Comme composantes de l’organisation et du fonctionnement de certaines dimensions de la gouvernance locale, « la symbiose, entre mécanismes traditionnels et démocratie participative par le biais des différents conseils mis en place dans les villages et quartiers [mais pas uniquement], constitue un facteur de maintien et de consolidation de la paix tout en contribuant à la culture de la paix à la base » (Nze Bekale, 2021a). Les populations d’Afrique ont fait des mécanismes traditionnels, qui ont servi autrefois à la sécurité des villages ou des lieux d’habitation contre le banditisme, des moyens de lutte contre la progression (Nze Bekale, 2021b) de l’insécurité à l’époque contemporaine tout comme des moyens de prévention des conflits et de consolidation de la paix. « Afin de maintenir un environnement pacifique et de promouvoir la paix d’une part, [l’on doit] permettre aux acteurs communautaires et traditionnelles d’y participer pleinement par des initiatives de cohésion et de dialogue social dans une perspective de consolidation de la paix d’autre part. Pour atteindre ces aspirations, la société africaine s’appuie sur les détenteurs du pouvoir et de l’héritage traditionnels symbolisés par des connaissances particulières utilisables pour préserver la paix et la résolution des conflits. Le pouvoir et le rôle des autorités traditionnelles sont indispensables dans la gouvernance de la paix en Afrique notamment dans la posture d’une localisation de la culture et de la paix » (Nze Bekale, 2021a, p. 7).

    Les autorités traditionnelles et religieuses sont d’importants interlocuteurs de la popularisation des politiques publiques et subséquemment de la vulgarisation (Nze Bekale, 2022a, p. 240) de la reconstruction post conflit. « Le poids des chefs traditionnels en tant qu’autorités morales, tant aux yeux des populations que des gouvernants au sommet de l’Etat, leur permet de régler des différends qui, normalement, sont du ressort des institutions étatiques » (Ibid.). Elles sont généralement des intermédiaires entre les populations et les autorités tout en jouant le rôle d’éducateurs et de promoteurs de la culture de la paix dans les villages et quartiers. La Charte africaine de la décentralisation reconnait la position des traditions, des détenteurs de l’autorité et des savoirs traditionnels dans les sociétés africaines étant donné que l’instrument juridique envisage de façon tacite la responsabilité des autorités traditionnelles dans la gestion des conflits et la promotion de la paix (Ibid., p. 6). Les actions de promotion et de consolidation de la paix en Afrique sont indissociables des autorités et savoirs traditionnels, en ce sens que la paix et la pacification des sociétés sont inséparables de l’environnement culturel des populations (Ibid., p. 8).

    La reconstruction post conflit selon l’UA demande une appropriation nationale et locale, sous-entendu que toutes les composantes du pays à tous les niveaux de la vie politique et sociale sont sollicitées pour la garantie de son caractère inclusif et populaire. Le principe d’inclusion « est critique pour s’assurer que les activités de la RDPC correspondent aux besoins et aspirations locales, encourage une compréhension commune d’une vision partagée, optimise et maximise le soutien à la RDPC à travers le réengagement de la population envers sa gouvernance et garantit la durabilité des efforts de relance » (Union Africaine, 2006). La gouvernance dans les situations de post conflits nécessite la promotion de la politique inclusive et du pluralisme de façon à contribuer positivement à l’édification de la nation. Ainsi, le point de concentration des activités dans cet élément constitutif a trait à la transformation du leadership et de la société, à travers des processus de développement de la vision nationale collective fournissant des systèmes de gouvernance cohésifs et réceptifs allant du niveau national aux niveaux populaires (Ibid., p. 15) y compris le niveau communautaire notamment avec son leadership traditionnel. Il faut donc veiller à « guider l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques de décentralisation, de gouvernance locale et de développement local aux niveaux continental, régional, national et sous-national »[3] et, particulièrement dans le cadre de la reconstruction post conflit des institutions et de l’État. Les gouvernements locaux ou les autorités locales exercent leurs fonctions et responsabilités en tenant compte du développement intergénérationnel et la durabilité de l’environnement[4]. L’explicitation du terme intergénérationnel met en évidence l’importance du rôle des autorités traditionnelles et des anciens dans les processus de paix. Donc, une reconnaissance tacite des acteurs traditionnels. Il convient de préciser que l’UA insiste sur le rôle des autorités traditionnelles dans la RSS particulièrement en reconstruction post conflit. « Dans plusieurs cas, mais pas forcément dans tous les contextes africains, les prestataires informels, coutumiers et traditionnels de sécurité apportent un appui crucial à l’Etat dans les prestations de sécurité en faveur des populations. Aussi, pour s’assurer qu’ils travaillent conformément aux normes légales, à l’état de droit et aux droits de l’homme, les prestataires informels et coutumiers de sécurité et les acteurs de la justice traditionnelle doivent être pris en compte dans les processus de RSS, quand cela est nécessaire. A cet égard, les processus RSS sur le continent africain devraient impliquer beaucoup plus d’acteurs qu’il ne serait nécessaire dans d’autres contextes » (Union Africaine, 2014). Il est donc recommandé aux états membres de fournir de l’espace et des pouvoirs à la supervision traditionnelle et communautaire, en reconnaissant les autorités traditionnelles africaines, d’une façon qui soit conforme aux dispositions du présent cadre d’orientation (Ibid. p. 21). Le CPS a d’ailleurs souligné qu’il est absolument indispensable « d’intégrer le rôle important des chefs traditionnels dans la conception et la mise en œuvre réussie des processus de réconciliation et de cohésion nationales, en vue de renforcer l’inclusion et la participation de toutes les composantes de la communauté nationale, y compris à travers un processus continu de décentralisation » (Banque mondiale, 2016).

    2.2. Les dimensions opérationnelles de la participation des acteurs traditionnels et religieux

    Au Mali, plusieurs activités de la mission de l’ONU et de l’UA « sont destinées à accompagner les initiatives traditionnelles pour gérer les différends et renforcer les moyens locaux, faisant ainsi écho à l’idée que le retour de l’autorité de l’Etat doit apporter un plus grand pouvoir d’agir aux autorités locales et traditionnelles. » (Mohamed et Mechoulan, 2018). On comprend l’importance des autorités traditionnelles qui viennent appuyer les institutions régaliennes et qui apparaissent comme indispensables à la reconstruction post conflit de l’Etat et des instituions au Mali tout comme leur consolidation. Ainsi, « les Parties demandent à la classe politique ainsi qu’à la société civile, notamment les communicateurs traditionnels et les autorités traditionnelles et religieuses, d’apporter leur plein concours à la réalisation des objectifs de l’accord »[5]  et d’intégrer les dispositifs traditionnels et coutumiers sans préjudice du droit régalien de l’état en la matière[6] . Les conflits communautaires sont la manifestation de divers décalages entre les acteurs : communautés, villages, fractions, institutions locales. Ils expriment aussi des oppositions normatives entre plusieurs systèmes de valeurs historiques, sociologiques, institutionnelles et organisationnelles (Dakouo, 2017). La gestion traditionnelle des conflits, souvent appelée méthode endogène, est cette forme de gestion qui fait référence à la mobilisation du capital social, du patrimoine culturel des sociétés et des ressources religieuses. Dans ce registre, une diversité d’acteur est impliquée : les chefferies, les leaders communautaires, les imams, les marabouts, les cadis. Les repères historiques des sociétés, les valeurs symboliques, éthiques et morales, de même que les conventions sociales intercommunautaires établies au fil de l’histoire constituent les références majeures dans la résolution des conflits (Ibid. p. 289). Ici, il est davantage fait recours à l’intervention des chefs coutumiers et des leaders religieux, à l’intermédiation des griots et hommes de castes, des chefs de quartiers de conseillers qui interviennent en premier lieu, des maires et adjoints qui sont saisis au cas où le chef de quartier n’arrive pas à régler les désaccords, au règlement à l’amiable entre les parties, aux pourparlers , aux chefferies traditionnelles qui gèrent les litiges au village, à l’utilisation du capital social (le cousinage à plaisanterie ou Sanankouya, pactes entre les ethnies, pactes entre les villages) (Ibid.).

    L’accord de paix centrafricain rappelle naturellement l’importance des autorités traditionnelles dans la reconstruction post conflit de l’Etat et des institutions Les autorités veulent donc « mener un plaidoyer auprès des autorités traditionnelles, ainsi qu’auprès des Etats voisins, des partenaires internationaux réunis au sein du Groupe internationale de Soutien à la République centrafricaine (GIS-RCA), des organisations régionales et internationales, afin de solliciter un soutien collectif et unanime à la réalisation des objectifs, de cet accord »[7] . La Centrafrique veut « développer et mettre en œuvre un plan d’action des mécanismes traditionnels de réconciliation, en étroite concertation avec les chefferies traditionnelles » (ONU, 2015) pour que ceux-ci participent pleinement à la consolidation de la paix au sein de « la Commission Vérité, Justice, Réparation et Réconciliation (CVJRR) avec le lancement, dans les meilleurs délais, de consultations nationales et l’adoption d’une loi sur cette Commission ; travailler avec les partenaires internationaux et les associations concernées à la création d’un programme de soutien et de réparation en faveur des victimes » (Ibid.). En Centrafrique, si dans les villages [les autorités traditionnelles] jouissent encore d’un brin d’autorité morale, c’est de moins en moins le cas dans les villes et notamment à Bangui, où beaucoup de résidents ne connaissent même pas leur chef de quartier du fait que certains quartiers, périphériques notamment, se peuplent et se densifient sans cesse à travers des constructions anarchiques, rendant difficile un contrôle effectif des zones concernées (Réseau Africain de Réforme du Secteur de la Sécurité, 2016). Un Sultan de son côté, s’emploie inlassablement à favoriser la restauration de la chefferie en RCA : il s’agit du Sultan de Bangassou, Maxime Faussin Mbringa-Takama. Il a initié une Concertation nationale de la chefferie traditionnelle pour la fin 2016. La tenue d’une telle concertation étant une recommandation du Forum de Bangui (Ibid., p. 10). De manière générale les mécanismes traditionnels et autorités n’ont pas l’importance observée au Mali dans la consolidation de la paix.

    Pour ce faire il est recommandé de « donner un second souffle aux mécanismes traditionnels de médiation entre agriculteurs et éleveurs grâce à l’organisation, par des ONG spécialisées dans la prévention des conflits, de rencontres informelles entre les représentants des différentes communautés. Les forces internationales devraient s’assurer que l’interdiction de siéger au sein de ces arènes de concertation et d’échanges soit intégrée parmi les mesures de confiance aux groupes armés. Encourager la diffusion grâce aux radios communautaires soutenues par les ONG locales et les organismes religieux de messages de coexistence pacifique rappelant les intérêts communs et les échanges entre éleveurs et cultivateurs, en ciblant les femmes [et les jeunes] qui jouent traditionnellement un rôle clé dans les relations intercommunautaires » (Crisis Group, 2014). Au regard de la pré domination morale de ces mécanismes, il ressort des deux études que la population continuait de recourir aux méthodes traditionnelles de règlement des conflits et ce, en dépit de la multiplicité de nouveaux mécanismes mis en place ces dernières années. Cependant, comme ces nouvelles initiatives se sont souvent appuyées sur des structures traditionnelles préexistantes, il était difficile de les distinguer précisément. Dans la zone frontalière, la majorité des personnes interrogées se tournaient vers les chefs traditionnels pour une médiation des conflits tandis que 14% mentionnaient les comités locaux, une structure plus récente, comme un mécanisme efficace. Cette tendance était encore plus prononcée à Bossangoa où la majorité des répondants affirmaient recourir aux chefs de village pour régler les conflits 43% (Conciliation ressources, 2020). Il faut envisager d’apporter un appui stratégique aux structures traditionnelles de règlement des conflits et aux processus menés par le gouvernement tels que le Comité de mise en œuvre préfectorale (CMOP) établi par le gouvernement centrafricain pour appliquer l’Accord de paix signé le 6 février 2019. C’est l’occasion d’apporter l’analyse des conflits et les compétences nécessaires en matière de consolidation de la paix pour que les membres du CMOP et d’autres structures de paix remplissent leurs fonctions consistant à encourager les populations à prendre part aux mécanismes de dialogue local et de réconciliation, à faire remonter au gouvernement national les opinions des communautés et à communiquer les politiques publiques à travers le pays (Ibid., p.10).

    Conclusion

    Cette contribution confirme la posture de l’UA comme institution pleinement impliquée dans la sécurité collective en Afrique. Et qu’elle œuvre finalement à un partage des responsabilités et instruments relatifs à la pacification du continent, ceux-ci apparaissent de plus en plus inclusifs comme on peut le relever avec la popularisation de la reconstruction post conflit. Une posture que l’on peut confronter aux données issues de deux pays africains pris dans un conflit d’usure. A partir des exemples du Mali et de la Centrafrique, il se dégage une prise en considération de des prescriptions et de la pensée de l’UA dans réalisation de la reconstruction post conflit de ces pays. En effet, pour l’UA la reconstruction et le développement post conflit sont des politiques exigeant un caractère inclusif. Cette perspective œuvre particulièrement à consolider le caractère holistique et ouvert, tout en recherchant l’efficacité de la reconstruction. De ce fait, les acteurs touchés par les conflits et concernées, par la reconstruction, peuvent naturellement identifier et évaluer leurs besoins au cours de la réalisation de ce processus. La reconstruction demande alors l’implication de la société civile, en tant qu’expert et acteur multisectoriel des enjeux sociaux. Ainsi, la reconstruction ne saurait s’effectuer et revendiquer un caractère inclusif tout comme une efficacité en l’absence des femmes, des jeunes et des autorités traditionnelles. Si l’UA plaide pour la participation de tous les acteurs à la reconstruction post conflit, elle a également élaboré des normes relatives à cette politique, applicables par les acteurs politiques et institutionnels aux différents niveaux de gouvernance de la reconstruction post conflit. En revanche, il faudra peut-être sensibiliser les décideurs de cette organisation continentale sur la nécessité la préparation et l’institution d’un mode opératoire pour une fluidité de la reconstruction post conflit. Cependant, l’effectivité de la participation populaire de la participation de la jeunesse et des autorités traditionnelles à la reconstruction post ne présume en rien leur efficacité, en effet il faudrait un travail complémentaire à cet article en menant une enquête de terrain pour établir leur efficacité.

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    [1] Cité par Abdoul Karim Saidou, (2019), « La participation citoyenne dans les politiques publiques de sécurité en Afrique : analyse comparative des exemples du Burkina Faso et du Niger », Revue internationale de politique de développement, 11(1), p.l.

    [2] Article l -b Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, Bamako, le 1er mars 2015.

    [3] Article 2-f Charte africaine de la décentralisation, de la gouvernance et du développement local.

    [4] Article 10-5 Charte africaine de la décentralisation, de la gouvernance et du développement local.

    [5] Article 51 Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, Bamako, le 1er mars 2015.

    [6] Article 46 Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, Bamako, le 1er mars 2015.

    [7] Article 28 Accord pour la paix et la réconciliation. Khartoum. 6 février 2019.

    Les enjeux d’interprétation du droit international de la mer : le cas de la mer de Chine du Sud

    Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva

    RG v9n1, 2023

    Après des études en commerce international, Frédéric Lasserre a travaillé comme consultant à l’Observatoire Européen de Géopolitique (Lyon) puis comme conseiller en affaires internationales au ministère québécois de l’Industrie et du Commerce, puis au sein d’Investissement Québec. Il est professeur depuis 2001 au département de géographie de l’Université Laval (Québec), et dirige le Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) ainsi que la Chaire de recherche en partenariat en Études indo-pacifiques (CREIP).

    Il a mené de nombreuses recherches dans le domaine de la gestion de l’eau, au sujet de l’Arctique, en géopolitique des transports, sur les différents frontaliers maritimes en Asie et sur les politiques de la Chine. Avec son ouvrage L’éveil du dragon. Les défis du développement de la Chine au XXIe siècle (Presses de l’Université du Québec), il a remporté le Prix du Meilleur livre d’Affaires HEC en 2006.

    frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca

    Après avoir étudié et enseigné à Bordeaux, Paris, Tianjin, Pékin, Québec et Taipei, Olga V. Alexeeva a rejoint le département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) en 2012. Senior Fellow au sein du China Institute de l’Université d’Alberta, elle est l’auteure de plusieurs articles scientifiques et grand public sur les différents aspects de la géopolitique et des relations internationales de la Chine. Ses dernières publications se portent sur la stratégie de la Chine en Arctique et sur la coopération sino-russe dans le cadre du projet chinois Belt and Road Initiative (BRI). Chercheuse invitée à l’Université Paris-Cité en 2017 et 2019, elle fait partie du groupe d’experts qui offrent des cours à l’Institut canadien du service extérieur du ministère des Affaires mondiales Canada.

    alexeeva.olga@uqam.ca


    Résumé

    Les conflits en mer de Chine du Sud se sont traduits en une course pour l’occupation des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles. Avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive, avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.

    Mots-clés :  mer de Chine du Sud ; droit de la mer ; souveraineté ; régime des îles.

    Summary

    Conflicts in the South China Sea have resulted in a race for the occupation of the Paracels and Spratly islets since the 1960s. The goal was to occupy the islands. With the advent of the United Nations Convention on the Law of the Sea, the rivalry shifted to the assertion of state rights over maritime spaces. The discourse of the protagonists has evolved as to the legitimacy and legal nature of the maritime spaces claimed. Malaysia, Vietnam and the Philippines have developed representations according to which the Spratly islands do not have the right to an exclusive economic zone, with the indirect consequence of denying this possibility to China. It seems that this evolution of legal discourse reflects the will to mobilize the law of the sea in order to counter the arguments of adversaries, in a logic of struggle for influence.

    Keywords : South China Sea ; Law of the Sea ; sovereignty ; regime of islands.


    Les conflits en mer de Chine du Sud (MCS) se sont traduits en une course pour l’occupation des îles et des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles, bases de garnisons militaires égrenées comme autant de marqueurs de souveraineté. Puis avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Avec le temps, la Chine a affirmé sa prééminence militaire : expulsion de la garnison sud-vietnamienne des Paracels (1974), prise de contrôle de positions dans le secteur vietnamien des Spratleys (1988) et ensuite dans le secteur philippin (1995), contrôle du récif Scarborough (2012) puis remblaiement massif de récifs pour la construction d’îles artificielles et de petites bases militaires (depuis 2014). Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Cette lutte juridique a également poussé Pékin à modifier sa rhétorique officielle. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.

    Une évolution des discours juridiques des États d’Asie du Sud-Est

    Si les protagonistes avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale (Lasserre, 1996; McDorman, 2014). Récemment, la Malaisie, le Brunei, le Vietnam et les Philippines ont tenté de reformuler leurs revendications et de les ancrer dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, une stratégie qui contraste avec celle de la République populaire de Chine (RPC) dont l’évolution aboutit à des discours considérés comme en décalage croissant avec la CNUDM. Entre 1995 et 2016, la revendication chinoise en MCS reposait surtout sur la ligne à neuf tirets [九段线], dont le flou juridique a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelle base repose ce tracé ?). Depuis 2016, en réaction au verdict de la Cour permanente d’arbitrage, son discours a évolué vers la théorie dite des « Quatre sha » ([四沙] ou des quatre bancs de sable), selon laquelle de grands archipels (parfois fictifs) constitueraient implicitement le socle juridique de ses revendications d’espaces maritimes.

    Cette évolution observée parmi les protagonistes d’Asie du Sud-Est pourrait être interprétée comme une manœuvre contre la Chine: en reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conforme avec le droit de la mer, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Cette stratégie consisterait à mettre en évidence une divergence entre les acteurs qui s’efforcent d’aligner leur position sur les principes du droit international, et ceux qui fondent leurs revendications sur les interprétations contestables du droit de la mer.

    Le choc des discours juridiques en mer de Chine du Sud

    Le gouvernement de la République populaire de Chine (RPC) illustre sa prétention en MCS en utilisant ce qui a été appelé la ligne des neuf tirets, ou ligne en U (U-shaped line) (Fig. 1), qui englobe la plus grande partie de l’étendue maritime de cette mer. Son origine remonte au Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Guomindang, formé en 1933 (Franckx et Benatar, 2012). Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935 ou en 1936 (Zou, 1999; Wang, 2015) mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes, avant d’être reproduite par le gouvernement de la RPC en 1949 (Gau, 2012).

    Fig.1. La mer de Chine du Sud : un écheveau de revendications.

    Source : Adapté et mis à jour d’après Lasserre, 2017.

    À l’époque, la ligne était composée de 11 tirets; deux ont été abandonnées en 1953 par la RPC (Wang, 2015), tandis qu’un nouveau tiret a été ajouté en 2013, à l’est de Taïwan : depuis, certains chercheurs parlent plutôt de la ligne des dix tirets. En dépit de certaines divergences, la direction générale et la position de la ligne en forme de U ont peu évolué entre 1947 et 2009 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2014), date à laquelle la ligne a été pour la première fois officialisée dans un communiqué de la Chine (Gouvernement de la RPC, 2009).

    Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins (Zou, 1999; Fravel, 2011; Song et Tønnesson, 2013), ce qui les a de plus en plus irrité. La réticence du gouvernement chinois à définir la nature et la localisation exacte de la ligne a créé un flou permettant diverses interprétations (Lasserre, 2017), ainsi que de la méfiance vis-à-vis des intentions réelles du gouvernement chinois. Les Philippines ont contesté la position de la Chine en 2011 et ont donné leur propre interprétation (Gouvernement des Philippines, 2011). Même l’Indonésie, qui n’a pas de revendication en MCS, a estimé nécessaire de faire une déclaration officielle concernant la revendication de la Chine en MCS dans sa Note Verbale de 2010 :

    Jusqu’à présent, il n’existe aucune explication claire quant à la base juridique, à la méthode du tracé et au statut de ces tirets séparés […]. La ligne des neuf tirets […] manque clairement de base juridique en droit international et revient à remettre en cause le droit de la CNUDM de 1982 (Gouvernement d’Indonésie, 2010)[1].

    Avant 2009, les protagonistes d’Asie du Sud-Est dans les disputes sur des formations insulaires ou des zones maritimes en MCS n’avaient pas clairement défini leurs revendications, que ce soit en justifiant leur extension sur des bases légales, ou en publiant les coordonnées exactes des limites des espaces maritimes revendiqués. Le Vietnam revendique ainsi une ZEE, mais son étendue n’est pas formellement spécifiée et repose sur des sources indirectes comme des cartes de blocs pétroliers offerts par le gouvernement vietnamien (Lasserre, 1996). La Malaisie a revendiqué un plateau continental en 1966 (Continental Shelf Act n°57) et a conclu un accord sur sa limite avec l’Indonésie en 1969 (Directorate of National Mapping, 1979). Les Philippines ont hésité entre plusieurs définitions contradictoires de leurs espaces maritimes: la première était les limites du traité de Paris de 1898, longtemps considérées comme définissant des eaux territoriales (US Navy Judge Advocate General’s Corps, 2014). Une seconde est un système de lignes de base droites (annoncé en 1961, Republic Act nº3046) à partir duquel une ZEE serait définie (Décret présidentiel nº1599, 1979). Il existait également une définition ambiguë du groupe d’îles appelées Kalayaan, réclamé par le décret présidentiel nº1596 en 1978 et enserré dans un quadrilatère dessiné dans l’archipel des Spratleys, quadrilatère pour lequel il n’était pas clair si seules les îles sont revendiquées à travers une ligne d’allocation, ou si la revendication portait également sur les eaux et le sous-sol (Prescott et Morgan, 1983 ; Lasserre, 1999).

    Le 6 mai 2009, la Malaisie et le Vietnam ont déposé une soumission conjointe pour leur plateau continental étendu dans la partie sud de la MCS; le 7 mai, le Vietnam a présenté sa propre demande pour la partie centrale de la MCS. Tout d’abord, ce faisant, ils ont rendu publique la position de la limite extérieure de leurs ZEE respectives. De fait, dans ces deux soumissions, les deux États se sont abstenus d’utiliser les formations insulaires qu’ils revendiquent en MCS dans les définitions de leurs ZEE ou de leur plateau continental étendu. Au lieu de cela, les limites des zones de 200 milles sont basées sur le tracé des lignes de base le long de la côte de chaque État, lignes de base revendiquées par le Vietnam en 1977 (US Office of the Geographer, 1983) et par la Malaisie, implicitement dès 1969 (US Office of the Geographer, 1970), et officiellement en 2006, avec la Baseline of Maritime Zones Act (Loi 660, les coordonnées exactes n’ont pas été publiées).

    Ainsi, tant la Malaisie que le Vietnam ont ignoré les îles Spratleys dans la définition de leurs espaces maritimes, ce qui implique qu’ils estiment qu’en vertu de l’article 121(3) ces formations insulaires sont des rochers qui ne peuvent générer ni ZEE ni plateaux continentaux. Cette prise de position traduit également un processus de réflexion qui avait commencé beaucoup plus tôt au Vietnam. Si Hanoi avait considéré dans le passé que les îles Spratleys donnaient droit à un plateau continental (comme en témoignent les cartes des blocs pétroliers des années 1990), il semblerait que le gouvernement ait commencé à modifier sa position d’une revendication rayonnant à partir des îles vers une revendication dérivant de la seule souveraineté sur la partie continentale du territoire vietnamien (Dzurek, 1992). Dès 1994, le Comité vietnamien pour le plateau continental avait estimé que ni les îles Spratleys ni les îles Paracels n’étaient plus que des rochers (Huynh, 1994), et qu’elles n’avaient donc pas droit à une ZEE et à un plateau continental. Ce changement dans le discours juridique était clairement motivé, dans le discours vietnamien, par un désir politique de saper les revendications de la Chine en MCS (Lasserre, 1996, 1998). La loi du Vietnam de 2012 (Gouvernement du Vietnam, 2012) (articles 15 et 17) affirme que le Vietnam ne revendique qu’une ZEE de 200 milles et un plateau continental à partir de ses lignes de base (continentales) (Poling, 2013).

    Les Philippines ont également clarifié leur position concernant leurs zones maritimes en 2009, après de longues années d’hésitation (Lasserre, 1996 et 2005). Le Republic Act n°9522 d’avril 2009 abandonne le tracé rectangulaire du groupe des îles Kalayaan datant de 1978 tout comme l’idée d’enclore le Kalayaan dans un ensemble de lignes de base droites, et établit plutôt que l’étendue de la ZEE sera mesurée à partir des lignes de base archipélagiques de 1961 (modifiée en 2009). Il précise également que le régime des îles prévaudra pour les îles Kalayaan revendiquées en MCS et, par conséquent, aucune ligne de base droite n’a été tracée autour de l’ensemble de ces îles. Les espaces maritimes que pourront générer ces îles sont donc uniquement la mer territoriale et, possiblement, une ZEE si les îlots des Kalayaan se conforment aux dispositions de l’article 121(3) de la CNUDM. Les Philippines ont ainsi déclaré leur intention de réclamer une ZEE à partir de la ligne de base archipélagique, restreinte à une ligne tracée le long de l ‘archipel principal et n’englobant pas les Kalayaan (Gouvernement des Philippines, 2012).

    Les États d’Asie du Sud-Est ont-ils modifié leur discours juridique à dessein ?

    On observe une évolution, dans les discours des États d’Asie du Sud-Est impliqués dans le conflit en mer de Chine du Sud, Vietnam, Philippines, Malaisie, et même Indonésie qui pourtant n’est pas directement impliquée dans la dispute de souveraineté sur les îles des Spratleys, quant au statut de ces îles et à leur capacité à générer des espaces maritimes. Faute d’accès aux minutes des discussions des gouvernements, il est difficile de déterminer si ces changements procèdent d’un désir de se conformer au droit international, ou s’il s’agit d’une utilisation du droit comme d’un outil politique visant à orienter le cours de la dispute.

    Une enquête menée par les auteurs (Nov. 2021 – Mars 2022) auprès de 14 chercheurs internationaux souligne que le changement de discours des pays d’Asie du Sud-Est dans le conflit de mer de Chine du Sud, les conduisant à requalifier le statut des îles des Spratleys, ne constituerait pas qu’un geste de portée juridique. Que l’objectif premier ait été de se conformer au droit international ou de chercher d’emblée à employer celui-ci à des fins politiques, ces chercheurs voient dans cette évolution des positions la mobilisation d’un levier d’influence à saveur juridique, afin de tenter de contenir la pression chinoise dans le conflit de mer de Chine du Sud (Lasserre et Alexeeva, 2023).

    Réaction chinoise : le nouveau concept de groupes d’îles

    Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, agissant au titre de tribunal constitué selon l’article 7 de la CNUDM, a rendu son arbitrage suite à la requête engagée par les Philippines en 2013 (CPA, 2016). Dans sa décision, la Cour déboute les revendications chinoises quant à la notion de droits historiques et estime qu’aucune formation insulaire des Spratleys ne constitue une île au sens de l’article 121, ce qui ne leur permet pas de générer de ZEE ni de plateau continental. Furieuse, la Chine a récusé cette décision (Philips et al, 2016) et a affirmé ne pas vouloir accepter l’arbitrage. Pourtant, le discours chinois a évolué depuis 2016, laissant supposer le désir de la Chine d’adapter son argumentaire dans le contexte de la publication des décisions de la Cour.

    En effet, avant 2016, la Chine faisait référence à sa souveraineté sur les îles de mer de Chine, décrites de manière générique et regroupées en quatre groupes d’îles, desquelles découlaient ses revendications sur des espaces maritimes[2]. Aucun statut particulier n’était attribué aux groupes d’îles. On a pu relever de rares exceptions avec l’apparition de deux nouveaux termes dans le vocabulaire utilisé pour décrire les revendications chinoises dans la mer de Chine du Sud- les « quatre bancs de sable » [四沙ou sisha] en 1987, et les « quatre archipels » [四沙群岛ou sisha qundao] en 1992. Toutefois, il s’agissait dans le premier cas d’une mention descriptive dans le corps du texte d’un article portant sur la pêche (Li et Li, 1987), dans le second d’un article politique (Zhou, 1992) mais qui n’a pas donné de suite dans la littérature en chinois. Ainsi, en 2009, la Note verbale de protestation de la Chine contre le dépôt de la soumission conjointe Vietnam-Malaisie mentionne encore expressément que la Chine « has indisputable sovereignty over the South China Sea islands and the adjacent waters » (Gouvernement de la RPC, 2009) tout en introduisant pour la première fois de manière officielle la carte des neuf tirets (Lasserre, 2017).

    À partir de 2014 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022) ou de 2016 (Viray, 2017; Hayton, 2018; VietnamPlus, 2020; Zhu et Li, 2021) selon les auteurs, il semble que le gouvernement chinois ait entamé une promotion active du concept des quatre archipels de mer de Chine du Sud [南海四沙群島 ou nanhai sisha qundao], une nouvelle doctrine dite des « Quatre sha ». En 2014, la Chine souligne ainsi sa souveraineté sur les îles de mer de Chine du sud à appréhender « comme un tout » (as a whole) (Gouvernement de la RPC, 2014). Mais c’est surtout à partir de 2016 qu’on observe une transition, initiée le jour même de la publication de l’arbitrage de la CPA, le 12 juillet 2016, dans un communiqué chinois : « China’s Nanhai Zhudao (the South China Sea Islands) consist of Dongsha Qundao (the Dongsha Islands), Xisha Qundao (the Xisha Islands), Zhongsha Qundao (the Zhongsha Islands) and Nansha Qundao (the Nansha Islands) » (Gouvernement de la RPC, 2016). On retrouve ce nouveau concept dans les déclarations officielles de la Chine, notamment dans ses Notes verbales déposées auprès des Nations Unies. Ainsi en 2019, protestant contre le dépôt d’une demande de plateau continental étendu par la Malaisie, la Chine affirme que « China has sovereignty over Nanhai Zhudao, consisting of Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao and Nansha Qundao[3] ; China has internal waters, based on Nanhai Zhudao; China has exclusive economic zone and continental shelf, based on Nanhai Zhudao » (Gouvernement de la RPC, 2019), une expression reprise contre le Vietnam en 2020 (Gouvernement de la RPC, 2020). En janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de Malaisie, Saifuddin Abdullah, affirmait de manière directe que plusieurs États d’Asie du Sud-Est avaient observé un glissement du discours sur la ligne des neuf tirets, vers un discours fondé sur la théorie des « Quatre Sha » (fig. 2). « [La Chine] est passée de l’utilisation de la ligne à neuf tirets à celle de Quatre Sha. Je peux voir un certain changement de politique dans la façon dont ils abordent la mer de Chine méridionale. Il reste à voir si l'[approche] des Quatre Sha est plus agressive ou si la ligne à neuf tirets est plus agressive » (cité dans Mustafa, 2022).

    Fig. 2. Les limites probables des « quatre sha » du discours chinois en mer de Chine du Sud, selon le département d’État américain.

    Source : auteurs, adapté d’après US Office of Ocean and Polar Affairs (2022). Limits in the Seas n°150, People’s Republic of China: Maritime Claims in the South China Sea. Washington, DC, US Department of State, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2022/01/LIS150-SCS.pdf.

    Ainsi, dans le discours chinois, il n’est plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée (Lasserre, 2017), mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaitre le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue malgré tout le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les ilots. Cette analyse est soutenue par plusieurs chercheurs chinois (Chinese Society of International Law, 2018) avec l’idée d’une « approche différente de la Convention du droit de la mer » (Hong, 2022). Ce nouveau discours permet de se dégager des conséquences de l’arbitrage de 2016, puisque les espaces maritimes chinois ne seraient plus engendrés par les ilots, mais par les archipels. Il est en revanche contestable car, d’une part, le droit de la mer ne permet pas aux États continentaux de se prévaloir de la création d’archipels définis par de longues lignes de base rectilignes, fussent-elles droites (art. 7) ou archipélagiques (art. 47) (Baumert et Melchior, 2015; Roach, 2018); d’autre part, il ne permet pas de se prévaloir d’espaces maritimes générés à partir d’entités archipélagiques, si les ilots qui constituent ces archipels ne peuvent eux-mêmes générer de ZEE ou de plateau continental (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022), car ce sont les îles, et non les archipels considérés comme entités distinctes selon la lecture chinoise, qui peuvent engendrer des ZEE ou des plateaux continentaux selon la Convention de 1982.

    Ce n’est pas la première évolution de la pensée juridique chinoise en mer de Chine du Sud. La notion de droits historiques sur de vastes espaces maritimes, présente dans la pensée juridique chinoise, a été reprise à partir des années 1990 sur la base de raisonnements initialement promus par le gouvernement taiwanais (Hayton, 2018). Compte tenu des négociations ayant présidé à la signature de la Convention en 1982, et auxquelles la Chine avait participé, cette notion de droits historiques définis dans le cadre de la ligne à neuf tirets avait clairement été abandonnée en 1982 et sa réactivation atteste d’une modulation des discours, jugée opportuniste (Guilfoyle, 2019). De la même manière, la mutation du discours chinois vers un nouvel argument juridique fondé sur les droits à une ZEE à partir d’archipels, lecture juridique très particulière de la Convention, semble procéder d’une conception de la doctrine juridique comme outil politique.

    Conclusion

    En mer de Chine du Sud, le conflit portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles au contrôle des espaces maritimes, une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de contrôler de vastes espaces maritimes. On peut observer que tant la Chine que les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique. Le Vietnam, les Philippines et la Malaisie se sont ainsi départis d’une certaine ambiguïté quant au statut des îles des Spratleys, pour finalement embrasser l’idée que ces îles ne génèrent pas de ZEE, une requalification qui a pour effet de priver la Chine en droit de vastes espaces maritimes et qui donc semble traduire une instrumentalisation politique du droit de la mer. La Chine a également vu sa doctrine évoluer, passant de revendications d’espaces maritimes prévues dans le cadre de la Convention à partir des îles des Paracels et des Spratleys ; à la notion de droits historiques ambigus dans le cadre de la ligne à neuf tirets; pour récemment voir se développer le concept des « Quatre Sha », quatre archipels pensés comme unités autonomes, enserrés dans des lignes de base et engendrant des ZEE. Dans le cas de la Chine, il ne s’agit pas de saper les revendications des autres protagonistes, mais de trouver une nouvelle base juridique pour défendre une revendication très ambitieuse. Tous ces changements, cependant, témoignent du recours au droit conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux.

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    US Navy Judge Advocate General’s Corps (2014). Philippines. DoD 2005.1-M. Washington, DC.

    US Office of Ocean and Polar Affairs (2014). « China: Maritime Claims in the South China Sea », Limits in the Seas 143, Washington, US Department of State.

    US Office of Ocean and Polar Affairs (2022). Limits in the Seas n°150, People’s Republic of China: Maritime Claims in the South China Sea. Washington, DC, US Department of State, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2022/01/LIS150-SCS.pdf, c. le 15 juin 2022.

    US Office of the Geographer (1970). Continental Shelf Boundary. Indonesia – Malaysia. Limits in the Seas 1, Washington, DC, US Department of State.

    US Office of the Geographer (1983). Straight Baselines: Vietnam. Limits in the Seas 99, Washington, DC, US Department of State.

    Vietnamplus (2020). «  “四沙”——中国的横行霸道和错误声索 » [Les quatre bancs de sable – l’hégémonie et les fausses déclarations de la Chine], Hanoi, 8 mai, https://zh.vietnamplus.vn/四沙中国的横行霸道和错误声索/113763.vnp, c. le 15 juin 2022.

    Viray, P. (2017). « Shifting tactics: China advances ‘four sha’ claim in South China Sea », PhilStar, 27 sept., https://www.philstar.com/headlines/2017/09/27/1742870/shifting-tactics-china-advances-four-sha-claim-south-china-sea, c. le 17 juin 2022.

    Wang, Z. (2015). « Chinese Discourse on the ‘Nine-Dashed Line’ », Asian Survey, 55(3), 502–524.

    Zhou, W. (1992). « 中国在南海四沙群岛上的主权不容置疑 » [La souveraineté de la Chine sur les archipels des sisha en mer de Chine méridionale ne fait aucun doute], 海南大学学报(社会科学版) [Humanities & Social Sciences Journal of Hainan University], n°1, 47-50.

    Zhu, F., & Li, L. (2021). China’s South China Sea policies. Dans Zou, K. (dir.), Routledge Handbook of the South China Sea, Londres, Routledge, 167-183.

    Zou, K. (1999). « The Chinese Traditional Maritime Boundary Line in the South China Sea and Its Legal Consequences for the Resolution of the Dispute over the Spratly Islands », The International Journal of Marine and Coastal Law, 14(1), 27-55.


    [1] Traduction libre.

    [2] Art. 2. […] The PRC’s territorial land includes the mainland and its offshore islands, Taiwan and the various affiliated islands including Diaoyu Island, Penghu Islands, Dongsha Islands, Xisha Islands, Nansha (Spratly) Islands and other islands that belong to the People’s Republic of China (Gouvernement de la RPC, 1992).

    [3][3] « La Chine détient la souveraineté sur Nanhai Zhudao [诸岛 ou zhudao, i.e. diverses iles], constitué des [archipels de] Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao et Nansha Qundao. » Traduction libre.

    Antoine Brunet, Laurent Estachy, Alain Garrigou, Jean-Paul Guichard (2022). Ce que révèle l’invasion de l’Ukraine. Paris : L’Harmattan.

    RG v9n1, 2023

    Escalade dans une guerre qui remonte à 2014, l’invasion de l’Ukraine de 2022 montre, pour les auteurs de l’ouvrage, que la Russie, « où le mensonge et la falsification de l’histoire sont désormais banalisés », serait redevenue, avec Poutine, impérialiste et totalitaire. Une lutte sourde opposerait désormais deux blocs ; l’un réunit, autour de la Chine qui viserait l’hégémonie mondiale, la Russie aspirant à un « ordre multipolaire » et d’autres pays totalitaires ; l’autre, pour lui résister, reconstituerait l’alliance des démocraties libérales autour des États-Unis. La guerre en Ukraine révélerait cette ligne de fracture ouverte par l’inflation mondiale qui résulte en grande partie de décisions politiques chinoises, en même temps qu’elle dévoile l’alliance Moscou-Pékin officialisée le 4 février 2022. C’est la fin des illusions de la « mondialisation heureuse » : le monde entrerait désormais dans une nouvelle guerre froide.

    Les auteurs entendent ainsi mettre en perspective la guerre en Ukraine, au-delà du conflit déclenché en 2022, dans le long terme des ambitions russes, des ambitions chinoises et de la constitution d’un bloc de puissances totalitaires qu’ils lisent dans la dynamique politique contemporaine. L’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres.

    Les deux premiers proposent une lecture du discours sur l’Histoire de la Russie, insistant sur la réalité de l’identité ukrainienne que veut gommer le discours russe contemporain, et plus généralement du révisionnisme historique russe. Cette tendance à la réécriture de l’histoire n’est pas nouvelle mais semble s’accentuer depuis quelques années sous la présidence de Poutine, avec un discours faisant la part belle au roman national, comme cela s’est d’ailleurs abondamment pratiqué dans tous les États occidentaux à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Le phénomène n’est donc pas nouveau : il est simplement fortement remobilisé à des fins politiques.

    Le troisième chapitre développe une analyse des mobiles de Vladimir Poutine dans sa décision d’envahir l’Ukraine en février 2022. Pour Antoine Brunet, « tout laisse penser » que la Russie du président Poutine entretient une série d’objectifs territoriaux emboités : reconquérir l’Ukraine et la Biélorussie ; rétablir le territoire de l’ex URSS ; reprendre le contrôle des États de l’ex-Pacte de Varsovie et, au-delà, de l’Europe de l’Ouest pour créer une Grande Eurasie. Ces hypothèses sont intéressantes et les gestes posés par le gouvernement russe depuis quelques années justifient leur étude. L’auteur, ancien économiste de marché « devenu géopolitologue », malheureusement appuie peu son propos sur une analyse rigoureuse des discours, des déclarations des dirigeants russes, sur une étude fine de la dynamique des relations entre Russie et Occident et entre Russie et Ukraine. Le corpus documentaire n’est pas non plus précisé. On parle de vassalité sans préciser le sens du concept ni sans précaution dans l’emploi de ce concept précis, qui caractérise des relations de pouvoir surtout observées au Moyen-Âge. Que Vladimir Poutine regrette la disparition de l’URSS (p.51) et qualifie l’événement de plus grande catastrophe du 20e siècle, ne signifie pas que la Russie engage activement ses ressources et sa politique sur ce chemin, même si la perspective pourrait sourire à M. Poutine et à certains membre des cercles du pouvoir russe : l’argument est court et dépouillé de toute référence crédible à un corpus des discours et des décisions politiques russes. « Poutine a déjà manifesté son appétit à reprendre la Géorgie, la Moldavie et les trois États baltes » : quand ? quelles sources ?  Rhétorique, rêve dont il sait qu’il est inatteignable, ou ambition réelle ? Ici encore, l’analyse est courte au-delà de l’affirmation non étayée. Certes, la contrainte éditoriale – produire un ouvrage relativement court et accessible au grand public – a sans doute joué, mais cette hypothèse ne suffit pas à rendre compte de la méthode retenue. Par ailleurs, que Moscou ait très mal perçu l’adhésion des anciennes démocraties populaires à l’OTAN est un fait ; cela ne veut pas dire que son objectif était la « démilitarisation » de ces États pour qu’ils en reviennent à vivre dans la terreur d’une invasion russe (p.54).  Enfin, le grand rêve eurasien n’est pas nouveau. Qu’Alexandre Douguine, proche de V. Poutine, prêche en faveur de cette représentation géopolitique et que le président semble y être sensible ne signifie pas, encore une fois, que la concrétisation d’un tel projet territorial soit une priorité politique de Moscou, ni même que le pouvoir russe l’envisage sérieusement pour « faire chuter les États-Unis » (p.57).

    Enfin, le 4e chapitre propose une lecture plus globale du conflit comme révélateur du rapprochement sino-russe, de la constitution d’une alliance et de la création d’un « bloc totalitaire » visant à affaiblir les États-Unis et ses alliés. L’auteur de ce chapitre explique ainsi que la forte inflation qui caractérise la fin de la pandémie de covid-19 et qui affecte l’économie mondiale serait en bonne partie due à des manipulations russes du marché des ressources énergétiques et à des politiques chinoises délibérées d’achat massif de ressources afin de faire monter les prix dans un but politique. On en reste au stade de l’hypothèse, au demeurant intéressante, car l’auteur ne cite aucune source crédible qui lie les achats massifs chinois à l’intention affirmée : attribuer une intention sur la seule base d’achats de ressources et du rapprochement avec les impacts négatifs que cela pourrait engendre, ne constitue pas une preuve. L’argument parait d’autant plus court que les importations chinoises de gaz naturel et de pétrole ont considérablement diminué au cours de l’ensemble de l’année 2022 (The Economist, 2022; Paraskova, 2022; Aizhu, 2023).

    On lit dans l’ouvrage que les routes de la soie sont une stratégie chinoise qui vise à piéger de nombreux pays souverains à travers leur endettement sciemment provoqué par la Chine. Cette idée du piège de la dette, qui a largement été portée dans les débats, est contestable : il n’est pas démontré que la Chine endette délibérément tous ses partenaires dans le cadre des nouvelles routes de la soie pour les affaiblir (Jones et Hameiri, 2020 ; Pairault, 2022). Il est encore plus réducteur d’affirmer que les nouvelles routes de la soie se limitent à ce seul objectif putatif (Lasserre et al, 2019, 2022).

    La conclusion souligne l’émergence de blocs politiques, le bloc des totalitarismes avec comme principaux protagonistes, la Russie et la Chine ; opposé au bloc des démocraties libérales. Outre que ce schéma demeure à prouver – il n’est pas certain que la Chine souhaite suivre la Russie dans une éventuelle spirale d’affrontement avec les Occidentaux –  il est réducteur : les pays d’Asie centrale, peu libéraux, soutiennent du bout des lèvres la politique russe en Ukraine (Alexeeva et Lasserre, 2022). Où classer le Vietnam, régime autoritaire communiste mais plutôt proche des Occidentaux en ce moment ? Où classer l’Arabie saoudite ? les Émirats arabes unis ?  La Thaïlande, proche des Occidentaux mais désireuse de maintenir un équilibre dans ses relations ?  Le Pakistan, très proche de la Chine mais pendant longtemps allié des États-Unis ?  L’analyse manque encore de nuance ici.

    Le propos revient sur le modèle de Spykman opposant de manière irréductible les « puissances continentales »  et « maritimes », comme si ces vieux modèles géopolitiques de Mackinder ou de Spykman revêtaient une caution scientifique : très datés et reflets des représentations d’acteurs engagés dans des rivalités de pouvoir (Lasserre, Gonon et Mottet, 2020 ; Lasserre, 2020), ils ne sauraient constituer des grilles d’analyse crédibles, sauf pour déconstruire les discours des acteurs à l’origine de leur conception. De plus, ces grands modèles géopolitiques connaissent le sort des produits de mode : voici 20 ans, c’était le tout aussi contestable Choc des civilisations de Samuel Huntington qui avait la faveur des médias ; il semble que son temps soit passé…

    Au-delà de la rareté des citations et des sources crédibles, de l’énoncé souvent rapide d’affirmations potentiellement intéressantes mais trop rarement étayées, l’ouvrage procède aussi par des procédés rhétoriques qui rangent plutôt cet ouvrage dans la catégorie des pamphlets que des analyses scientifiques. Un style parfois contestable – « suivez mon regard » p.29 ; des discours empreints de « ringardisme » (p.38) ; « l’ogre » (p.62) –  se combine avec des affirmations ou des réflexions qui campent nettement les auteurs dans le camp des critiques de la Russie. On accuse la Russie de considérer le traité de 1994 avec l’Ukraine de « chiffon de papier » ; Moscou pensait établir un « pouvoir croupion » à Kiev avant la révolution de Maidan; « Vladimir Poutine dispense des leçons d’histoire dont l’inspiration idéologique est inversement proportionnelle à la vérité », véritables « élucubrations historiennes d’un dictateur » (p.33) ; Vladimir Poutine n’a sûrement pas lu Thucydide et La Guerre du Péloponnèse (p.34). Il n’est pas mauvais que les auteurs aient une opinion politique et cherchent à l’exposer ; mais s’ils la laissent trop transparaitre dans leur propos, s’ils mobilisent pour cela un pamphlet plutôt qu’un discours argumenté, alors leur discours perd en crédibilité.

    Le lecteur pourra aussi être agacé par la fréquence des anglicismes : les contrats « future » pour parler de contrats à terme ; une erreur classique qui conduit l’auteur à confondre trillion en anglais avec milliers de milliards[1]; le concept de « policy mix » (éventail de politiques) ; « tug-of-war »…

    Non pas que les idées avancées dans cet ouvrage soient irrecevables : elles sont au contraire intéressantes et mériteraient d’alimenter un débat sur les représentations de la Russie, ses objectifs dans le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, et la dynamique de ses relations avec la Chine dans le cadre d’une possible crispation des relations internationales autour de deux blocs. Mais ici, le traitement de l’exposé ; le manque de rigueur de l’analyse, et le parti pris rhétorique ne plaident pas en faveur de la crédibilité de l’ouvrage proposé. C’est dommage.

    Frédéric Lasserre

    Directeur du CQEG

    Références

    Aizhu, C. (2023). China 2022 crude oil imports fall for second year despite Q4 pickup. Reuters, 13 janvier, https://www.reuters.com/markets/commodities/china-dec-crude-oil-imports-3rd-highest-yr-2022-imports-down-09-2023-01-13/

    Alexeeva, O. et F. Lasserre (2022). Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Samarcande, ou les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur l’Asie centrale. Revue Internationale et Stratégique (RIS), n°128, 17-27.

    Jones, L. et Hameiri, S. (2020). Debunking the Myth of ‘Debt-trap Diplomacy’. How Recipient Countries Shape China’s Belt and Road Initiative. Research Paper, Chatham House.

    Lasserre, F. (2020). Mackinder, la Chine et les nouvelles routes de la soie. Un modèle adapté ? Regards géopolitiques 6(3), 12-23, https://cqegheiulaval.com/wp-content/uploads/2020/10/vol6numero3-rg2020.pdf.

    Lasserre, F., E. Gonon et E. Mottet (2020) Manuel de géopolitique. Enjeux de pouvoir sur des territoires. Paris, Armand Colin.

    Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2019). Les nouvelles routes de la soie. Géopolitique d’un grand projet chinois. Québec, Presses de l’Université du Québec.

    Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2022). À la croisée des nouvelles routes de la soie. Coopérations et frictions. Québec, Presses de l’Université du Québec.

    Pairault, T. (2022). L’Afrique, la Chine et la mythopoïèse de la dette. Dans Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2022). À la croisée des nouvelles routes de la soie. Coopérations et frictions. Québec, Presses de l’Université du Québec, 205-222.

    Paraskova, T. (2022). China’s LNG imports are set for a record-breaking plunge. Oil Price, 19 octobre, https://oilprice.com/Energy/Energy-General/Chinas-LNG-Imports-Are-Set-For-A-Record-Breaking-Plunge.html#:~:text=Weak%20domestic%20demand%20and%20high,imported%20LNG%20back%20in%202006.

    The Economist (2022). China’s plunging energy imports confound expectations. 15 sept., https://www.economist.com/finance-and-economics/2022/09/15/chinas-plunging-energy-imports-confound-expectations


    [1] En anglais, on utilise l’échelle courte pour les grands nombres : million, billion, trillion ; en français, c’est l’échelle longue : million, milliard ; billion, billiard etc…  En anglais, one trillion équivaut donc en français à 1000 milliards.

    Christian Montès (2022).  Mississippi. Le cœur perdu des États-Unis. Paris, CNRS Éditions, 251 p.

    RG v9n1, 2023

    Cet ouvrage de Christian Montès s’insère dans une collection consacrée à des enjeux sociaux, politiques et économiques des grands fleuves. L’auteur propose ici une réflexion sur le Mississippi, selon un regard de géographe certes mais qui marie des considérations historiques, économiques, politiques et sociologiques dans un propos fort plaisant. Le Mississippi est très important dans l’histoire et l’imaginaire des États-Unis, que l’on pense à Mark Twain, à Bessie Smith, au blues, à l’esclavage, aux bateaux à aubes, rappelle-t-on en propos liminaire. Pourtant, si le Mississippi, qui traverse le pays du nord au sud, est au cœur géographique des États-Unis, il semble à la marge en termes politiques, économiques ou sociaux. Le Mississippi est-il pour autant le cœur perdu des États-Unis ?

    Déployant une analyse rigoureuse d’éléments historiques, géographiques et environnementales, l’auteur ne dédaigne pas pour autant les aspects culturels (section 5) pour compléter le portrait humain du bassin versant avec également des annexes ou des sous-sections sur la cuisine, la musique, les lieux d’intérêt pour le voyageur.

    La première section aborde les « pays et paysages du Mississippi », avec en préambule des éléments portant sur les premiers occupants, les cultures amérindiennes, présentes depuis des millénaires, qui ont pu modifier sensiblement le paysage de leurs lieux de vie mais dont il ne reste pas grand-chose matérialisant leur présence aujourd’hui, sauf le site de Cahokia qui a pu compter 20 000 habitants du VIIIe au XIVe siècles, et dont les tertres monumentaux rappellent aujourd’hui la grandeur passée que l’absence de pierres de construction ne souligne guère. L’auteur esquisse, de la source jusqu’au delta, les paysages que traverse, du nord au sud, le grand fleuve de plaine, paysages aujourd’hui dominés par les héritages de la colonisation et de la mise en valeur pratiquée par les États-Unis après le rachat de l’immense territoire de la Louisiane en 1803. L’auteur développe quelques portraits le long du fleuve : le lac Itasca où il prend sa source ; Minneapolis et son économie en partie fondée sur l’agriculture intensive ; la confluence avec le Missouri, qui donne une dimension de grand fleuve au Mississippi ; et enfin le delta, fortement dégradé comme on le verra dans la suite de l’ouvrage. Cette entrée par les paysages est une manière intéressante et plaisante de saisir la diversité de l’espace étudié, l’auteur insiste sur ce point malgré le relief peu contrasté du bassin versant, et d’en appréhender les diverses facettes.

    La seconde section s’articule autour de l’analyse du rôle des villes dans la mise en valeur du territoire et le développement de l’économie. Dans un vaste territoire soumis à l’expansion rapide de la jeune république américaine, le fleuve constituait une barrière nord-sud face à des mouvements vers l’ouest. Plusieurs villes ont donc développé des fonctions de passage au bord d’un fleuve parfois impétueux et donc facteur de risque d’inondation. Si la période coloniale française avait vu la fondation de plusieurs forts, villages et villes, notamment en Louisiane, dans une logique d’expansion méridienne, c’est ensuite des fonctions de commerce et de passage vers l’ouest (gateways to the West) que certaines de ces localités ont assuré, avec la possibilité de voir des fonctions de carrefour pérenniser leur développement avec le trafic fluvial nord-sud et ferroviaire ou routier est-ouest. Le premier pont routier date de 1854 et le premier pont ferroviaire de 1856. Certaines seulement : il y a eu parfois synergie, mais parfois certaines localités n’ont connu qu’une fonction temporaire, ignorée par le réseau ferroviaire alors en plein essor. Le bassin du Mississippi est alors le cœur de la grande marche de l’expansion américaine vers l’Ouest.  De nos jours, les villes du bassin n’occupent qu’une place secondaire dans la hiérarchie urbaine du pays. Si Saint-Louis a pu un temps revendiquer le déménagement de la capitale après la guerre de Sécession, elle a par la suite glissé dans la hiérarchie urbaine comme toutes les villes le long du fleuve. Ces villes ne s’appuient désormais que rarement sur le fleuve comme atout économique. Elles sont souvent marquées par des difficultés socio-économiques, dont le déclin démographique, de forts problèmes liés à la persistance de la ségrégation aggravée par la pauvreté et la criminalité. Le cœur du pays qu’occupe le bassin du Mississippi n’a donc que très provisoirement acquis une importance économique et politique. Il est aujourd’hui dominé par des villes extérieures, Houston, Atlanta et Chicago. Le chapitre se poursuit avec une analyse des petites villes et du réseau urbain des États du bassin.

    Le troisième chapitre développe un regard critique sur les choix de mise en valeur du fleuve. Revenant sur des paramètres hydrauliques – régime d’écoulement, risque inondation lié au régime nival au nord et associé à l’impact des ouragans venant du golfe du Mexique au sud ; forte contrainte envers la navigation que représente un fleuve peu profond charriant de grandes quantités de sédiments qui modèlent des bancs de sable mouvants comme autant d’entraves au mouvement des navires, l’auteur expose quelles ont été les alternatives qui se sont présentés au cours du XIXe siècle pour exposer le choix techniciste effectué notamment sous l’impulsion du Corps des ingénieurs de l’Armée – Army Corps of Engineers – et des acteurs économiques qui souhaitaient se prémunir contre les inondations – de manière illusoire – à travers des digues énormes, des barrages-écluses, la canalisation du fleuve et le dragage de chenaux.

    L’auteur souligne bien les enjeux liés à l’absence de gestion intégrée du bassin, la prévalence d’une vision techniciste portée par le Corps des ingénieurs, la vétusté et le mauvais entretien des infrastructures révélés par Katrina en 2005. Il met en relief le caractère illusoire de la sécurité que fournissent les digues, qui ne peuvent contenir toutes les crues en l’absence de bassins déversoirs conséquents et dans un contexte de changements climatiques qui accroissent fréquence et intensité des épisodes extrêmes, sans pour autant que ce mode de gestion soit remis en cause. Il souligne aussi les enjeux géopolitiques de la gestion des crises, avec le choix très politique des municipalités parfois sacrifiées face aux crues, souvent pauvres et peuplées d’une forte proportion de Noirs pour sauver des centres urbains plus riches. Ces critiques ne permettent pas d’envisager un changement de paradigme – ne serait-ce que parce que ce changement remettrait en cause trop d’intérêts économiques. « Les accusations portées contre les décisions de privilégier la sauvegarde des grandes villes productives au détriment des campagnes plus pauvres et peu densément peuplées sont donc vite oubliées… » (p.131). Cette analyse sans concession de la dimension sociale et politique de la gestion du risque inondation constitue un passage particulièrement intéressant de l’ouvrage. L’auteur évoque par la suite, dans un portrait assez sombre, les graves risques environnementaux qui pèsent sur le delta, inondations, érosion accélérée, pollution liée à l’industrie, à l’agriculture intensive, à la pétrochimie… Ici comme plus en amont, on paie le prix des choix en matière d’aménagement, qui reposent sur la même foi en l’endiguement. « plus on endigue, plus le delta disparait, plus le fleuve se rehausse, et plus on doit encore rehausser les digues sans pouvoir éviter les ravages des plus grandes crues… » (p.139).

    Le quatrième chapitre approfondit la question du rôle économique du fleuve, à différentes échelles. Très tôt mise en valeur par les Amérindiens, on l’a vu, la vallée fut intensivement drainée, arpentée selon un modèle géométrique, et cultivée à partir du XIXe siècle. Aujourd’hui, l’agriculture est l’une des plus productives au monde grâce aux sols alluviaux et au modèle intensif qui y prévaut. Les aménagements du fleuve permettent le transport de grands convois de barges pour écouler les productions et servent aussi au secteur industriel. Le Mississippi joue encore un rôle majeur à l’échelle du pays, 10 % des marchandises transitant par son bassin. Le sud a également été le support d’une grande industrie pétrochimique.

    Au final, un ouvrage bien écrit, plaisant à lire, avec un plan qui se démarque de l’exposé géographique classique. Certes l’auteur a fait des choix dans les thématiques développées, mais le portrait du bassin de ce grand fleuve ainsi dressé alimente une réflexion sur la dynamique sociale, économique et environnementale de la région. Des risques majeurs pèsent sur les populations, résultante des choix du passé, et que des catastrophes comme Katrina en 2005 préfigurent. Il reste à voir si les décideurs persisteront dans la fuite en avant que dépeint l’auteur, où si d’autres pratiques pourront émerger.

    Frédéric Lasserre

    Directeur du CQEG

    Paco Milhiet (2022). Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Enjeux internationaux, perspectives françaises. Paris : Le Cavalier Bleu.

    RG v9n1, 2023.

    L’auteur le rappelle : derrière chaque dénomination géographique se cache une intention politique. L’Indo-Pacifique ne déroge pas à la règle… Nouveau leitmotiv des relations internationales, cette construction stratégique vise sans doute à contenir la montée en puissance de la Chine et souligne la rivalité sino-américaine. Mais elle se traduit aussi par des enjeux régionaux qui ne sont pas toujours en ligne avec la stratégie de certaines métropoles, notamment la France, acteur important grâce à ses collectivités territoriales et possessions dans la région. Les problématiques de l’Indo-Pacifique peuvent donc s’appréhender à plusieurs échelles, internationale, nationale et locale. Ce sont ces représentations multiscalaires, conduisant à des intérêts géo­politiques parfois concurrents, que Paco Milhiet analyse dans cet ouvrage.

    Longtemps perçue comme un élément exogène et marqueur d’un passé colonial, la France est désormais perçue par plusieurs États du Pacifique comme de l’Asie comme un élément stabilisateur de la région indo-pacifique. Pour la France, qui a officialisé son ralliement à une lecture régionale selon le prisme de l’indo-pacifique en 2018, l’enjeu est de taille : 93 % de sa Zone économique exclusive (ZEE) – la deuxième du monde avec 11 millions de km2 – se situe dans la région, et sur les 70 pays riverains, 16 ont une frontière maritime avec la France. Sans surprise, dans cet ouvrage avant tout destiné au lectorat français, l’auteur consacre les trois quarts de son ouvrage aux attributs de la puissance française en Indo-Pacifique. La problématique de l’ouvrage, implicite, semble en effet de comprendre quels sont les enjeux de cette nouvelle organisation des relations régionales pour la France.

    Le concept d’Indo-Pacifique, rappelle l’auteur, a été lancé en Inde par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2007. Premier État à proposer une lecture géopolitique dépassant le cadre jusque là admis de l’Asie-Pacifique, le Japon a par la suite inspiré les États-Unis, l’Australie, l’Inde, puis plus récemment la France notamment, dans un changement de prisme d’analyse des relations régionales, pour voir finalement s’imposer le concept d’Indo-Pacifique. Ce concept procède clairement, analyse l’auteur, de représentations géopolitiques et non pas d’une réalité humaine ou économique ; fortement connoté par des objectifs de contrôle de l’expansion politique de la Chine, il est récusé par Pékin justement, mais aussi par la Russie, et suscite un intérêt très variable parmi les États de l’Asie du Sud-est malgré l’intérêt de l’Indonésie, du Vietnam et l’adoption du concept par l’ASEAN.

    L’auteur recadre utilement la question de l’émergence du concept de l’Indo-Pacifique avec celui des Nouvelles routes de la soie, apparu en 2013, et examine le nouvel équilibre des forces pour l’Indo-Pacifique français. Si l’île de La Réunion est en phase de devenir un point d’appui stratégique au cœur de l’océan Indien, à travers notamment le renforcement de la relation franco-indienne, les relations avec la Chine sont moins harmonieuses. Selon l’auteur, Pékin lorgnerait sur la Polynésie française, qu’elle a placée le long d’un corridor maritime des Routes de la soie, le « passage économique bleu » Chine – Océanie – Pacifique Sud, et où elle investit massivement dans l’hôtellerie. Il reste à voir en quoi des investissements économiques induisent nécessairement une vulnérabilité. S’agissant de la Nouvelle-Calédonie, dont la Chine est le premier partenaire commercial (elle représente 25 % des échanges de l’île, contre 14,5 % pour la France métropolitaine), Pékin n’a jamais dissimulé son intérêt pour le nickel produit dans les mines du territoire. La dynamique politique ici se complique car si Paris a pu adopter une lecture macrorégionale des enjeux, intégrant ses collectivités dans le cadre de ses relations avec la Chine et avec les partenaires de la France dans la région, lesdites collectivités, souvent dotées de compétences en matière de relations régionales, ne voient pas nécessairement les relations avec la Chine de la même façon.

    Le lecteur étranger pourra découvrir les atouts et faiblesses de la stratégie française dans l’Indo-Pacifique, mais il est vrai que l’ouvrage consacre de très nombreuses pages à inventorier ces forces et faiblesses. On pourra ne pas être d’accord avec certains points de terminologie, par exemple lorsque l’auteur expose que « la Chine pilote habilement ses conflits frontaliers » (p.26), alors que tous sont réglés sauf avec l’Inde et le Bhoutan – même si, effectivement, le contentieux frontalier avec l’Inde est complexe et constitue une pierre d’achoppement majeure dans les relations sino-indiennes, et un facteur de tension significatif entre les deux puissances nucléaires depuis la guerre de 1962. En mer de Chine, il s’agit plutôt de conflits territoriaux, portant sur les enjeux de souveraineté sur des ilots contestés, et sur l’interprétation des espaces maritimes revendiqués.

    Au final, un ouvrage bien écrit et plaisant, qui expose clairement les enjeux stratégiques pour la France dans le cadre régional de l’Asie bordée des océans Indien et Pacifique, désormais structuré par ce concept d’indo-pacifique.

    Frédéric Lasserre

    Directeur du CQEG

    Titulaire de la Chaire en Études Indo-pacifiques

    Jacques Attali (2018). Histoires de la mer, Paris : Fayard/Pluriel, 341 p.

    RG v9n1, 2023

    La mer est le lieu de l’aventure, de l’audace et des choix difficiles. Elle oblige à l’innovation, au pragmatisme et à la compétence. L’esprit d’entreprise, l’ouverture au monde et l’acceptation de la hiérarchie légitime sont de grands enseignements humains tirés de l’expérience de la mer.  Espace d’apprentissage et de risques, la mer force à la survie et à la recherche de la sécurité. Sources d’utopies, de projets grandioses, de l’ivresse et des tragédies, elle demeure une source de fascination et de crainte.

    L‘ouvrage de Jacques Attali s’intéresse à l’histoire de la mer, comme lieu de toutes les richesses et promesses. Malgré de nombreux travaux spécialisés sur la question, rares sont les essais de synthèse consacrés à l’histoire de la mer en son sens le plus général. Peu de travaux en langue française traitent de son rôle dans l’évolution des cultures, des techniques, du commerce et des rapports de pouvoir. Le but de l’ouvrage est de raconter l’histoire des hommes vue de la mer, pour faire comprendre son rôle dans la perpétuation de la vie, le développement et la puissance.

    Avec son ouvrage, l’auteur montre que tout ramène à la mer. Repenser notre rapport à celle-ci, comme y invite l’auteur au chapitre 12, « Sauver la mer », c’est devoir repenser notre manière de produire, de consommer et de nous organiser. Si l’avenir des États passe par de nouvelles stratégies maritimes, l’avenir de l’humanité nécessite, lui, une meilleure gestion des ressources maritimes.

    L’approche retenue est celle de l’histoire globale, longue et transversale, celle qui permet de dégager des leçons géopolitiques. La méthode utilisée est celle que l’auteur emploie dans ses autres ouvrages – près de 80 à ce jour. Cette histoire globale est souvent méprisée des spécialistes. Elle est pourtant nécessaire, comme œuvre de vulgarisation, pour prendre de la hauteur, décentrer le regard et sensibiliser.

    L’ouvrage est organisé autour d’un constat général, à savoir que le rôle de la mer devrait s’imposer à nous, alors qu’il est loin d’en être ainsi. Rôle écologique d’abord, puisque l’humanité dépend de la mer, et que la pression qu’elle exerce sur les océans est de plus en plus forte. Comme nous le savons, les équilibres physiques et chimiques sont bouleversés. L’eau potable se raréfie. La surpêche compromet les réserves de poissons. Les déchets s’accumulent au large. En raison des émissions de gaz à effet de serre, la température et le niveau des océans augmentent. Dans l’avenir, les zones côtières deviendront difficiles à habiter.

    Au fil des pages, Attali nous entraîne dans un tour d’horizon, où de multiples histoires de la mer sont explorées : l’eau et la vie ; les premiers voyages humains ; l’usage des rames et des voiles ; l’ère du charbon et du pétrole ; etc. L’auteur se questionne : alors qu’elles représentent près de 70 % de l’espace terrestre et une part importante du vivant, pourquoi méconnaissons-nous les océans et les mers ? Ce questionnement traverse l’ouvrage, et rejoint le besoin, diagnostiqué par l’auteur, d’un plan d’action global. La thèse défendue est que la maîtrise des océans, des mers et des ports donne le pouvoir.

    Trois chapitres retiennent l’attention : 6, 9 et 10. Après une entrée en matière générale, l’auteur aborde la globalisation maritime, l’avenir économique et la géopolitique contemporaine.

    Dans le chapitre 6, la mer est présentée comme le principal lieu de circulation des marchandises. 100 fois moins cher que le transport aérien et 10 fois moins cher que le transport par camion, le transport maritime a de beaux jours devant lui. Il permet aussi de transporter des charges supérieures au transport aérien et par camionnage. Actuellement, les grands ports sont asiatiques et pacifiques. La mer devient un lieu d’exploitation industrielle et de haut savoir-faire : pétrole, mines, biotechnologie. Des marchandises illégales circulent par la mer et la piraterie est toujours d’actualité. Activité millénaire, la pêche se massifie avec les bateaux-usines.

    Au chapitre 9, l’auteur affirme que les grands entrepreneurs parlent de l’exploration de l’espace et négligent la mer – cette grande inconnue. Pourtant, demain, tout se jouera encore sur et sous la mer. Dans une économie de plus en plus dématérialisée, l’importance des ressources naturelles qui s’y trouvent ne saurait être sous-estimée. Les hydrocarbures sous-marins y sont en quantité. Le vent, les marées, les courants sont des sources d’énergie équivalentes à des milliers de réacteurs nucléaires que nous ne savons pas encore valoriser. Les prochaines grandes puissances seront celles qui auront : 1-valorisé et protégé leurs espaces marins et leurs grands fonds ; 2-décarboné leur économie et leur secteur des transports ; 3-complété le passage à l’intelligence artificielle, à l’automatisation des navires, des terminaux et des réseaux. Les gagnants de la maritimisation de l’économie, de l’émergence des nouvelles routes maritimes et de la compétition interportuaire seront les États-Unis, la Chine, le Canada, l’Australie, l’Indonésie, Singapour, le Vietnam, la Corée du Sud et le Japon, avance Attali. L’Europe et l’Inde ont des tropismes continentaux trop importants, selon lui. Tout porte à croire que les États-Unis et la Chine devront apprendre à se partager les mers.

    Au chapitre 10, l’auteur explique que les points de tension de demain seront aux zones de rencontre entre puissance américaine et chinoise, tout spécialement dans l’Indo-Pacifique. D’un côté comme de l’autre, on assistera à une montée en puissance maritime. Le contrôle des ressources naturelles et des passages stratégiques fera toute la différence. Qui maîtrisera ses passages maîtrisera la circulation des marchandises, des flottes et les câbles sous-marins. Les zones stratégiques seront : 1-la mer de Chine méridionale, lieu de transit de 90 % du commerce ; 2-la mer de Chine orientale, avec ses tensions entre la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan ; 3-l’océan indien, où passe la quasi-totalité des imports-exports chinois ; 4-la mer Rouge, passage vers Suez ; 5-le golfe Persique, pour le pétrole ; 6-la Méditerranée, en raison du nombre élevé d’États, du tourisme, des ressources et du clivage entre riches et pauvres ; 7-l’Atlantique, du fait du trafic de la drogue en provenance d’Amérique latine et d’Afrique ; 8-l’Arctique, en conséquence des changements climatiques et des ambitions concurrentes.

    16 grandes leçons peuvent être tirées de cette lecture : 1-navigation, innovations, processus de civilisation, commerce, développement et division du travail sont liés dans l’histoire ; 2-les grandes villes sont des villes portuaires profitant du dynamisme et de la prospérité associés aux activités maritimes, portuaires et logistiques ; 3-les navires peuvent transporter plus de marchandises, plus loin et vite ; 4-les ports sont des atouts ; 5-la pauvreté de l’arrière-pays et le désir de diversification économique pousse les peuples à la mer ; 6-les flottes de guerre apparaissent pour protéger les flottes marchandes ; 7-la domination des mers assure celle des terres ; 8-longtemps le contrôle de la mer permet le commerce au long cours, la circulation des personnes et des idées ; 9-la mer est un rempart naturel ; 10-elle est le lieu d’expression des ambitions ; 11-les guerres se gagnent ou se perdent en mer ; 12-le vide maritime est comblé par des puissances rivales ; 13-la perte du contrôle de la mer mène au déclin des États ; 14-les hégémons naissent de son contrôle ; 15-le risque de conflit est réduit par l’interdépendance et le transport maritime ; 16-les individus en position d’influence et leur connaissance/méconnaissance des affaires maritimes font la différence à différentes époques et en différents lieux.

    Puisqu’Attali identifie le Canada comme un pays à fort potentiel, le livre invite au questionnement : quelles sont ses voies d’innovation maritime, portuaire et logistique ? Et comment améliorer sa marine marchande et militaire ?

    Malgré une orientation libérale peut-être un peu trop manifeste, expliquée au chapitre 8, « La mer comme source de l’idéologie de la liberté », l’ouvrage intéressera le public passionné des affaires maritimes. Il représente une œuvre de vulgarisation qui pourra être utilisée pour l’enseignement au premier cycle en histoire, en géographie, en science politique et en sciences de la gestion. Nous recommandons complémentairement The Sea & Civilization : A Maritime History of the World de Lincoln Paine (2013). Il pourrait également être intéressant de comparer les arguments d’Attali avec ceux de Paul Kennedy (1987) The Rise and Fall of the Great Powers : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000.

    En somme, un ouvrage accessible et inspirant, qui fera réaliser notre méconnaissance du lien existant entre la mer, notre mode de développement et les sources de la puissance.

    Nicolas Paquet

    Doctorant, École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional (ÉSAD)

    Membre étudiant du Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD)

    Membre étudiant du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG)

    Université Laval, Québec

    nicolas_paquet@hotmail.com

    Nicolas Paquet est étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional (ATDR) à l’Université Laval. Il s’intéresse aux pratiques d’aménagement et de développement portuaires : prospective maritime, planification portuaire stratégique, gestion des grands projets et gouvernance de l’interface ville-port. En 2022, Nicolas a remporté le prix du meilleur papier lors du colloque étudiant du Consortium international de recherche sur la gouvernance des grands projets d’infrastructures (Kheops).

    Transfert de compétences dans la gestion des ressources en eau au Mali : les difficultés d’une responsabilisation des acteurs locaux

    Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

     

    Dr Mamadou NIENTAO

    Enseignant-chercheur à l’Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako (Mali)

    mamadounientao84@yahoo.fr

    Résumé

    La décentralisation territoriale se manifeste par le transfert de l’autorité, de pouvoirs discrétionnaires et de responsabilités à des unités territoriales ayant une personnalité juridique propre, gouvernées par les corps élus qui se chargent des affaires d’intérêt local avec un haut degré d’autonomie administrative et financière.

    Les raisons de ce transfert sont multiples et visent principalement à rapprocher le pouvoir des citoyens à travers la participation de ces derniers dans la gestion des affaires publiques.

    Pour autant, les ressources en eau sont des moyens d’existence dans la mesure où, prises dans leur fonction économique, elles assurent la satisfaction des besoins en développement du pays ; prises dans leur fonction alimentaire, elles assurent la survie des populations.

    La décentralisation a favorisé l’implication et la responsabilisation des communautés à la base en leur offrant des outils institutionnels qu’on supposait adaptés aux formes d’organisation des sociétés maliennes. C’est dans ces conditions concrètes que se pose la question de savoir en quoi les nouveaux acteurs et processus collectifs nés de cette responsabilisation des communautés à la base ont pu favoriser de nouvelles formes de gestion plus durables des ressources en eau, tel est l’objectif de cette présente communication.

    Mots clés : transfert de compétences, gestion décentralisée, gouvernance locale, collectivités territoriales.

    Summary

    Territorial decentralization manifests itself in the transfer of authority, discretionary powers and responsibilities to territorial units with their own legal personality, governed by the elected bodies that take care of matters of local interest with a high degree of administrative and financial autonomy.

    The reasons for this transfer are multiple, in particular, the desire to bring power closer to the citizen, they lie in the idea of citizen participation in the management of public affairs.

    However, water resources are means of livelihood insofar as, taken in their economic function, they ensure the satisfaction of the country’s development needs; Caught up in their food function, they ensure the survival of populations.

    Decentralization has fostered the involvement and empowerment of grassroots communities by providing them with institutional tools that were supposed to be adapted to the forms of organization of Malian societies. It is in these concrete conditions that the question arises as to whether and how the new actors and collective processes born of this empowerment of grassroots communities have been able to promote new forms of more sustainable management of water resources, that’s the objective of this Communication.

     Keywords: transfer of competences, decentralized management, local competences, local governance.

     

    Introduction

    La gouvernance de l’eau est un moyen pour parvenir à une fin, plutôt qu’une fin en soi. Il est dès lors fondamental de mesurer la performance des structures de gouvernance afin d’évaluer leur contribution à une meilleure gestion de l’eau à court, moyen et long termes. L’évaluation des cadres de gouvernance dans lesquels s’inscrivent les politiques de l’eau exige de développer des indicateurs consensuels, des outils indispensables à l’instauration d’un dialogue entre différents acteurs, sur une base factuelle, pour guider les processus décisionnels.

    La décentralisation est donc marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs qui entrent en relation avec les anciens. Au cours des deux dernières décennies, les « conventions locales » se sont multipliées sur le terrain et ont été présentées par leurs concepteurs étrangers comme des alternatives prometteuses pour une gestion participative des ressources naturelles et foncières. Elles sont considérées, avant toute évaluation, comme l’une des plus grandes avancées en matière de gestion locale des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest.

    En effet, la décentralisation dont il s’agit ici et qui est nécessaire à la gestion des ressources en eau au Mali est d’ordre territorial et consiste à reconnaître l’existence juridique à des entités géographiques appelées Collectivités Territoriales qui, dotées de la personnalité morale, ont vocation à gérer leurs propres affaires par l’intermédiaire des représentants élus par les populations elles-mêmes (Direction Nationale des Collectivités Territoriale, 2012).

    Le choix du thème est lié à l’importance que revêt la problématique de la décentralisation au Mali. En effet, la reforme de décentralisation engagée par l’Etat malien suite à la Révolution de mars 1991 possède de multiples implications relatives entre autres à la gestion par les collectivités décentralisées des ressources naturelles (Dembélé, cité par Gerti, Djiré 2005, p. 223).

    Si le principe du transfert de la conservation et de la gestion du domaine public naturel de l’Etat vers les collectivités est affirmé par le législateur, la question des modalités concrètes de ce transfert reste posée, ainsi que celle de la délimitation territoriale des collectivités, notamment des communes.

    Dans un souci de suivre l’évolution de la politique de décentralisation à partir de l’effectivité du principe de transfert des compétences, nous poserons de question de savoir si et en quoi les nouveaux acteurs et processus collectifs nés de cette responsabilisation des communautés à la base ont pu favoriser de nouvelles formes de gestion plus durables des ressources en eau ?

    Toute recherche que l’on prétend aborder doit être régie par une méthodologie concrète. Ainsi, toute discipline scientifique suit des méthodes déterminées qui lui permettent d’en tirer certaines conclusions grâce à l’accumulation constante de données théoriques ou factuelles. En ce sens, la méthodologie qui a abouti à l’élaboration de ce présent article a été la méthode juridico-sociologique, dans la mesure où c’est celle que nous considérons la plus appropriée à un éclairage pluridisciplinaire, du point de vue juridique, en ce qui concerne la compréhension des normes, de leur inexistante, de leur efficacité, de leur fondement, etc. Cette méthode part de l’idée que le droit ne peut s’étudier comme un domaine isolé, mais qu’il doit s’analyser en lien avec la réalité sociale et en tant que partie de celle-ci. En conséquence, la méthode juridico-sociologique examine les normes juridiques, en tenant compte du contexte social, politique, géographique, économique et culturel de l’application et de l’émergence de ces normes (Nientao, 2019).   

    Dans cette étude, il est important de mettre l’accent sur les responsabilités des collectivités territoriales dans la gouvernance des ressources en eau (1) avant de relever les difficultés liées à cette gestion (2).

     

    1. La responsabilisation des collectivités territoriales (CT) dans la gouvernance des ressources en eau : une condition de réalisation de la politique de décentralisation

    Convaincus que la responsabilisation des CT est sans doute une des conditions de réalisation de la décentralisation, nous allons mettre l’accent sur leurs rôles dans la gestion des ressources en eau (1.1) et soulever l’épineuse question de la démocratie hydrique (1.2). 

    1.1 Le rôle des collectivités territoriales dans la gestion des ressources en eau

    La constitution malienne en vigueur est claire sur ce sujet, les collectivités sont créées et s’administrent librement (art 97 et 98). Dans la pratique, la question de création ne se pose guère, mais les conditions d’auto-administration de ces entités se posent avec acuité. En d’autres termes, la décentralisation n’apparait qu’au moment où les organes chargés des affaires locales émanent de la collectivité, non de l’Etat, et possèdent à l’égard de celui-ci une certaine autonomie (Meunier 2006).

    Toutefois, les ressources naturelles s’étendent d’éléments présents dans la nature qui sont indispensables ou utiles aux humains, la responsabilité des collectivités devient importante. Au Mali, plus de 80 % de la population vit en zone rurale, c’est d’ailleurs ces zones rurales qui constituent la majorité des CT.

    De toute les ressources naturelles, l’eau est par excellence la ressource qui présente tend d’enjeux liés à sa fragilité et son caractère épuisable. Néanmoins, les ressources naturelles de façon générale souffrent de nos jours à cause des politiques inefficaces propres à leur gestion. Le niveau de la gestion présente un problème particulier. Pour des raisons opérationnelles, il est indispensable de décentraliser la gestion de l’eau jusqu’au niveau des limites hydrologiques, c’est-à-dire du bassin versant des affluents.

    Ainsi le code des Collectivités Territoriales (loi n° 95-034/AN/RM du 12 avril 1995) qui définit les institutions de ces collectivités leur reconnaît la personnalité morale, l’autonomie financière et la compétence pour régler, par leurs délibérations, leurs affaires respectives notamment celles relatives aux programmes de développement économique, social et culturel. En vertu de cette loi, les CT deviennent une véritable autorité de décision et de coordination en matière de gestion des ressources naturelles se situant sur leur circonscription.  Cette politique à un double objectif. D’une part, les CT sont maitres de leurs destins et d’autre part, il vise à respecter le principe de « l’unité de la ressource » (Pontier, 2003a). 

    Nous avons rappelé ci-haut que le fleuve Niger est localisé au Mali à travers des secteurs et souvent des sous-ensembles. Chaque CT est responsable suivant la vision décentralisée, de la portion du fleuve se trouvant dans sa localité. L’État lui-même fait la distinction entre son domaine et les domaines des CT. C’est ainsi que la loi n°93-008 du 11 février 1993 déterminant les conditions de la libre administration des collectivités territoriales définit les domaines des CT en république du Mali.

    En effet, le domaine public et privé d’une collectivité territoriale se compose de biens meubles et immeubles acquis à titre onéreux ou gratuit (article 12 al. 1). Cependant, le mérite revient à la loi n°96-050 du 16 octobre 1996 portant principes de constitution et de gestion du domaine des collectivités territoriales. Cette loi détermine sans ambigüité le domaine des CT et le droit applicable est défini par la loi susmentionnée.

    En confirmant la composition du domaine des collectivités locales, cette loi offre l’avantage de catégoriser, selon la nature juridique desdites collectivités, le caractère d’intérêt national, régional, de cercle ou communal des biens constitutifs. Elle tend ainsi à confirmer l’existence des CT comme personnalité distincte et autonome capable de gérer ses propres biens. Le domaine public naturel des collectivités territoriales comprend, ainsi, toutes les dépendances du domaine public de l’État telles que définies par les législations en vigueur, situées sur le territoire desdites collectivités territoriales et dont l’Etat a transféré la conservation et la gestion à celles-ci.

    Dans cette étude, il est important de noter quelles sont ces catégories auxquelles la loi confère le caractère de domaine public naturel des CT. Il s’agit des cours d’eau ; des mares, les lacs et les étangs ; des périmètres de protection ; des sites naturels déclarés domaine public par la Loi.

    Dans cette perspective de décentralisation, une compétence est aussi reconnue aux autorités villageoises, les fractions, les quartiers, elles peuvent recevoir des délégations de pouvoir des organes de délibération des collectivités territoriales. Ce sont ces populations qui constituent les 80 % de la société malienne et vivent majoritairement sur les berges du bassin du Niger.

    En ce qui concerne la pêche, les CT sont compétentes en conformité avec les lois en vigueur de déterminer les zones de pêches et les règles applicables à la pêche sur les portions du fleuve relevant de leurs compétences.

    En dehors du domaine précité, les CT disposent aussi d’un domaine piscicole, il comprend les aménagements hydrauliques et piscicoles que les collectivités réalisent sur leur territoire et les eaux publiques qui leur sont concédées par l’Etat. Les activités de pêche sont organisées en collaboration avec les organisations professionnelles et les services techniques compétents conformément aux lois et aux conventions locales.

    Les organes de délibération prennent connaissance des demandes de concession des droits de pêche et fixent, après consultation de la Chambre régionale d’agriculture, les taux des redevances perçues à l’occasion de la délivrance des autorisations de pêche dans leur domaine. L’élan marqué par ces différentes lois de transferts de compétences s’est peu à peu atténué et sombra dans une profonde léthargie n’ayant jamais retrouvé un souffle politique fort désireux de relancer la machine. Les principes issus de ces différentes lois, qui bouleversèrent le paysage institutionnel malien restèrent en sommeil pendant plusieurs années.

    Nous avons soulevé la question de la valeur juridique des conventions locales, pour notre part, nous notons que pour ce qui concerne celles relatives à la pêche ont le plus souvent une valeur coutumière et peuvent être interprétées par le juge à l’absence de loi. Au Mali, sur tous les territoires parcourus par les ressources en eau, chaque portion est sous la responsabilité d’une CT. La gestion des ressources en eau est contenue dans la clause générale de compétence vu que c’est une question d’intérêt public local. Techniquement, cette responsabilisation se traduit par une espèce de démocratie hydrique (1.2).

    1.2. La démocratie hydrique : un défi de la gestion décentralisée

    Redonner un rôle central aux citoyens dans les politiques de l’eau est une nécessité majeure pour les décideurs, dans un climat de crise dans la confiance placée par les administrés dans leurs gouvernants, tel est l’esprit de la démocratie hydrique.

    Dans ce contexte, aucun pays ne peut considérer son niveau actuel de sécurité hydrique et de prestation de services comme étant acquis ; et tous les pays doivent anticiper les tensions futures et conduire, dès aujourd’hui, les réformes nécessaires pour pallier des déficits qui s’exacerberont demain. Relever les défis de l’eau actuels et futurs exige des politiques publiques robustes, qui ciblent des objectifs mesurables inscrits dans des calendriers prédéterminés, à l’échelle appropriée, qui s’appuient sur une répartition claire des taches entre les autorités responsables et qui fassent l’objet d’un suivi et d’une évaluation réguliers (OCDE, 2015).

    Une gouvernance de l’eau efficace, efficiente et inclusive contribue à l’élaboration et à la mise en œuvre de ces politiques publiques dans un partage des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernement et une coopération avec les parties prenantes (Akhmouch et  Clavreul, 2017).

    Le rôle de la gouvernance est d’autant plus fondamental pour intégrer les différents acteurs, domaines de politiques et territoires que d’importantes reformes (récentes ou en cours) exogènes au secteur de l’eau ont d’ores et déjà des répercussions dans le secteur.

    Les enjeux liés à la gestion des ressources en eau sont multiples. Des lors, la gouvernance devient essentielle pour organiser les règles politiques, institutionnelles et administratives, ainsi que les pratiques et les processus (formels et informels) au travers desquels les décisions sont prises et mises en œuvre, les parties prenantes peuvent exprimer leurs intérêts et voir leurs préoccupations prises en compte, et les décideurs rendent des comptes.

    2. Les difficultés liées à la gestion des ressources en eau par les collectivités territoriales

    Le processus de décentralisation au Mali, de façon générale souffre de plusieurs insuffisances, particulièrement, en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles. Force est de constater la présence notoire de l’État. Mais il est important aussi de reconnaitre que certaines difficultés de nature diverses persistent (Ministère délégué chargé de la décentralisation 2013).

    La politique de décentralisation, comme l’ensemble des réformes en cours a été affectée par la crise qu’a traversée le Mali. Du coup, cette dernière remet en débat la pertinence et les choix du processus de décentralisation. Pour autant, il est important de soulever les véritables enjeux qui s’imposent à la politique de façon générale. Nous avons déjà signalé que ces enjeux sont multiples et de natures différentes (Nientao, 2019).

    2.1. Situation du transfert des compétences en matière d’eau : un constat amer

    L’exercice par les collectivités territoriales des compétences qui leur sont reconnues dans divers domaines n’est pas automatique. Bien au contraire, il est subordonné à l’adoption des textes complémentaires déterminant les modalités selon lesquelles les compétences transférées seront mises en œuvre. Le transfert de compétences est la manifestation concrète de la décentralisation en ce qu’il donne une dimension réelle et objective au principe de subsidiarité (Pontier, 2003b). Outre le fait qu’il assure la territorialisation des politiques publiques et l’équité sociale dans la répartition des investissements publics, le transfert des compétences offre au Gouvernement l’occasion de réaliser des économies substantielles des ressources humaines, financières et matérielles.

    Dans le domaine de l’eau, il a été réalisé par le Décret n°02-315/P-RM du 4 juin 2002 fixant les détails des compétences transférées de l’Etat aux collectivités territoriales en matière d’hydraulique rurale et urbaine. Il est ressorti de ce texte que les compétences transférées aux communes et aux cercles en matière d’hydraulique rurale et urbaine se présentent comme suit :

    Compétences transférées aux communes :

    • L’élaboration du plan de développement communal d’hydraulique rurale et urbaine d’intérêt communal ;
    • La réalisation et l’équipement des infrastructures ;
    • L’exploitation des infrastructures d’alimentation en eau potable ;
    • Le contrôle et le suivi des structures agréées pour la gestion des infrastructures d’alimentation en eau potable ;
    • Le recrutement des exploitants chargés du fonctionnement des infrastructures d’alimentation en eau potable (art 2 du Décret n°02-315/P-RM du 04 juin 2002 fixant les détails des compétences transférées de l’Etat aux collectivités territoriales en matière d’hydraulique rurale et urbaine ).

    Compétences transférées aux cercles :

    • L’élaboration du plan de développement de cercle en matière d’hydraulique rurale et urbaine d’intérêt de cercle ;
    • La réalisation et l’équipement des infrastructures.

    On constate que tandis que la maîtrise d’ouvrage des cercles se limite à la programmation et à la réalisation des infrastructures d’un intérêt subrégional, celle des communes est en revanche complète du moins en théorie. En effet, la maîtrise d’ouvrage communale concerne la programmation des ouvrages, leur réalisation, la fourniture d’eau potable et le contrôle de la qualité des services.

    De même, il est annoncé la mise à disposition des collectivités territoriales concernées les ressources financières nécessaires à l’exercice des compétences transférées (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018). Ces mesures entrent dans la droite ligne des directives contenues dans la loi n°93-008 du 29 janvier 1993 selon lesquelles « Tout transfert de compétences à une collectivité doit être accompagné du transfert concomitant par l’Etat à celle-ci, des ressources et moyens nécessaires à l’exercice normal de ces compétences ». Il s’agit des ressources humaines, matérielles et financières.

    L’examen du niveau de mise en œuvre du transfert des compétences aux collectivités territoriales dans le domaine de l’eau met en exergue le décalage entre les affirmations contenues dans les textes et la réalité. En effet, la maitrise d’ouvrage locale en matière d’hydraulique n’est pour l’instant exclusive dans les faits, qu’en ce qui concerne la gestion des infrastructures.

    Elle n’est pas encore exclusive en ce qui concerne par exemple la réalisation des ouvrages et leur planification. Les collectivités territoriales exercent les attributions précitées concurremment avec le niveau central. Ainsi, il est ressorti du rapport d’activités de la Direction Nationale de l’Hydraulique (DNH) pour l’année 2017, que celle-ci (donc le niveau central) a réalisé au total 1 209 équivalents points d’eau modernes (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018).

    Au cours de la même période, les communes, les ONG, l’Agence Nationale d’Investissement des Collectivités Territoriales (ANICT) la coopération décentralisée et les programmes d’autres secteurs tous réunis ont enregistré 1 221 réalisations soit sensiblement le même nombre d’EPM que le niveau central. La proportion des réalisations portées par les communes seules n’est pas contenue, mais on devine aisément à partir des données précitées qu’elle de loin inférieure à celles de la DNH. En définitive, la maîtrise d’ouvrage locale est loin d’être effective puisque les compétences transférées aux collectivités territoriales continuent d’être partagées avec le niveau central.

    La faiblesse des capacités techniques des collectivités territoriales notamment les communes, est la raison fréquemment alléguée pour justifier les incursions du niveau central dans des compétences qu’il a pourtant transférées. Or, si les collectivités territoriales affichent pour l’instant des faiblesses de capacités techniques c’est précisément parce que le transfert des compétences n’a pas été suivi de l’allocation des moyens humains, matériels et financiers correspondants. Aucune de ces ressources n’a été mise à la disposition des entités décentralisées. Tout se passe comme si l’Etat a retiré d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Le transfert des compétences en matière d’hydraulique n’est donc que partiellement effectif.

    Les hésitations voire la réticence du niveau central à responsabiliser de façon effective les collectivités territoriales, et à leur affecter les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à l’exercice de leurs compétences sont au moins en partie, à l’origine des nombreux dysfonctionnements relevés et qui sont consécutifs à des déficits de suivi. En effet, faute de suivi approprié, les associations qui gèrent les infrastructures d’eau potable sont laissées à elles-mêmes au point qu’elles s’effritent progressivement, et n’arrivent pas à assurer convenablement leur mission.

    Par voie de conséquence la question de la qualité de l’eau semble occultée, tandis que les ouvrages réalisés souffrent d’une insuffisance d’entretien et lorsqu’ils tombent en panne ils sont rarement réparés. Le taux moyen de panne des pompes à motricité humaine était d’environ 30% en 2017. En termes de répartition régionale, ce taux varie entre 26% et 52% (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018).

    2.2. Les problèmes technico-administratifs et juridiques du transfert de compétence

    Pour rendre cette étude mieux palpable et avoir une vue d’ensemble sur le processus de décentralisation de façon générale, nous avons jugé nécessaire de relever les contraintes de façon globale. Puisque la gestion des ressources naturelles englobe et embarrasse pratiquement tous les domaines. Si la politique n’est pas effective, elle handicape la gestion optimale et efficiente de celle-ci. Dans cette perspective, les difficultés sont liées au plan du transfert des compétences de l’Etat aux collectivités.

    Malgré certaines avancées en matière de transfert de compétences, la prise en charge effective par les CT de la gestion des services publics délégués ou transférés est confrontée à la faiblesse de leurs ressources internes et à l’insuffisance des transferts de ressources (humaines, patrimoniales et financières). Ces transferts de moyens peinent à s’organiser et à s’opérer (Ministère délégué chargé de la Décentralisation, 2013). Dans le cas des ressources en eau, en occurrence le fleuve Niger, les CT manquent de spécialistes dans les services techniques de l’Etat. Cet état de fait rend la politique de l’eau inefficace et non-productive.

    De même, la responsabilisation et le partage par les CT du développement économique local exigent des avancées plus significatives en matière de transfert de certaines compétences, voire même de découpage territorial dans lequel la pertinence et l’opportunité de trois (3) niveaux de circonscription administrative (les régions, les cercles, les communes) et de CT doivent être objectivement évaluées. Ces facteurs s’ajoutent à l’imprécision parfois du domaine de certaine commune rurale par rapport à certaine zone de pêche par exemple. Sur le plan de la gouvernance et du management des CT, la recevabilité des élus constitue un élément-clé de la bonne gouvernance.

    Une des réelles difficultés majeures à ce niveau reste la collaboration entre les CT et les autorités traditionnelles et coutumières. En écho, cette collaboration nécessaire reste fragile malgré les dispositions législatives et réglementaires prévues dans les textes de la décentralisation en vigueur.

    Au plan de la délivrance des services publics durables aux citoyens, elle relève également des dérives importantes notamment dans la gestion des procédures administratives et financières. Sur les services de l’eau particulièrement, on constate des qualités de réalisation insuffisantes, qui combinées à une absence d’entretien des infrastructures et équipements, interpellent sur la durabilité des investissements réalisés. Ainsi, la mission de contrôle externe des investissements financés par l’ANICT montre qu’une part importante de projets réalisés n’a pas donné lieu à la mise en place d’un service fonctionnel et donc utile (environ 17%).

    Au plan du financement des CT, dans leur écrasante majorité, les CT connaissent des problèmes récurrents de trésorerie. Le système de fiscalité locale ne génère pas de ressources internes suffisantes, même si la fiscalité sur le foncier offre des perspectives.

    Sur les berges du Niger, les redevances perçues sur les infractions relatives à la pêche sont versées dans les caisses de l’Etat et non les CT. En outre, les frais des autorisations de pêche reviennent également à l’Etat. Le taux qui revient aux CT est faible par rapport aux besoins qui s’imposent.

    En effet, on estime 40% de taux global de recouvrement de la fiscalité des CT (Nientao, 2019).

    Cependant, l’émiettement fiscal, la faible productivité des impôts et taxes et la faiblesse des moyens qui sont consacrés à leur recouvrement expliquent cette situation. Il est important de mettre l’accent sur la situation nationale en ce qui concerne le financement des CT.

    La part du budget national destinée aux CT reste faible : 0,9% en 2009, 5,99% en 2010, et 9,5% en 2012 (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018). Malgré la création d’un Fonds National d’appui aux Collectivités Territoriales (FNACT), les transferts au FNACT y compris les financements mis à disposition par les partenaires techniques et financiers ne représentent que 10% des transferts totaux vers les CT. En cela l’insécurité grandissante développée sur les ressources en eau rend difficile les efforts des CT.

    Toutefois, la réussite du processus de décentralisation est directement liée à la paix, la sécurité et la stabilité qu’elles doivent par ailleurs contribuer aussi à renforcer. Dans le quotidien des CT, les défis sécuritaires sont énormes, les actes de banditisme, les conflits communautaires (sur l’utilisation des ressources naturelles, la terre et l’eau en occurrence), les conflits identitaires et religieux ainsi que la violence et l’intolérance. En outre, une des difficultés de taille rencontrées par les CT, est l’impossibilité des citoyens de s’approprier les textes, dans la plupart des cas, les habitants ne maîtrisent pas les textes.

    Parlons spécifiquement des les populations de pêcheurs qui vivent sur les berges du Niger. Nous savons que chaque zone est régie, en dehors des règles nationales, par les pratiques coutumières et très souvent par les conventions locales (Gerti, Djiré, et al, 2005).

    Ces dernières mettent en évidence la réalité de la zone déterminée et sont seulement reconnues par les habitants de ladite zone. Les éleveurs, les pêcheurs sont mobiles, ce fait est surtout lié aux caractères de ces professions et les évolutions hydrologiques et climatiques du Bassin du Niger.

    Mais cette mobilité ne s’inscrit pas dans un cadre coutumier ancestral aussi routinier et balisé que celui des parcours pastoraux : les pêcheurs réalisent, certes, des circuits migratoires pendulaires qui peuvent être réguliers, c’est-à-dire récurrents d’une année sur l’autre. Ainsi, plusieurs familles bozo de la région de Mopti, depuis quelques années sont installées dans les localités de la région de Tombouctou (Tonka, Atara, Siby, Sakaina ect…) et ne retournent plus (Entretien du 20 avril 2022).

    Ces faits ci et là, rendent inefficace le processus de décentralisation en ce qui concerne la gestion des ressources en eau. Un des grands problèmes concerne la transférabilité des compétences.

    Conclusion

    La décentralisation soulève des défis importants relatifs aux capacités des collectivités territoriales à assurer efficacement leurs compétences en la matière (ressources financières et humaines suffisantes) ainsi que leur capacité à assurer le droit d’accès à l’eau des populations les plus démunies.

    A la lumière de l’analyse ci-dessus faite, il relève que la politique de décentralisation constitue un véritable moyen de gouvernance des ressources en eau. Pour autant, cette politique reste confrontée à un certain nombre de problèmes notamment la responsabilisation des acteurs locaux.  

    La faiblesse des capacités techniques des collectivités territoriales notamment les communes, est la raison fréquemment alléguée pour justifier les incursions du niveau central dans des compétences qu’il a pourtant transférées. Or, si les collectivités territoriales affichent pour l’instant des faiblesses de capacités techniques c’est précisément parce que le transfert des compétences n’a pas été suivi de l’allocation des moyens humains, matériels et financiers correspondants. Aucune de ces ressources n’a été mise à la disposition des entités décentralisées. Tout se passe comme si l’Etat a retiré d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Le transfert des compétences en matière d’hydraulique n’est donc que partiellement effectif comme nous l’avons rappelé.

    La réticence du niveau central à responsabiliser de façon effective les collectivités territoriales, et à leur affecter les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à l’exercice de leurs compétences sont au moins en partie, à l’origine des nombreux dysfonctionnements relevés et qui sont consécutifs à des déficits de suivi.

    En somme, il convient de prendre en compte les mesures y afférente. La démarche de conceptualisation préalable du cadre de gestion des ressources en eau a le mérite de définir sans ambigüité le chemin à suivre en matière de construction et de mise en place effective des différents maillons de l’architecture institutionnelle de la GIRE, afin d’éviter les tâtonnements conjoncturels liés aux changements institutionnels et/ou politiques. Assurer le transfert effectif des compétences et des moyens financiers, matériels et humains pour permettre aux collectivités territoriales de s’engager et de réussir le processus de développement local. Les collectivités territoriales décentralisées ainsi que l’Etat doivent cependant veiller à garantir l’accès des populations les plus démunies à l’eau, par l’institution de mécanismes appropriés qui assurent une certaine équité. Le développement harmonieux des régions, facteur de cohésion sociale est ce prix.


    Bibliographie

    Akhmouch, A Clavreul, D (2017). Gouverner les politiques de l’eau, Annales des Mines – Responsabilité et environnement, n° 87, 110-113.

    Décret n°02-315/P-RM du 4 juin 2002 fixant les détails des compétences transférées de l’Etat aux collectivités territoriales en matière d’hydraulique rurale et urbaine, https://www.ecolex.org/fr/details/legislation/decret-n-02-315-p-rm-du-04-juin-2002-fixant-les-details-des-competences-transferees-de-letat-aux-collectivites-territoriales-en-matiere-dhydraulique-rurale-et-urbaine-lex-faoc073807/

    Direction Nationale des Collectivités Territoriales (2012). Cahier des auditeurs, module coopération décentralisée Bamako (Mali).

    Entretien de l’auteur du 20 avril 2022 avec le chef de village de Tonka sur la situation des pêcheurs migrants.

    Gerti, H, Djiré, M, et al (2005). Le droit en Afrique, expériences locales et droit étatique au Mali. Paris : Karthala.

    Loi n°93-008 du 11 février 1993 déterminant les conditions de la libre administration des collectivités territoriales, https://knowledge-uclga.org/mali-lois-des-collectivites-territoriales-decentralisees.html

    Meunier, B (2006). Les règles relatives aux transferts de compétences entre collectivités publiques, thèse de doctorat en droit public, Université d’Auvergne – Clermont Ferrand.

    Ministère de l’énergie et de l’eau, Politique Nationale de l’Eau (2018). Rapport diagnostique du secteur de l’eau- Version finale. Bamako (Mali), https://arpdeveloppement.com/wp-content/uploads/2019/05/A_18_RapportEtatsGenerauxDeLaDecentralisation.pdf

    Ministère délégué chargé de la décentralisation (2013) Les Etats généraux de la décentralisation au Mali, Bamako (Mali), https://arpdeveloppement.com/wp-content/uploads/2019/05/A_18_RapportEtatsGenerauxDeLaDecentralisation.pdf

    Nientao, M (2019). Le régime juridique du fleuve Niger, thèse de doctorat en droit international public, Université de Séville (Espagne), https://idus.us.es/handle/11441/85372

    OCDE (2015). Principes sur la gouvernance de l’eau. Paris, https://www.oecd.org/fr/gov/politique-regionale/Principes-OCDE-gouvernance-eau_brochure.pdf.

    Pontier, J-M (2003a). La notion de compétences régaliennes dans la problématique de la répartition des compétences entre les collectivités publiques, Revue du droit public de la science politique en France et à l’étranger, 2003(1), 193-238.

    Pontier, J-M (2003b). La République décentralisée de J.-P Raffarin, Revue administrative, n° 332.

     

    Crise des alliances et risque de perte d’influence de la France sur la scène mondiale : raisons d’un renouement avec les pays essentiels d’Afrique pour le chef d’État Emmanuel Macron

    Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

     

    François Xavier Noah Edzimbi

    Ph.D en science politique
    CEO du Cabinet LUCEM GLOBAL CONSULTING S.A.R.L
    xnoah05@gmail.com

    Résumé
    Les alliances, accords formels par lequel plusieurs États s’engagent mutuellement à collaborer et à se défendre contre un ennemi commun, avaient caractérisé jusqu’en 1991 l’ordre international bipolaire. Néanmoins, il semble se produire dans l’art des alliances ce qui caractérisa l’art militaire à partir des années 1950 : la remise en cause de leur pertinence par l’éclosion de multiples partenariats irréguliers. Pour illustration, la présence croissante de la Russie sur le continent africain suscite de nombreuses interrogations pour les Occidentaux, d’autant plus dans un contexte où « l’opération militaire spéciale » russe, lancée en Ukraine dès le 22 février 2022, en a fait, selon eux, l’une des principales menaces à l’ordre international. Ce contexte géopolitique est une des raisons expliquant la tournée diplomatique entreprise par le président français Emmanuel Macron, souhaitant renouer avec les pays essentiels d’Afrique indispensables au rayonnement mondial de la France.

    Mots clés : crise, alliances, déclassement, France, Afrique

    Summary
    Alliances, formal agreements by which several States mutually undertake to collaborate and defend themselves against common enemy, had characterized bipolar international order until 1991. Nervertheless, it seems to occur in the art of alliances what characterized military art from the 1950s : the questioning of their relevance by emergence of multiple irregular partnerships. For illustration, the growing presence of Russia on the African continent raises many questions for Westerners, all the more so in a context where the Russian « special military operation », launched in Ukraine on February 22, 2022, had made it, according to them, one of the main threats to international order. This geopolitical context is one of the reasons explaining the diplomatic tour undertaken by French president Emmanuel Macron, wishing to reconnect with the essential countries of Africa essential to the global influence of France.

    Keywords : crisis, alliances, downgrading, France, Africa.

     

    Introduction

    De tout temps, les alliances et les coalitions ont bâti des architectures de sécurité et de paix qui répondaient à la recherche de stabilité du système international, sinon aux menaces, voire au défi de la survie d’un État ou d’une nation (Forcade, 2022). Bien que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) reste la principale architecture de sécurité européenne après la Guerre froide, la configuration d’alliances est, en ce début de XXIe siècle, remise en cause (Delagenière, 2022). Depuis le 22 février 2022, la guerre en Ukraine expose la centralité, entre fonctionnalité et dérèglement, des coopérations internationales et des alliances politico-militaires. Les recompositions géopolitiques et géoéconomiques actuelles complexifient l’équilibre des forces, et remettent en cause leur caractère d’évidence. L’intensification de la compétition stratégique, l’enhardissement des puissances régionales (Ministère des Armées, 2021), la recrudescence des « risques de la faiblesse » (Ministère des Armées, 2013) portés par de nombreux acteurs non étatiques, le renforcement des interdépendances économiques, ou encore le partage accru des technologies, jouent à ce niveau un rôle central dans la déstabilisation des alliances existantes et dans la formation de nouveaux formats d’association. L’avènement de la multipolarité actuelle conduit à s’interroger sur la viabilité du système d’alliances hérité de la Guerre froide.

    L’exacerbation de la compétition économique engendre des effets paradoxaux sur les systèmes d’alliance. Elle accroît, d’une part, les tensions entre alliés militaires et stratégiques, tout en renforçant une interdépendance financière, commerciale et technologique entre eux (Luttwak, 1990), n’empêchant pas qu’une partie essentielle des « transferts de technologies » actuels soit le résultat d’actions d’« espionnage amical » (Forcade et Laurent, 2005). Pour illustration, en septembre 2021, la volte-face australienne relative au contrat de sous-marins passé en 2016 avec la France est vécue comme un véritable choc à Paris. La « trahison » (Zajec, 2022) qui prend de court les responsables français constitue une surprise stratégique, encore augmentée par l’annonce, le 15 septembre 2021, et au terme de dix-huit mois de pourparlers secrets, de l’alliance militaire AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, ces derniers se substituant à la France pour la livraison de huit sous-marins d’attaque, cette fois-ci à propulsion nucléaire (ibid.). L’accélération de la mondialisation engendre, d’autre part, un accroissement des interdépendances économiques et le partage accru des technologies avec des rivaux stratégiques.

    L’avènement de la multipolarité stratégique entraîne, entre autres, l’affirmation de plusieurs « États-puissances » (Ministère des Armées, 2017) enclins à tisser leurs propres réseaux de relations indépendamment des pays occidentaux, voire parfois contre eux. Une sorte de « diplomatie attrape-tout » (Badie, 2021) s’est ainsi développée, par laquelle les puissances régionales contournent, neutralisent même les alliances traditionnelles, au profit d’accords économiques ou sécuritaires plus souples (ibid.). Ces « nouveaux désordres internationaux » font ainsi la démonstration d’une plasticité des alliances et de la caducité de traités que l’on sait temporaires quand ils commencent d’être mis en œuvre, à l’instar de l’Accord de 2015 sur le nucléaire iranien paralysé par l’ancien président Donald Trump en 2018 (ibid.). Pour y remédier, les alliances cherchent aujourd’hui à produire de la sécurité, dans un espace stratégique rarement étendu à la planète, sans dicter les alignements diplomatiques et stratégiques absolus des acteurs du système international. Celles-ci mutent pour prendre en considération la concurrence que représentent les partenariats stratégiques, dans un nouvel environnement international tissé de « partenariats irréguliers » (Delagenière, op. cit.). Partant de ce contexte, bien que devenue une puissance mondiale, la Chine n’épouse pas cette politique d’alliances classiques, et privilégie avec d’autres acteurs l’établissement de divers partenariats (partenariat stratégique global, partenariat stratégique et partenariat classique), reposant sur des objectifs communs (goal-driven), sans forger pour autant des alliances classiques reposant sur une menace désignée explicitement ou implicitement (threat-driven) (Bongrand et Roche, 2022), ce qui exprime une crise concrète d’alliances (Gaüzère-Mazauric, 2022). Pour Pékin, comme pour tout autre acteur stratégiquement mature de la scène internationale, ces types de partenariats ne sont pas seulement des solutions temporaires pour gagner en puissance. Bien plus, ils constituent un irremplaçable outil diplomatique qui ne doit aucunement céder la place à des alliances durables.

    Depuis le début des années 2000, l’idée d’une nouvelle « ruée vers l’Afrique » (New Scramble for Africa) est omniprésente dans les analyses médiatiques (Mahé et Ricard, 2022). Elle fait référence à un intérêt grandissant de nouvelles puissances internationales et régionales pour le continent, qui viendraient concurrencer tant les anciennes puissances coloniales que tutrices et les États-Unis. Tel est le cas du regain d’intérêt russe pour l’Afrique qui suscite de nombreuses interrogations (Noah Edzimbi, 2022), d’autant plus dans un contexte où l’invasion russe en Ukraine en a fait, du point de vue des pays membres de l’OTAN, l’une des principales menaces à l’ordre international (Mahé et Ricard, op. cit.). Cette présence russe est motivée par une volonté d’étendre son influence globale et, ensuite, par un intérêt pour un espace où se trouvent des ressources naturelles stratégiques (Noah Edzimbi, op. cit.). Ces intérêts convergent principalement dans la mise en œuvre d’une « coopération militaro-technique » (Sukhankin, 2020) incluant accords officiels, interventions de sociétés militaires privées et obtention d’un accès aux ressources minières. L’irruption de puissances économiques et militaires émergentes telles que la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, la Turquie en Afrique, et l’intérêt croissant des États-Unis et du Japon pour le continent, perturbe ainsi le monopole de la France dans son ancien pré-carré colonial qui, jusque-là, était considéré comme sa « sphère d’influence naturelle » (Tchetchoua Tchokonté, 2019). En effet, présentée par les États-Unis comme un continent sans intérêt, et qui n’avait aucune justification stratégique durant les décennies 1970-1990 (Kissinger, 2003 : 223-232), l’Afrique paraît retrouver une certaine visibilité diplomatique, en témoigne l’offre faite par les Américains à l’Afrique du Sud de servir de médiateur entre les deux principaux belligérants du conflit russo-ukrainien (BBC News, 2022b). Dans le domaine économique, les États-Unis entretiennent des relations avec les pays africains par un certain nombre de programmes comme l’AGOA et Food for Education. L’un des développements les plus importants dans leur politique africaine au cours de la dernière décennie a été la loi sur l’African Growth and Opportunity (AGOA), promulguée en 2000 sous l’administration Bill Clinton (Noah Edzimbi, op. cit.). D’autres modifications à l’AGOA ont été signées sous l’administration de George Walker Bush, en ce compris une extension de l’accès préférentiel aux importations provenant de pays africains éligibles. L’AGOA a eu un impact évident dans les échanges Afrique centrale-États-Unis : les exportations, en provenance des pays de l’Afrique centrale ont augmenté de plus de 486 %, passant de 559 183 tonnes en 2000 à 3 282 064 tonnes en 2013, créant de l’emploi dont la plupart se retrouvent dans le secteur de l’habillement et de l’industrie. Cependant, la fin de l’Accord multifibres (AMF), qui imposait des quotas sur la quantité de textiles et de vêtements de nombreux pays en développement, a conduit à un effondrement de la croissance des exportations en 2007-2009 (ibid.).

    Très souvent, les autorités françaises parlent, pour ce qui est de leur politique africaine, de diplomatie d’influence, de soft power et de l’importance qu’il faut y attacher. Au début de son premier quinquennat, Emmanuel Macron, président de la République française, dans un discours à l’université de Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, en novembre 2017, présenta pour sa part une vision nouvelle des relations de la France avec l’Afrique : elle serait dégagée d’un héritage colonial qu’il n’avait pas connu personnellement et traiterait sur un pied d’égalité les pays francophones et anglophones de l’ensemble du continent (Gaulme, 2021). Cependant, « aucune réflexion d’ensemble n’est faite pour savoir comment la France doit se situer. Aucune réflexion globale sur le sujet n’est faite non plus, et on se contente, au final, de conserver l’existant » (Boniface, 2015). Et, malgré les discours diplomatiques officiels d’ancien et actuel exécutifs français sur les relations d’égal à égal entre l’Afrique et la France, entre la raison d’État et la France des droits de l’Homme, « la première est, bien entendu, plus grande que la seconde » (Verschave, 2000) pour les autorités gouvernementales et politiques françaises. Car, dans un monde où l’innovation et la croissance économique sont devenues un domaine essentiel de la concurrence géopolitique, la préservation des intérêts stratégiques de la France en Afrique est un enjeu vital, dans la mesure où son « objectif (est) de faire de l’Afrique le marchepied de la France, et de faire jouer (à la France) le rôle d’avocat des plus faibles dans les affaires du monde » (Fogue Tedom, 2008). Dès lors, bien que promouvant le multiculturalisme qui, selon le chef d’État français, permet une coopération indispensable entre acteurs de l’espace mondial pour traiter des enjeux globaux, ses visites dans certains pays du continent, entre juillet et août 2022, ont pour objectif d’éviter une perte d’influence (Duclos, 2022) économique (1) et géopolitique (2) encourus par la France.

    1. Un (re/dé)tour vers les anciennes sphères d’influence : nécessité/conséquence d’une crise géoéconomique majeure

    La guerre en Ukraine, en provoquant une crise alimentaire et énergétique majeure a renforcé, partout dans le monde, l’urgence qu’il y a pour tout État de renforcer sa souveraineté (Cheyvlalle, 2022). Depuis le déclenchement du conflit, qui a fait s’envoler le prix des denrées agricoles, déjà en forte augmentation en raison de la pandémie de Covid-19 qui a perturbé les circuits d’approvisionnement, les alertes se multiplient sur l’aggravation de la faim et de la pauvreté dans le monde (ibid.). Les Français s’interrogent sur la place qu’occupe leur pays sur la scène internationale. Si l’on s’en tient à des données chiffrées, tout en se référant à certains critères de puissance (la capacité militaire, l’assise territoriale, la géographie, les ressources naturelles, les poids économique, culturel et diplomatique, etc.), le poids de la France dans le monde diminue. Les Français représentent aujourd’hui moins de 1 % de la population mondiale, le territoire national moins de 0,5 % des terres émergées. Le produit intérieur brut (PIB) de la France classe celle-ci au 6e ou 7e rang mondial selon les années, mais avec un poids dans les équilibres mondiaux qui s’amenuise. Le PIB chinois est passé, quant à lui, de 1,6 % du PIB mondial dans les années 1990 à 16 % aujourd’hui, tandis que le PIB français passait de 5,6 % à 3 %. La part de la France dans le commerce mondial a chuté d’environ 6 % en 1995 à 3 % aujourd’hui (ibid.). Toutefois, les réformes faites sous les chefs d’État François Hollande et Emmanuel Macron ont eu un effet, en termes de compétitivité, d’attractivité de l’économie nationale ou encore d’innovation et, plus récemment, de création d’emplois. Entre autres, lorsqu’on se réfère sur d’autres critères qu’économiques, la France reste parmi les 10 puissances militaires mondiales, mesurées par le niveau des dépenses de défense. Aussi continue-t-elle de bénéficier du statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et de puissance dotée de l’arme nucléaire (ibid.). Sur les plans économique, militaire, politique et finalement sur le terrain de l’influence, le rapport des forces s’est progressivement déplacé au détriment de la France en Afrique. Celle-ci doit compter avec les puissances émergentes sur le plan économique (Inde, Brésil, Indonésie, Afrique du Sud, etc.) et avec des puissances ré-émergentes sur le plan géopolitique (Russie, Turquie, Iran, etc.).

    Dans un cadre national, bien qu’elle dispose de 56 réacteurs nucléaires, qui auraient permis de survoler les crises énergétiques européennes, la France trouve des difficultés à satisfaire les demandes et besoins locaux en sources énergétiques. Pour ce qui est des denrées alimentaires, c’est la question du pouvoir d’achat qui trône au centre de toutes les préoccupations des populations. Sur ce point, le sondage réalisé par l’institut Elabe affirme que 47 % des Français jugent que les mesures prises par l’exécutif n’améliorent pas du tout la situation en la matière, tandis que 43 % jugent qu’elles vont dans le bon sens mais ne sont pas suffisantes. Seuls 10 % voient une amélioration. Ce manque de confiance en l’exécutif explique également que 59 % des Français jugent que l’action d’Emmanuel Macron devrait dégrader la situation économique du pays (33 % stable et 8 % en amélioration), et ils sont également 54 % à dire qu’elle va détériorer leur situation financière (40 % stable et 5 % en amélioration) (Honoré, 2022).

    Partant de ces réalités, durant deux heures de temps le 2 septembre 2022 et devant les ambassadeurs français réunis à l’Élysée, le président Emmanuel Macron analysa l’émergence d’un nouveau monde et ses conséquences pour la France et pour l’Europe. D’après le chef d’État, le « retour de la guerre sur le sol européen », le « désordre climatique », certaines ressources jusque-là jugées acquises, comme l’énergie et l’alimentation, « redeviennent des sujets géopolitiques », expressions d’une « fracture de l’ordre économique mondial » (Lasserre, 2022). De ce constat, la France doit bâtir une « indépendance géopolitique » par rapport au « duopole » sino-américain. « Nous n’avons pas à être sommés de choisir, nous devons partout pouvoir garder cette liberté d’action », car la France doit être une « puissance d’équilibres » (ibid.). Étant consciente de disposer de moyens limités dans la guerre économique tant entre alliés que rivaux stratégiques, la France a donc intérêt, selon Emmanuel Macron, à « bâtir de plus en plus de partenariats équilibrés bilatéraux ou régionaux », d’où les tournées diplomatiques entreprises en Afrique en 2022, continent qui regorge d’importants gisements de matières premières estimés à 30 % des réserves mondiales, et disposant de 60 % de terres arables, d’écosystèmes favorables et d’une main d’œuvre jeune (Cheyvlalle, op. cit.). Ces visites ont débuté au Cameroun.

    En raison de sa situation géographique en Afrique centrale, le Cameroun est pour Paris une importante base arrière dans la production, la projection des ressources et des moyens nécessaires pour un leadership international. La France, qui a comme objectif, pour des raisons stratégiques, économiques et militaires, de disposer d’une influence conséquente sur des carrefours maritimes en Afrique, apprécie sa situation géographique dans le golfe de Guinée. Cet intérêt tient à son ouverture maritime, mais aussi sa position centrale en Afrique subsaharienne : à partir des côtes sud-ouest du Cameroun, le pays s’ouvre sur l’océan Atlantique. Jouissant de plusieurs façades maritimes (402 km de côte), il favorise et facilite les échanges avec certaines régions et sous régions du continent. Cette ouverture permet par ailleurs aux zones géographiquement peu avantageuses d’écouler leurs produits. Elle profite principalement au Tchad, au Niger et à la République centrafricaine qui n’ont pas de façade maritime. Aussi, la façade maritime du Cameroun met davantage en exergue l’importance de l’Afrique centrale dans une projection de la puissance française en Afrique (Noah Edzimbi, op. cit.). Souvent considéré sous le prisme de la géoéconomie, le séjour du chef d’État Emmanuel Macron, du 25 au 26 juillet 2022, était premièrement motivé par le contrôle de ce pivot géopolitique d’Afrique centrale. Secondement, en quelques années, les signes d’une perte sensible d’influence française dans le domaine économique en Afrique se sont accumulés. Dans la guerre économique qui structure les relations internationales post-bipolaire et oppose les grandes puissances, occidentales et émergentes en raison de leur importance dans la construction de la puissance industrielle, économique, militaire et politique, les matières premières stratégiques constituent le principal enjeu de confrontation. Afin d’assurer leur survie économique et s’arrimer à cette rude compétition géoéconomique et géostratégique, ces différents acteurs se sont inscrits dans une guerre des matières premières. Avec la fin de la Guerre froide, l’on est passé d’une confrontation militaire à une confrontation économique. Il n’y a plus d’alliés. Tout le monde est en compétition pour les mêmes parts de marché ou grands contrats. L’Afrique dans son ensemble représente 5,3 % du commerce extérieur français, et les échanges avec les pays de la zone franc, qui se sont fortement détériorés, s’établissent aujourd’hui à un niveau de 0,6 %. La Chine est désormais le premier partenaire commercial de la plupart des anciennes colonies françaises et territoires sous tutelle à l’exception du Tchad, du Niger, du Sénégal et de la Tunisie. La part de marché relative de la France sur le continent est passée de 15 % à 7,5 % entre 2000 et 2020 (Gaymard, 2019). Avec une industrie en déclin, elle ne peut pas satisfaire les besoins des pays africains en biens d’équipement quand la Chine peut, elle, y répondre. Depuis 2018, l’Allemagne est le premier fournisseur européen de l’Afrique et, en juin 2022 lors d’un sommet à Kigali au Rwanda, le Togo et le Gabon ont adhéré au Commonwealth, jugé commercialement plus dynamique que la zone francophone (Fabricius, 2022).

    Aujourd’hui, les entreprises françaises représentent à peine 10 % de l’économie camerounaise alors qu’elles couvraient 40 % de son économie voilà une trentaine d’années. L’objectif d’Emmanuel Macron était donc de « marquer la continuité et la constance de l’engagement de la France dans la démarche de renouvellement de la relation avec le continent africain » (Robert, 2022), et modifier une situation non-bénéfique aux intérêts français dans ledit pays. L’Afrique est en effet un tremplin économique pour la France dans le commerce mondial, avec 1 100 groupes et 2 109 filiales d’entreprises françaises présentent sur le continent, et stock d’investissements qui se positionne à la troisième place après le Royaume-Uni et les États-Unis (Berthaud-Clair, 2020). Le continent renforce sa sécurité économique au moyen d’un patriotisme économique qui préserve des emplois et le savoir-faire français. Dans son volet défensif, la sécurité économique française regroupe la protection du patrimoine, la délimitation des périmètres industriels et technologiques critiques et la lutte contre les activités de renseignement économique étrangères. L’intégrité des entreprises françaises, mieux des « champions nationaux », ne se pose donc pas seulement en termes matériels ou informationnels, mais aussi par la place accordée aux investisseurs étrangers dans leur participation au développement par les investissements directs étrangers (IDE), d’où l’objectif majeur de ne point perdre son influence sur son ancien pré-carré. Dès lors, dans un contexte de déséquilibre d’approvisionnement et de raréfaction de sources énergétiques provoqués par la guerre en Ukraine, l’Algérie se présente, entre autres pour la France, comme un « roi du gaz naturel » (Louis, 2022), avec des réserves évaluées à 2 400 milliards de m3. Ainsi, accompagné d’une délégation constituée d’autorités gouvernementales et militaires, le chef d’État français a souligné durant son séjour à Alger du 25 au 28 août 2022 que l’Algérie est, pour la France, « un pays essentiel par le passé commun, le présent partagé et les défis futurs ». Il a rappelé que « l’Algérie est un fournisseur de gaz pour la France » (ibid.) à une hauteur de 8 % qui souhaiterait voir augmenter. Entre autres, la France s’intéresse aux débouchés numériques proposés par l’Algérie. Aujourd’hui en effet, l’État a créé un écosystème favorable à l’épanouissement des start-ups, une progression de 20 à 40 % de son chiffre d’affaires mensuel, et levé 60 millions de dollars auprès d’investisseurs américains en 2021. Ouedkniss (site de petites annonces), Emploitic (plateforme pour les offres d’emploi) ou Namlatic (réservation d’hôtels et de circuits touristiques), sont des start-ups florissantes. Cet environnement est courtisé par les investisseurs et entrepreneurs français qui, en promouvant des émissions télévisées levant des fonds en direct grâce à l’intervention de « business angels », mécènes investissant dans de jeunes petites et moyennes entreprises (PME) et prodiguant des conseils à leurs gérants (ibid.), objectivent développer l’économie numérique made in France.

    2. Restreindre les jeux d’alliance et de partenariats aléatoires et incertains des Africains : nécessité pour éviter une perte d’influence géopolitique

    En ce début de xxie siècle, il se constate la signature de partenariats stratégiques, de coalitions variables et de communautés de sécurité établies entre les puissances, qu’elles soient grandes, moyennes ou petites. En particulier, le modèle du partenariat stratégique concurrence directement la logique de l’alliance traditionnelle. Par sa flexibilité, il permet de préserver l’autonomie des États à moindres frais, en les soustrayant à tout engagement contraignant (Ciorciari, 2010). Ce format d’alliance a connu un retentissement important avec le rapprochement sino-russe (1996), puis russo-indien (2000). À cet égard, la Russie tend à délaisser l’ancien modèle d’alliance, à l’exception de son environnement stratégique proche, où elle contracte des accords de défense formels et asymétriques (Silaev, 2021). Le Kremlin se réserve, par conséquent, la signature de partenariats stratégiques plus équilibrés avec ses alliés informels du Moyen-Orient (Syrie, Iran, Turquie) et d’Asie (Inde et Chine). Pour sa part, la Chine a fait du développement de ses partenariats stratégiques l’un des atouts majeurs de sa « Grande stratégie » (Zhou, 2017), qui passe par une montée en puissance économique et technologique, tout en évitant le déclenchement d’une « guerre chaude » avec les États-Unis (ibid.). Au-delà de l’Asie, Pékin renforce sa stratégie partenariale avec les petites et moyennes puissances d’Afrique et du Moyen-Orient, dans une logique « Sud-Sud » qui s’efforce de gommer les disparités de richesses et de pouvoir considérables séparant ces acteurs (Murphy, 2022). Malgré un attrait renouvelé pour les alliances formelles, ainsi qu’en témoignent la pérennité de l’OTAN ou la mise en place de l’alliance militaire tripartite entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS) en septembre 2021, Washington ne s’en est pas moins « converti » à la philosophie des partenariats stratégiques, comme l’indique la poursuite du QUAD, créé en 2007 avec l’Australie, l’Inde et le Japon dans la zone Indo-Pacifique. En parallèle, les États-Unis comptent sur le développement de nombreuses relations bilatérales resserrées pour faire contrepoids aux appétits économiques et stratégiques de la Chine, donnant ainsi corps à un réseau d’alliances hybride et complexe, sans aucun équivalent dans le monde (Simón, Lanoszka et Meijer, 2021).

    La création de l’alliance AUKUS est révélatrice d’une tendance qui façonne la politique étrangère américaine et redéfinit la relation transatlantique. Les États-Unis affirment en effet vouloir se recentrer sur le cœur de leurs priorités stratégiques au premier chef desquelles, la guerre commerciale et d’influence globale avec la République populaire de Chine (RPC) (De Hoop Scheffer et Quencez, 2021). L’annonce de l’initiative AUKUS, cristallisant avec la rupture d’un contrat majeur entre la France et l’Australie portant sur la fourniture de 12 sous-marins à propulsion classique et conduisant à un renversement d’alliance, est une des meilleures illustrations du pragmatisme géopolitique contemporain (Drouhaud, 2022) et l’expression d’une crise des alliances classiques. AUKUS confirme que la France est progressivement reléguée à une position secondaire dans la pensée stratégique américaine, et intégrée après-coup aux décisions les plus importantes sur la scène internationale et en Afrique en particulier. Partant de cette réalité, au-delà des prises de positions discursives de certains responsables politiques français relatives à la nécessité de pour la France de se départir des logiques et des réseaux France-Afrique ou autres, les insubmersibles intérêts économiques de la France semblent toujours prendre le dessus sur la volonté, supposée ou réelle, de rupture (Boisbouvier, 2015), comme le démontre le TotalEnergiesgate en Russie. Alors que les entreprises Shell, BP et Eni ont toutes renoncé à leurs actifs en Russie, TotalEnergies reste la seule multinationale pétrolière occidentale à s’y maintenir. En effet, publiée en mars 2022, une note de T-Lab révélait l’ampleur des intérêts stratégiques de TotalEnergies : le gaz russe représente près de 30 % de sa production mondiale, et plus de 60 % de sa production en Europe et en Asie centrale. Or, d’après les révélations du Monde, l’entreprise Terneftegaz, codétenue à 49 % par la multinationale française et à 51 % par son partenaire local Novatek, fabriquerait le kérosène approvisionnant les bases aériennes militaires russes de Morozovskaïa et Malchevo. Les escadrons abrités par celles-ci seraient responsables des bombardements survenus en mars à Marioupol, causant la mort d’environ 600 personnes (Hédouin, 2022). La Russie reste donc au cœur des stratégies industrielles futures du groupe, et les réserves du pays constituent la moitié des perspectives de développement de TotalEnergies malgré la crise en cours, les discours sur les droits de l’Homme, sur la lutte contre les autocrates et les puissances de déséquilibre du chef d’État français (Lasserre, op. cit.).

    Consciente de l’importance stratégique que revêtent les partenaires africains pour son rayonnement international, la France n’est pas disposée à tolérer les empiétements d’autres puissances porteuses de projets de domination, susceptibles de contrebalancer son influence, mieux de contester les monopoles traditionnels de ses entreprises sur le continent (Tchetchoua Tchokonté, 2022). De fait, face à ces nombreuses incursions géoéconomiques et géopolitiques de la Chine, de la Russie ou encore des États-Unis dans sa « sphère d’influence naturelle », la France s’efforce d’y préserver ses intérêts. Toutefois, et malgré des efforts déployés, Paris n’a pas obtenu le soutien de la plupart des pays de son ancien pré-carré, dont le Cameroun, aux résolutions des Nations unies condamnant la guerre en Ukraine. Parallèlement, alors que la force Barkhane se retire du Mali avec des résultats controversés et sur fond de montée du sentiment antifrançais, la Russie multiplie les accords de coopération militaire sur le continent. Le volet sécuritaire de la politique russe en Afrique est, depuis 2014, prioritaire voire prépondérant pour le Kremlin. Au cours des cinq dernières années, la Russie a signé des accords avec une vingtaine de pays, les plus récents concernant le Mali (juin 2019), le Congo (mai 2019) et Madagascar (octobre 2018). Ils prévoient généralement la formation d’officiers à Moscou, la livraison de matériels militaires neufs et/ou la maintenance d’équipements déjà en dotation, des exercices communs, la lutte contre le terrorisme et la piraterie maritime, ces composantes variant en fonction de la situation des différents pays. C’est d’ailleurs la signature, le 12 avril 2022 au Kremlin, d’un accord de défense et de sécurité entre Moscou et Yaoundé qui aurait suscité la visite d’Emmanuel Macron au Cameroun en fin juillet 2022 (Robert, op. cit.). La France trouve ainsi judicieux de renforcer sa présence dans ses anciennes colonies et territoires sous tutelle et, par le fait même, d’affirmer sa stratégie de maitrise de cet espace mise à mal par les assauts géopolitiques et géoéconomiques d’autres puissances tant mondiales qu’émergentes. Le conflit actuellement en cours entre la Russie et l’Ukraine n’échappe pas à cette logique, ceci dans un environnement international fortement concurrentiel. Dans une telle configuration, la riposte stratégique de la France aux incursions de la Russie en République Centrafricaine constitue un important indicateur de sa détermination à garder sa « mainmise », en dépit de la concurrence. La contre-offensive de la France aux assauts de la Russie dans ce pays s’observe par la mise à contribution de l’ensemble de son dispositif de puissance. Face à nouvelle idylle entre Moscou et Bangui, les réactions de la France ont été quasi-immédiates et épousent aussi bien les contours militaires et budgétaires. La France a en effet décidé de suspendre son aide militaire et financière aux nouvelles autorités centrafricaines, complices d’une campagne antifrançaise initiée par la Russie (Deveaux, 2021). Pour rappel, la France et la République Centrafricaine sont liées par un accord de défense signé le 15 août 1960, approuvé par la loi N° 60-1225 du 22 novembre 1960 et publié par le décret N° 60-1230 du 23 novembre 1960. Le 8 avril 2010, cet accord de défense a été complété par un accord de partenariat de défense, signé à Bangui (Tchetchoua Tchokonté, op. cit.). Ces accords de défense ont servi de boussole aux diverses interventions militaires de la France dans ce pays. En effet, depuis 1979, la France est intervenue militairement à de multiples reprises, sous des formats et pour des motifs très divers en République centrafricaine. Par l’entremise des opérations Caban et Barracuda, la France intervient militaire en République centrafricaine pour mettre fin au régime oppressif de Jean-Bedel Bokassa. Entre 1996 et 1997, les opérations Almandin I, II et III pour mettre fin aux mutineries au sein des Forces armées centrafricaines (FACA). En 2003, l’opération Boali contribue à porter au pouvoir François Bozizé. En mars 2013, la dégradation de la situation sécuritaire issue du coup d’État de la Séléka de Deya Am Nondokro Djotodia, la France décide le lancement de l’opération Sangaris qui s’achève le 31 octobre 2016 (ibid.). De Barracuda à Sangaris, les diverses interventions militaires ont permis à la France de préserver ses intérêts stratégiques dans un pays gangréné par une spirale de violence, ceci par le truchement d’une assistance militaire aux responsables politiques dont le pouvoir est assez souvent menacé par les mouvements rebelles. Le récent rapprochement du président Touadéra de la Russie est remis en cause par Paris.

    L’arrestation en juin 2021 du français Juan Remy Quignolot à Bangui, accusé d’ « espionnage, de complot et d’atteinte à la sureté de l’État » (ibid.), a fortement contribué à la dégradation des relations entre Paris et Bangui. C’est dans environnement que Paris a décidé de rompre sa coopération militaire avec Bangui. Pour Florence Parly, ancienne ministre française des armées « à plusieurs reprises, les autorités centrafricaines ont pris des engagements qu’elles n’ont pas tenus, tant sur le plan politique envers l’opposition que sur le comportement vis-à-vis de la France, qui est la cible d’une campagne de désinformation massive en RCA (…). Les Russes n’y sont pas pour rien, mais les Centrafricains sont, au mieux, complices de cette campagne » (Deveaux, op. cit.). La poignée de coopérants français au ministère de la Défense centrafricain est déjà rentrée à Paris. La France continue en revanche de contribuer à hauteur d’une centaine de militaires à la mission européenne EUTM-RCA (Tchetchoua Tchokonté, op. cit.), qui en mobilise près de 200 pour former les FACA. Sont également maintenus la dizaine de militaires participant à la mission de maintien de la paix de l’Organisation des nations unies (ONU) en Centrafrique (Minusca), qui y dispose de 12 000 Casques bleus. Les représailles de Paris vis-à-vis du régime du chef d’État Faustin-Archange Touadéra visent à « punir » (ibid.) ces responsables politiques centrafricains attirés par le large. Elles visent également à dissuader les autres responsables politiques africains qui, pour des raisons diverses, essaieraient de s’affranchir de la tutelle politique et stratégique de la France.

    Conclusion

    En définitive, les dynamiques en cours attestent de l’augmentation, la diversification et la complexification des réseaux d’alliances. Ce phénomène, majeur dans son amplitude et dans ses effets, appelle une réflexion générale quant à la question de l’« allié », au-delà des anciennes catégories de la Guerre froide, dont l’anachronisme continue de peser sur des perceptions stratégiques. Le destin de la France apparaît, en cette deuxième décennie du xxie siècle, étroitement lié au destin de l’Europe et en pratique de l’Union européenne (UE). Cela impose aux décideurs français toute une discipline : nécessité que l’UE réussisse, besoin de garder une influence majeure sur les institutions européennes, obligation que les progrès de l’Europe aient un effet d’aiguillon pour la France et notamment son économie. Toutefois, la baisse de son poids économique vis-à-vis de l’Allemagne, qui remonte au milieu des années 1970, amenuise les objectifs français, et le décalage sur le plan financier entre les deux « pays locomotives » de l’UE menace de perte d’influence de la France vis-à-vis de ses partenaires européens, asiatiques et américains. Avec une dette publique supérieure à 115 % du PIB, elle est de plus en plus affaiblie. Les conséquences sont d’ordre économique, sous forme d’une vulnérabilité à une éventuelle crise financière, mais plus encore d’ordre politique : la remise en cause de sa capacité à garder un rôle majeur dans le pilotage de l’UE, dans la mesure où les visions françaises et allemandes divergent par exemple sur la politique énergétique et la transition écologique (question du nucléaire). D’où, pour la France, l’importance de renouer, mieux renforcer les relations établies avec ses anciennes sphères d’influence. Or, les pays africains tardent à saisir les jeux et les enjeux de puissance sur l’espace mondial et entre les acteurs en présence. Alors que ses principaux partenaires, les États-Unis et la Chine à l’occurrence, ont conceptualisé la sécurité et l’intelligence économiques et les mettent en pratique, il est désormais nécessaire et urgent de s’en saisir en Afrique. Il faut pour cela élaborer une stratégie, et ce ne peut être fait qu’au sommet des États et d’institutions régionales et sous régionales. Les États pourraient ensuite peser de tout leur poids sur la scène internationale dans un contexte de retour de la guerre en Europe, et à cette occasion déployer une diplomatie d’influence, devenant à cette occasion force de proposition pour la résolution du conflit entre Russes et Ukrainiens. L’Afrique aura alors tout à gagner à devenir un acteur majeur de la sécurité économique.

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    Peut-on encore parler de diplomatie sportive au Qatar ?

    Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

    Samy Laarbaui

    Samy Laarbaui est juriste, diplômé en relations internationales et auteur d’un mémoire analysant la diplomatie sportive du Qatar. Il étudie actuellement les études européennes, tout en officiant en tant que collaborateur politique pour la préparation de la Présidence belge du Conseil de l’Union européenne.

    samy_laarbaui@live.be

    Résumé

    Dès 1995, avec l’arrivée sur le trône de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani, le Qatar a développé une stratégie de diversification de son économie. Le sport fut identifié comme l’élément central des futures politiques que mèneraient l’émirat.

    Ainsi, après avoir remporté l’attribution de la Coupe du monde 2022, le Qatar acquiert le club du Paris Saint-Germain et développe une chaîne de télévision sportive, beIN Sports.

    Ces trois événements sont les reflets de l’aboutissement du soft power qatari. Les relations troubles avec son proche voisinage n’ont pas empêché l’émirat de conquérir une place centrale sur l’échiquier international.

    Mots clés : Qatar, diplomatie, sport, Coupe du monde, soft power

    Abstract

    Since 1995, with the arrival on the throne of Emir Hamad ben Khalifa Al Thani, Qatar has developed a strategy to diversify its economy. Sport was identified as the central element of the emirate’s future policies.

    Thus, after winning the hosting of the 2022 World Cup, Qatar acquired the Paris Saint-Germain club and developed a sports television channel, beIN Sports.

    These three events reflect the success of Qatari soft power. The troubled relations with its close neighborhood have not prevented the emirate from conquering a central place on the international scene.

    Keywords : Qatar, diplomacy, sport, World Cup, soft power.

     

    Introduction

    « Le sport rend la puissance sympathique et populaire. L’étalage de la puissance militaire fait peur, elle peut provoquer le rejet. Pas la victoire d’un sportif » (Delteuil, 2016).

    Le sport est un outil géopolitique, utilisé parfois comme moyen de pression, qu’il soit politique ou commercial, parfois comme une vitrine sur le monde. Au fil du temps, les nations ont commencé à utiliser le soft power du sport. Concrètement, l’objectif est de montrer la puissance de son pays à travers des exploits sportifs ou l’organisation d’événements internationaux.

    À peine plus grand que l’Île-de-France, d’une superficie de 11 571 km2, l’État du Qatar, situé dans le Golfe arabo-persique et relié à la péninsule arabique, compte 2,9 millions d’habitants. Grand producteur de gaz naturel, le Qatar a décidé que le sport serait un axe structurant de sa stratégie de développement. Ainsi, après avoir organisé les Jeux asiatiques de 2006, les championnats du monde de handball de 2015, les championnats du monde de cyclisme sur route de 2016 et les championnats du monde d’athlétisme en 2019, le Qatar accueillera la Coupe du monde de football en 2022.

    L’acquisition du club du Paris Saint-Germain et les transferts de stars internationales sont également des éléments de la stratégie du soft power sportif qatari. Il en est de même de la télévision d’État, Al-Jazeera, ainsi que de sa petite sœur, BeIN Sports, chaîne axée sur la retransmission d’événements sportifs.

    Alors que le Qatar était un territoire sans ressource ni rayonnement il y a cinquante ans, il est aujourd’hui l’une des nations les plus prospères du globe. Toutefois, l’investissement effréné de l’émirat dans son domaine de prédilection qu’est le sport, commence à être remis en question. La notion de soft power est-elle toujours pertinente ?

    1.     Les relations internationales du Qatar

    La vision internationale du Qatar est décrite dans l’article 7 de sa Constitution : « La politique étrangère nationale repose sur le principe du renforcement de la paix et de la sécurité internationale par l’encouragement à la résolution pacifique des litiges internationaux ; elle soutient le droit des peuples à l’autodétermination ; elle ne s’immisce pas dans les affaires intérieures des autres États ; elle coopère avec les nations soucieuses de paix ».

    Pour un État naissant et ancré dans « un environnement géographique et géopolitique hostile » (Lazar, 2013), se faire une place sur la scène internationale s’est révélé être un réel défi, mais également une nécessité, afin de préserver l’intégrité de son territoire et de ses ressources qui suscitent une convoitise non-dissimulée de la part des autres nations golfiennes. Les relations diplomatiques du Qatar sont définies comme étant opportunistes et contradictoires, à tout le moins fortement différentes de celles de ses voisins du Golfe (Lazar, 2013), mais toujours dans l’optique de gagner en influence, tant régionalement qu’internationalement.

    Le Qatar adopte une politique internationale contradictoire en apaisant les relations du proche voisinage tout en tissant des liens forts avec les États-Unis en leur permettant d’installer la plus importante base militaire américaine au Moyen-Orient. Il préserve également des relations étroites avec plusieurs mouvements islamistes sévissant dans la région, tels que l’État islamique, Hezbollah ou encore les talibans avant qu’ils reprennent le contrôle de l’Afghanistan, et offre l’asile à leurs représentants (Levallois, 2013). De même, tout en se présentant comme grand défenseur de la Palestine, il renforce ses relations avec Israël (Rabi, 2009), qui avait, jusqu’en 2009, un bureau de représentation commercial à Doha. Cette décision s’apparente à un désir de l’émirat de créer des liens sécuritaires avec une nation plus puissante que ses proches voisins (Wright, 2016). Enfin, Doha, tout en affirmant son identité arabo-sunnite, garde des liens très forts avec l’Iran chiite (Sader, 2013).

    Depuis son indépendance, le Qatar, « au regard du différentiel de puissance qui existe avec ses grands voisins » (Sader, 2013), subit le syndrome du Koweït. Ce concept renvoie à l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990. L’occupation qui en résulte a engendré pour le Qatar une perception de la menace d’invasion existante, principalement au niveau de sa frontière avec l’Arabie saoudite et a obligé les dirigeants qataris à adopter de nouvelles politiques de défense. L’armée du Qatar étant composée de 14 000 hommes, quasiment tous des étrangers, sauf en ce qui concerne l’État-major, les dirigeants ont dû se tourner vers l’étranger afin d’assurer leur sécurité. Ainsi, après avoir été sous le protectorat des Al-Saoud, des Ottomans et des Britanniques, Doha a passé un accord de défense avec les États-Unis en 1992. Cette assurance d’une protection militaire permet à l’émirat de conserver une autonomie politique et diplomatique (Wright, 2011).

    Cette politique multidimensionnelle a pu être menée efficacement grâce aux revenus élevés dont l’État jouit et à sa stabilité affichée durant les différentes révolutions du Printemps arabe. Toutefois, le Qatar doit rester prudent sur différents volets qui pourraient le fragiliser dans le futur tels que la dépendance alimentaire à laquelle il est contraint, la très faible proportion de population autochtone et les luttes de pouvoir au sein de la famille dirigeante. En raison de sa situation géographique, le Qatar est « contraint à une politique étrangère volontariste qui s’inscrit dans une stratégie de diversification des actifs et de sanctuarisation du territoire » (Sader, 2013).

    2.     Le système économique du Qatar

    Avant d’investir dans les hydrocarbures, le Qatar était reconnu pour son commerce de perles. C’est à la suite de la crise de la pêche des perles, résultant de la grande dépression de 1930 couplée à l’intensification de l’élevage des huîtres perlières par le Japon, que le Qatar et ses voisins plongèrent dans une grave crise économique. Une forte proportion de la population qatarie décide alors de quitter la côte occidentale pour rejoindre le littoral entourant Doha (Sader, 2013).

    Pour relancer son économie, Doha commence à produire du gaz associé au pétrole dès 1949. Avant cette date, 90 % des revenus du Qatar découlaient des ressources pétrolières (Renard-Gourdon, 2017). Dans les années 1960, l’exploitation du gisement de North Field débute et débouche en 1971 sur la première découverte de gaz par Shell Company of Qatar. Trois ans plus tard, la compagnie Qatar General Petroleum Corporation (QGPC) est nationalisée dans l’optique de développer North Field (Srour-Grandon, 2013).

    Les chocs pétroliers de 1973 et en 1979 ont permis à l’émir de profiter des revenus dégagés pour établir un large plan de développement des infrastructures. Dans le même temps, la population qatarie voit ses conditions sociales, de santé et d’éducation s’améliorer, ce qui a pour effet de renforcer l’adhésion au pouvoir. Ce système, appelé Riyal Politik, renvoie à la politique également exercée par ses proches voisins et qui consiste à « acheter la paix sociale et la légitimité dynastique à grand renfort de pétrodollars » (Srour-Grandon, 2013).

    Le moment clé de l’histoire économique qatarie se situe dans les années 1980. La production pétrolière et de gaz associé étant en baisse constante, l’émir décide d’investir plus largement dans l’exploitation des réserves gazières, et principalement dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Le GNL consiste en un processus liquéfiant le gaz naturel par moins de 160 °C pour le transporter via des bateaux-citernes vers les marchés tiers. Une fois livré, le GNL est retransformé via des terminaux de regazéification. Dans cette optique, la Qatar LNG Company (Qatargas) est créée en 1984. L’exploitation de North Field se déroule en trois étapes. La première, allant jusqu’en septembre 1991, vise à installer les infrastructures de production, de transformation et de transport de GNL. La seconde est de vendre et d’exporter le GNL aux pays du Golfe. La troisième vise à exporter le GNL dans les marchés asiatique, américain et européen. La production de GNL débute en 1992.

    L’économie du Qatar est désormais principalement liée à ses exploitations en hydrocarbures qui représentent, en 2021, 39 % de son PIB, 87 % de ses exportations (pour un total de 42 milliards d’euros dont 75 % proviennent du gaz) et 78 % des recettes budgétaires (Direction générale du Trésor, 2022). En 2020, il était le cinquième producteur de gaz naturel après les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Chine et le Canada. Il est également le premier exportateur de gaz naturel liquéfié et un producteur de pétrole de taille moyenne (25,2 Mds de barils en 2020, soit 1,5 % des réserves mondiales), et a fait partie de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) de 1961 à 2018, organisation qu’il quitte afin de se concentrer sur la production de gaz naturel liquéfié.

    Même si l’économie du Qatar peut continuer à se reposer sur l’exploitation des ressources gazières pour de très nombreuses années, le Cheikh Hamad a décidé, en 2005, de ne pas attendre l’essoufflement des réserves pour diversifier l’économie dans d’autres volets d’activités. Selon lui, cette politique devrait « renforcer l’économie nationale en la diversifiant dans différentes classes d’actifs ». C’est le fond souverain, Qatar Investment Authority (QIA), qui a la charge de ce projet et qui réinvestit l’argent des revenus gaziers et pétroliers, dans des secteurs variés (culture, éducation, finance, industrie, sport et tourisme), que ce soit au niveau local ou international. Ce programme est détaillé dans le Qatar Vision 2030, un document reprenant la stratégie nationale à long terme et qui a pour objectif de faire du Qatar « un pays prospère qui offre une justice économique et sociale pour tous et en harmonie avec la nature » (Qatar News Agency, 2022).

    3.     Le soft power comme ligne de conduite du Qatar

    3.1.          Les notions de soft power et de diplomatie sportive

    Pourquoi utiliser le sport comme un moyen de soft power ? Cette activité n’est effectivement pas la plus connue des pans que peut revêtir la notion de diplomatie. Pourtant, elle est entrée dans le langage des Affaires étrangères depuis plusieurs décennies. Parfois vecteur de convergence, parfois exutoire de tensions nationales, souvent pacifique, mais pouvant aussi être utilisé en signe de protestation, le sport est un volet à part entière du soft power d’un pays si l’on s’en réfère aux travaux de Joseph Nye qui commence à le définir en 1990 dans l’ouvrage Bound to Lead : The Changing Nature of American Power. Père de ce concept, Nye continue de l’affiner dans plusieurs ouvrages jusqu’à atteindre une définition détaillée en 2004 :

    « Un pays peut obtenir les résultats qu’il veut dans la politique mondiale parce que d’autres pays – qui admirent ses valeurs, s’inspirent de son exemple, aspirent à son niveau de prospérité et de liberté – veulent le suivre. En ce sens, il est également important d’inspirer les priorités de la politique internationale et d’y rallier d’autres nations, et non simplement de les forcer au changement en les menaçant par la force militaire ou les sanctions économiques. Ce soft power – amener les autres à souhaiter le résultat que l’on recherche – coopte les nations plutôt qu’il ne les force » (Nye, 2004).

    Quatre éléments contribuent à faire du sport un vecteur efficace de soft power : la popularité, la médiatisation, l’universalité et la neutralité politique (Verschuuren, 2013). La diplomatie sportive peut revêtir plusieurs formes. Historiquement, elle était utilisée pour servir à rapprocher deux États par l’intermédiaire d’événements sportifs (Gassman et Ruellan, 2014). Cela a notamment été le cas lors du célèbre match de ping-pong entre les États-Unis et la Chine le 10 avril 1971, durant la guerre froide, ou encore à l’occasion de matchs de cricket entre l’Inde et le Pakistan.

    Les leaders politiques utilisent également le sport pour créer une image de marque et s’implanter sur l’échiquier international (Amara, 2014). Cette réalité est particulièrement marquée dans la région du Golfe où on en a aperçu les prémices à la suite de la première guerre du Golfe. Les dirigeants ont cherché à attirer les investisseurs étrangers afin d’assurer la sécurité de leur territoire et de renforcer l’économie locale, dans l’optique de l’ère post-pétrolière. De nombreuses manifestations sportives majeures ont été organisées dans la région afin de mettre en relation les multinationales étrangères, les organisations sportives internationales et les mégaprojets urbains tels que Zayed Sports City à Abu Dhabi, Dubaï Sport City ou encore Aspire à Doha (Amara, 2010). Ainsi, le Qatar a accueilli, dès 2006, les Jeux asiatiques, l’Arabie Saoudite a créé son grand-prix de Formule 1 et les Émirats arabes unis organisent chaque année un tournoi de tennis renommé.

    En la matière, l’organisation de la Coupe du monde de football de 2022 au Qatar a été célébrée comme un moment historique dans le Golfe, car ce sera le premier méga-événement organisé dans un pays arabe. Pour l’obtenir, le Qatar a usé d’un activisme intense, ce qui lui a permis de l’emporter, le 2 décembre 2010, sur l’Australie, le Japon, la Corée du Sud et les Etats-Unis, alors qu’il ne s’était jamais qualifié pour cette compétition.

    La grande visibilité qui émanera de cette réception, couplée aux parrainages d’événements sportifs internationaux par des entreprises de la région du Golfe et l’acquisition de clubs de football européens de premier plan, place la région sous le feu des projecteurs de la communauté internationale (Amara, 2014).

    3.2.          Le soft power qatari

    Le Qatar a décidé d’investir largement dans le soft power par le biais de « l’attraction et des carottes » (Antwi-Boateng, 2013). Comme instruments d’attractions, le Qatar peut faire valoir sa stabilité politique, son alliance militaire avec les États-Unis, sa politique de distribution de revenus ainsi qu’un enseignement supérieur assez progressif pour la région. Comme outils d’influences, le Qatar dispose de sa chaîne de télévision Al-Jazeera, de ses investissements sportifs et de sa politique d’aide étrangère. La puissance de ces moyens d’attractions et d’influences doit toutefois être relativisée, compte tenu de la faiblesse démocratique du pays et de quelques soutiens douteux (Antwi-Boateng, 2013).

    e Qatar a identifié plusieurs secteurs clef à développer pour renforcer son image de marque à l’étranger : le tourisme, la culture, l’éducation et le sport. L’investissement dans ces domaines permet également à l’émirat de masquer les manquements au droit humain qui sévissent en son sein en donnant une image positive de ses retombées économiques.

    Pour le volet touristique, avec l’organisation de la Coupe du monde durant l’hiver 2022, les autorités qataries ont décidé d’investir 200 milliards de dollars pour améliorer et créer des infrastructures permettant d’accueillir les touristes du monde entier. L’objectif est de doubler les capacités hôtelières tout en élargissant l’offre de restauration déjà présente (Srour-Grandon, 2013).

    En ce qui concerne la culture, Doha veut surpasser ses proches voisins en la matière et a lancé un important programme culturel, avec la construction d’un musée d’Art Islamique et d’un musée de la Photographie en 2008 et d’un Musée Arabe d’Art moderne en 2010. En 2019, c’est le Musée national du Qatar qui est inauguré.

    L’instrument d’État du soft power culturel est la Fondation du Qatar. Cet organisme, présidé par Moza bint Nasser al Missned, la femme de l’émir Hamad et dirigé par Hint bin Hamad Al-Thani, la sœur de l’émir Tamim, a la charge de créer des liens avec des universités et des centres d’études prestigieux de par le monde (Kamrava, 2011). La Fondation a ainsi érigé Education City, un campus hébergeant des laboratoires d’idées et de nombreuses antennes d’universités, principalement américaines, mais également françaises et britanniques (Charil, 2005). Le fait que la Fondation du Qatar soit une réussite n’est pas étranger à sa gouvernance féminine, ce qui confère au Qatar un statut de pionnier en matière de participation des femmes à la vie publique par l’éducation et l’engagement politique (Barhy et Phebe, 2005).

    Pour la réussite du volet éducation de la stratégie d’ouverture du Qatar, l’émirat a décidé d’affecter 2,8 % de son PIB à son enseignement supérieur (Les Échos, 2008). Ainsi, les institutions établies disposent de suffisamment de moyens pour entretenir des relations d’excellence avec les établissements étrangers. Cet investissement est un facteur clé de rapprochement avec l’international et plus particulièrement avec l’Occident (Kamrava, 2011). A côté de ce volet, le Qatar accueille chaque année de nombreuses conférences internationales telles que le Sommet mondial de l’innovation pour l’éducation qui a été créé par la Fondation du Qatar. En 2012, Doha a été le siège de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP 18) qui a débouché sur la prolongation du protocole de Kyoto, preuve de plus de l’ancrage du Qatar sur la scène internationale (Wright, 2016).

    3.3.           La diplomatie sportive du Qatar

    Doha cherche à diversifier ses activités pour exister. Cette ambition relève tant d’une volonté de prestige que d’une nécessité stratégique (Alem, 2017). Pour y arriver, le Qatar injecte des milliards de dollars dans son outil de soft power le plus puissant : sa diplomatie sportive. Les organes de ce pan du soft power qatari sont le Fond Souverain QIA et sa filiale Qatar Sports Investments (QSI). Ensemble, ils ont établi une stratégie d’intégration verticale sur toute la chaîne de valeur du sport mondial qui consiste en « l’organisation d’événements sportifs majeurs, l’acquisition de structures sportives professionnelles, la création d’un groupe de diffusion audiovisuelle sportive, la création d’un équipementier, la contractualisation de partenariats » (Alem, 2017).

    C’est en organisant les Jeux asiatiques en 2006 que l’émirat s’est rendu compte du potentiel de ce domaine d’activités (Gillon, 2006). Depuis ce jour, Doha accueille régulièrement des compétitions internationales comme le Tour cycliste du Qatar, l’Open de tennis de Doha, la course hippique Qatar Prix de l’Arc de triomphe ou encore le Grand prix de moto. Mais c’est dans le football que le Qatar a le plus investi, en rachetant à hauteur de 100 % le club Paris Saint-Germain en 2012 et avec le sponsoring du club FC Barcelone par la Fondation Qatar entre 2010 et 2016 et par Qatar Airways ensuite.

    L’émirat suit la même ligne directrice que pour le volet éducation et décide de mettre en place un projet semblable à Education City en créant, en 2003, Aspire, une académie qui a la particularité de regrouper les sports les plus pratiqués à travers le monde en un seul centre : The Dome. Aspire peut recevoir jusqu’à 200 athlètes chaque année, avec l’objectif de former les champions de demain (Gray, 2013). Le lancement d’une chaîne de télévision sportive destinée à un public international en 2012, beIN SPORTS, est également un vecteur de diplomatie sportive car elle permet à l’émirat de partager ses idées et valeurs via un canal de diffusion mondial.

    Sur la scène internationale, le Qatar est la référence de la diplomatie par le sport, en témoigne la déclaration du directeur de la Communication du Qatar en 2004, Hamad Abdulla Al-Mulla : « Il est plus important d’être reconnu au Comité international olympique qu’à l’Organisation des Nations Unies, car le sport est le moyen le plus rapide de délivrer un message et d’assurer la promotion d’un pays » (Lyant, 2022).

    Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et précurseur du concept de géopolitique du football (Boniface, a réalisé en 2014 une interview de Nasser Al-Khelaïfi, Président de Qatar Sports Investments (QSI), Président de beIN Media Group, Président-Directeur général du Paris Saint Germain, membre du Comité d’organisation de la Coupe du monde 2022, membre du Comité exécutif de l’UEFA en tant que Président de l’Association européenne des clubs et Ministre d’État du Qatar. Cette interview est révélatrice des ambitions qataries en termes de diplomatie sportive.

    Nasser Al-Khelaïfi clame l’attachement de son pays pour les valeurs et les bienfaits du sport, matière qui fait partie des priorités du Qatar dans son plan de développement. Selon lui, les investissements qataris dans le domaine du sport se justifient par l’envie étatique de renouveler les sources de revenus et la croissance nationale. Cette diversification est déjà bien en place comme peut l’attester le fait que plus de 50 % du PIB du Qatar est désormais produit par des secteurs qui ne sont pas ceux des hydrocarbures, tels que le tourisme et la culture (Al-Khelaïfi et Boniface, 2014). L’accueil d’une cinquantaine de grands événements sportifs par an, couplé aux installations de pointe destinées aussi bien à la population locale qu’aux sportifs internationaux, contribuent à faire du Qatar l’une des capitales mondiales du sport. Selon Nasser Al-Khelaïfi, il est également nécessaire de progresser dans la formation des athlètes nationaux (Al-Khelaïfi et Boniface, 2014).

    La stratégie de la diplomatie sportive du Qatar peut se résumer en trois axes : proposer les meilleures infrastructures sportives pour recevoir les meilleures équipes du monde, procéder à un lobbying intensif auprès d’institutions internationales sportives et organiser les compétitions les plus prestigieuses. « Derrière l’apparent et séduisant apolitisme du sport, le Qatar réinvente la diplomatie » (Gassman et Ruelan, 2014).

    3.4.          2022, année charnière

    L’année 2022 est un moment charnière de la diplomatie sportive du Qatar. Deux événements ont marqué l’historique des investissements qataris dans le sport durant cette période : la prolongation de contrat de Kylian Mbappe au Paris-Saint-Germain et les nombreux appels au boycott de la Coupe du monde. Le renouvellement du contrat de Kylian Mbappe, signé le 21 mai 2022, est l’un des arguments les plus concrets pour défendre la thèse du sportwashing. Les chiffres évoqués sont vertigineux : 300 millions d’euros de prime à la signature et 100 millions d’euros par an pendant trois ans. Autre signe de collusion entre la France et le Qatar : Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron se sont immiscés dans le dossier en appelant le joueur parisien à plusieurs reprises pour le convaincre de prolonger dans le club de la capitale. Les supporters des autres clubs, tout comme les observateurs et les dirigeants d’autres fédérations de football ont largement protesté face à la surpuissance économique du club parisien, qui tend à s’éloigner de toutes les valeurs que le sport souhaitait initialement promouvoir.

    Second élément entravant la séduction par le sport du Qatar : les nombreux appels au boycott de « sa » Coupe du monde. La notion de boycott renvoie à « une violence contrôlée à l’encontre d’un ennemi ou adversaire avec lequel un litige grave n’a pu être traité par la négociation » (Béliveau, 2014). L’idée d’un boycott de la Coupe du monde a émergé des pays nordiques, et plus principalement de la Norvège, où des clubs nationaux ont fait valoir auprès de leur fédération leur opposition à cet événement qui était contre toutes les valeurs qu’ils souhaitent défendre. Toutefois, l’initiative fut rejetée lors d’un congrès extraordinaire de la fédération norvégienne (368 contre, 121 pour) , la FIFA ayant menacé la fédération norvégienne de l’exclure de la Coupe du monde 2026 si elle décidait de ne pas se rendre au Qatar. Depuis le mois de septembre 2022, des pétitions, des articles et certains médias défendent le fait de ne pas participer à la réussite de la Coupe du monde 2022 en boycottant les matchs, les articles et tout autre élément se référant au tournoi. D’autres ONG, tel qu’Amnesty International, défend la thèse selon laquelle le dialogue constructif permet davantage de changements positifs que le boycott pur et simple.

    3.5.          Le sportwashing

    Le Qatar investit chaque année plusieurs centaines de millions de dollars dans sa diplomatie sportive. La question se pose de savoir si on est toujours dans le cadre du soft power, qui, rappelons-le est l’utilisation d’une diplomatie « douce » visant à provoquer un sentiment d’adhésion de la part d’autres acteurs. Son ancrage européen, le club du Paris Saint-Germain, dispose de fonds qui semblent illimités. Les transferts record qu’il effectue à chaque période de mercato ternissent son image auprès des autres clubs et des fans d’un football davantage populaire (Dupré et Barthe, 2017).

    De même, la procédure de désignation du pays-hôte de la Coupe du monde 2022 fait polémique et, depuis le vote du 2 décembre 2010 qui a vu le Qatar remporter l’organisation de la vingt-deuxième Coupe du monde de football, quatorze des vingt-deux membres ayant le droit de vote ont été poursuivis pour fraude par la justice. La notion de sportwashing semble désormais être davantage adéquate pour évoquer l’investissement qatari dans le domaine sportif. Ce concept désigne le fait de dépenser des sommes astronomiques dans l’organisation de tournois sportifs et dans le domaine du sport en général afin de faire oublier des pratiques condamnables sur le plan des droits humains au sein de son pays (Schepper, 2022).

    Tout comme certaines entreprises polluantes prévoient un budget conséquent pour leur stratégie marketing qui vise à mettre en lumière les petits gestes écologiques qu’elles réalisent[1], des juridictions et des États dépensent sans compter lorsqu’il s’agit de montrer une « version idéalisée de leur société » (Schepper, 2022). C’est le cas du Qatar et de l’organisation de sa Coupe du monde en 2022, mais également d’entreprises renommées telles que Coca Cola, situé aux antipodes de la bonne santé, qui commandite pourtant les Jeux Olympiques ou encore la COP27 qui se tiendra en novembre 2022 en Égypte. Le dépassement de soi est utilisé comme une stratégie pour véhiculer une image positive de ses produits.

    Conclusion

    La diplomatie sportive est primordiale pour le Qatar. Elle doit lui permettre de revêtir une image de marque afin de définitivement s’émanciper d’une région agitée. Choisir la voie du soft power plutôt que celle du hard power a été, dans un premier temps, un choix gagnant pour l’émirat qui n’a jamais été aussi reconnu que depuis le début des années 2010, alors qu’il a successivement remporté l’organisation de la Coupe du monde 2022 (2010), acheté le club du Paris Saint-Germain (2011) et développé une chaîne de retransmission sportive (2012).

    Le plan de diversification de l’économie qatarie, Vision 2030, a été intelligemment pensé et porte déjà ses fruits, l’émirat se targuant désormais que plus de la moitié de ses revenus ne proviennent plus du marché des hydrocarbures. La vitesse du processus a impressionné les observateurs, de même que sa logique structurelle. Il est vrai que dans un régime tel que celui du Qatar, les décisions sont prises plus rapidement qu’au sein des nations démocratiques. Le clan Al-Thani se devra d’ailleurs d’accélérer les réformes humaines et sociales car, si le sport a permis à l’émirat de se placer sur l’échiquier mondial, l’exposition médiatique qui en a découlé le voit contraint de se ranger du côté des valeurs que défend le sport (Côme et Raspaud, 2018). Sans cela, son avant-gardisme régional ne suffira plus à l’épargner de toutes critiques occidentales.

    Pour autant, le Qatar se doit de rester vigilant. Si l’acquisition du Paris Saint-Germain a amplement renforcé l’image du football parisien et du championnat français en général, le fait de n’avoir pas encore réussi à soulever la coupe de la Ligue des Champions est sujet aux moqueries des fans d’un football plus traditionnel. Si la création de beIN Sports a considérablement appuyé la stratégie du soft power qatari par la diffusion, en direct chez des millions d’abonnés, de son savoir-faire national, la chaîne a également attisé la jalousie de grands groupes de médias qui n’apprécient pas l’investissement qatari dans leur domaine de compétence. Si la Coupe du monde sera certainement un grand succès planétaire, avec une organisation sans-faille, à l’image des autres tournois que le Qatar a eu l’occasion d’organiser « pour se préparer », c’est également l’occasion pour des milliers de touristes de constater la réalité du terrain. Le Qatar est-il prêt à confronter ses valeurs avec celles des autres cultures ? Rien n’est moins sûr.

    Il semblerait que le soft power ne soit pas le terme adéquat lorsqu’il s’agit d’évoquer les diplomaties sportives des nations golfiennes. La notion de sportwashing qui renvoie aux dépenses excessives réalisées par des États dans le domaine sportif afin d’occulter la situation humanitaire de leurs pays semblent convenir davantage. Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile pour l’émirat de cacher cette situation. Depuis l’attribution de la Coupe de monde de football 2022 à l’émirat, de nombreuses ONG dénoncent régulièrement les conditions des travailleurs sur les chantiers des stades[2], les atteintes faites aux personnes homosexuelles, ainsi que la condition des femmes dans la société qatarie.

     

    Références

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    [1] On parle alors de greenwashing.

    [2] The Guardian estimait en janvier 2020 que plus de 6750 travailleurs migrants avaient trouvé la mort sur les chantiers de la Coupe du monde.