Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.

Le Japon dans le monde

RG v7 n3 (2021)

Delamotte, G. (dir.) (2019), Le Japon dans le monde. Paris, CNRS Éditions.

La pandémie de covid-19 a mis à mal l’économie japonaise. Le PIB s’est effondré au deuxième trimestre 2020 et peine à reprendre le chemin de la croissance. La troisième puissance économique mondiale connaît une récession qualifiée d’historique.

Mais ces maux très conjoncturels ne font que renforcer une tendance lourde. Le gouvernement japonais est en effet confronté à une multitude de défis : une croissance économique qui ne parvient pas depuis trois décennies, et en dépit de plans ambitieux de relance, à retrouver la dynamique qui fut autrefois la sienne ; un vieillissement de la population qui se traduit par des transformations profondes de la société et alimente un débat récurrent sur la pertinence de l’immigration pour compenser le déclin rapide de la population active soutenant les personnes âgées ; une crise politique symbolisée par la très faible participation aux élections et le désintérêt de la population pour un processus électoral dominé par un parti au fonctionnement opaque, sans perspective crédible d’alternance ; les craintes liées à la vulnérabilité de l’archipel face aux éléments, craintes que le tsunami du Sendai en 2011 et le désastre de Fukushima n’ont fait que renforcer ; ou encore un environnement géopolitique régional très incertain.

C’est précisément sur cet aspect des relations du Japon avec ses environnements proche et lointain que l’ouvrage dirigé par Guibourg Delamotte met l’accent.

Les enjeux sont, en effet, de taille. Le Japon entretient avec la notion de puissance une relation complexe. Archipel, il inscrit dans sa Constitution de 1946 l’interdiction du maintien d’un potentiel de guerre, pour s’arrimer durablement au camp occidental dont il a besoin pour assurer sa sécurité dans le contexte de la guerre froide. La diplomatie japonaise a cependant réussi à jouir d’une relative autonomie, en partie grâce au miracle économique qu’a connu ce pays. Mais ces paramètres sont en mutation. Délogé de sa place de première puissance économique asiatique en 2010 par la Chine, le Japon entretient des relations ambigües avec ses voisins, avec lesquels il est impliqué dans des disputes territoriales et maritimes, îles Kouriles avec la Russie; îlot Takeshima/Dokdo avec la Corée du Sud; îles Senkaku/Diaoyu avec la Chine et Taiwan. Le Japon est impliqué dans une vive concurrence économique que les dialogues régionaux ou bilatéraux apaisent difficilement – le cas de la relation avec Séoul est ici éclairant –, dans un contexte où leur interdépendance ne fait que se renforcer mais où le passif de l’héritage colonial japonais demeure sensible. Le Japon se sent également menacé militairement, par la Corée du Nord bien sûr, mais aussi par la Chine, les ambitions grandissantes de la Corée du Sud, le raidissement de la Russie ou encore la vacance du leadership états-unien sous la présidence Trump. Dans ce contexte marqué par ces incertitudes quant aux intentions de ses voisins mais aussi de son principal allié, Tokyo cherche de nouveaux partenaires pour sa sécurité et compenser une éventuelle défaillance de l’engagement de Washington à ses côtés. Dans le même temps, les forces armées japonaises se modernisent et accompagnent une course aux armements qui concerne tous les acteurs de la région (Tan, 2014). Comment amener la Corée du Nord à renoncer à son programme nucléaire ? Comment contenir la puissance maritime chinoise ? Comment réagir face à une administration américaine durablement protectionniste et un régime chinois supposément libre-échangiste, mais aux projets géoéconomiques potentiellement menaçants?

Si l’intention de l’ouvrage est bonne et de nombreux développements s’avèrent très éclairants, les chapitres de ce collectif demeurent cependant, sur le fond et la forme – ainsi que sur le format –, très inégaux. On y trouve ainsi une intéressante mise au point sur les paramètres intérieurs, les défis économiques japonais, la dynamique sociale, ou le régime politique. Une deuxième partie aborde les défis sécuritaires, les relations complexes du Japon avec la Chine et la Corée du Nord, avec l’inconfortable allié américain, avec l’Union européenne. Une troisième partie aborde les moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs politiques du Japon dans le monde : la politique de défense ; les leviers diplomatiques et en particulier l’attachement du Japon au multilatéralisme via les Nations Unies ; les leviers de la politique d’influence (soft power) mis en œuvre par Tokyo.

Certes, il fallait faire des choix dans cet ouvrage dirigé, mais on peut s’étonner de celui opéré pour les problématiques abordées et, en creux, de celles qui ont été passées sous silence. Ainsi, on découvrira que le seul chapitre sur les relations du Japon avec l’Union européenne compte 70 pages sur 245, alors que par ailleurs rien n’est dit sur les relations du Japon avec l’Afrique ou l’Asie, l’Inde et l’Asie du Sud-est en particulier, surtout dans un contexte de déploiement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie. De même, le chapitre sur la puissance et les défis économiques du Japon ne fait qu’esquisser le pouvoir d’influence actuel de l’économie japonaise dans le monde. De plus, si les questions mémorielles liées à l’héritage de la Seconde guerre mondiale sont évoquées dans les développements sur la relation avec Pékin, elles auraient ainsi pu faire l’objet d’un chapitre à part entière tant elles affectent la relation de Tokyo avec ses voisins, Chine, Corée du Sud et Asie du Sud-est. Dans la même veine, il parait manquer un chapitre sur la relation avec la Corée du Sud, partenaire économique proche, partenaire stratégique aux vues convergentes sur le dilemme de sécurité face à la Corée du Nord et à la Chine, mais relation encore amère et teintée ici aussi par l’héritage du conflit mondial et les politiques mémorielles de part et d’autre. On regrettera également l’absence d’un chapitre sur la relation avec la Russie, complexe depuis 1945 avec les hésitations japonaises entre fermeté à l’endroit de Moscou, fermeté parfois imposée par Washington (Mormanne, 1992); et ouverture vers une forme de partenariat économique, ouverture souvent sabotée par la persistance du contentieux territorial des îles Kouriles. Enfin, le débat sur l’amendement de l’article 9, évoqué, aurait gagné à être complété par une section sur le débat entre universalisme et nationalisme, car ce débat traverse aussi la société et le milieu politique japonais.

Au final, un ouvrage clair, aux chapitres bien écrits, qui aborde l’essentiel même s’il laisse dans l’ombre des aspects importants de la question des relations du Japon dans son environnement régional et de son ouverture au monde.

Frédéric Lasserre

Références

Mormanne, T. (1992). Le problème des Kouriles : pour un retour à Saint-Pétersbourg. Cipango, Cahiers d’études japonaises, 1, p. 58-89.

Tan, A. (2014). The Arms Race in Asia. Trends, Causes and Implications, Londres et New York, Routledge.

Le Blue Dot Network, un outil de soft power adapté aux ambitions japonaises dans le monde de l’après-covid ?

RG v7 n2, 2021

Antoine Congost

Antoine Congost est diplômé de Science politique, Université de Montréal, Québec, Canada.

Résumé

La stratégie d’influence internationale du Japon, puissance non militaire, repose depuis longtemps sur le soft power. La sécurité humaine, l’autonomisation de ses partenaires et la promotion du multilatéralisme et du droit international sont au cœur de son approche. Le Blue Dot Network (BDN), annoncé en 2019 aux côtés de l’Australie et des États-Unis, s’inscrit dans cette posture. Le BDN vise à promouvoir les infrastructures de qualité en termes de durabilité, de viabilité, de transparence et d’impact social et environnemental. Parce qu’il se pose en alternative à la Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine, le BDN apparaît comme une ambitieuse politique japonaise de diplomatie économique. Récente, elle doit toutefois se préciser et se concrétiser. Cette courte analyse tente de montrer que le BDN apparaît comme un prolongement logique de l’approche japonaise d’influence économique et que la crise sanitaire offre une opportunité au Japon d’approfondir son action et d’élargir les champs de coopération dans le cadre de cette politique. Le pays peut profiter de la relative fragilisation de l’influence chinoise pour renforcer son image de partenaire fiable, et en l’amarrant à des objectifs économiques et sécuritaires, le BDN constituerait un des leviers permettant au Japon de jouer un rôle central dans l’ordre international post-pandémie.

Mots-clés : Japon; Soft Power; Infrastructures; Belt and Road Initiative; Blue Dot Network

Abstract

As a non-military power, Japan’s international influence strategy has long been based on soft power. Ensuring human security, empowering its partners, as well as promoting multilateralism and international law are at the core of its approach. The Blue Dot Network (BDN), first announced in 2019 alongside Australia and the United States, is part of this stance. The BDN aims to promote quality infrastructure in terms of sustainability, viability, transparency as well as social and environmental impact. As an alternative to China’s Belt and Road Initiative (BRI), the BDN is an ambitious Japanese economic diplomacy policy. However, as a recent policy, it still needs to be clarified and concretized. This short analysis attempts to show that the BDN comes as the logical extension of Japan’s approach to economic influence and that the ongoing Covid-19 crisis offers an opportunity for Japan to deepen its action and broaden the fields of cooperation under this policy. Japan can take advantage of the relative weakening of Chinese influence to strengthen its image as a reliable partner, and by linking it to economic and security objectives, the BDN could constitute one of the levers enabling Japan to play a central role in the post-pandemic international order.

Keywords: Japan; Soft Power; Infrastructures; Belt and Road Initiative; Blue Dot Network

Introduction

« Le soft power est indispensable pour créer un monde plus durable à travers la coopération, la collaboration et la compréhension mutuelle » (Fisk, 2020). Ces mots de l’ancien secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU), Ban Ki-moon, résument bien la position japonaise en matière d’influence internationale. La projection internationale du Japon, puissance non militaire, repose en effet depuis longtemps sur le soft power. La sécurité humaine, l’autonomisation de ses partenaires et la promotion du multilatéralisme et du droit international sont au cœur de cette approche.

Le soft power, ou puissance douce, est défini par Joseph Nye comme la capacité d’un État à influencer les préférences et les comportements d’autres acteurs grâce à des moyens non coercitifs, comme le commerce, la culture, l’éducation et la science, ou encore la diplomatie. C’est sa capacité à se rendre attractif et à convaincre les autres qu’ils partagent des objectifs et des intérêts communs (Berger, 2010). Le soft power diffère du hard power en cela qu’il n’use pas de moyens coercitifs, comme la puissance militaire, pour influencer les actes des autres acteurs.

Le Japon, derrière les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et devant la Chine, est considéré comme la quatrième plus grande puissance mondiale en termes de soft power (Global Soft Power Index, 2020). Si le rayonnement culturel du pays est bien connu, son influence passe par d’autres vecteurs importants tels que les valeurs libérales et la promotion de l’État de droit ou, ce qui nous intéresse ici, l’économie. D’après Nye, le pouvoir économique peut d’une part influencer la volonté des autres pays à coopérer avec un État dans le but d’augmenter sa propre prospérité matérielle. Il peut d’autre part, grâce au succès économique, créer ou renforcer l’image d’un pays en tant que modèle à émuler (Berger, 2010). On comprend pourquoi le Japon, à travers un fort consensus au sein de sa bureaucratie comme au sein de son secteur privé (Nicolas, 2014), a fait de la promotion des infrastructures un de ses fers de lance en matière de soft power, particulièrement en Asie du Sud-Est. Elle sert sa stratégie de croissance et sa diplomatie économique, favorise sa vitalité industrielle et s’aligne avec les nouvelles priorités en matière de développement durable (Nicolas, 2014). Elle lui permet de sécuriser les approvisionnements en ressources naturelles, surtout énergétiques, mais aussi d’établir des relations diplomatiques cordiales et des partenariats stratégiques avec des pays partageant ses objectifs et ses valeurs (Basu, 2018).

Le soft power économique japonais par les infrastructures s’inscrit dans un contexte à la fois favorable et porteur de défis. Favorable, parce que les besoins de la région indo-pacifique en matière d’infrastructures sont plus importants que jamais. Pour maintenir leurs perspectives de croissance, éradiquer la pauvreté et répondre aux enjeux climatiques, les pays asiatiques en développement éprouveraient des besoins d’investissements en infrastructures équivalents à 1700 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 (Asian Development Bank, 2017). Il existe donc un « infrastructure gap » en Asie (Harris, 2019), que les deux grandes puissances régionales que sont le Japon et la Chine entendent combler en jouant un rôle central dans la construction des infrastructures dont la région a besoin pour croître. Le Japon est depuis longtemps à l’avant-garde dans ce domaine : fin 2016, les stocks d’investissements directs à l’étranger (IDE) japonais dans les grandes économies asiatiques représentaient en effet 260 milliards dollars, contre 58 milliards pour la Chine (Harris, 2019).

Porteur de défis ensuite, parce que les initiatives de soft power économique japonais représentent une réponse vitale à l’influence croissante exercée par la Chine dans la région, qui repose elle aussi grandement sur le financement et l’exportation d’infrastructures. La Belt and Road Initiative (BRI) entend développer les réseaux d’infrastructures dans les transports, mais aussi les réseaux numériques connectant la Chine à l’Asie du Sud-Est et même jusqu’à l’Afrique (Simpfendorfer, 2012 ; Lanteigne, 2015). Les investissements réalisés dans le cadre de la BRI en Asie du Sud-Est sont passés de 16,8 milliards de dollars en 2014 à plus de 29 milliards en 2019 (Yu, 2021). En participant de façon aussi active au développement de la région, donc à la croissance économique et à l’amélioration globale de la qualité de vie des populations, le financement de ces infrastructures permet à la Chine d’améliorer son image. Il s’agit d’un instrument majeur de la stratégie du Président Xi Jinping pour faire de la Chine un leader mondial en termes de puissance et d’influence d’ici à la moitié du siècle (Basu, 2018). La part croissante des investissements pilotés par la Chine dans le cadre du BRI concurrence frontalement la forte influence économique du Japon dans la région. La BRI pourrait, avec le temps, amplifier la dépendance économique des pays de la région vis-à-vis de la Chine et remodeler le système actuel d’alliances, pour l’instant globalement favorables aux grandes puissances occidentales et au Japon.

Face à la quantité, c’est-à-dire notamment les colossaux moyens financiers déployés par la Chine et avec lesquels il est difficile de rivaliser, le Japon et ses alliés répondent par la qualité. Le Blue Dot Network (BDN), annoncé en 2019 aux côtés de l’Australie et des États-Unis, s’inscrit dans cette posture. Le BDN, par des mécanismes de certification de projets, vise à promouvoir les infrastructures de qualité en termes de durabilité, de viabilité, de transparence et d’impact social et environnemental (Hartman, 2020). Pour l’heure, on constate un intérêt limité pour le BDN, d’une part par son statut encore embryonnaire, d’autre part par son ampleur a priori modeste surtout face aux moyens déployés par la Chine. Mais il est intéressant de comprendre en quoi il s’inscrit dans la stratégie japonaise de soft power, une forme novatrice de contrebalancement à la BRI, et représente un outil qui trouve d’autant plus son sens dans le contexte de la crise de la Covid-19.

  1. Un contexte favorable

1.1. La BRI est en relative perte de vitesse

La rivalité sino-japonaise en matière d’infrastructures n’a jamais autant occupé l’agenda international asiatique (Murashkin, 2020). Si la BRI vient sérieusement bousculer la domination historique du Japon en tant qu’investisseur et initiateur de projets, elle connaît depuis peu une relative fragilisation. Elle porte même atteinte à l’image de la Chine, qui, par ses méthodes, suscite une méfiance grandissante de la part de ses partenaires. À travers la BRI, la Chine pratique en effet des conditions de prêt désavantageuses pour les pays récipiendaires (Chotani, 2020) et exige notamment des taux d’intérêt élevés et des prises d’hypothèque comme condition de financement (Chaponnière, 2019). Les dispositifs et les termes de financement sont souvent jugés opaques, à l’image des institutions chinoises à l’origine de ces politiques, telles que la China Development Bank et la China Export-Import Bank (Kuo, 2020). La BRI est également critiquée pour les ambitions de domination politique qu’elle dissimulerait (Kuranel, 2020). Au-delà de la rentabilité de ces financements, l’intérêt stratégique est évident : elle lui permet de contrôler les voies maritimes vers l’Inde, comme le récent port construit au Sri Lanka (Chaponnière, 2018), et de clientéliser des pays jugés moins fréquentables par les Occidentaux, c’est-à-dire ne correspondant pas aux mêmes caractéristiques de démocraties libérales fondées sur l’État de droit. La dimension géopolitique est en effet primordiale pour le pays, notamment dans le cadre de ses relations tendues avec les États-Unis (Nicolas, 2014). Au cours des dernières années, plusieurs pays en développement ont d’ailleurs musclé leurs négociations concernant des projets de la BRI. Certains ont même décliné ou revu à la baisse des plans d’investissement chinois lorsque les conditions étaient jugées inéquitables, comme le Myanmar à propos de projets de port en 2018 et de barrage en 2019 (McCawley, 2019). La Malaisie aussi se tourne maintenant davantage vers le Japon, notamment parce la Chine exige depuis peu des garanties de prêts plus importantes pour apporter son financement, ceci afin de s’assurer une plus grande sécurité quant au remboursement (Chaponnière, 2018). Un dernier grief important fait à la Chine est la mauvaise qualité de ses infrastructures, comme l’a récemment exprimé l’Indonésie (Yu, 2017).

1.2. La pandémie apporte de nouveaux enjeux internationaux en matière de chaînes de valeur et de coopération

La pandémie, par les dysfonctionnements et le ralentissement de la production qu’elle a provoqués, a mis en évidence la surdépendance des économies régionales vis-à-vis de la chaîne de valeur chinoise. Cela est particulièrement visible en Asie du Sud-Est où les économies sont aussi densément reliées les unes aux autres, mais, en réalité, la tendance est mondiale. Afin d’être mieux préparées à des chocs systémiques similaires à la crise sanitaire en cours, il est aujourd’hui vital pour elles de diversifier leurs partenaires, de développer des voies alternatives (Panda, 2020) et de sécuriser des chaînes de production au niveau national. La pandémie a particulièrement complexifié les besoins en infrastructures sociales et sanitaires, que ce soit en termes de rénovations pour les anciennes infrastructures, et de constructions pour les nouvelles (Kuranel, 2020). Les investissements privés comme publics ont été réduits par la crise économique subséquente. Certains pays d’Asie n’ont pas les ressources financières suffisantes pour mener à bien de tels projets, générant un vide à combler pour des initiatives internationales comme la BRI et le BDN. La rivalité entre les États-Unis et la Chine, ainsi que le ralentissement des projets de la BRI en raison de la pandémie, représentent donc une opportunité pour le Japon d’accentuer ses arguments en faveur de chaînes de valeurs alternatives, soit de meilleure qualité, durables, transparentes, et ayant un réel impact sur le développement (Chotani, 2020).

La pandémie a également révélé le besoin croissant en coordination et coopération régionale. Sur le long terme, la crise pourrait en effet affaiblir la légitimité de l’ordre international libéral dans la région (Kim Jiyoon, 2020). Les grandes institutions internationales, comme le G7, ont échoué à faire des déclarations communes et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été fortement critiquée dans sa gestion de la crise. En réaction aux défaillances des institutions traditionnelles, la pandémie pourrait au contraire contribuer à l’émergence de nouvelles institutions régionales chargées de faire face aux défis de sécurité communs. Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité en Asie-Pacifique, composé des Quad States que sont le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde, collabore d’ailleurs sur le plan diplomatique et militaire avec la Corée du Sud, le Vietnam et la Nouvelle-Zélande dans le dialogue Quad Plus. L’objectif est ici de coordonner leur réponse à la pandémie, ouvrant la voie à une plus grande coopération multilatérale dans le futur, y compris sur les infrastructures sanitaires. La pandémie serait alors une opportunité de générer du soft power à travers une collaboration et une coopération proactive avec d’autres pays, le leadership dépendant aujourd’hui davantage de la collaboration que de décisions unilatérales basées sur des intérêts à court terme (Stanislas, 2020). Cette voie peut être suivie par le Japon s’il souhaite voir s’épanouir sa stratégie fondée sur le multilatéralisme et l’État de droit (Kim Jiyoon, 2020). C’est justement cela qu’incarne son approche du soft power économique, et particulièrement sa dernière initiative, le BDN.

  1. L’approche japonaise du soft power économique, un terreau solide pour le BDN

2.1. Le rôle central de l’autonomisation, des partenariats public-privé et des valeurs libérales

Le Japon considère depuis longtemps l’Asie du Sud-Est comme son pré carré (Chaponnière, 2019), où il joue un rôle moteur en matière de dynamisme économique depuis le XIXe siècle. Il s’y est forgé une image de partenaire fiable et y a développé une certaine pratique de coopération internationale. Son approche non militaire des relations internationales est liée à l’identité de nation pacifique qu’il s’est forgé et repose avant tout sur le soft power. Son action internationale est ancrée dans des valeurs internationalistes, d’usage de la force retenue, de valorisation du potentiel des sociétés aidées, notamment via l’aide au développement (Delamotte, 2020). Ses trois piliers sont donc l’autonomisation, la pacification des espaces maritimes et la résolution des différends par l’État de droit (Funabashi, 2017). Cette approche apparaît toujours comme la façon la plus pertinente pour le pays d’augmenter son influence (Funabashi, 2017).

La coopération économique pratiquée par Tokyo est d’approche mercantiliste. L’État porte le paradigme néo-libéral des flying geese, modèle de développement basé sur la rationalité du marché, tout en aidant ses voisins à amorcer la transition vers des secteurs industriels plus lucratifs pour en bénéficier lui-même (Harris, 2019). Le pays s’appuie pour cela sur un savoir-faire en termes d’infrastructures et de hautes technologies, notamment dans le domaine de l’efficacité énergétique, qui est l’un des meilleurs du monde (Nicolas, 2014). Dès 1998, le premier ministre Obuchi a décidé de mettre l’humain au centre de la diplomatie japonaise, en adoptant une people-centric approach (Funabashi, 2017). En son cœur se trouve le concept de sécurité humaine, qui passe notamment par la promotion de la coopération économique, au contraire du concept de sécurité nationale, qui, lui, repose sur la projection militaire. En matière de santé notamment, la technique japonaise est dite catalytique (Funabashi, 2017). Héritée de l’occupation américaine, elle consiste en grande partie à former des leaders dans les pays partenaires. Dans cette démarche, l’assistance technique et la formation sont les catalyseurs de l’autonomisation locale et finalement de l’autosuffisance. Plutôt que des écoles ou des hôpitaux, le Japon construit plus volontiers des infrastructures dites hard, soit des ponts et autres infrastructures vitales pour augmenter les liens commerciaux, stimuler la croissance à long terme et promouvoir les transferts de technologies et de savoir-faire en conception, construction et maintenance (Funabashi, 2017). Le recours aux partenariats public-privé fait également partie de la tradition japonaise en matière de développement international (Harris, 2019). L’État japonais a récemment accéléré sa volonté de briser la distinction entre les financements privés et publics, en apportant son soutien à l’investissement privé pour renforcer la capacité d’action du pays sur le marché international des infrastructures, dans une démarche appelée All-Japan Policy (Nicolas, 2014). En 2017, le gouvernement a annoncé un plan de 40 milliards de dollars pour soutenir le développement d’infrastructures de grande échelle en Asie. Le but est encore ici d’encourager le secteur privé japonais à augmenter les investissements dans les pays de la région (Direction générale du Trésor, 2017). La tenue régulière du Ministerial Meeting on Strategy relating to Infrastructure Export and Economic Cooperation depuis 2013 (METI, 2020) permet également de coordonner l’action de l’État avec le secteur privé.

Le Japon est par ailleurs fortement engagé dans le multilatéralisme basé sur les règles libérales de libre-échange (Tomoaki, 2020). En atteste par exemple sa participation à l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), un accord de libre-échange phare pour l’établissement d’un ordre commercial global basé sur les règles (Affaires mondiales Canada, 2020). L’État cherche notamment à asseoir son discours de Free and Open Indo-Pacific (FOIP), en permettant une stabilité régionale nécessaire à la prospérité économique. Son approche vise à accroitre son influence par la défense de ces idées et les retombées positives sur son image (Delamotte, 2020). Face à la politique économique prédatrice de la Chine, le Japon opte donc pour une diplomatie économique plus nuancée afin de renouer avec la prospérité internationale, ralentie depuis l’explosion de la bulle spéculative au tournant des années 1990, suivie par la crise asiatique de 1997. C’est au cœur de cette stratégie que s’inscrivent les infrastructures de qualité que le Japon promeut, respectueuses de l’environnement et transparentes dans leur fonctionnement (Panda, 2020).

2.2. Les enjeux géostratégiques : sécurité économique et dynamiques d’alliances

Le volontarisme de Tokyo répond à une certaine inquiétude face au nombre croissant de ports construits, gérés ou détenus par la Chine dans la région (Mottet, 2020). À l’heure où l’État chinois sécurise des routes maritimes vers le Moyen-Orient et l’Europe, et, ce faisant, accroit son influence économique et ses capacités de déploiement militaire, la sécurité nationale semble primordiale pour le Japon. La BRI, par son projet de restructuration des relations économiques dans la région et entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, inquiète fortement Tokyo qui craint de se voir reléguer « en périphérie de la nouvelle architecture régionale et transrégionale » (Mottet, 2020).

Ceci pousse le Japon à entretenir et à renforcer précautionneusement ses alliances face à la Chine. En novembre 2018, l’institution américaine de financement du développement, l’Overseas Private Investment Corporation, la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) ont notamment signé un protocole d’entente afin d’accélérer les investissements dans les infrastructures et le secteur de l’énergie en Asie-Pacifique. En plus des États-Unis, cette approche est soutenue par l’Inde, un autre allié de taille du Japon, qui appelle également de ses voeux une connectivité régionale accrue basée sur « universally recognized international norms, prudent financing and respect for sovereignty and territorial integrity » (Ministry of External Affairs, Government of India, 2017). Afin de tenir son image de contributeur actif à la stabilité régionale, le Japon cherche donc à agir dans le cadre d’alliances avec les États-Unis, l’Inde, et ses partenaires traditionnels, en essayant d’imposer la rhétorique libérale du droit international à son rival chinois (Basu, 2018). Il souhaite devenir un intermédiaire stratégique dans la région, notamment en faisant le pont entre la Chine et l’Inde (Brînză, 2018). À travers la promotion de ses infrastructures, le Japon conçoit la sécurité humaine comme de la sécurité intérieure, en cela qu’il perçoit la résilience sociale comme une forme moderne de dissuasion contre des menaces non militaires. Il tente ainsi de créer un environnement international capable de s’adapter aux risques futurs (Friedman, 2020). Une approche particulièrement pertinente à l’heure de la crise sanitaire mondiale.

2.3. Les politiques japonaises d’influence économique : des réponses alternatives à la BRI

Dès les années 1980, le Japon s’est affirmé comme l’un des plus grands pourvoyeurs mondiaux d’aide internationale, au point de fournir plus de financements que n’importe quel autre pays dans le courant des années 1990, avec près de 9 milliards de dollars par an en aide bilatérale (Berger, 2010). Si la Chine et le Japon reposent sur des moyens techniques similaires, à savoir les agences de crédit à l’exportation telles que la JBIC et la China Exim Bank (Nicolas, 2014), le Japon a rapidement développé ses propres outils. La Japan International Cooperation Agency (JICA) pour l’aide au développement (Funabashi, 2017) ou la Japan Overseas Infrastructure Investment Corporation for Transport and Urban Development (JOIN) et la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) en font partie. Mais surtout « par opposition aux investissements que sponsorise le gouvernement chinois à travers la BRI, le Japon (…) valorise la qualité, la durabilité, et l’environnement » (Delamotte, 2020). Bien antérieure au BDN, cette tendance s’est concrétisée avec l’annonce du Partenariat étendu pour les infrastructures de qualité (EPQI) par le gouvernement japonais lors du G7 de 2016. Il s’agit d’une occasion pour le Japon de briller par son savoir-faire technique et d’affirmer une voie différente de la BRI. L’ambition est grande, puisque la stratégie nationale d’exportation des systèmes d’infrastructures avait pour objectif de générer 300 milliards de dollars en 2020 (Delamotte, 2020) et à moyen terme d’augmenter de 25% les prêts japonais en aide au développement pour les infrastructures en Asie (Direction générale du Trésor, 2017). Cette politique soutient de nombreux projets en cours en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande et au Myanmar. En miroir à la BRI, il s’agit de construire des relations de confiance, de transparence et de développement (Panda, 2020), notamment en réformant ses politiques de prêts, plus avantageuses pour les pays emprunteurs (Harris, 2019). Il s’agit là d’un engagement que le Japon a formalisé au Sommet de l’ASEAN de 2016 dans la Déclaration de Vientiane pour la promotion du développement d’infrastructures.

L’accent mis sur la qualité des investissements permet au Japon de garder une certaine avance sur la Chine dans l’utilisation de l’aide au développement et des investissements stratégiques comme leviers d’influence régionale (Harris, 2019). Pour être crédible face à la Chine, soutenir les opportunités de développement des entreprises japonaises et promouvoir le développement régional, le Japon met en avant une large gamme de critères pour guider les investisseurs : impact social, soutenabilité de la dette, viabilité environnementale, niveau de sécurité des constructions, impact sur l’emploi local et expertise technique (Harris, 2019). Ces objectifs sont décrits dans sa Charte de la coopération au développement de 2015 comme permettant aux États du Sud-Est asiatique d’échapper au « piège de la classe moyenne » avec des infrastructures qui renforcent la connectivité au sein et entre les États, et réduisent les inégalités. C’est un niveau d’expertise que la Chine n’a pas ou ne met pas de l’avant (Harris, 2019) et qui répond à un intérêt grandissant pour le développement durable, la gestion d’entreprises pour l’investissement responsable, la sécurité des données et la vie privée (Tomoaki, 2020). Le Japon agirait ainsi en réaction aux initiatives chinoises, peu soucieuses de ces considérations qualitatives et sociales. Par ailleurs, pour asseoir l’agenda de la BRI, la Chine privilégie les relations bilatérales clientélistes, visant parfois à diviser des pays alliés. Par exemple, Pékin a volontairement apporté une aide matérielle à certains pays européens plutôt qu’à d’autres au début de la crise sanitaire. Le Japon, de son côté, accélère et approfondit ses partenariats commerciaux et sa présence dans les instances multilatérales.

Au final, le Japon reste fidèle au respect du droit international et au multilatéralisme. C’est ce qu’il fait à travers sa stratégie de Free and Open Indo-Pacific ou lorsqu’il crée la Foundation Center for Global Partnership en 1991. À partir des années 1990, en mettant l’emphase sur la coopération bilatérale et surtout multilatérale pour répondre à des enjeux internationaux, tels que l’environnement ou la connectivité régionale, le Japon a effectué un changement de paradigme. Abandonnant une approche historiquement exceptionnaliste, il tend désormais vers une forme d’universalisme en mettant en avant les intérêts partagés avec les autres nations (Watanabe, 2017). Le Japon prend part à ou initie de nombreuses instances de dialogue multilatérales, comme la Asian Development Bank (ADB) pour le développement d’une connectivité stratégique et économique en Indo-Pacifique (Basu, 2018). Cela se traduit notamment par une coopération renforcée avec l’Inde dans le cadre, par exemple, du Corridor de Croissance Asie-Afrique créé en 2017 pour lequel le Japon et l’ADB développent des infrastructures portuaires reliant l’Inde à l’Afrique et l’Inde à l’Asie du Sud-Est (Mottet, 2020). En opérant en parallèle de la BRI chinoise, ce mode d’action a surtout pour but de maintenir les plus hauts standards de gouvernance dans la région (Basu, 2018) et de pousser Pékin « à contribuer à la stabilisation de l’ensemble de l’Asie-Pacifique tout en respectant les règles de gouvernance et les valeurs du système libéral. » (Mottet, 2020). La dernière initiative de Tokyo et de ses alliés américains et australiens, le Blue Dot Network, semble offrir une synthèse de cette approche.

  1. Le Blue Dot Network

3.1. Une initiative récente et originale

Le BDN a été annoncé par le Japon, les États-Unis et l’Australie en novembre 2019 lors de l’Indo-Pacific Business Forum en Thaïlande. Il s’agit d’une initiative multipartite, à laquelle peuvent s’associer d’autres partenaires de la région, dans le cadre d’un partenariat public-privé visant à promouvoir des infrastructures de qualité, durables et transparentes via un processus de certification et de classification (Panda, 2020). Ce consortium réunit le Department of Foreign Affairs and Trade (DFAT) australien, la JBIC japonaise et le US Overseas Private Investment Corporation (OPIC). Le but de cette initiative est d’évaluer et de certifier des projets d’infrastructures sur la base de principes et de standards communément acceptés pour promouvoir un développement des infrastructures axé sur le marché, la transparence et la viabilité financière en Indo-Pacifique et au-delà (Milne, 2020). Lors de son annonce, le Conseiller à la sécurité nationale américain Robert O’Brien a comparé l’initiative au Guide Michelin et son système d’étoiles récompensant l’excellence des établissements évalués (The Japan Times, 2019).

Plus qu’une alliance économique entre le Japon et ses partenaires, le BDN est davantage une plateforme permettant la poursuite de ses objectifs géostratégiques vis-à-vis de la Chine. Si les spécificités du projet sont encore relativement floues, l’image renvoyée est celle d’une tentative de freinage de la BRI, six ans après son lancement, bien que les trois parties s’en défendent (Kuranel, 2020).  Le Japon, les États-Unis et l’Australie prennent en effet grand soin d’expliquer que le BDN n’est pas une initiative concurrente à la BRI, même si le choix de la couleur bleue, en contraste au rouge de la BRI, ne semble pas innocent (Kuo, 2020). C’est bien la volonté de distinction du Japon que l’on retrouve ici. Le BDN entend jouer un rôle de certificateur, là où la BRI s’affiche comme « maître d’œuvre » des différents projets d’infrastructures. Il s’agit davantage d’une autorité de standardisation qu’un initiateur de projets ou d’un financier. Son objectif principal est de promouvoir et soutenir l’investissement privé dans des infrastructures ouvertes et inclusives, transparentes, viables économiquement, durables financièrement, écologiquement et socialement, et conformes au droit, aux réglementations et aux standards internationaux. Le but est de faciliter l’accès de groupes d’investisseurs au réseau de financement d’infrastructures et de renforcer l’image de prestige et de fiabilité du Japon et de ses alliés. Le réseau couvre quatre principales catégories d’infrastructures, à savoir l’énergie, les télécommunications, les transports, et les infrastructures sociales (Kuranel, 2020). Il se veut également inclusif : les nouveaux membres sont les bienvenus s’ils promeuvent les investissements de haute qualité menés par le secteur privé. Des discussions sont d’ailleurs en cours avec l’Union européenne en ce sens (Kuo, 2020).

3.2. Une politique alignée avec l’approche et les intérêts du Japon

Comme mentionné précédemment, les piliers du rayonnement japonais par le développement d’infrastructures sont le renforcement de l’image d’excellence technique et de partenaire fiable du pays, la promotion du multilatéralisme et des relations économiques équitables, et le maintien de la sécurité et de l’ordre régional via ses alliances, notamment avec les États-Unis, l’Australie ou l’Inde sur des terrains non militaires. D’après Friedman, la puissance nationale a pris plusieurs formes successives au cours des deux derniers siècles : la puissance nucléaire des réseaux d’alliances a par exemple succédé à la puissance maritime de la colonisation. Au XXIe siècle, elles seraient en passe d’être remplacées par la « puissance de résilience » du soft power (Friedman, 2020). Il s’agit de la capacité d’un État à absorber les chocs systémiques, à s’adapter aux perturbations et à rebondir rapidement. Si au XXe siècle la priorité des politiques publiques était d’augmenter l’efficacité de l’industrie et de la société, la priorité serait désormais à l’augmentation de la capacité résilience, notamment parce que le XXe siècle a mené à des systèmes interconnectés plus vulnérables aux chocs (Friedman, 2020). Dans une logique jugée expansionniste par certains observateurs (Greer, 2018), Pékin a recours au détachement massif de travailleurs chinois sur ses projets internationaux, souvent au détriment des économies locales et du transfert de compétences. À l’heure du dérèglement climatique et de la crise sanitaire mondiale, le BDN propose une voie prometteuse en matière de soft power en cela qu’il met l’accent sur l’autonomisation des sociétés par des infrastructures viables.

En accord avec la stratégie de partenariat public-privé chère au Japon, l’intérêt central du BDN est d’impliquer le secteur privé, dans une conjoncture où les gouvernements ne disposent pas des ressources nécessaires pour répondre à la demande en infrastructures, estimée dans le monde à 94 billiards de dollars d’ici les vingt prochaines années (Global Infrastructure Outlook, 2017). Une puissance de frappe du secteur public qui est d’autant plus amoindrie par les répercussions économiques des politiques de lutte contre le virus de la Covid-19. Le rôle des gouvernements est ici d’encourager le secteur privé et de renforcer la confiance des investisseurs en réduisant les risques à l’investissement. Ces derniers sont en effet multiples et de plus en plus complexes. Ils peuvent être environnementaux, sociaux, sanitaires, sécuritaires, mais aussi légaux et politiques, comme des potentielles disputes autour de contrats ou les risques posés par un État de droit faible (Kuo, 2020). Le BDN serait en effet particulièrement attrayant pour les fonds d’assurance et de pension qui recherchent des projets de long terme et peu risqués dans lesquels placer leurs milliards de dollars, ce que le BDN pourrait certifier. La certification pourrait à terme dépasser l’évaluation technique des projets et s’assurer de leur conformité légale ainsi que leur viabilité financière (Kuranel, 2020). En termes de puissance financière pure, c’est-à-dire sa capacité à lever des capitaux, le BDN est bien plus limité que la BRI et son plan d’investissement à long terme de 575 milliards de dollars (Panda 2020). Sa valeur ajoutée ne repose pas tant sur sa force de frappe financière que sur son image de puissance stable, fiable, extrêmement développée et pouvant compter sur des alliés puissants et capables de mobiliser le secteur privé. Le BDN est en effet un programme financièrement modeste permettant au gouvernement d’afficher, à très peu de frais et sans en détailler les dépenses, son soutien à l’investissement dans les infrastructures en Asie. (McCawley, 2019). En cela c’est un produit à haute valeur ajoutée et un outil de soft power potentiellement très efficace. Face aux enjeux sécuritaires en mer de Chine, le BDN permet, par ailleurs, de mettre en confiance les États-Unis pour leurs intérêts économiques et militaires, et réduit la dépendance des économies de l’ASEAN à la Chine, dont la stratégie clientéliste est de plus en plus agressive. En renforçant les partenariats public-privé, le BDN permet également de contourner l’affrontement direct, bien trop politisé et dangereux, avec Pékin (Murashkin, 2020). Le BDN semble également aligné avec les intérêts que le Japon partage avec les États-Unis et l’Australie, à savoir le développement d’entreprises innovantes et de l’expertise technique, l’État de droit et des retours sur investissement à long terme (Kuo, 2020). Beaucoup d’infrastructures stratégiques, dans leur conception et leur exploitation, sont toujours peu rentables dans la région, parce qu’elles ne génèrent pas assez de devises pour rembourser les crédits qui les ont financées comme les centrales électriques ou les améliorations du réseau routier (Chaponnière, 2019). Le BDN permettrait de s’assurer à l’avance de la solidité et de la rentabilité de tels projets grâce à son système de certification, qui prend en compte leur viabilité financière.

Finalement, après des premières semaines marquées par le repli de la plupart des États sur eux-mêmes, la crise sanitaire a peu à peu montré l’importance de la coordination internationale dans des domaines vitaux, comme la sécurité humanitaire et sur les valeurs de coopération. Elle a également montré les bénéfices en termes de prestige et d’influence que peuvent en tirer les États proactifs (Panda, 2020). À court terme, c’est ce que la Chine a compris et utilisé à travers sa « diplomatie du masque ». En s’engageant à plus long terme à travers des initiatives comme le BDN, en mettant en avant les valeurs de l’ordre international libéral, en promouvant les bonnes pratiques de gouvernance et en mettant l’accent sur l’autonomisation des sociétés, le Japon peut indirectement contrebalancer l’influence chinoise. Plus largement, le BDN peut ici servir de levier pour approfondir les partenariats régionaux en matière de diplomatie, de défense et de sécurité.

3.3. Un projet né dans un contexte incertain et aux contours encore flous

Si le contexte de la pandémie offre des perspectives intéressantes au BDN à moyen et long terme, elle peut jouer contre lui à court terme. Lancé un an avant la crise, le projet pourrait souffrir de la fragilisation des finances publiques et de la frilosité des investisseurs, amplifiant les difficultés de financement des projets dont il fait la promotion (Panda, 2020). D’autre part, certains pays de la région, comme l’Indonésie, sont rendus plus dépendants à l’industrie chinoise en raison de développements politiques et économiques liés à la pandémie. Cela risque de les éloigner de l’influence potentielle du BDN (Milne, 2020). Sur les plans politique et social, les standards que veulent imposer le Japon, les États-Unis et l’Australie à travers le BDN peuvent soulever un problème éculé : il n’est pas certain que ces valeurs libérales et l’attention portée à l’impact social et environnemental des projets soient au goût de tous les pays partenaires (McCawley, 2019). La plupart des grandes démocraties libérales industrialisées rencontrent souvent des difficultés à dialoguer avec des interlocuteurs de pays émergents lorsque leurs politiques d’aide au développement s’accompagnent de conditions politiques, comme le renforcement de l’État de droit, et économiques, comme le développement de l’économie de marché ou la rigueur budgétaire, dans les pays récipiendaires. Sur ce point, la Chine tire justement son épingle du jeu lorsqu’elle fait reposer sa BRI sur le consensus de Pékin, son modèle de développement prônant la non-ingérence dans la gouvernance des pays partenaires. Enfin et surtout, les dispositifs précis de certification et de financement restent majoritairement flous ou inconnus. On peut s’attendre à ce que les politiques existantes de la JBIC, du Department of Foreign Affairs and Trade australien et de la Development Finance Corporation américaine servent de modèle de gouvernance (Kuo, 2020), lançant un défi supplémentaire en termes de coordination entre les trois alliés.

Conclusion

L’approche japonaise en matière de soft power économique repose sur la volonté de renforcer à long terme les capacités d’élaboration de projets, de partenariats public-privé, d’évaluation des conséquences environnementales et sociales et de financement d’infrastructures de qualité, « des valeurs qui soulignent les carences de l’aide publique au développement chinoise » (Delamotte, 2020). Les pratiques de la Chine sont, en effet, de plus en plus pointées du doigt pour le manque de prise en compte des enjeux environnementaux, pour la mauvaise qualité de leurs infrastructures et pour leurs pratiques de financement souvent aliénantes pour les pays bénéficiaires. La position du Japon rejoint les intérêts des États-Unis et d’autres puissances démocratiques dans la région, soit la promotion du développement économique de l’Indo-Pacifique de façon libre, ouverte et durable. C’est en cela une forme de contrepied à l’approche chinoise (Harris, 2019), dont le BDN est l’incarnation la plus récente.

La crise sanitaire offre une opportunité majeure au Japon d’approfondir son action et d’élargir les champs de coopération dans le cadre du BDN. Il peut profiter de la relative fragilisation de l’influence chinoise et du ralentissement de la BRI pour renforcer son image de partenaire fiable. En l’amarrant à des objectifs économiques et sécuritaires, le BDN constituerait un levier permettant au Japon de renforcer son statut de leader régional et mondial dans l’ordre international post-pandémie. Le rôle de Tokyo sera crucial une fois la crise passée, car les conséquences économiques du virus vont probablement amplifier les appels, au Japon et dans d’autres puissances moyennes, en faveur de mesures protectionnistes et d’isolement d’une économie mondiale chaotique (Patey, 2020). Dans ce contexte, le Japon peut être un acteur central pour revitaliser la coopération internationale et la confiance des partenaires économiques par des initiatives comme le BDN. Le Japon doit mettre l’accent sur ces nouvelles chaînes de valeur, en termes de résilience infrastructurelle bien sûr, mais aussi en termes de qualité de vie, de sûreté, et d’environnement qu’elles génèrent (Chotani, 2020). Sur ce point, Tokyo peut tirer profit d’une certaine avance sur Pékin, car là où la Chine cherche à améliorer son image, le Japon cherche à conserver la bonne image dont il jouit déjà depuis des décennies.

L’avenir dira si le BDN va concurrencer de front la BRI et la freiner en imposant des standards de qualité transversaux et exigeants ou bien si elle agira en parallèle en étendant son rôle au développement de nouveaux projets d’infrastructures (Kuranel, 2020). La malléabilité de cette politique, peu coûteuse et peu contraignante, permettrait de la déployer au-delà de la région indo-pacifique. À ce titre, les discussions en cours avec l’Union européenne, qui a récemment entamé un « pivot » vers l’Asie, sont encourageantes. Il y a là une opportunité de se démarquer des pratiques d’influence chinoises en mettant l’emphase sur les valeurs sociales partagées avec des alliés influents comme les États-Unis, l’Australie ou l’Inde (Tomoaki, 2020). Par ailleurs, à l’échelle mondiale, la demande en rénovation et en construction d’infrastructures reste en forte croissance, principalement dans les secteurs de l’énergie et des transports (Direction générale du Trésor, 2017). Mais à très court terme, il conviendra surtout de suivre attentivement les futurs développements de ce projet, lancé quelques mois avant les grands bouleversements apportés par la pandémie, dont les contours restent flous et dont l’avenir est encore incertain.

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La Constitution pacifiste du Japon sera-t-elle modifiée ?

Rachel M. Sarfati

Rachel M. Sarfati est étudiante en Maîtrise en Études Internationales à l’Université Laval, Québec (Canada). Elle est Licenciée de Droit à la Faculté de Droit et de Science Politique de Montpellier (France). Elle est également mandatée à la Clinique de droit international pénal et humanitaire et à Osons le DIH, Québec (Canada).
rachel.sarfati.1@ulaval.ca

vol 6 n4, 2020

Résumé
Le Japon est une démocratie exemplaire, cependant ses citoyens n’ont jamais eu l’entière responsabilité de rédiger leur propre constitution. Alors que le débat sur la révision constitutionnelle est dans l’actualité, l’article 9, la fameuse « clause de paix » de renoncement à la possession et à l’usage de la force pour régler les différends internationaux n’a jamais été modifié, en dépit (ou à cause) de nombreux arguments concernant à la fois le symbolisme du pacifisme comme image nationale et la substance incarnée dans un pacifisme pro actif. Tout en conservant le libellé original kantien, le contenu de certaines dispositions comme la « légitime défense » individuelle et collective ou de « recours à la force », ont été réinterprétées pour se conformer à une nouvelle politique de défense du Japon privilégiant ses propres intérêts en matière de sécurité. Nous analysons pourquoi l’article 9 a survécu si longtemps sans amendement (paradigme négatif à la modification), et pour quelles raisons on a cherché impérativement à le modifier (paradigme positif). Bien que le poids relatif de ces deux forces, pacifisme et pragmatisme, ait varié au cours des années, chacune à part entière a été un facteur de statu quo en faveur d’une interprétation constitutionnelle plutôt qu’un amendement formel. La lutte pour adapter le pacifisme constitutionnel à l’évolution de la situation internationale, ainsi qu’une société conservatrice à un ordre libéral, montrent qu’au-delà des réponses géopolitiques, il s’agit d’une question d’identité politique.

Mots clés
Article 9, Constitution japonaise, pacifisme proactif, Forces d’auto-défense (FJA), gouvernement Abe, géopolitique de l’axe Asie-Pacifique.

Abstract
Japan is an exemplary democracy, yet its citizens have never had full responsibility for writing their own constitution. While the debate on the constitutional revision is still ongoing, Article 9, the so-called “peace clause” of renouncing the possession and use of force to settle international disputes has never been changed, despite (or because of) many arguments concerning both the symbolism of pacifism as a national image and the substance embodied in pro-active pacifism. While retaining the original Kantian wording, the content of certain provisions such as individual and collective “self-defense” or “use of force” have been reinterpreted to conform to a new Japanese defense policy that prioritizes Japan’s own security interests. We analyze why Article 9 has survived so long without amendment (negative paradigm to amendment), and why it has been so desperately sought to be amended (positive paradigm). Although the relative weight of these two forces, pacifism and pragmatism, has varied over the years, each in its own right has been a status quo factor in favour of a constitutional interpretation rather than a formal amendment. The struggle to adapt constitutional pacifism to changing international circumstances, as well as a conservative society to a liberal order, show that beyond geopolitical responses, it is a question of political identity.

Keywords
Article 9, Japanese Constitution, proactive pacifism, Self-Defense Forces (SDF), Abe government, geopolitics of the Asia-Pacific axis

Introduction

            « L’originalité du Japon tient à ce que les changements viennent s’inscrire, comme naturellement, dans un cadre immobile. » (Histoire du Japon, 2018)

Le monde étant constamment confronté à des défis majeurs, comme l’effort de lutte contre les crises internationales qui prennent aujourd’hui de multiples formes, les démocraties occidentales doivent trouver des moyens constitutionnels de s’adapter. Dans un contexte d’« affolement du monde » (Gomart, 2020), fait d’avantage d’incertitudes que de certitudes et d’une nouvelle hiérarchisation des forces, le Japon troisième puissance économique dont les intérêts se situent à l’épicentre de la géopolitique mondiale de l’axe Asie-Pacifique, doit nécessairement mettre à jour sa feuille de route en matière de politique étrangère et de sécurité. Dans ce contexte, pour comprendre l’horizon politique du Japon et son action internationale, il est nécessaire de relire un facteur fondamental du comportement de l’État japonais aux xxe et xxie siècles, à savoir la Constitution du Japon.

Approuvée le 3 novembre 1946 en tant que révision de la Constitution Meiji (1890) et adoptée après la guerre en 1947 pendant l’occupation du Japon par les puissances alliées, la Constitution à travers l’article 9 prive l’État japonais du droit à la belligérance, respectivement de la capacité de résoudre ses problèmes internationaux en matière d’auto-défense et à fortiori de recours à la force militaire. L’histoire de la Constitution japonaise prend sa source dans l’ultimatum signifié le 26 juillet 1945 à l’Empire du Japon par le premier ministre britannique Winston Churchill, le président chinois Tchang Kaï-chek ainsi que le président américain Harry Truman : « Nous appelons le gouvernement du Japon à prononcer aujourd’hui la capitulation sans condition de toutes les forces armées japonaises. […] Sinon, le Japon subira une destruction rapide et totale ». La célèbre réponse du gouvernement japonais a été : « Mokusatsu » (« tuer par le silence » en japonais), terme qui a souffert de la « plus grave erreur de traduction de tous les temps » car il a été compris comme « traiter avec mépris » à la place de : « pas de commentaire » (Abadie, 2014).

Cette malheureuse ambiguïté sémantique précipite la première attaque atomique de l’histoire, le 6 aout 1945 sur la ville d’Hiroshima, se soldant par un nombre de victimes estimé de 155 000 à 250 000 personnes, principalement des civils (Papon, 2020). Ce traumatisme amène le Japon à accepter le 14 août 1945 la Déclaration de Potsdam, qui présente les futurs principes politiques fondamentaux imposés aux Japonais : le respect des droits de l’homme, la souveraineté, et enfin, le pacifisme (Fukase, 1959 : 365). Sur ce dernier point, la Constitution japonaise est habitée par l’esprit de paix du « plus jamais ça » gravé sur le monument aux victimes de la bombe atomique à Hiroshima : « Que toutes les âmes ici reposent en paix, car nous ne répéterons pas cet acte diabolique » (Nakamura, 2006 :1). Ces principes constituent l’ébauche de la nouvelle Constitution japonaise : les propositions des Japonais n’ayant pas satisfait le général américain Douglas MacArthur à la tête du S.C.A.P., le Supreme Commander for the Allied Power, celui-ci a confié la rédaction de la nouvelle Constitution à ses conseillers juridiques.

Il existe une opinion communément admise selon laquelle la Constitution pacifiste a été imposée au gouvernement d’alors par l’occupant américain après la défaite japonaise de la Seconde Guerre mondiale, et donc qu’elle n’a pas été fondée sur une décision autonome du peuple japonais, pire, qu’elle est le symbole de l’humiliation (Tadakoro, 2011 :38). Paradoxalement, l’éminent constitutionnaliste Yoïchi Higuchi qui s’intéresse à l’opinion publique de l’époque, affirme que le peuple accueille favorablement l’avant-projet de la nouvelle Constitution (Higuchi, 2002 :80). Pour l’opinion publique japonaise, l’article 9 de la Constitution qui consacre la renonciation définitive à la guerre, est précieux : il tourne la page de l’impérialisme et des crimes de l’armée japonaise avant et pendant la deuxième guerre, ainsi que de l’atrocité des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Pour autant, les caractères de « greffe étrangère »[1] et la « radicalité » de la formulation du texte suscitent beaucoup de débats (Pfersmann, 2018).

L’article 9 comprend deux dispositions : le Japon « renonce à jamais » à la guerre et « à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ». Le texte ajoute qu’à cette fin, « il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre ». Cet article est l’objet depuis lors de multiples interprétations âprement débattues et controversées car il porte atteinte à la souveraineté politique et militaire du Japon. Selon le père fondateur du néoréalisme Kenneth Waltz, « Dire qu’un État est souverain signifie qu’il décide lui-même de la manière dont il fera face à son problème interne et externe, y compris s’il doit ou non solliciter l’aide d’autrui et, ce faisant, limiter sa liberté en prenant des engagements envers eux. » (Waltz 1979 : 96). Selon lui, l’État ne peut (et ne doit) compter que sur lui-même pour assurer sa sécurité : c’est le principe de l’auto-préservation. Un autre penseur du réalisme Hans Morgenthau met le curseur plus haut : « L’indépendance signifie l’aspect particulier de l’autorité suprême de la nation individuelle qui consiste en l’exclusion de l’autorité de toute autre nation. L’affirmation selon laquelle la nation est l’autorité suprême – c’est-à-dire souveraine sur un certain territoire – implique logiquement qu’elle est indépendante et qu’il n’y a pas d’autorité au-dessus d’elle. Par conséquent, chaque nation est libre de gérer ses affaires extérieures de façon interne à sa discrétion, dans la mesure où elle n’est pas limitée par un traité ou par ce que nous avons appelé précédemment le droit international commun ou nécessaire. La nation individuelle a le droit de se donner toute constitution qui lui plaît, de promulguer les lois qu’elle souhaite indépendamment de leurs effets sur ses propres citoyens et de choisir n’importe quel système d’administration. Il est libre d’avoir tout type d’établissement militaire qu’il juge nécessaire aux fins de sa politique étrangère – qu’il est à son tour libre de déterminer comme il l’entend (Morgenthau 2006 : 319-312). »

Nous constatons dans les faits que depuis les années 1950 le Japon a pu réinterpréter le texte de l’article 9 et élargir progressivement ses prérogatives. Sans même que la Constitution n’ait été amendée, l’administration militaire chargée de l’occupation du Japon – dirigée par le général Douglas MacArthur – ordonne au Japon de former une Police de Réserve Nationale en 1950, devenue les Forces japonaises d’Autodéfense (FJA) en 1954, une armée composée de plus de 250 000 hommes (Auer, 1993). Quant à la sécurité de l’État japonais, elle a été depuis lors assurée par les États-Unis selon la doctrine « Yoshida ». Ce système a été initié dès que le Japon a accepté la reddition, et a ensuite été officialisé par le Traité de sécurité de 1951 puis par le Traité de coopération et de sécurité de 1960, toujours en vigueur aujourd’hui. Cette dépendance envers les États-Unis est perçue négativement par de nombreux conservateurs dans la classe politique japonaise, c’est pourquoi, ces dernières années, il y a une évolution du discours aux traits nationalistes qui invoque la nécessité de « normaliser » le Japon.

Cependant, comme le précise la loi de 2015[2], la force ne peut être utilisée qu’en situation de légitime défense : soit que le pays est attaqué, soit un allié et que cette attaque mette en péril le Japon lui-même et les droits et libertés des Japonais ; la force doit alors être de dernier recours et de niveau minimal (Delamotte, 2020). Pour piloter ce système, le pays s’est même doté depuis mars 2006 d’un état-major des armées et l’année suivante d’un véritable ministère de la Défense. Le Japon a progressivement augmenté sa capacité de dissuasion et son autodéfense et abandonné les idéaux pacifiques de sa Constitution à travers de nombreuses opérations onusiennes de maintien de la paix ou des missions humanitaires, à un niveau qu’aucun autre signataire du Pacte Kellogg-Briand[3], proscrivant la guerre, n’a égalé. Cette réinterprétation libre opposant gouvernement et constitutionnalistes nous interroge : la Constitution pacifiste de 1946 est-elle dépassée par rapport aux enjeux internationaux contemporains ?

Au préalable, intéressons-nous au concept de paix/pacifisme. Selon le dictionnaire japonais, le mot « paix » est défini comme suit : « état de la société qui est paisible, sans guerre ». Si la paix c’est l’absence de guerre, comment faire pour maintenir la paix ? Soit par un pacifisme absolu qui refuse toute force, soit par un pacifisme réaliste qui vise lʼéquilibre des forces dans le monde (Takashi, 2015). En 1927, Max Scheler prononce une conférence sur le pacifisme dans laquelle il rouvre la perspective de la « paix perpétuelle ». Scheler distingue huit sortes de pacifisme : « 1. le pacifisme héroïque ; 2. le pacifisme chrétien – catholique ou protestant ; 3. le pacifisme économique et libéral de Herbert Spencer ; 4. le pacifisme juridique de Grotius, Pufendorf ou Kant ; 5. le pacifisme marxiste et socialiste ; 6. le pacifisme impérial ; 7. le pacifisme bourgeois ; 8. le pacifisme culturel des élites » (Olivier, 2011). Il défend l’idée kantienne selon laquelle la paix est une finalité, Kant ayant élaboré lui-même un projet très rigoureux de « paix universelle ». Le philosophe allemand veut transformer l’état de fait de la paix en état de droit, en juridiciarisant les rapports entre États : « L’état de paix n’est pas un état de nature, lequel est au contraire un état de guerre, c’est pourquoi il faut que l’état de paix soit institué ». En ce sens, le Japon est fidèle à une conception du pacifisme théorisée dans le Projet de paix perpétuelle (1795).

Alors que l’article 9 semble à priori imposer une base constitutionnelle rigoureuse d’un état-type pacifiste, le gouvernement japonais n’a cessé de créer de nouvelles interprétations des notions de « guerre » et « d’armement » en raison de l’évolution de la situation internationale depuis la Guerre froide (Takashi et Makoto, 2015). Ainsi, aujourd’hui, la Constitution est devenue « une ligne de fracture de la politique japonaise ». Le Parti libéral démocrate (PLD), au pouvoir de façon quasi ininterrompue depuis 1955, ne cache pas sa volonté de longue date d’amender le texte. Les nationalistes estiment que les opposants sont dangereusement déphasés par rapport aux réalités géopolitiques actuelles, comme par exemple les programmes nucléaires et de missiles balistiques de la Corée du Nord. Depuis sa fondation en 1955, l’un des objectifs affichés[4] du Parti libéral démocrate est de réformer la constitution imposée par les Américains lors de leur occupation du Japon à l’issue de la Seconde guerre mondiale, mais tous les dirigeants du PLD devenus Premiers ministres y ont échoué, y compris le grand-père de Shinzo Abe[5], Nobusuke Kishi, Premier ministre de 1957 à 1960 (Mérieau, 2019).

Suivant toutes ces considérations, notre analyse aura pour objectif de répondre à la question : La constitution pacifiste du Japon, principalement son article 9, sera-t-elle modifiée ? Afin d’apporter un éclairage pertinent à cette question de modification de la Constitution et l’analyse purement juridique pouvant s’avérer trop réductrice, il est nécessaire de la contextualiser par rapport à l’environnement politique, social et géopolitique du Japon. De prime abord, on assiste à un paradigme favorable à la révision de la Constitution pacifiste (1). Toutefois, ce courant se heurte à des obstacles juridiques, politiques et sociétaux qui pourraient in fine inverser le paradigme (2). Pour anticiper ces tendances futures, nous nous appuierons sur les indicateurs objectifs et les expertises disponibles.

1. Un paradigme favorable à la révision de la Constitution pacifiste

La sécurité nationale d’un État est une question liée d’une façon complexe au droit et aux politiques internes, mais aussi au droit et à la politique internationales, Nous devrons donc considérer les stratégies de la sécurité nationale d’un point de vue juridique et les contextualiser, puis dans le cadre des relations américano-japonaises ainsi que de la diplomatie du Japon en général pour discuter les points suivants : l’interprétation évolutive du pacifisme dans la Constitution japonaise est inconstitutionnelle, la théorie juridique exige donc une modification (1.1). Face aux enjeux mondiaux et régionaux multiples et à la vulnérabilité avérée du Japon face aux menaces existentielles, la révision est incontournable (1.2).

1.1. L’interprétation évolutive du pacifisme dans la Constitution japonaise est inconstitutionnelle, la théorie juridique exige donc une modification

Dans un premier temps, précisons les problèmes juridiques que pose la Constitution pacifiste du Japon. L’article 9 du Chapitre II – relatif à la renonciation à la guerre – dispose que : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. » (Ricouleau, 2017.)

1.1.1. L’inutilité juridique du premier alinéa de l’article 9

Ce n’est pas la première fois qu’une constitution retranscrit une clause pacifiste, on peut notamment citer des articles similaires des constitutions françaises (celles de 1791 et de 1946), italienne (1947) et espagnole (1931), des Philippines de 1935. Cependant, dans ces constitutions, il s’agit du renoncement à « la guerre de conquête », mais pas à « la guerre » tout court, mention que seule la Constitution italienne a conservée[6]. Par contre, la Constitution japonaise de 1946 renonce à « toutes les guerres y compris la guerre de conquête, à la menace ou à la menace de l’emploi de la force » (Pfersmann, 2018). Cette idée du renoncement total à la guerre est considérée comme très originale (Takashi et Makoto, 2015) et très kantienne (la guerre est illégitime). Parmi toutes les constitutions en vigueur dans les États, celle du Japon affiche un « pacifisme absolu » (Fukase, 1959 : 375). Cette idée de renoncement total à la guerre est tout à fait unique et s’explique par les traumatismes psychologiques et physiques collectifs mais également par les circonstances particulièrement dévastatrices qui ont marqué la fin de la guerre, avec les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. Toutefois, cette formulation pose un certain nombre de problèmes (Ashibe, Takahashi, 2015).

Premièrement, l’alinéa évoquant un renoncement total à la guerre, et ceci même pour assurer sa propre défense, est juridiquement inutile. En effet, le droit international interdit déjà la guerre d’agression, d’abord par le pacte Briand-Kellog[7] déjà évoqué, signé à Paris le 27 août 1928, que le Japon a d’ailleurs ratifié en premier. Dans un sens, « cette disposition induit l’idée que le Japon pourrait se réapproprier ce droit en révisant sa Constitution, ce qui n’est évidemment pas le cas puisqu’il ne s’agit pas d’une question interne » (Pfersmann, 2018). Ainsi, seule l’interdiction d’entretenir des forces armées, au deuxième alinéa de l’article 9, est un élément juridiquement opératoire. Ensuite, le pacifisme n’est pas synonyme d’inaction, au contraire le Japon est invité à contribuer à la construction de la paix comme le précise le préambule de la Constitution : « Nous désirons occuper une place d’honneur dans une société internationale luttant pour le maintien de la paix et l’élimination de la face de la terre, sans espoir de retour, de la tyrannie et de l’esclavage, de l’oppression et de l’intolérance. Nous reconnaissons à tous les peuples du monde le droit de vivre en paix, à l’abri de la peur et du besoin. Nous croyons qu’aucune nation n’est responsable uniquement envers elle-même, qu’au contraire les lois de la moralité politique sont universelles et que le respect de ces lois incombe à toutes les nations arguant de leur propre souveraineté et justifiant de leurs relations souveraines avec les autres nations ».

1.1.2. Violation du deuxième alinéa de la Constitution

Deuxièmement, la question en suspens reste de savoir ce qu’il en est de la défense. Interdit-on totalement au Japon de maintenir une force armée et dans ce cas les FJA en constituent donc une violation, ou bien la FJA est permise tant qu’elle n’est pas utilisée pour l’attaque ? Selon le gouvernement, « les forces minimum et nécessaires pour l’auto-défense » ne sont pas considérées comme « des forces militaires » interdites dans la Constitution…mais en même temps le gouvernement ne précise pas la nature des « forces minimum ». Qu’en est-il du « droit de légitime défense collective » dans le droit international ? Lʼarticle 51 de la Charte des Nations Unies précise qu’aucun État ne peut faire « la guerre » légalement selon le droit international, sauf pour exercer son droit d’auto-défense ou une action militaire faite pour l’intérêt public ; mais dans le cas de solidarité pour assurer « la sécurité collective », auto-défense et contribution à arrêter les États agresseurs qui menaceraient la paix mondiale ne sont pas distinguées car difficilement arbitrables.

Ainsi, selon la logique du droit international, le fondement qui permet aux Forces d’auto-défense du Japon de riposter légalement à des attaques menées contre l’armée américaine, doit être cherché dans le « droit de légitime défense collective » (Takashi et Makoto, 2015). Cette problématique de l’exercice légal du droit de légitime défense collective a été ravivé lors des interventions onusiennes. En effet, soutenir une offensive, c’est faire la guerre, et donc interdit par l’article 9. Cependant, en cas d’attaque contre les forces japonaises il leur est interdit de contre-attaquer si elles ne défendent pas le territoire japonais lui-même, à fortiori si ces forces représentent une menace pour d’autres pays. Ces débats se sont renouvelés à l’occasion de la participation des troupes japonaises à la coalition présente en Irak, à la suite de la deuxième guerre du Golfe. Ces troupes ont été envoyées à Samawa, dans le sud de l’Irak de 2004 à 2006 en soutien logistique, conformément à la loi de juillet 2003 permettant le déploiement de troupes pour des missions de reconstruction non-combattantes.

La Constitution japonaise prévoit-elle la neutralité : « le Japon ne doit rien faire même s’il y a des guerres dans la société internationale », c’est-à-dire, renonce-t-elle à l’usage de toute force militaire ? Concernant cette question, la formulation de l’article 9 n’émet aucun doute quant au fait que le maintien des « forces militaires » est inconstitutionnel (Takashi et Makoto, 2015). Pourtant, à la demande des États-Unis, le Japon a dû créer une police nationale de réserve en 1950 pour assurer la défense du pays, constituée de facto en armée, qui est par ailleurs devenue l’une des plus puissantes du monde (Gacon, 2020). L’argument qu’il s’agit de « forces d’autodéfense » et non d’une « armée » est dérisoire car il s’agit tout de même d’un ensemble régi par la discipline militaire. C’est une armée que l’on appelle « Forces d’auto-défense » parce que l’on est dans une situation de déni (Pfersmann, 2018). Les FJA sont compétentes, très bien armées, modernes, et équipées de sous-marins et d’avions de combat performants (Gacon, 2020).

Le paradoxe japonais est celui de nombreux accords, lois et traités qui ont transigé durablement avec l’esprit de l’article 9. Et c’est ici que se révèle la faiblesse de la conception juridique japonaise : ses justiciables étant nommés par un pouvoir monolithique depuis des décennies et les différentes cours juridictionnelles n’ont jamais réussi à faire vivre l’indépendance qui leur est pourtant dévolue. « Il peut être raisonnablement attendu d’une telle autorité, là où elle existe, qu’elle rende effectivement des décisions permettant de contraindre à une mise en conformité par rapport aux exigences d’une démocratie. Or, en dépit de quelques exemples ici et là, aucune démarche n’a été effectuée qui aurait mis en cause l’existence de l’armée et des dispositifs qui la régissent » (Pfersmann, 2018). Si de nombreux constitutionalistes japonais ne reconnaissent même pas la légitimité d’une armée d’auto-défense, en étant radicaux quant à l’inconstitutionnalité, c’est plutôt pour des raisons politiques que juridiques, – cela conduirait à affirmer que le Japon est démilitarisé ; ce qui est irréaliste – en tant que grande puissance économique, financière, technologique et industrielle, et aussi du point de vue de son rôle moral de maintien de la paix. Si les constitutionnalistes justifient garder un équilibre politique en se plaçant au niveau juridique, ils ne pourront pas empêcher que cet équilibre évolue dans le sens de la militarisation dans les futurs désaccords. « Les constitutionnalistes japonais doivent faire face à un dilemme redoutable mais ils doivent, pour l’affronter, rester des juristes » (Takashi et Makoto, 2015).

1.2. Face aux enjeux mondiaux et régionaux multiples et à la vulnérabilité avérée du Japon face aux menaces existentielles, la révision est incontournable

1.2.1 Une remilitarisation au sein d’une alliance forte et durable avec les États-Unis

La période de la guerre froide fut le moteur du réarmement japonais en raison de l’avènement de la République populaire de Chine ainsi que le début de la guerre de Corée. Ceci se concrétisera en créant dès juillet 1950 une Police nationale de réserve paramilitaire de près de 75 000 Japonais, ensuite en 1952 la Force de sécurité nationale, une administration officiellement militaire. Le Japon signa en 1951 un traité de sécurité bilatéral avec les États-Unis, dans lequel il était reconnu au Japon un droit naturel de légitime défense collective, ce qui s’opposait clairement à l’article 9 de la Constitution de 1947[8]. En 1954 le Japon se dote d’un véritable système de défense par l’Accord d’assistance mutuelle de sécurité avec les États-Unis. Le processus de militarisation fut initié en juin 1954 avec les deux lois créant l’Agence de défense et les FJA. Ensuite, quatre plans de renforcement et de modernisation des FJA, en accord avec l’allié américain, furent mis en place entre 1958 et 1972. Ces réformes divisèrent les différents gouvernements japonais (Landreau, 2016).

Les années 1990 furent le théâtre de la première guerre du Golfe, ce qui engagea le Japon en Irak avec l’envoi de dragueurs de mines dans le golfe Persique, un engagement limité, mais assorti d’un soutien financier qui s’élève au total à 13 milliards de dollars, obtenus sous la pression américaine et le chantage aux approvisionnements pétroliers. La première guerre du Golfe a généré une forte tempête dans l’environnement politique japonais, Tokyo fut forcé d’assurer la concordance entre son pouvoir économique et la contribution aux efforts des Nations Unies, en dépit de sa politique anti-guerre. Cet événement signa « l’émergence du Japon sur la scène internationale et la prise de conscience au Japon de ses ambitions » (Pflimlin, 2010). Mais, la participation japonaise à la force militaire multinationale a provoqué de vives réactions de la part de ses voisins asiatiques. Victimes de l’agression nippone pendant la seconde guerre mondiale, et même avant, en ce qui concerne la Chine et la péninsule coréenne, les pays d’Extrême-Orient craignaient une résurgence du “militarisme” japonais (Fouquoire-Brillet, 1991).

Dans la foulée la loi sur la Coopération aux opérations onusiennes de maintien de la paix PKO (participation des FJA aux Peace-Keeping Operations de l’ONU) fut adoptée par l’ONU en juin 1992. Il s’agissait de créer un corps de FJA dont l’utilisation nécessitait cinq conditions : « l’existence d’un cessez-le-feu, l’acceptation par les parties de la participation du Japon, la neutralité absolue de la mission de l’ONU, le retrait des troupes en cas de reprise des hostilités et le non-recours à la force » (Pflimlin, 2010 :146). Les FJA crées pour permettre une action en faveur de la sécurité internationale, furent dès lors l’un des instruments de l’augmentation de la capacité opérationnelle des FJA, du renforcement de l’Alliance nippo-américaine et de l’internationalisation du Japon. Elles participèrent à de multiples opérations de maintien de la paix : au Cambodge (1992-1993), au Mozambique (1993-1995), au Rwanda (1994), sur le plateau du Golan (1996) ou encore au Timor oriental (2002-2004) (Landreau, 2016).

La loi des mesures spéciales contre le terrorisme, adoptée après les attentats du 11 septembre 2001, fut un autre tournant de la politique de défense du Japon. Cette loi permit aux FJA de soutenir les troupes américaines et alliées dans l’océan Indien et dans le golfe Arabo-Persique via un ravitaillement en carburant, du transport logistique et du soutien médical. Cette loi antiterroriste autorisa un déploiement des FJA à l’étranger au-delà de l’ONU. En 2001, Le Japon a même fourni un soutien logistique dans l’Océan Indien pour les forces navales américaines impliqué en Afghanistan. Cette réforme fut le dernier verrou avant la guerre en Irak. Le Japon entérina en juillet 2003 une loi permettant le déploiement de troupes pour des missions de reconstruction non-combattantes. Ainsi, des FJA « armées » furent déployées dans la province d’Al-Muthana au sud de l’Irak à partir de février 2004 afin d’y fournir des soins médicaux, de distribuer de l’eau et de reconstruire des bâtiments. Le retrait des Japonais, commencé en juillet 2006 et achevé en décembre 2008, fut en partie dû à l’opposition de son opinion publique défavorable à un maintien de forces en Irak. Ces opérations de reconstruction de l’État irakien et d‘aide humanitaire furent l’occasion de légitimer le Japon en matière de coopération internationale (Landreau, 2016).

1.2.2 Une politique de sécurité adaptée aux enjeux géopolitiques actuels

Depuis le début du xxie siècle, la sécurité du Japon consiste en grande partie à gérer les nationalismes de ses voisins sud et nord-coréen, chinois et russe. Du point de vue de la géopolitique américaine en Asie, la relation militaire américano-japonaise sert de parapluie vis-à-vis de la menace de la Corée du Nord et de la montée en puissance chinoise (Taylor 2011 : 872). L’arme nucléaire est un élément capital pour la stratégie de la sécurité nationale et dans le cadre de cette alliance : « les armes nucléaires stratégiques dissuadent d’autres armes nucléaires stratégiques là où chaque État doit tendre à assurer sa propre sécurité du mieux qu’il le peut, les moyens adoptés par chacun d’eux doivent être orientés vers les efforts des uns et des autres » (Waltz, 1979 : 185). En effet, le Japon n’est pas autorisé à produire, à importer ni exporter des armes nucléaires. Il convient de souligner qu’en instaurant cette politique, le Japon abandonne officiellement la dissuasion nucléaire, dépend d’un allié historique qui se désengage petit à petit, alors même qu’il est encerclé par les États nucléarisés : la Russie, la Chine, les deux Corées et les États-Unis.

Il existe une relation fonctionnelle entre le pouvoir politique, militaire et économique (Morgenthau 2006 : 128). Le Japon a ainsi progressivement augmenté ses capacités de défense dans les programmes quinquennaux : capacités amphibies, capacités balistiques, surveillance maritime, capacité de déploiement. En 2013, le budget des Forces d’Autodéfense était le cinquième budget militaire mondial, derrière celui des États-Unis, de la Chine, du Royaume-Uni et de la France (Delamotte, 2012). Le budget voté pour l’année 2020 était de 48,5 milliards de dollars (Auer, 1993). Le ministère japonais de la Défense a passé commande du système de missile Standard Missile-3 Block 2A, développé en partenariat avec les États-Unis. En outre, une partie du budget de ce ministère sera utilisé pour développer le système d’interception Patriot Advanced Capability-3. Parallèlement à ces deux projets ambitieux, on peut également mentionner l’intention du Japon d’acheter quatre avions de transport Osprey et une centaine d’avions de combat F-35 appuyés par une technologie de défense antimissile toujours plus sophistiquée. Le Japon construit également des navires militaires de plus en plus gros, dont des porte-hélicoptères qui, selon plusieurs analystes, pourraient facilement devenir des porte-avions avec des versions navalisées des F35[9].

La Constitution est un sujet très sensible, et cela a été prouvé lors de la course électorale américaine, lorsque l’ancien vice-président et actuel candidat Joe Biden s’est opposé à son rival Donald Trump au sujet du Japon et la Corée du Sud car selon lui Trump « ne comprend pas que nous avons écrit la Constitution du Japon pour qu’il ne puisse pas devenir une puissance nucléaire ». En effet, lors d’une interview accordée au New York Times en mars 2016, le Président Trump a soutenu que les États-Unis ne pourraient pas continuer à protéger le Japon de la menace nord-coréenne comme ils l’avaient fait par le passé et allaient devoir réduire le niveau de leur engagement dans la région asiatique, laissant le champ libre à l’option militaire nucléaire. Certains politiciens japonais pensent eux aussi qu’il serait constitutionnellement possible et souhaitable d’obtenir l’arme nucléaire pour préserver la sécurité nationale (Arase 2007 : 561). De leur côté, le Japon et la Corée du Sud pourraient reconsidérer l’option nucléaire afin d’exercer une dissuasion qui serait crédible même en l’absence du soutien des États-Unis (Noemi, 2017). Cependant, le crédit à donner à un président américain qui promet une chose dans un cas (pour Pyongyang) et préconise son contraire dans un autre cas (pour Téhéran) a été largement entamé et les cartes rebattues avec l’élection de Joe Biden.

Le principe de légitime défense est attenant à une logique de coopération internationale, et même si l’alliance militaire américano-japonaise reste le noyau de sa politique de sécurité, elle connait des variations et s’enrichit de nouveaux partenariats de sécurité multilatéraux avec des pays comme l’Australie, l’Inde, ou la France et le Royaume-Uni en Europe. Le Japon a noué un dialogue également avec l’Inde, la Russie et la Corée du Sud. À un autre niveau (diplomatique, économique, sécuritaire), il apporte son soutien aux pays d’Asie du Sud-Est comme le Vietnam, l’Indonésie, la Malaisie. Cette approche est renforcée par des accords économiques et commerciaux : avec l’Union européenne pour un partenariat économique entré en vigueur en février 2019, un traité pour un partenariat trans-Pacifique (TPP à 11, sans les États-Unis) et la participation au projet de réforme de l’OMC. Enfin, le Japon est le pays le plus souvent élu comme membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui donne plus de poids à sa géopolitique et sa diplomatie (Delamotte, 2020).

2. Des obstacles politiques, juridiques et sociétaux qui pourraient in fine inverser le paradigme de la révision

Comment expliquer que, malgré la force de la « doctrine Abe », le projet de loi de sécurité nationale stagne dans un contexte politique irrationnel et dangereux pour une démocratie parlementaire ? Tout d’abord, les paradoxes politiques et les rigidités constitutionnelles paralysent les débats (2.1). Ensuite, l’opinion publique et les forces issues de la société civile risquent de constituer un obstacle (2.2)

2.1 Les paradoxes politiques et les rigidités constitutionnelles paralysent les débats

2.1.1 Un parti fort et une entente tacite entre les forces politiques

Pour bien comprendre de quelle façon l’amendement de la Constitution constitue l’ADN du LPD, il faudrait relire les étapes juridiques de la création des forces d’auto-défense. En novembre 2004 déjà, le Parti Démocratique Libéral (LDP) avait présenté l’ébauche d’une révision de la Constitution en supprimant la conception strictement défensive des forces « d’autodéfense » et en lui reconnaissant une fonction pleinement militaire. C’est le gouvernement Abe qui avait voté des lois permettant en théorie aux troupes japonaises d’appuyer un allié sur un théâtre d’opérations militaires à l’étranger, même si le Japon lui-même n’est pas attaqué[10]. Le Premier ministre avait à l’époque justifié ces lois par la nécessité de se protéger des menaces émanant de la Corée du Nord nucléarisée et de la montée en puissance de la Chine impérialiste, qui dispute depuis 2010 au Japon la souveraineté de l’archipel des îles Senkaku/Diaoyu riches en hydrocarbures. Récemment, Abe avait évoqué la possibilité que l’amendement de l’article 9 conserve les clauses pacifistes, mais s’y ajouterait un paragraphe mentionnant la reconnaissance de ces forces afin de clarifier leur constitutionnalité (Mark, 2017). Selon ses dires, son gouvernement chercherait un large consensus de pair avec les autres partis politiques (la force de droite du Parti Komeito, aidé par la montée en puissance du lobby révisionniste Nippon Kaigi), avec un cap fixé sur la décennie 2020. Cette question a toujours provoqué de vifs débats dans les commissions parlementaires au sein des différents gouvernements japonais (Desjardins, 1997). La volonté de normalisation du gouvernement Abe qui, depuis la victoire électorale du 10 juillet 2016, lorsque le PLD et ses alliés ont obtenu une majorité des deux tiers à la chambre haute de la Diète, permettant pour la première fois de proposer un amendement Constitutionnel, appuie encore ce projet, à mesure que la question se pose pour les observateurs de savoir si le Japon restera un partisan du pacifisme promu par la Constitution actuelle ou rentrera dans le rang. Shinzo Abe a par ailleurs réitéré en mai 2017 son ambition claire de modifier l’article 9 lors d’un discours devant un groupe de lobbying en faveur d’une modification de la Constitution (Mark, 2017).

Le paradoxe politique de la conception constitutionnelle au Japon a été souligné par de multiples observateurs. Seizelet attribue la longévité remarquable de la Constitution à une sorte d’entente tacite entre les pragmatiques du PLD qui depuis la création du parti en 1955, ont prévu la modification de l’article 9 de la constitution et le Parti Socialiste Japonais (PSJ), principal parti de l’opposition à la Diète japonaise, fer de lance du mouvement antirévisionniste pendant près d’un demi-siècle. « Cette entente tacite a eu pour effet d’interdire toute modification de la Constitution, de promouvoir une stratégie oblique de révision par voie d’interprétation et d’imprimer au débat constitutionnel au Japon sa caractéristique propre, à savoir un haut degré de conflictualité comme facteur de discrimination et de positionnement des forces politiques en lice, mais dénué de portée pratique dans le cadre du « système de 1955 » (Seizelet, 2011). Pfersmann observe lui aussi le rôle paralysant et marginal de l’opposition pacifiste à la doctrine Abe « incapables de concevoir un dispositif constitutionnel limitant les missions des forces armées en leur donnant un fondement positif et contrôlable…laisse la main libre aux ennemis du pacifisme en leur permettant d’agir en violation de la Constitution » (Pfersmann, 2018).

2.1.2. Un processus complexe d’amendement de la Constitution

Le blocage de la révision constitutionnelle constitue un risque de sclérose de la Constitution japonaise (Moneger-Wolfart, 2004). Il existe deux types de constitutions : celles dites « souples » qui autorisent une révision relativement aisée à réaliser ; et celles que l’on qualifie de « rigides » comportant d’importantes interdictions de révision, ou dont la procédure de révision est complexe ou difficile à mettre en œuvre. D’une part, la rigidité d’une Constitution est gage de stabilité et de pérennité ; mais d’autre part, elle peut également devenir un handicap. En effet, l’immobilisme n’est pas une bonne chose pour une Constitution puisque, comme tout texte juridique, elle se doit d’évoluer en harmonie avec la société. Toute Constitution a besoin d’un certain degré de flexibilité afin de lui permettre de s’adapter au changement, surtout quand ce changement marque le passage d’un siècle à un autre (Moneger-Wolfart, 2004).

La Constitution japonaise traite de la procédure de révision dans son neuvième chapitre relatif aux « amendements » à la Constitution. L’article 96 organise une procédure en trois temps : une initiative parlementaire, l’approbation de cette initiative par le peuple souverain au cours d’une consultation référendaire, la promulgation par l’empereur. Premièrement, l’initiative de la révision Constitutionnelle incombe à la « Diète », à savoir le Parlement du Japon. La Diète doit voter aux deux tiers, au moins, de tous les membres de chaque Chambre du Parlement. Les révisions seront ensuite examinées par les commissions sur la Constitution des deux chambres du Parlement. Elles seraient soumises au vote de chaque commission, puis aux sessions plénières de chaque chambre, où une majorité d’au moins deux tiers des deux chambres serait nécessaire pour les adopter (Mark, 2017). Sur le plan politique, du fait même de l’existence de cette majorité qualifiée, la révision constitutionnelle ne peut intervenir sans un accord entre les principales forces politiques à la Diète car il est impossible à un seul parti, et même avec l’appui d’un allié minoritaire, d’emporter la « décision » de la Diète. La révision constitutionnelle ne peut donc qu’être le fruit d’un consensus minimal entre le PLD et le PDJ, avec l’appoint éventuel d’autres pivots (Seizelet, 2011). Cette condition de majorité renforcée n’est pas adaptée à un vote ayant simplement pour but d’initier une procédure de révision, une telle exigence est généralement demandée lors d’un stade presque terminal de la procédure. Un obstacle de taille s’élève ainsi dès le début de la procédure.

Deuxièmement, la procédure de l’amendement constitutionnel fait l’objet d’une ratification populaire ; c’est-à-dire qu’elle est soumise « au peuple pour ratification, pour laquelle est requis un vote affirmatif d’une majorité de tous les suffrages exprimés à ce sujet ». C’est alors un « référendum spécial » qui est organisé à cette occasion (Moneger-Wolfart, 2004). Un référendum public approuvant l’amendement doit ensuite être adopté à la majorité simple de l’électorat (Mark, 2017). Là aussi, la procédure de révision confronte les Représentants et les Conseillers composant les deux Chambres de la Diète au risque d’être démenti par le peuple, dans l’hypothèse où la population s’opposerait à un tel dessein. « C’est justement pour éviter un conflit de légitimité que la Constitution prévoit une alternative où la ratification des amendements pourrait se faire « à l’occasion d’élections fixées par la Diète » (Moneger-Wolfart, 2004). « Dans ce cas, le peuple japonais se retrouve lui-aussi en difficulté puisque les élus pourraient profiter de cette occasion pour solliciter de la part des électeurs un renouvellement de leur mandat : on court alors le risque que la révision Constitutionnelle se transforme en un plébiscite collégial et parlementaire. Enfin, la troisième et dernière étape correspond à la promulgation des « amendements ainsi ratifiés » qui est effectuée « par l’Empereur au nom du peuple », et doit intervenir « immédiatement » après la ratification populaire » (Moneger-Wolfart, 2004).

2.2. L’opinion publique et les forces issues de la société civile risquent de constituer un obstacle

2.2.1. Crise de la représentation politique et contestation civique

L’opinion progressiste a réagi vivement contre la politique étrangère et de sécurité plus active de l’administration Abe, pour les opposants les changements qu’elles apportent marquent une baisse des libertés civiles, une augmentation de l’autorité et de la réglementation gouvernementales intrusives et un changement de cap diplomatique non interventionniste qui avait été un élément clé de l’identité collective du Japon d’après-guerre. Dans le même ordre d’idées, les critiques progressistes de l’establishment politique conservateur soulignent les efforts déployés par l’administration Abe pour gérer son image auprès de l’opinion publique, soit par la nomination de « personnalités sympathiques » à des postes d’influence de la NHK, les médias du service public japonais.

La société civile japonaise a une longue tradition d’activisme civique et de protestations publiques, et ce dans toute une série de domaines. Pensons aux mouvements antinucléaires (en particulier à la suite du triple tremblement de terre, du tsunami et des catastrophes du réacteur nucléaire de Fukushima en mars 2011), aux manifestations contre les bases américaines à Okinawa, et du SEALD (Students Emergency Action for Liberal Democracy) contre la législation sur la légitime défense collective de 2015. La société japonaise reste dynamique dans la contestation de certaines décisions et de l’autorité, par exemple ils se sentent en général peu concernés par l’envoi des Forces d’auto-défense à l’étranger. Cependant, la démocratie par la rue ne suffit pas à maintenir la confiance de la population dans le processus démocratique, surtout si elle n’entraîne que peu ou pas de changement visible dans la politique gouvernementale. D’après un récent sondage réalisé par l’organisation japonaise à but non lucratif Genron, la confiance dans le système politique japonais s’établit à 60 % des personnes interrogées par rapport aux partis politiques japonais et dans l’Assemblée nationale, ce qui est notamment vrai chez les jeunes. Le taux de participation aux élections lui-même est désormais d’environ 50 % (Source : Institut Montaigne).

Depuis l’occupation et au-delà, tout au long de la guerre froide, la société japonaise s’est fermement opposée à l’arsenal nucléaire, rappelant la doctrine de l’ancien Premier ministre Eisaku Satō, qui a statué que le Japon « ne possédera, ne produira ni ne permettra l’introduction d’armes nucléaires au Japon, sur la base des dispositions de la Constitution ». La société japonaise, première victime des armes nucléaires, est très émotive à ce sujet. À première vue, on peut apprécier qu’elle ne souhaite pas une remilitarisation, mais il est tout aussi important que le Japon développe sa contribution à la communauté internationale, dans le contexte de multiples menaces régionales et internationales. On en déduit que la réaction de l’opinion publique, de la société civile japonaise, pèseront lourd dans la décision que le Japon adoptera à propos de la révision de la Constitution.

2.2.2. Les mouvements citoyens anti-Abe et les alternatives politiques

Dernièrement, on a pu observer au Japon une nouvelle dynamique politique constituée de mouvements citoyens qui expriment le sentiment partagé par différentes strates de la population de ne pas être représentés dans le système politique traditionnel. Ces mouvements, au lieu de boycotter le jeu démocratique des partis ou de s’y substituer, sont entrés dans la vie parlementaire d’une manière originale. Au mois de septembre 2015, alors que le gouvernement Abe adoptait cette série de lois sur la sécurité qui permet à l’armée d’intervenir dans les pays étrangers, des rassemblements de protestation ont été organisés devant l’Assemblée nationale avec des mots d’ordre tels que « Non à la guerre » ou « Sauvez l’article 9 ! ». Ces manifestations rassemblaient des mouvements divers comme : le Comité d’action « Sogakari » (Tous ensemble contre la guerre et pour l’article 9 de la Constitution), l’Association des chercheurs opposés aux lois sur la sécurité nationale, le collectif des « Mères contre la guerre », le groupe « Sauvez la démocratie constitutionnelle », l’organisation des étudiants du « SEALDs » (Action d’urgence des étudiants pour la démocratie libérale). Toutefois, le projet de loi a été adopté. Ces groupes ont fini par s’organiser dans un front uni pour réduire le nombre des représentants du PLD à la Chambre des conseillers lors des élections de l’année suivante (juillet 2016). Pour atteindre cet objectif, ils ont constitué ce qui s’est appelé l’« Alliance citoyenne pour la paix et le constitutionnalisme » qui a réussi à faire coopérer des petits partis d’opposition aux élections selon le vœux que « les partis d’opposition devraient lutter ensemble » (Murakami, 2018).

Cette nouvelle alliance entre les mouvements citoyens et les partis politiques progressistes est peut-être la réponse à la forte abstention des électeurs et la clé d’une reconstruction du jeu démocratique. C’est une manière innovante pour les mouvements citoyens de s’articuler avec les formations politiques existantes pour répondre à la crise de la représentation démocratique au Japon, comme dans le monde. La création du Parti démocrate constitutionnel (PDC), un phénomène très rare dans l’histoire du Japon, car issu d’une mobilisation citoyenne inédite, prouve que changer l’establishment n’est plus désormais une utopie. Lancé par Yukio Edano, il a pu bénéficier du soutien de nombreux citoyens mobilisés pour un renouvellement de la politique japonaise.

Il serait juste de conclure au moins partiellement que l’opinion publique japonaise et les mouvements civiques ainsi que les médias de masse[11] influencent les décisions politiques en matière de sécurité, au moins autant que les pressions américaines et la géopolitique régionale, ce qui va dans le sens d’une approche libérale des relations internationales[12]. En particulier, on peut s’interroger si la majorité de la population japonaise souhaite-t-elle voir changer l’article 9 imprégné d’antimilitarisme. Il faudrait que l’on prenne aussi en compte dans les processus de délibération et d’interprétation de la Constitution, tout autant que l’identité hostile à l’affirmation nationale par le militaire, l’adoption et l’intériorisation, à tous les niveaux de la société, des éléments intrinsèques de la nation japonaise, comme sa culture et ses traditions, sa religion et sa langue.

Conclusion

Il n’existe pas d’autre exemple dans l’histoire récente d’une Constitution restée inchangée depuis sa naissance et pendant soixante-dix ans comme modèle d’un État-pacifiste. Ni jamais vraiment acceptée, ni fermement remise en cause avant le gouvernement Abe, elle est aujourd’hui un point de cristallisation paradoxal et contradictoire, défendue par la Gauche qui la cautionne au nom du rejet du militarisme et de l’impérialisme nippon, en même temps honnie par la Droite car d’origine étrangère, elle a contribué néanmoins à élaborer une nouvelle forme d’identité politique et nationale. Force est de constater que les mêmes raisons ayant empêché une modification de la Constitution pacifiste japonaise depuis 70 ans subsistent toujours et que le débat sur la Constitution nipponne n’est jamais fini. Il est peu probable qu’une révision ou un amendement soit envisageables à court terme, le gouvernement nippon ayant d’autres priorités, comme la gestion de la pandémie de coronavirus, ainsi que la difficile relance économique. De plus, les derniers scandales de corruption ont profondément affecté la crédibilité de l’administration Abe, ce qui a considérablement ralenti le projet de révision. La démission du Premier ministre Abe fin août 2020 a fragilisé le PLD et ne lui permet pas de faire émerger sur la scène politique une personnalité de la même stature. La scène politique intérieure est donc largement défavorable à la révision et il en va de même à l’extérieur. Si l’on s’oriente vers une normalisation progressive de la politique de défense du Japon car les limites de l’inconstitutionnalité semblent bel et bien atteintes, l’organisation de la révision constitutionnelle devra faire face à une réticence de la population, à une force gouvernementale affaiblie, à une réaction méfiante de ses voisins et à l’isolationnisme américain.

Alors que le Japon proposait au monde une identité kantienne, on peut considérer que depuis une vingtaine d’années le Japon a revêtu une posture de culture lockéenne[13] puisque le maintien d’une culture kantienne n’allait plus dans le sens de ses intérêts de sécurité fondamentaux au fur et à mesure que l’identité collective sécuritaire co-construite avec son allié historique s’effritait. En effet, la renaissance militaire japonaise s’exprime aussi bien sur le plan politique, avec une réorientation vers un pacifisme et un prisme japonais qui est l’axe Asie-Pacifique[14], épicentre géopolitique mondial, afin de mieux apprivoiser le dragon chinois (Boulanger, 2013). « Alors que le centre du système international glisse inexorablement vers la Chine, un pays dont le système d’autorité heurte de plein fouet les valeurs du monde occidental, le Japon est forcé de faire un choix entre son attachement à l’Occident – toujours ambivalent – et un retour à une Asie de nouveau dominée, après un intervalle de plus de cent cinquante ans, par la Chine » (Boulanger, 2013). Le pays a récemment pacifié ses rapports avec son voisin chinois qui était une menace directe par rapport au droit international. La politique extérieure du Japon moderne et la diplomatie japonaise depuis la fin de la Guerre froide se sont fortement internationalisées : une couverture de sécurité des intérêts japonais toujours plus autonome et normalisée, une capacité opérationnelle accrue et une présence pleine et entière dans le système de sécurité des Nations-Unies.

À la question posée par Hiroo Nakamura si « le pacifisme de la Constitution japonaise est un pur optimisme ou une lumière au xxie siècle ? » (Nakamura, 2006), nous répondons que la réalisation d’une paix universelle prévue dans la Constitution dans un esprit très kantien (Kôji, 2002) n’est ni une utopie ni un espoir vain, mais un projet objectif de justice internationale qui existe et fonctionne bel et bien. Dans cette logique de pacifisme porté par le Japon que nous avons évoqué dans cette analyse, la prise en considération de la candidature du Japon en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU prend tout son sens. Un pacifisme proactif continuera à mûrir en marge des limites constitutionnelles pour les années à venir. Les conditions pour la paix perpétuelle dont Kant a exposé les garanties philosophiques, un pays qui a renoncé à jamais à la guerre, ne sont pas encore remplies aujourd’hui dans le monde, ni au Japon car « en matière internationale les rapports de force l’emportent sur les utopies » (Gomart, 2019). Y. Higuchi nous explique qu’il y a au Japon « une problématique de la situation actuelle comme « synthèse » entre modernité et tradition, dans le domaine constitutionnel » (Higuchi, 2001 :7), autant qu’entre particulier et universel. Pour Tadakasu Fukase, le fonctionnement de la Constitution est celui d’une lutte entre deux idées radicalement opposées incarnée par les deux grands partis japonais : « l’idée traditionnelle de Meiji sous une nouvelle apparence démocratique et l’idée démocratique occidentale que la nouvelle constitution a apportée et encouragée au Japon » (Fukase, 1959 : 381). Si la révision finit par se produire[15], et ça sera au peuple japonais d’en décider, on peut se demander si elle représente le début de l’alignement du pays sur ses racines historiques et la première reconnaissance formelle des limites de l’universalisme imposé par l’Occident.

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[1] La question de l’imposition est la source d’un débat important parmi les spécialistes. Voir en particulier David Law, 2013, The Myth of the Imposed Constitution, Denis J. Galligan, Mila Versteeg (dir.), Social and Political Foundations of Constitutions, Cambridge, Cambridge University Press : 239-268.

[2] La loi japonaise de 2015 sur les Forces japonaises d’autodéfense inclut une clause dite d’autodéfense collective, en vertu de laquelle les forces d’autodéfense peuvent intervenir pour protéger un pays ami en difficulté dans un conflit, sans qu’il y ait une menace directe sur le territoire du Japon. Cette clause élargit ainsi l’interprétation de l’article 9.

[3] Le 27 août 1928, soixante-trois États ont signé le pacte Briand-Kellogg, une entente de renonciation à la guerre.

[4] Ici il faut distinguer en effet le discours, ancien, qui vise à réviser l’article 9 pour normaliser le Japon, des discours qui, beaucoup plus récemment, s’inquiètent de la sécurité du Japon face à l’expansionnisme chinois et au désinvestissement américain.

[5] Shinzo Abe, chef du Parti libéral démocrate au pouvoir de façon quasi-ininterrompue depuis la fin de la seconde guerre mondiale, a démissionné lors de son troisième mandat le 16 septembre 2020.

[6] L’article 11 de la Constitution italienne renonce au droit de faire la guerre. Par contre, l’article 52 dit que la défense de la patrie est le devoir sacré de tous les citoyens. C’est donc une grosse différence entre la Constitution japonaise et italienne.

[7] Le pacte Briand-Kellogg, ou pacte de Paris, est un traité signé par soixante-trois pays qui « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ». La Charte des Nations unies, signée en 1945 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, va au-delà de la simple interdiction de la guerre d’agression du pacte Briand-Kellogg, en établissant, dans l’article 2-numéro 4, une interdiction générale de la violence.

[8] Normalement, la constitution a préséance sur les traités internationaux. Apparemment, les tribunaux japonais en ont décidé autrement, pour fournir un jugement interprétatif qui modifie la lettre de la Constitution.

[9] Source : IRIS Institut de Relations Internationales et Stratégiques, France.

[10] Le projet de loi de sécurité nationale de 2015 étendait le périmètre d’intervention des Forces d’autodéfense

[11] Il y a certains grands journaux au Japon : Yomiuri (YS), Sankei (SS) au centre droit, Mainichi (MS), Asahi (AS) et Nikkei (Nihonkeizai : NS) au centre gauche. NHK (Nippon Hosou Kyokai) est une station de télévision publique au Japon.

[12] Selon les libéraux, il existe une pluralité d’acteurs qui participent aux relations internationales comparativement aux réalistes et aux néoréalistes.

[13] Selon le modèle du politologue Alexander Wendt, le comportement social des États baignent dans un système international d’une culture donnée, hobbesienne, lockéenne, et kantienne-au travers d’un continuum conflit-coopération. Ce qui signifie que l’État s’adapte au contexte international de type lockéen, et non le contraire (son volontarisme prime).

[14] La région Asie-Pacifique – allant de la Corne de l’Afrique à la mer de Chine méridionale – tend à devenir le nouveau centre de gravité de la politique mondiale avec dix marchés émergents. La stratégie nipponne Asie Pacifique (plutôt que l’Asie de l’Est ou l’Eurasie), inclut les États-Unis, l’Australie et l’Inde afin de contrer la montée en puissance de la Chine.

[15] Après sa démission mais en tant que législateur, l’ancien Premier ministre Shinzo Abe a appelé à un amendement à la loi nationale sur le référendum dans le but de réaliser son objectif de longue date de réviser la Constitution.