L’avantage symbolique de la Chine dans l’Indo-Pacifique

Regards géopolitiques v10 n1

Roromme Chantal, Université de Moncton
roromme.chantal@umoncton.ca

Roromme Chantal est professeur de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton. Ses recherches portent en particulier sur les relations internationales de la Chine, l’Indo-Pacifique et le monde émergent. Il est l’auteur, entre autres publications, du livre Comment la Chine conquiert le monde : une perspective symbolique (Presses de l’Université de Montréal, 2020). Il travaille actuellement sur plusieurs publications, dont un ouvrage intitulé « Le piège de Sun Tzu : comment la Chine gagne sans se battre ».
L’auteur tient à remercier les deux évaluateurs anonymes pour leurs judicieux commentaires et suggestions. Il exprime aussi sa gratitude à l’endroit de Jean-François Thibault pour sa précieuse lecture.

Résumé : Cet article applique un cadre d’analyse inspiré de la sociologie de la pratique de Pierre Bourdieu centrée sur la notion de pouvoir symbolique pour analyser ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » des pays dans la région Indo-Pacifique envers la Chine, en dépit des préoccupations croissantes que suscitent sa montée et son nouvel activisme militaire, politique et économique. En effet, plusieurs fidèles alliés des États-Unis dans l’Indo-Pacifique ont montré un vif intérêt à coopérer à la fois avec les États-Unis et la Chine, déclinant les appels de Washington à adopter une politique plus ferme envers Pékin sur plusieurs questions litigieuses, comme Taïwan, le découplage économique et technologique et l’adhésion à des alliances de sécurité considérées comme visant à contenir la Chine. L’article explique ces réticences par la domination symbolique, c’est-à-dire le fait pour la Chine de s’exprimer à partir d’une position d’autorité singulière dans la constellation du pouvoir, ce qui incite ses interlocuteurs à modifier leurs préférences et comportements sans coercition, mais pas nécessairement en s’appuyant sur l’attraction. L’article étudie les cas de la Corée du Sud, de l’Australie, du Japon, ainsi que celui des États-Unis.

Mots clés : Chine, États-Unis, Corée du Sud, Australie, Japon, pouvoir symbolique, Indo-Pacifique, retenue durable

Abstract: This article applies an analytical framework inspired by Pierre Bourdieu’s sociology of practice centered on the notion of symbolic power to analyze what can be called the “enduring restraint” of countries in the Indo-Pacific region towards China, despite growing concerns about China’s rise and its new military, political and economic activism. Indeed, several staunch U.S. allies in the Indo-Pacific have shown a keen interest in cooperating with both the U.S. and China, declining Washington’s calls for a tougher policy toward Beijing on several contentious issues, such as Taiwan, economic and technological decoupling, and membership in security alliances seen as aimed at containing China. The article explains this reluctance by symbolic domination, i.e. the fact that China expresses itself from a particular position of authority in the constellation of power, which prompts its interlocutors to modify their preferences and behaviour without coercion, but not necessarily by relying on attraction. The article examines the cases of South Korea, Australia, Japan, as well as the United States.

Key words : China, United States, South Korea, Australia, Japan, symbolic power, Indo-Pacific, durable restraint.

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L’émergence de la Chine soulève des questions persistantes sur la pérennité du leadership mondial des États-Unis, en particulier en Indo-Pacifique. Ces dernières années, un nombre croissant d’alliés de Washington ont décliné son invitation à adhérer à une politique d’endiguement classique de la Chine. Pour la Corée du Sud, par exemple, choisir son camp dans la rivalité sino-américaine émergente revient à demander à un enfant si vous aimez votre père ou votre mère, déclare en substance un analyste (Ignatius, 2016). D’autres fidèles alliés américains, comme l’Australie et le Japon, bien que de plus en plus méfiants envers la Chine, l’abordent néanmoins en termes plus pragmatiques en tant qu’investisseur important et partenaire commercial privilégié, au grand dam de Washington. Enfin, d’aucuns craignent que les États-Unis ne s’isolent en s’entêtant à endiguer la Chine (Wolf, 2021).

Les raisons qui expliquent la réticence des pays à antagoniser la Chine sont complexes et multiples. Elles ont toutes trait à ce que Pierre Bourdieu entendait par pouvoir symbolique, c’est-à-dire le pouvoir d’influencer la pensée et les comportements sans coercition, mais pas nécessairement en s’appuyant sur l’attraction (Vangeli, 2023). Il s’agit plutôt du pouvoir de générer une vision du monde qui procède de la capacité à apporter des réponses cohérentes et pragmatiques à certains problèmes et crises. Autrement dit, le fait pour un acteur de s’exprimer à partir d’une telle position d’autorité dans la constellation du pouvoir que les autres acteurs sont incités à ajuster leurs préférences et comportements (Chantal, 2020). Dans sa diplomatie proactive envers les pays de l’Indo-Pacifique, mais aussi avec ceux dans le monde en développement, la Chine est en général la partie qui parle en position dominante, tandis que ses interlocuteurs se voient le plus souvent obligés de s’adapter à ses préférences.

Le pouvoir symbolique de la Chine découle, pour ainsi dire, de sa centralité dans l’économie politique mondiale (Vangeli, 2023). C’est surtout ce qui explique ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » des pays -alliés ou adversaires des États-Unis- vis-à-vis de Pékin. L’un des mérites des élites dirigeantes chinoises est en effet d’avoir compris que la Chine émerge dans un “new trading world” (Rosecrance, 1986), un monde dans lequel le développement économique est devenu ce que Bourdieu appellerait la nouvelle illusio, c’est-à-dire ce qui définit a priori l’intérêt national des États, les motive à coopérer, à s’engager dans le jeu international et conditionne leur perception. La poursuite de l’intérêt économique dans un climat géopolitique de plus en plus incertain et difficile à discerner a obligé les élites mondiales -politiques, économiques et intellectuelles- à se comporter avec prudence dans un monde en mutation. Les cas de la Corée du Sud, de l’Australie, du Japon et même des États-Unis peuvent être particulièrement instructifs.

  1. Corée du Sud : un difficile pivot vers les États-Unis

En mars 2022, Yoon Suk-yeol s’est fait élire à la présidence de la Corée du Sud en jurant d’abandonner la politique prudente de la précédente administration de Moon Jae-in à l’égard de la Chine, et d’épouser la ligne dure de Washington envers Pékin (Yoon, 2022). Les propos musclés tenus par Yoon sur la Chine lors de la campagne, son engagement à approfondir les liens de sécurité avec les États-Unis, la politique pro-américaine et l’idéologie sud-coréenne fortement ancrée à droite sont parmi les facteurs qui semblaient rendre irréversible le pivot sud-coréen vers les États-Unis. De même, la tentation populiste de s’engager dans une politique antichinoise militait en faveur d’une convergence (Park 2023). Il n’en a pourtant rien été.

Le différend de Séoul avec Pékin sur la défense antimissile régionale illustre bien le dilemme de Séoul. Yoon est revenu sur la promesse électorale de déployer des batteries antimissiles américaines supplémentaires de défense de zone à haute altitude (THAAD) sur le sol sud-coréen (Park 2023). Officiellement, le projet vise à prévenir les dérives sécuritaires de la Corée du Nord voisine. Mais Pékin ne le voit pas d’un bon œil. Dès son annonce en 2017, il a toujours fait valoir que le système radar sophistiqué du THAAD pourrait être utilisé pour détecter les missiles chinois. Pékin riposte en boycottant certains produits sud-coréens, réduisant le nombre de touristes se rendant en Corée du Sud de 8 millions à 4,7 millions (Economy, 2022, p. 31).

Les mesures chinoises ciblent aussi l’une des exportations les plus importantes de Séoul vers la Chine : son industrie de la culture et du divertissement. Pékin a interdit aux émissions de télévision coréennes, aux clips de K-pop et aux célébrités et chanteurs coréens populaires d’apparaître en Chine. Le ministère chinois de la Sécurité publique va jusqu’à mettre en garde ses citoyens contre le visionnage de la populaire émission télévisée coréenne Descendants of the sun, déclarant que « regarder des drames coréens pourrait être dangereux et pourrait même entraîner des problèmes juridiques ». Ces mesures infligent en l’espace d’un an de graves conséquences à l’économie sud-coréenne : 7,5 milliards de dollars rien qu’en 2017 (Economy, 2022, p. 31).

Séoul apprend vite la leçon. L’hébergement d’un plus grand nombre de batteries THAAD le placerait dangereusement au cœur des tirs croisés entre les géants américain et chinois. Malgré lui, Yoon se déjuge et renonce au THAAD.  Le ministre de la Défense se chargera alors d’expliquer qu’il s’agissait d’une décision « concernant la réalité ». Séoul de clarifier du même souffle qu’il n’avait nullement l’intention de se joindre à une architecture régionale de défense antimissile dirigée par les États-Unis. En décembre 2017, dans un revirement spectaculaire, Séoul parvient à une entente avec Pékin : il maintiendra le THAAD tel qu’il est déjà déployé, mais renonce à en déployer un nouveau système ou à intégrer celui existant au réseau plus large de défense américain en Asie. Yoon se conforme ainsi à la position de son prédécesseur (Park 2023).

La prudence est également de rigueur sur le litigieux dossier taïwanais. La Chine continentale considère l’île de Taïwan comme une province renégate et s’engage à l’« unifier » Taïwan avec le continent. Pour les Chinois, toutes tendances confondues, Taïwan est le dernier vestige de ce qu’ils appellent le « siècle de l’humiliation » (ou « cent ans de honte nationale ») que constitue la période de l’histoire chinoise commençant avec la premierère guerre de l’opium (1839-1842) et se terminant en 1945 avec la fondation par Mao Zedong de la République de Chine (Maizland, 2024).

Certaines initiatives controversées du président Xi Jinping, notamment en mer de Chine du Sud inquiètent certains observateurs qui lui prêtent l’intention de vouloir redessiner la carte de la Chine. Dans un discours prononcé en octobre 2021, Xi a affirmé : « La tâche historique de la réunification complète de la patrie doit être accomplie et le sera certainement. » Sa Chine affirme sa souveraineté sur des territoires longtemps contestés, en particulier ceux que Pékin considère comme ses intérêts fondamentaux :  Hong Kong, la mer de Chine méridionale. Le dernier, Taïwan, est pour ainsi dire la priorité numéro un de Xi (Economy, 2022).

En 1979, les États-Unis ont établi des relations diplomatiques officielles avec la Chine continentale. Depuis, les relations sino-américaines ont été régies la politique d’« une seule Chine ». Mais, en même temps, les États-Unis entretiennent une relation officieuse solide avec l’île et continuent de vendre des équipements de défense à leurs militaires. Pékin continue d’exhorter Washington à cesser de vendre des armes à Taipei et à cesser tout contact avec lui. S’écartant un peu de l’ambiguïté stratégique que Washington avait jusqu’ici toujours entretenue à ce sujet, le président Joe Biden a même promis qu’il défendrait Taipei en cas d’invasion militaire chinoise (Erickson et al., 2024). 

En août 2023, Yoon Suk-yeol surprend Washington en refusant de rencontrer la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, lors de sa visite à Séoul au retour d’un voyage controversé à Taïwan. Le bureau présidentiel sud-coréen expliquera que la décision a été prise sur la base d’une « prise en compte globale de l’intérêt national ». Si Séoul se montre désormais plus loquace sur l’activisme de la Chine dans le détroit de Taïwan, il s’empresse toujours de rassurer Pékin au sujet du soutien de la Corée du Sud à la politique d’« une seule Chine » et s’est abstenu de prendre toute position explicitement pro-Taïwan (Grossman, 2023; Snyder, 2022).

De même, Séoul se maintient dans une zone grise sur la question du Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) qui regroupe l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis (Robson 2022). Le Quad a été mis en place alors que les pays membres s’inquiétaient de l’influence militaire et économique croissante de la Chine. Il est donc largement perçu comme visant à endiguer la Chine (Jaishankar & Madan, 2021). Au cours de sa campagne électorale, Yoon s’était engagé à obtenir une adhésion formelle au Quad, et ses conseillers ont également initialement plaidé en faveur d’une adhésion de la Corée du Sud (Yoon, 2022).

Aujourd’hui, l’administration de Yoon semble voir les choses autrement. Elle se contente d’une coopération informelle et à la carte avec le Quad, et dans des domaines moins contentieux comme le changement climatique et les technologies vaccinales, plutôt que d’une pleine adhésion. Ce faisant, Séoul opte clairement pour travailler avec le Quad tout en restant à l’écart de la militarisation potentielle du groupe contre la Chine (Park 2023).

Enfin, la réticence de l’administration Yoon se vérifie également dans son opposition à la politique américaine visant à isoler la Chine des chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs. Depuis le début de 2022, les États-Unis cherchent à obtenir que des principaux centres de semi-conducteurs du monde entier – en particulier la Corée du Sud, le Japon et Taïwan, qui, avec les États-Unis, sont surnommés le « Chip 4 » – qu’ils se joignent à l’initiative américaine qui vise à former une chaîne d’approvisionnement de puces qui exclut la Chine. Mais l’initiative a plutôt progressé lentement sans beaucoup de progrès dans l’établissement de l’ordre du jour en raison de la forte résistance au sein du groupe contre son orientation fortement antichinoise. En particulier, l’initiative a buté sur la réticence de Séoul (Park 2023).

La grande retenue de la Corée du Sud laisse perplexes la plupart des analystes. Elle promettait en effet d’être le miroir des limites de la puissance chinoise en Indo-Pacifique. En 2023, la Banque de Corée actualisait des statistiques qui montraient que le pays exportait désormais plus de marchandises vers les États-Unis l’année précédente que vers la Chine pour la première fois depuis 2004 (Sam et Hooyeon, 2023). Il faut dire aussi que la stratégie chinoise de « double circulation » (qui l’amène à privilégier ses entreprises nationales) a eu pour effet non désiré de pousser certaines entreprises sud-coréennes à réduire leur dépendance de la Chine.

De son côté, Washington n’y était pas allé de main morte. Pour les éloigner de Pékin, il a promis aux fabricants de puces sud-coréens, tels que Samsung Electronics, ainsi que les fabricants de batteries comme LG Energy Solution, des milliards de dollars de généreuses subventions. Celles-ci devaient permettre à l’administration Biden de séduire les fleurons de l’industrie des technologies sud-coréennes. Et visaient à réduire le rôle central de la Chine dans les chaînes d’approvisionnement américaines. De là à voir dans ces développements la preuve d’un « pivot inexorable » vers Washington, voilà qui était une conclusion bien hâtive (Park, 2023).

Historiquement, la Corée du Sud avait toujours cherché à suivre une « double approche » vis-à-vis des États-Unis et de la Chine, dans laquelle Washington était son principal partenaire de sécurité et Pékin son principal partenaire économique (Grossman, 2023). Le culte de ce « juste milieu » semblait répondre parfaitement à ses besoins dans les deux domaines. L’amitié sino-coréenne ne s’est fissurée qu’en 2016, lorsque la Corée du Sud a acquis le système de missile antibalistique américain THAAD, officiellement pour se protéger contre les attaques de missiles nord-coréens.  

Mais, au lieu de s’engouffrer dans la brèche, Washington dilapidera seul au contraire une partie de son capital symbolique. Alors que le pays faisait l’objet d’une vive colère de la part de Pékin, les États-Unis n’ont rien fait pour montrer qu’ils « soutenaient la Corée du Sud ». Pire, le président de l’époque, Donald Trump, est même allé jusqu’à menacer de retirer les troupes américaines de la péninsule coréenne, accusant Séoul de se dérober à ses responsabilités financières en matière sécuritaire (Park, 2023).

La situation a cependant depuis évolué. La présence de Joe Biden à Washington et de Yoon Suk-yeol à Séoul a conduit à une nette amélioration des relations. Contrairement à Trump, Biden promet même un « engagement à toute épreuve » à défendre les alliés américains d’Asie de l’Est et à les consulter sur son programme de sécurité économique, le « Cadre économique indopacifique pour la prospérité » annoncé en 2022 (Atkinson, 2022). Mais plusieurs inquiétudes subsistent qui pourraient profiter à la Chine. Par exemple, si les Sud-Coréens sont préoccupés par les conséquences de la stratégie chinoise dite « double circulation », ils le sont tout autant au sujet des conséquences possibles d’une nouvelle ère de politique industrielle protectionniste américaine et quant à l’impact d’une telle politique sur les industries coréennes clés comme les semi-conducteurs et la construction automobile (Park, 2023).  

Par ailleurs, la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche est probablement en train de faire réfléchir plus d’un à Séoul au moment de prendre des décisions concernant la Chine (Allison, 2024; Edsall, 2024). Ces dernières années, l’influence de la Chine a largement été analysée comme étant essentiellement la conséquence de son pouvoir économique, d’un nouveau prosélytisme idéologique ou même d’actions d’infiltration et de subversion. Elle a en revanche rarement été abordée en termes de pouvoir symbolique. La propension à toujours prêter à Pékin des objectifs géopolitiques ou géoéconomiques cyniques empêche les analystes de saisir les implications cognitives que ces actions peuvent avoir pour les acteurs engagés dans des relations dynamiques avec la Chine et qui se développent dans un contexte particulier (Vangeli, 2018, p. 678).

Ici, le pouvoir symbolique de la Chine réside en la fiabilité et la prévisibilité de son leadership face à une superpuissance américaine dysfonctionnelle et imprévisible, donc stratégiquement peu crédible (Zakaria, 2023). Il n’existe pour l’instant pas de consensus à Washington sur la stratégie à suivre envers la Russie et la Chine. Or, les entreprises coréennes dépendent toujours des composants, du savoir-faire en matière de fabrication et des matières premières chinois dans plusieurs industries identifiées par les États-Unis comme cruciales pour leur sécurité économique.

L’importance des marchés américain et chinois pour l’industrie sud-coréenne des semi-conducteurs explique, par conséquent, la ligne fine sur laquelle marchent les élites dirigeantes sud-coréennes : elles veulent participer au projet « Chip 4 », mais à condition que cette participation soit calibrée et ne nuise au partenariat du pays avec la Chine. En un mot, pour Séoul, renforcer sensiblement la coopération avec Washington dans le domaine des semi-conducteurs ne signifie pas nécessairement tourner le dos à Pékin (Park, 2023).  

La stratégie Indo-Pacifique de la Corée du Sud diverge également assez sensiblement de l’approche américaine, qui est centrée sur l’endiguement. Séoul semble refuser d’adopter la conception de Washington qui présente l’Indo-Pacifique comme un champ de bataille entre démocraties et autocraties (The White House, 2022), dans lequel la Chine serait le principal adversaire et un défi quasi existentiel. Séoul définit plutôt l’Indo-Pacifique comme une région « inclusive » où « les nations qui représentent divers systèmes politiques » peuvent coexister pacifiquement. Séoul déclare explicitement qu’il « ne cherche pas à cibler ou à exclure une nation spécifique » et définit la Chine comme un « partenaire régional clé » (Park, 2023).

Le poids économique de la Chine semble jouer un rôle important dans les décisions de Séoul. Se joindre aux efforts des États-Unis pour isoler la Chine des chaînes d’approvisionnement mondiales et se découpler de la Chine pourrait en effet conduire à une grave stagnation économique causée par d’importants déficits commerciaux irrécupérables. La Corée du Sud est l’une des économies les plus dépendantes de la Chine. C’est en effet plus de 40% du revenu national de la Corée du Sud qui provient des exportations, et les exportations vers la Chine représentent la plus grande part de loin – un quart du volume total. Sans ses échanges commerciaux avec la Chine, la Corée du Sud souffrirait d’un déficit majeur et d’un ralentissement économique (Park, 2023).

De même, l’importance du marché chinois pour l’industrie sud-coréenne des semi-conducteurs rend le partenariat commercial avec la Chine encore plus crucial (The The Economist, 2023). Les exportations de semi-conducteurs représentent un cinquième du total des revenus commerciaux de la Corée du Sud, et 40% d’entre eux sont vendus à la Chine. La Corée du Sud dépend fortement des importations pour obtenir les minéraux de terres rares utilisés pour sa production de puces, et une écrasante majorité de 60% de ces minéraux de terres rares importés proviennent de Chine (Park, 2023).  

La Chine est devenue pratiquement irremplaçable dans la structure économique de la Corée du Sud. Et cette structure ne peut pas être renversée facilement. Comme l’a déclaré le PDG du conglomérat sud-coréen SK Hynix, abandonner le marché chinois est tout simplement « impossible » pour la Corée du Sud. Malgré la pression croissante en faveur du découplage antichinois à Washington, les élites politiques et les chefs d’entreprise sud-coréens cherchent à protéger les chaînes d’approvisionnement bilatérales existantes avec la Chine et à améliorer l’accord de libre-échange entre la Corée du Sud et la Chine (Park, 2023).

2. Le dilemme sino-américain de l’Australie: choisir maman ou papa?

Le cas de l’Australie n’est pas moins instructif. En 2003, le président George W. Bush décrivait fièrement ce pays allié comme le « shérif adjoint de l’Amérique ». Canberra s’était pourtant jusqu’à un passé récent montré prudent quant à l’élargissement de sa coopération militaire avec les États-Unis et semblait réticent même à envisager une planification d’urgence conjointe advenant un conflit au sujet de Taïwan. Cette réticence est compréhensible. Les dirigeants australiens réalisent que leur pays perdrait probablement beaucoup et gagnerait peu en se liguant avec les États-Unis contre la Chine, l’économie australienne étant beaucoup plus liée à la Chine qu’à celle des États-Unis (Mahbubani 2020, p. 214).

En 2020, le commerce total de l’Australie avec la Chine se chiffrait à 174 milliards de dollars australiens, tandis que ses échanges avec les États-Unis étaient de 44 milliards de dollars, ce qui fait parfois penser qu’un divorce non amorti avec la Chine équivaudrait pour l’Australie à un suicide économique national (Mahbubani, 2020, p. 214).  Ce constat amène des voix australiennes influentes à opiner que si l’Australie devait écouter les appels américains appelant les alliés des États-Unis à se coupler de l’économie chinoise, une telle décision reviendrait pratiquement à un suicide économique national(Chantal, 2023). Parmi elles, Geoff Raby, ancien ambassadeur d’Australie en Chine, a déclaré : « Nos intérêts ne sont pas identiques à ceux des États-Unis. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas avoir une relation étroite et chaleureuse avec les États-Unis. Mais nous ne pouvons pas nous joindre aux États-Unis dans une politique fondée sur le fait que la Chine est un concurrent stratégique (cité dans Mahbubani, 2020, p. 214-215).

Dans une veine similaire, l’universitaire Hugh White a écrit : « Il semble que nous nous accrochions toujours à l’idée que l’Amérique restera la puissance dominante en Asie, qu’elle sera là pour nous protéger de la Chine, et que la Chine peut en quelque sorte être convaincue avec bonheur d’accepter cela. Notre gouvernement n’a donc pas réussi une fois de plus à accepter toutes les répercussions des profonds changements qui transforment notre contexte international. C’est le triomphe d’un vœu pieux sur une politique sérieuse » (Mahbubani, 2020).

3. Japon : un difficile désengagement envers la Chine

Le Japon est sans conteste le pays qui a eu les relations les plus troublées avec la Chine au cours du siècle dernier. En effet, les récits historiques convergent à démontrer comment, pendant un demi-siècle au moins, le Japon a infligé une sévère humiliation à la Chine. En 1895, il a vaincu de manière décisive la Chine lors de la guerre sino-japonaise, pour ensuite imposer à l’ennemi vaincu des conditions jugées largement onéreuses, qui comprit l’annexion de Taïwan par les Japonais. L’occupation de la Chine par le Japon de 1937 à 1945 fut encore plus brutale. Selon des estimations même prudentes, jusqu’à quatorze millions de Chinois auraient perdu la vie dans cette occupation militaire, dont jusqu’à 300 000 en quelques jours dans le célèbre massacre de Nankin. Conscients de cet horrible héritage, certains commentateurs se demandent si, s’ils avaient vécu l’horrible expérience qu’était celle de la Chine, des pays occidentaux comme les États-Unis l’auraient pardonné au Japon » (Mahbubani, 2020, 223-224).

Le fait que le Japon soit un proche allié des États-Unis n’est pour rien arranger. La plupart des décideurs américains s’attendent en effet à ce que Tokyo leur soit un allié totalement loyal, quelles que soient les circonstances. Or, bien que le Japon soit moins dépendant de la Chine, il démontre une retenue similaire à celles de la Corée du Sud et de l’Australie envers la Chine.

Pourtant, Tokyo a adopté une stratégie de désengagement qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Dès mai 2021, le gouvernement du premier ministre japonais, Fumio Kishida, a promulgué la « Loi sur la promotion de la sécurité économique » (IISS, 2022). C’est une stratégie presque en tout point similaire à celle des États-Unis. Elle se fonde sur deux axes principaux : la relance des industries nationales et la coopération avec les alliés. S’il fallait trouver un exemple emblématique de politique qui combine ces deux axes, ce serait le projet de relance de l’industrie des semi-conducteurs, qui s’aligne sur l’objectif américain d’exclure la Chine de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs par le biais de l’alliance des puces (Lee, 2023).

Or, le désengagement s’est pour le moment plutôt révélé difficile. En particulier, les entreprises japonaises qui font des affaires en Chine ne paraissent pas toutes embrasser avec enthousiasme l’idée d’un désengagement. En 2012, on recensait plus de 14 300 entreprises japonaises qui faisaient des affaires en Chine. Bien que ce nombre ait depuis diminué, on comptait en 2023 plus de 12 700 entreprises japonaises opéraient toujours en Chine l’année précédente (Lee, 2023). Au cours des trois dernières années, les exportations japonaises vers la Chine ont même augmenté, en particulier dans les domaines de l’électricité et de l’électronique.

La centralité de la Chine a semblé ramener le gouvernement japonais à la réalité. Bien qu’il continue de dénoncer les violations des droits de l’homme en Chine, il s’est néanmoins montré prudent quant à la prise de mesures susceptibles de provoquer directement la Chine. Par exemple, peu après son entrée en fonction, le premier ministre Fumio Kishida a annoncé en 2021 qu’il ajournerait pour le moment la promulgation de la « Loi sur les violations des droits de l’homme » qui portait sur de telles actions dont la Chine se serait rendue coupable dans le Xinjiang et à Hong Kong (Lee, 2023).

La Chine est le premier partenaire commercial du Japon depuis 2007. Certaines estimations récentes démontrent qu’un arrêt des importations en provenance de Chine coûterait au Japon jusqu’à 53 000 milliards de yens (353 milliards de dollars) de pertes de revenus. « Cela équivaut à 10 % du PIB annuel du Japon qui s’envolerait dans un nuage de fumée », commente un analyste (Xing, 2022).

Dans une interview accordée au média chinois Global Times en 2022, Tomoo Marukawa, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo, déclarait que les relations économiques entre le Japon et la Chine étaient étendues et profondes. Il faisait aussi allusion à plusieurs avantages comparatifs indéniables de la Chine. Le PIB total chinois en 2021 était environ 3,4 fois supérieur à celui du Japon, tandis que le volume du commerce extérieur de la Chine dépassant quatre fois celui du Japon. Pour Marukawa, il ressort dès lors clairement de cet ensemble de données qu’il serait clairement plus préjudiciable au Japon advenant une perturbation du commerce entre le Japon et la Chine (Xing, 2022).

4. Les États-Unis : « petite cour, haute clôture »

Les efforts de Washington en vue de rallier les alliés américains dans l’Indo-Pacifique rentre dans le cadre de la guerre économique que les États-Unis mènent contre la Chine, depuis la présidence de Donald Trump (2017-2021), et qui est destinée à empêcher Pékin de dominer les sommets de la production de semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique et d’autres domaines de haute technologie. Washington considère la Chine comme son principal rival à long terme “pacing threat”, dans le jargon du Pentagone (Walt, 2023).

Malgré leurs différences, le président américain Joe Biden a épousé la ligne dure de son prédécesseur à l’égard de Pékin. Comme Trump, Biden estime que les États-Unis doivent se « découpler » de la Chine en réduisant la dépendance du pays en ce qui a trait à la plupart des produits et des chaînes d’approvisionnement chinois, pour des raisons à la fois économiques et de sécurité nationale (Kucik & Menon, 2022). Biden n’est cependant pas le seul à partager cette conviction. À la grande déception de ceux qui sont en faveur d’un resserrement du commerce et des investissements entre les États-Unis et la Chine, les mesures visant à se désengager envers Pékin, en ‘découplant’ les deux économies, font l’objet d’un rare unanimisme entre démocrates et républicains (Rapoza, 2020).

Passant de la parole aux actes, la Maison-Blanche présentait juin 2021 un plan intégral pour stimuler la production nationale afin de réduire la dépendance de Washington à l’égard des chaînes d’approvisionnement mondiales jugées précaires, en particulier celles en provenance de Chine (Maison Blanche, 2021). La stratégie américaine s’est principalement concentrée sur des industries cruciales comme les semi-conducteurs (Handwerker, 2021), où les États-Unis ont enregistré une forte baisse de leur part de marché au cours des dernières décennies, et les minéraux de terres rares, où ils dépendent de la Chine pour environ 80% de leurs besoins (Subin, 2021).

Le président Biden a par ailleurs maintenu les hausses de droits de douane imposées par Trump sur les importations en provenance de Chine et pris des mesures pour interdire les investissements des entreprises américaines dans 59 entreprises chinoises qui ont des liens avec l’armée chinoise ou produisent des équipements de surveillance (Jacobs, 2021). Biden et les parlementaires démocrates ont soutenu la loi sur l’innovation et la concurrence du chef de la majorité au Sénat de l’époque, Chuck Schumer. Il s’agit d’un méga-plan de 250 milliards de dollars qui visent à financer la recherche scientifique et à développer la fabrication dans les technologies de pointe (Desiderio et. al., 2021).

Pourtant, malgré la convergence des deux grands partis américains sur la question, le découplage économique reste un défi de taille. C’est que, pour réussir, il ne suffira pas pour les États-Unis de réorganiser de grandes parties de leur propre économie mondialisée, et de s’assurer de la participation d’autres pays qui sont d’importants partenaires commerciaux et investisseurs de la Chine. Washington doit aussi convaincre les élites économiques américaines du bien-fondé de la démarche. Or, ces objectifs paraissent beaucoup plus difficiles à atteindre que beaucoup à Washington ne semblaient l’anticiper.

Déjà, les détracteurs du découplage économique sont multiples et se font entendre. Parmi eux, la Chambre de commerce des États-Unis a averti que la stratégie du désengagement envers la Chine perturbera les chaînes d’approvisionnement existantes, occasionnera des retards excessifs de production et obligera les entreprises et les consommateurs à payer plus, notamment parce que la relocalisation de la production ne peut pas se faire du jour au lendemain (U.S. Chamber of Commerce, 2021; Suzuki, 2021). De fait, Biden est confronté à des appels urgents de la part d’entreprises américaines pour mettre fin aux tarifs douaniers de l’ère Trump, à un moment où la Chine a déjà menacé de réduire ses importations en provenance des États-Unis si le projet de loi Schumer était mis en œuvre, ce qui pourrait nuire aux agriculteurs et aux producteurs d’énergie américains (Lobosco, 2021).

En réponse au scepticisme de certains alliés et acteurs économiques américains, l’administration Biden a revu ses ambitions à la baisse et décrit maintenant les restrictions économiques envisagées contre Pékin comme étant étroitement ciblées (c’est-à-dire « une petite cour et une haute clôture »), tout en insistant sur le fait que les États-Unis étaient désireux d’entreprendre d’autres formes de coopération avec la Chine. Il existe cependant un scepticisme croissant s’agissant de savoir si ce que Washington appelle la « haute clôture » serait en mesure d’empêcher la Chine de gagner du terrain dans au moins certains domaines technologiques importants (Ting-Fang, 2023).

Ce scepticisme est par exemple partagé par le responsable des chaînes d’approvisionnement mondiales pour l’une des plus grandes entreprises technologiques américaines installée en Chine. Selon lui, même s’il est contraint d’envisager de déplacer un tiers de ses activités hors de Chine au cours des prochaines années pour isoler ses opérations de la dynamique de plus en plus imprévisible du pays avec les États-Unis, le marché chinois reste à ses yeux « trop grand pour être ignoré ». Pour cette raison, l’entreprise y conserverait certainement des actifs importants pour le servir (Economy, 2022, p. 166).

Pour les entreprises américaines comme Qualcomm, les restrictions imposées par les États-Unis sont tout simplement insupportables. Ces entreprises, qui font l’objet de restrictions sur les puces fournies pour les applications technologiques sensibles, telles que la 5G, veulent vendre des puces conçues pour les appareils courants tels que les smartphones et les montres. Or, ces compagnies américaines tirent une part considérable de leurs profits de la Chine. En 2018, Huawei versait à des compagnies américaines telles que Qualcomm, Intel et Micron Technology 11 milliards de dollars. Et jusqu’à 60% des revenus de Qualcomm provenait de la Chine, plus de 50% pour Micron et 45% pour Broadcom (Economy 2022, p. 166).

De même, en 2019, la Chine pesait 70,5 milliards de dollars dans la balance totale des ventes de semiconducteurs, ce qui représentait plus du tiers des ventes totales des États-Unis. En outre, l’industrie emploie plus de 240000 Américains dans plus de 18 États. Cette réalité pousse certains experts à s’inquiéter des effets pervers des efforts américains de découplage et ces inquiétudes sont de plus en plus partagées. L’une des entreprises de conception de puces les plus innovantes de la Silicon Valley, Xilinx, a été contrainte de supprimer plus de 100 emplois en raison de son incapacité à vendre à Huawei (Economy 2022, p. 166).

Ces exemples tendent à démontrer que, à un moment où les États-Unis se lancent dans une guerre économique et technologique avec la Chine et multiplient les sanctions contre elle, il est de plus en plus admis qu’un désengagement complet de l’économie américaine avec celle de la Chine n’est ni possible ni souhaitable. C’est pourquoi l’administration Biden a modifié sa politique à l’égard de la Chine, passant d’un découplage à une politique connue sous le nom de « petite cour, haute clôture », ce qui signifie restreindre les domaines de surveillance tout en augmentant la force des restrictions (Lee 2023).

5. Pouvoir symbolique et la « réticence durable » envers la Chine

Ce qu’il convient d’appeler la « retenue durable » envers la Chine constitue à l’évidence l’une des grandes énigmes des relations internationales au 21e siècle. D’une part, les réalistes défensifs ont longtemps postulé qu’il existe une forte tendance des grandes puissances à faire face aux menaces (Walt, 1990). Lorsqu’un État puissant se trouve à proximité, lorsque ses forces militaires semblent taillées sur mesure pour projeter de la puissance contre les autres, et lorsqu’il semble avoir des ambitions révisionnistes, les puissances voisines s’unissent généralement pour le dissuader ou le vaincre. D’autre part, mus par cette conviction, certains analystes annonçaient depuis les années 1990 que, à l’instar de l’Europe au siècle précédent, l’Asie était « mûre pour la rivalité » (Friedberg, 1993).

Ces prophéties ne sont pas concrétisées. Certes, la méfiance et la rivalité s’installent dans la région, en particulier entre des pays puissants tels que la Chine et le Japon et entre la Chine et l’Inde. Ces tensions ne doivent cependant pas faire oublier que l’Asie est maintenant entrée dans sa cinquième décennie d’une paix relative, alors même que l’Europe est à nouveau en guerre. Et même s’il y a lieu de déplorer un certain nombre de conflits internes, en particulier au Myanmar, la région est dans l’ensemble restée remarquablement pacifique, évitant les conflits interétatiques malgré une importante diversité ethnique et religieuse (Mahbubani, 2023, p. 131).

Ce développement peut, bien sûr, être attribué à de multiples facteurs sociaux, politiques et économiques. Le pouvoir symbolique de la Chine n’y est cependant pas étranger non plus. Comme l’explique l’universitaire Matthew Eagleton-Pierce, dans une analyse inspirée de Bourdieu : « la capacité de faire des groupes, de les constituer, de les diviser ou de les détruire, est une caractéristique durable du fonctionnement du pouvoir symbolique » (Eagleton-Pierce, 2013, p. 64-65).

Si l’on transpose cette maxime à la situation de l’Indo-Pacifique, cela donne : en dépit de leur scepticisme et méfiance à l’égard de la Chine et par conséquent de leur intérêt à demeurer sous le parapluie sécuritaire des États-Unis, la stratégie des alliés américains dans la région reflète dans l’ensemble une forte impulsion à maintenir des relations positives avec la Chine sur la base d’un engagement coopératif, plutôt que de l’affronter. Cette réticence en apparence paradoxale à l’idée d’antagoniser Pékin s’explique d’elle-même : une politique antichinoise ferait plus de mal que de bien aux intérêts géostratégiques, économiques et sécuritaires globaux des pays concernés. Ils en ont conclu qu’ils ne peuvent, malgré eux, pas ignorer la Chine.

Les concepts de hard power et de soft power ont indiscutablement pris de l’importance dans les discours officiels et semi-officiels chinois au cours des dernières années. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, la Chine a fait ce qu’il convient d’appeler un « grand bond en avant militaire », d’où certains analystes prêtent au leadership chinois des « ambitions hégémoniques dans une Asie en effervescence sécuritaire » (Vaulerin, 2016). Pékin ne cesse d’accumuler des navires, des avions et des missiles dans ce qui s’apparente au « plus grand renforcement militaire de tous les pays depuis des décennies » (Beckley, 2024).

Le leadership communiste a aussi fait sienne la théorie du soft power dont les décideurs chinois ont fait un concept stratégique de première importance, contribuant ainsi à l’éclosion de tout un agenda de recherche sur le sujet (Albert, 2017). Et, à cet égard, analystes et décideurs occidentaux auraient tort de sous-estimer le soft power chinois si l’on en croit, par exemple, le centre de recherche Lowy institute dont la plus récente étude « Asia Power Index 2023 »place la Chine au premier rang pour son influence culturelle devant les États-Unis et au deuxième rang pour son influence culturelle en Asie (Lowy Institute Asia Power Index, 2023).

Le soft power ne peut cependant pas expliquer les résultats de la Chine en matière d’influence, dans la mesure où les élites politiques ou des affaires des pays concernés en Indo-Pacifique ne sont pas nécessairement attirés par l’attrait magnétique de l’idéologie, des valeurs et de la culture de la Chine. Autrement dit, ce n’est pas parce que les responsables chinois prétendent que le soft power est un outil stratégique et que la culture du pays connaît un regain d’intérêt que les élites d’autres pays se conforment automatiquement à ses préférences. Les efforts de la Chine pour exploiter son soft power afin d’obtenir des concessions d’autres pays ont au mieux donné des résultats mitigés (Linetsky, 2023).

On ne peut pas dire non plus que ces élites aient été contraintes de s’incliner devant la puissance militaire de la Chine, comme le suggérerait une politique traditionnelle fondée sur la puissance coercitive -qu’elle soit militaire ou économique. Par exemple, des études récentes ont montré que la thèse d’une « diplomatie du piège de la dette » de la Chine est contestable. On peut en vouloir pour preuve que, même dans les rares cas où la Chine semble avoir exploité avec succès son influence -comme lorsqu’elle a retenu les exportations de terres rares pour contraindre le Japon dans un différend en 2010- l’effet à long terme a été d’affaiblir les capacités coercitives de la Chine (Cavanna, 2021, p. 222-225).

Quelque chose de beaucoup plus profond est donc manifestement à l’œuvre. Si l’on s’en tient à la seule dimension économique, la Chine est devenue la nouvelle « nation indispensable », avec laquelle il faudra compter dans un avenir prévisible (Drezner, 2017). Au cours des dernières décennies, la Chine a accumulé du prestige grâce à une variété de statistiques qui rendent compte d’une croissance économique sans précédent à l’échelle de l’histoire, de sorte que, aujourd’hui, malgré un ralentissement sensible de ses activités économiques, les paris sont bien engagés pour savoir l’année lorsqu’elle surclassera les États-Unis en tant que plus grande économie du monde (Lardy, 2024).

En ce sens, lorsque y compris des démocraties libérales et des économies avancées comme celles de l’Indo-Pacifique sont engagées par la Chine dans des relations asymétriques, elles sont confrontées à un acteur qui a déjà un statut établi de grande puissance mondiale en tant que deuxième économie mondiale, et qui s’exprime à partir d’une incontestable position d’autorité (Vangeli, 2018, p. 678). Or, si l’influence croissante de la Chine est souvent présentée comme l’effet d’une coercition économique, ou le résultat d’actions d’infiltration et de subversion, elle est rarement reconnue comme la conséquence d’une domination symbolique. Sont ainsi occultées les implications cognitives qu’induit la centralité de la Chine dans l’économie mondiale politique mondiale pour les acteurs incités à redéfinir leurs actions et préférences dans un contexte géopolitique changeant (Allison, 2024; Ignatius, 2016).

Conclusion

En 2013, le président Xi Jinping a lancé l’initiative des nouvelles de la soie baptisée « une ceinture, une route », pour utiliser la puissance économique du pays afin d’accroître son poids géopolitique et de contrer l’influence des États-Unis et d’autres démocraties industrialisées. Depuis, il est estimé que la Chine a déboursé près de 1 000 milliards de dollars à des pays en développement, principalement sous forme de prêts, pour construire des centrales électriques, des routes, des aéroports, des réseaux de télécommunications et d’autres infrastructures. Malgré les critiques dont elles font parfois l’objet, ces projets ont permis de relier des pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et de certaines parties de l’Europe de l’Est et du Sud (Bradsher, 2023).

L’Indo-Pacifique n’est pas indifférente. Au lieu de choisir leur camp entre la Chine et les États-Unis, les pays de la région ont pour le moment semblé opter pour une ligne diplomatique fine entre les deux -une « troisième voie » (Muhbani, 2023). Bien que de nombreux pays de la région expriment des inquiétudes croissantes face à certaines actions controversées chinoises, en particulier en mer de Chine méridionale, ils refusent en même temps d’évaluer les options qui s’offrent à eux en termes dichotomiques. De fait, beaucoup d’entre eux ne partagent ni la perception des États-Unis de la menace chinoise ni la vision simpliste de l’administration Biden d’un monde divisé en États autocratiques et démocratiques (Grieco, 2023).

Bien qu’il existe des différences marquées dans la façon dont ils y parviennent, les pays de l’Indo-Pacifique poursuivent un « multi-alignement » qui se fonde sur la combinaison des partenariats, pleinement conscients des avantages ainsi que des risques et des limites de la collaboration avec divers partenaires. Plus qu’une neutralité, le multi-alignement doit plutôt être conçue comme « une décision active prise pour établir des liens amicaux avec plusieurs grandes puissances, en travaillant le plus étroitement possible avec le partenaire qui convient le mieux à la sécurité et aux intérêts économiques du pays sur une question donnée » (Grieco, 2023).

Le pouvoir symbolique de la Chine nourrit ainsi une analyse géopolitique renouvelée des relations des pays de l’Indo-Pacifique avec la Chine dont le premier ministre de Singapour, Lee Hsien Loong, paraît bien capter l’essence. Comme il l’explique, la « présence substantielle » de la Chine dans la région signifie que les pays « doivent tous apprendre à vivre avec [elle] ». Ce constat amène Lee à plaider en faveur d’une collaboration avec ceux « qui ne partagent pas complètement les mêmes idées, mais avec lesquels vous avez de nombreux problèmes, où vos intérêts s’alignent » (Lee, 2021).

En optant pour des positions multi-alignées, les pays de la région Indo-Pacifique ont non seulement réussi à maintenir de bonnes relations avec Pékin et Washington, en préservant la confiance des deux capitales : ces pays ont également permis à la Chine et aux États-Unis de contribuer de manière significative à la croissance et au développement de l’Indo-Pacifique. Devenue l’épicentre des rivalités entre la Chine et les États-Unis pour l’hégémonie mondiale, cette région pourrait-elle être un miroir de l’évolution probable de la géopolitique au 21e siècle en Asie et au-delà?

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