Quel avenir géopolitique pour la Nouvelle-Calédonie ?

Paco Milhiet

 Docteur en Géopolitique de l’Institut Catholique de Paris, et de l’Université de la Polynésie française. Enseignant-chercheur au Centre de recherche de l’École de l’air, enseignant à Science-po Aix.

pmilhiet@gmail.com

Résumé : Les trois référendums d’autodétermination successifs menés entre 2018-2021 en Nouvelle-Calédonie n’ont pas permis, pour l’instant, de définir le futur statut de la collectivité. Une situation politique interne compliquée, à laquelle se superposent des problématiques géopolitiques à différentes échelles. Territoire stratégique riche en matières premières, à travers une Zone économique exclusive étendue, la collectivité est la cible de convoitises internationales.

Mots-clés : Nouvelle-Calédonie, Indo-Pacifique, France, Outre-mer, Géopolitique

Summary : The three self-determination referendums held in New-Caledonia between 2018 and 2021 have not yet defined the future statute of  the French overseas collectivity. In addition to this complicated domestic situation, the territory with its strategic location, raw materials and extensive exclusive economic zone (EEZ) is facing growing attention from various international actors.

Keywords : New Caledonia, Indo-Pacific, France, French oversea territories, Geopolitics

La Nouvelle-Calédonie est un archipel sous souveraineté française situé dans le Pacifique Sud, à quelques 1200 km à l’est-nord-est des côtes australiennes et à 1 500 km au nord-nord-ouest de la Nouvelle-Zélande.

Peuplée par des populations kanak[1] depuis plus de 3 000 ans, la Grande terre, l’île principale de l’archipel, est découverte par James Cook en 1774 et proclamée française en 1853. Les vagues successives d’immigrations de colons européens et asiatiques, conjuguées aux guerres, à l’alcoolisme, et aux maladies, vont marginaliser le peuple kanak qui devient minoritaire (Cailloce, 2020). D’abord discriminé par l’autorité coloniale, notamment à travers la spoliation foncière, la population autochtone a progressivement accédé aux droits civiques, mais reste largement en marge du développement économique de l’île provoqué par la découverte du nickel en 1874.

Les indépendances successives dans le Pacifique océanien (les îles Samoa en 1962, Nauru en 1968, les îles Fidji et Tonga en 1970, les îles Salomon en 1975 et le Vanuatu en 1980), influencent les revendications culturelles et nationalistes en Nouvelle-Calédonie. En 1984 le Front de Libération National kanak et Socialiste (FLNKS), nouvellement créé, boycotte les élections territoriales, organise des barrages sur les routes, et met en place d’un gouvernement provisoire de Kanaky. C’est le début des « événements », dénomination pudique pour qualifier une réelle situation de guerre civile. Le paroxysme des tensions est atteint en 1988 avec la prise d’otage d’Ouvéa. Quatre gendarmes sont assassinés, vingt-sept autres sont détenus dans une grotte, en pleine période des élections présidentielles française de 1988. Une opération de libération des otages menée par l’armée française se solde par la mort de dix-neuf indépendantistes et de deux militaires.

La médiation de Michel Rocard, alors premier ministre, aboutit à la signature des accords de Matignon en juin 1988, prévoyant la mise en place d’un statut de transition de dix ans qui devait se solder par un référendum d’autodétermination. L’accord de Nouméa de 1998 repousse l’échéance électorale de vingt ans (2018) et prévoit la possibilité d’organiser deux autres référendums en cas de vote négatif.

Le processus référendaire organisé en trois scrutins entre 2018 et 2021 constitua donc une période charnière pour l’avenir de la collectivité. La période de transition prévue par les accords de Nouméa étant désormais terminée, quelles perspectives géopolitiques se profilent pour la Nouvelle-Calédonie ?

L’évolution statutaire calédonienne demeure un processus en construction qui suscite énormément de débats et tensions au sein de la collectivité. Le futur statut aura des conséquences nationales, car il entrainera une réforme de la constitution française (I).  Par ailleurs, l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie sera observé par de nombreux acteurs des relations internationales qui s’intéressent à ce territoire stratégique et y développent leur influence (II).

Les enjeux en Nouvelle-Calédonie sont donc imbriqués et différenciés à toutes les échelles d’analyses ; locale, nationale, régionale et internationale. Autant de représentations géopolitiques d’un même espace étudié qu’il convient d’analyser dans cet article.

Fig. 1. Localisation de la Nouvelle-Calédonie.

Réalisation : Paco Milhiet 2023, www.d-map.com

1.     Avec la fin des accords de Nouméa, le retour de l’instabilité politique ?

« Je savoure à l’avance la perplexité des professeurs de droit public devant la nouveauté et l’étrangeté de l’objet constitutionnel que vous venez d’inventer ensemble […] ». Michel Rocard, discours du 5 mai 1988

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité d’outre-mer sui generis. Elle dispose d’une architecture institutionnelle unique en France avec son propre organe exécutif, le Gouvernement, un Président, un organe législatif, le Congrès et un sénat coutumier. La collectivité est également divisée en 3 provinces, chacune possède une assemblée délibérante et dispose de représentants au Congrès.

L’État reste compétent dans les domaines régaliens (la justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les affaires étrangères), mais la collectivité calédonienne peut voter des « lois du pays » dans les domaines énumérés par la loi organique. La Nouvelle-Calédonie bénéficie donc d’un partage de souveraineté et d’une large autonomie. Elle dispose même de représentants à l’étranger dans les ambassades de France, et d’un siège indépendant de celui de la France dans plusieurs organisations internationales (Organisation internationale de la francophonie, UNESCO, forum des îles du Pacifique, l’Organisation mondiale de la santé, le Programme régional Océanie sur l’Environnement, la Communauté du Pacifique-le siège de l’institution est à Nouméa).

Autre spécificité locale, l’institution d’une citoyenneté calédonienne distincte de la  nationalité française. Cette disposition exclut des votes locaux toute personne installée sur le territoire après 1994, soit près de 34 000 personnes, 17% du corps électoral. Ce régime dérogatoire est donc contraire à la notion d’égalité des citoyens, pourtant inscrit dans la constitution française.

1.1. Trois référendums, et ensuite ?

Conformément aux accords de Nouméa et au titre XIII de la constitution française, les Calédoniens étaient invités à répondre trois fois entre 2018 et 2021 à la question suivante : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ». Une première échéance référendaire fut organisée en novembre 2018 La mobilisation des électeurs fut au rendez-vous avec près de 81 % de participation. Le score des indépendantistes se révéla bien plus élevé que ce que n’avaient prédit les sondages. Si le « non » l’a emporté à 56,67 %, seulement 18 000 voix séparèrent les deux camps. La corrélation entre l’appartenance communautaire et le vote fut quasi parfaite. Les Kanak ont voté pour l’indépendance, les autres communautés ont voté contre (voir Tableau 1). Les statistiques ethniques étant autorisées en Nouvelle-Calédonie, cette ethnicisation du vote a été démontrée (Pantz, 2021). En octobre 2020 a eu lieu le deuxième référendum avec un taux de participation en hausse (85 %) et des résultats plus serrés. Le « non » l’a encore emporté, mais avec seulement 53 ,26 % des suffrages exprimés, et un écart entre les deux camps de près de 10 000 voix.

Oui Non Participation
1er référendum du 4/11/2018 43.33% 56.67% 81.01%
2e référendum du 4/10/2020 46.74% 53.26% 85.69%
3e référendum du 12/12/2021 3.50% 96.50% 41.87%

Tableau 1. Les résultats du processus référendaire en Nouvelle-Calédonie : «  Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »

Réalisation : auteur, d’après le Haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie : https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Elections

Le scénario du pire, une majorité à 50,1 %, était à craindre pour le 3ème référendum du 12 décembre 2021. Mais les principaux partis indépendantistes ont finalement appelé à ne pas participer au scrutin en raison du contexte sanitaire lié à la crise covid. Les résultats (96,5 % de « non ») furent donc un trompe-l’œil masquant une abstention record.

Ainsi, le processus référendaire qui devait déboucher sur une évolution statutaire consensuelle s’apparente désormais comme le début d’une période de confrontation politique. Les partis indépendantistes ont déjà contesté la légitimité démocratique du dernier referendum auprès d’organisations internationales (ONU, Forum des îles du Pacifique, Groupe de fer-de-lance mélanésien). L’ethnicisation du vote est une réalité démontrée même si elle va à l’encontre du destin commun prôné par l’État depuis 1988.

Et maintenant ? L’accord de Nouméa reste évasif en cas de choix de maintien au sein de la République française, « si la réponse [à la troisième consultation] est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». Les spécialistes de droit constitutionnel débattent des dispositions à adopter. L’échéance référendaire prévue étant arrivée à son terme, le statut actuel est-il devenu caduc ? C’est ce qu’avait défendu l’ex-ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu (Lecornu, 2021). De nombreuses dispositions des accords de Nouméa sont en effet contraires à des principes constitutionnellement protégés, notamment la restriction du corps électoral pour les élections locales. Une révision constitutionnelle (1998) fut même nécessaire pour « constitutionnaliser » l’accord de Nouméa. Celui-ci étant arrivé à son terme, plus rien ne justifie a priori les atteintes aux droits et libertés garantis par la constitution. Certains spécialistes du contentieux pourraient à terme contester la validité des prochaines échéances électorales et annuler les élections, notamment les élections provinciales de 2024.

D’autres arguent que certaines dispositions prévues par les accords sont irréversibles : la notion de peuple kanak, la citoyenneté calédonienne, les restrictions au droit de vote pour certains nationaux, l’emploi local (Chauchat, 2021). Le principal point d’achoppement concerne évidemment le gel du corps électoral pour les scrutins locaux et référendaires, une revendication historique des partis indépendantistes pour ne pas devenir minoritaire lors des échéances référendaires. Une remise en cause de cette disposition pourrait menacer la paix civile.

Un seul point semble faire l’unanimité, une révision constitutionnelle est inévitable.

1.2. Vers un fédéralisme à la française ?

L’évolution statutaire calédonienne constitue un processus inédit dans le droit constitutionnel français. Les dérogations accordées à l’entité calédonienne rapprochent la France d’une organisation quasi fédérale, dans laquelle l’État partage avec la Nouvelle-Calédonie différentes compétences législatives, juridictionnelles et administratives. Si la notion de « souveraineté partagée » ne fait pas l’unanimité dans un pays centralisé comme la France (Lemaire, 2005), l’État, à travers l’évolution statutaire calédonienne, déroge à certains principes fondateurs de sa constitution (Descheemaeker, 2023).

Avec les lois de pays désormais admises en Nouvelle-Calédonie, une réinterprétation constructive du principe d’« unicité » de la République est en cours. Le caractère « indivisible » de celle-ci est également remis en cause par la possibilité offerte à la Nouvelle-Calédonie de se séparer de l’ensemble républicain. L’évolution calédonienne sera donc scrupuleusement observée dans d’autres collectivités françaises, celles-ci pouvant inspirer d’autres mouvements autonomistes en France.

D’abord dans le Pacifique, les statuts de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ont souvent évolué conjointement (Regnault, 2013). Localement, les Polynésiens lorgnent sur les Calédoniens quand ils ont un meilleur statut et inversement. Certains attributs de souveraineté sont reconnus sans difficulté à Papeete et depuis longtemps, comme le drapeau, l’hymne, la langue, tandis que cela donne lieu à des débats houleux à Nouméa. L’évolution statutaire en Nouvelle- Calédonie exercera donc forcément une influence en Polynésie française, mais aussi dans d’autres collectivités, où des acteurs – autonomistes ou indépendantistes – s’inspireront du futur statut calédonien pour définir un nouveau rapport de force avec l’État. Ainsi, les autonomistes corses font désormais référence à la Nouvelle-Calédonie pour espérer une évolution statutaire de « l’île de beauté ». Le gouvernement français brandit parfois même la menace d’une « autonomie imposée » pour recadrer des mouvements sociaux qui lui sont défavorables comme ce fut le cas lors des contestations en Guadeloupe en 2021.

Il faudra donc beaucoup d’audace, et de la créativité aux différents responsables politiques pour que la prochaine réforme constitutionnelle, prévue en 2024, satisfasse tout le monde. L’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie sera également observée au-delà des frontières nationales françaises. Ce territoire stratégique, au cœur de l’océan Pacifique, est désormais convoité par différents acteurs des relations internationales.

2. Nouvelle-Calédonie :  à la confluence d’intérêts géopolitiques concurrents

« Nous n’avons pas peur de la Chine. C’est la France, pas elle, qui nous a colonisés. (…) Nous ne nous tournons pas que vers l’Europe, elle est loin d’ici, on ne va pas faire aujourd’hui comme si la Chine n’existait pas ».

Roch Wamytan, Le Monde, 2020[1].

Longtemps marquée par son insularité et son éloignement des principales routes commerciales, l’Océanie devient une zone géopolitique au centre des problématiques internationales, théâtre d’une lutte d’influence sino-américaine en ce début de XXIème siècle. Si l’Océanie est considérée comme un « lac américain » (Heffer, 1995) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la République Populaire de Chine (RPC) y développe son influence depuis le début du XXIème siècle.  Les diverses stratégies adoptées par Pékin dans la zone sont d’ailleurs bien documentées (Wesley-Smith, 2021) : manipulation du roman national, influence économique, relais de la diaspora, aides au développement, diplomatie du portefeuille visant à limiter toute influence de Taiwan, participation et organisation de dialogues multilatéraux, coopérations politiques et militaires bilatérales. En 2017, la diplomatie chinoise faisait même la promotion de trois « passages économiques bleus », comme composantes des Nouvelles routes de la soie maritimes, notamment le passage « Chine-Océanie-Pacifique Sud » (Jie, 2017). La tournée diplomatique du ministre des Affaires étrangères de la RPC, Wang Yi, en 2022 dans huit États de la zone (les Salomon, Kiribati, Samoa, Fidji, Tonga, Vanuatu, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Timor-Leste), ponctuée par un sommet régional aux îles Fidji, confirme cet intérêt croissant.

Les collectivités françaises de l’Indo-Pacifique (CFIP), spécifiquement la Nouvelle-Calédonie, étaient et sont toujours concernées par la montée en puissance de la Chine en Océanie. Les autorités françaises sont longtemps restées discrètes sur ce phénomène pourtant déjà bien documenté et très largement discuté dans les sphères de pouvoir des pays riverains (Australie et États-Unis en particulier).

2.1. Une pierre angulaire de la stratégie Indo-Pacifique française

Une bascule s’est opérée en mai 2018 avec l’élaboration d’une stratégie Indo-Pacifique annoncée par le président Emmanuel Macron lors d’un discours en Australie puis en Nouvelle-Calédonie. Depuis cette date, le Président et les différentes autorités françaises concernées font systématiquement référence au concept Indo-Pacifique quand ils s’expriment sur des questions relatives à la géopolitique de l’Asie et des océans Indien et Pacifique. Le concept a même fait l’objet d’une publication interministérielle en 2022 (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2022). Cette nouvelle nomenclature permet à la diplomatie française de légitimer et crédibiliser le statut de la France dans la région, en valorisant ses attributs de puissance diplomatiques, culturels, économiques et militaires. En effet, 93% des 11 millions de km² de la ZEE française se situent en Indo-Pacifique, près de 1,7 million de citoyens français résident dans les CFIP, 20 000 expatriés français habitent les pays de la région, 7 000 filiales d’entreprises y sont implantées et près de 7 500 militaires stationnent en permanence dans les cinq bases prépositionnées de la zone (dont 1 450 en Nouvelle-Calédonie). Parmi les 70 riverains de l’Indo-Pacifique, 16 ont une frontière maritime avec la France.

C’est donc avant tout l’exercice de la souveraineté nationale dans les collectivités françaises de la zone qui légitime la présence française. Ainsi, l’île de La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française sont une composante majeure de la stratégie mise en œuvre par l’État. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à ce phénomène, et en constitue même la pierre angulaire. Rien d’étonnant donc que le président de la République, Emmanuel Macron, ait choisi Nouméa en 2018 pour expliciter sa nouvelle stratégie. La Nouvelle-Calédonie est la plus grande des CFIP en termes de superficie terrestre et sa ZEE représente 13% de la ZEE française. Territoire riche en matières premières, elle est la seule CFIP disposant d’une économie significative en dehors des subsides de l’État.

Particularité géologique du « caillou »[2], la Nouvelle-Calédonie possède une grande richesse minérale, particulièrement en nickel. Ce métal, parfois qualifié « d’or vert », entre dans la composition de très nombreux alliages métalliques et aciers inoxydables. Il est également indispensable pour le marché de batterie de véhicule électrique. Selon le United States Geological Survey, la Nouvelle-Calédonie détiendrait environ 7 %, des réserves mondiales de nickel, en cinquième position (IEOM, 2021) après l’Indonésie (21 %), l’Australie (21 %), le Brésil (16 %) et la Russie (7%). Malgré une baisse de production pour les années 2020 et 2021, la Nouvelle-Calédonie reste le quatrième producteur mondial. La production métallurgique représente 90 % des exportations du territoire et emploi 12 000 personnes quasiment 20 % de la population active. Mais la principale richesse de l’île est en train de devenir un fardeau économique. Sur la période 2008-2020, les trois principaux opérateurs métallurgiques de l’île[3] ont cumulé près 16,3 milliards d’euros de déficit (soit 200 % du PIB calédonien de 2021). Le dernier exercice bénéficiaire remonte à 2007. Aucune des usines n’est rentable, et la production en recule. Si bien que certains spécialistes pensent qu’il serait préférable pour la Nouvelle-Calédonie de se détourner du nickel pour valoriser d’autres ressources naturelles (Vandendyck, 2020). Si une crise politique venait se superposer à la crise industrielle et économique en cours, d’autres acteurs des relations internationales pourraient en profiter pour tisser leur influence localement, en premier lieu la RPC, actrice incontournable du marché international du nickel.

2.2. Un territoire convoité

À l’instar de nombreuses matières premières, la RPC a pris la maitrise du marché mondial du nickel à travers un contrôle étatique sur les grands groupes chinois. Le gouvernement de Pékin soutient les capacités de production de pays émergents comme l’Indonésie, qui dépassent la production calédonienne. Pour la Chine, la conjoncture économique calédonienne est un enjeu secondaire, mais son appétit insatiable pour les matières premières en générale et le nickel en particulier, font de la Nouvelle-Calédonie un territoire stratégique et donc convoité. En 2021, les commandes chinoises concentrent 66 % de la totalité des exportations du territoire (IEOM, 2021). Le déplacement de Zhai Jun, ancien ambassadeur de Chine en France, sur le « caillou » en 2017 atteste de cet intérêt. À mesure que les acteurs du nickel calédonien s’enfoncent dans la crise, les intérêts chinois sur l’île vont probablement se développer. Le partenariat entre la Société minière du Sud Pacifique et l’entreprise chinoise Yangzhou Yichuan Nickel Industry, confirme l’intérêt de groupes chinois pour le nickel calédonien. Et les liens ne se limitent pas au secteur du nickel.

Contrairement à la Polynésie française ou à l’île de La Réunion, il n’y a pas de communauté chinoise établie en Nouvelle-Calédonie. Mais la RPC a une longue tradition de soutien des partis politiques qui s’opposent à l’influence occidentale. Le soutien aux indépendantistes n’est pas annoncé publiquement, mais le spectre de la rhétorique anticoloniale est bien présent. La Chine est membre du comité spécial des 24, organisme responsable de la promotion de la décolonisation aux Nations unies, qui a inscrit la Nouvelle-Calédonie (1986) et la Polynésie française (2013) sur la liste des pays considérés comme non autonome, au grand dam de la diplomatie française (Al Wardi, 2018). Par ailleurs, la RPC a déjà pénétré les réseaux multinationaux océaniens, à travers des financements au Groupe de fer-de-lance mélanésien et en étant membres associés du Forum des îles du Pacifique, de l’Organisation du tourisme pour le Pacifique Sud et de la Western and Central Pacific Fishing Commission.

Localement, depuis 2016, une association d’amitié sino-calédonienne a été créée par l’ancienne directrice de cabinet de Roch Wamytan, président du Congrès et grand leader indépendantiste. Cette association entretient des liens étroits avec l’association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE), organisme parapublic qui promeut les relations entre la RPC et le reste du monde en nouant des relations avec des organisations et personnalités étrangères « amies » de la Chine. Certains observateurs lui reprochent cependant d’être un outil de propagande diplomatique, mené par d’anciens fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Une façade publique du système du Front Uni, pour influencer et coopter les élites afin de promouvoir les intérêts du PCC (Brady, 2003).

Si les spéculations d’une « Nouvelle-Calédonie chinoise » en cas de départ français sont parfois invoquées dans la presse, la présence chinoise dans la collectivité reste pour l’instant modeste et repose sur peu d’éléments tangibles. Un autre acteur des relations internationales a par ailleurs démontré de l’intérêt pour les ressources calédoniennes. Il s’agit du PDG de l’entreprise Tesla, Elon Musk. Son entreprise a signé un accord de livraison de nickel avec le complexe industriel de Prony Ressources en Nouvelle-Calédonie. L’objectif pour l’entreprise américaine est de maitriser davantage la production des batteries du futur des véhicules électriques et autonomes. La maitrise de l’exploitation et de l’approvisionnement des matières premières est une composante fondamentale des rivalités géopolitiques. Si certains spéculaient sur une influence grandissante de la Chine en Nouvelle-Calédonie, avec l’arrivée de Tesla, il semblerait que la Nouvelle-Calédonie penche plus du côté américain, du moins pour l’instant. En plein exercice de soft power pour (re)conquérir une zone d’influence traditionnelle, le gouvernement américain même prit la liberté d’invité le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et figure du mouvement indépendantiste, Louis Mapou, à Washington lors d’un sommet insulaire des pays du Pacifique, ce qui a suscité un certain malaise à Paris.

Fig. 2. Le Président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, aux côtés du Secrétaire d’État américain Anthony Blinken.

Crédit : The Pacific Journal, https://www.pacific-journal.com/area/first-meetings-for-president-mapou-in-washington-d-c/

Conclusion : La Nouvelle-Calédonie et le Québec, des convergences francophones en Indo-Pacifique ?

Le contexte géopolitique calédonien reste donc incertains en ce début d’année 2023, les prochaines échéances politiques seront cruciales et devront être observées scrupuleusement, notamment le voyage présidentiel d’Emmanuel Macron annoncé en juillet 2023, les élections provinciales et la réforme constitutionnelle de 2024.

En attendant, un transfert de souveraineté évolutif s’invente au quotidien, non seulement à Paris, à Nouméa et peut-être bientôt ailleurs. Il ne serait donc pas étonnant, à terme, de voir la collectivité calédonienne définir une stratégie Indo-Pacifique propre, en complément du narratif développé à Paris. À cet égard, l’exemple canadien pourrait servir de référence. Si le Canada a officialisé sa propre stratégie Indo-Pacifique en décembre 2022, une de ses provinces, le Québec, l’avait devancé depuis février 2021 (Lasserre, 2023). Au Canada, les affaires étrangères demeurent une compétence fédérale, mais plusieurs provinces, en particulier le Québec, exercent une action internationale en matière de culture, de santé et d’éducation (doctrine Gérin-Lajoie). Ces outils « para diplomatiques » (Soldatos,1990) permettent à la « la belle province » de disposer de bureaux de représentations à l’étranger, notamment en Indo-Pacifique (Japon, Singapour, Inde, Chine, Corée du Sud). Un exemple à suivre, peut-être, pour la France et la Nouvelle-Calédonie ?

Des projets de collaborations pour la promotion d’une francophonie « Indo-Pacifique » pourraient même voir le jour…

Ces thématiques souvent apolitiques et consensuelles pourraient associer Québécois et Calédoniens sans distinctions sociales et ethniques, dans un objectif commun de promotion et d’interconnaissances culturelles.  Le sujet est ouvert !

Paco Milhiet

Références

Al Wardi, Sémir (2018). La Polynésie française est-elle une colonie ? Outre-mers 2018/1 n°398-399.

Al Wardi, Sémir, (dir.), Regnault, Jean-Marc (dir.) (2021). L’Indo-Pacifique et les Nouvelles routes de la soie, Société française d’histoire des Outre-Mers.

Al Wardi, Sémir ; Regnault, Jean-Marc ; Sabouret, Jean-François (dir.) (2017), L’Océanie convoitée. Histoire, géopolitique et sociétés, Paris, CNRS éditions.

Brady, Anne-Marie (2003). Making the Foreign Serve China: Managing Foreigners in the People’s Republic. Lanham : Rowman & Littlefield Publishers.

Cailloce, Laure (2018). Nouvelle-Calédonie : 165 ans d’une histoire mouvementée, CNRS le Journal, 20 octobre, https://lejournal.cnrs.fr/articles/nouvelle-caledonie-165-ans-dune-histoire-mouvementee .

Chauchat, Mathias (2021). Vers la fin de la garantie d’irréversibilité constitutionnelle de l’accord de Nouméa, JP BLOG, 12 juillet 2021, https://blog.juspoliticum.com/2021/07/12/vers-la-fin-de-la-garantie-dirreversibilite-constitutionnelle-de-laccord-de-noumea-par-mathias-chauchat/.

David, Carine et Tirard, Manuel (2022), La Nouvelle-Calédonie après le troisième référendum d’autodétermination du 12 décembre 2021 : 40 ans pour rien ? La Revue des Droits de l’homme. https://journals.openedition.org/revdh/14593

Descheemaeker, Eric (2023). Nouvelle-Calédonie: qui décide maintenant ? , JP BLOG, 5 janvier 2023, https://blog.juspoliticum.com/2023/01/05/nouvelle-caledonie-qui-decide-maintenant-par-eric-descheemaeker/#_ftnref1 .

Guiart, Jean (1983). La terre est le sang des morts, L’homme et la société 67-68, pp. 99-113.

Heffer, Jean (1995). Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel.

Institut d’émission d’outre-mer (2021). Le Nickel en Nouvelle-Calédonie, Rapport annuel économique de la Nouvelle-Calédonie.

Jie, Meng (2017). Vision for maritime cooperation under the Belt and Road Initiative, Xinhua News Agency, le 20 mai 2017, http://www.xinhuanet.com/english/2017-06/20/c_136380414.htm.

Lasserre, Frédéric (2023).  Quelles stratégies en indo-pacifique pour le Canada et le Québec, Institut des relations internationales et stratégiques, https://www.iris-france.org/173883-quelles-strategies-en-indo-pacifique-pour-le-canada-et-le-quebec/

Lecornu, Sébastien (2021). Nouvelle-Calédonie : le troisième référendum aura lieu le 12 décembre 2021, France Info, le portail outre-mer [en ligne], 12 décembre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle-caledonie-le-troisieme-referendum-aura-lieu-le-12-decembre-2021-1023304.html à partir de 10min 33

Légifrance (1998), Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998. Paris : République française.

Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, (2022). La stratégie de la France dans l’indopacifique, Paris, https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/fr_a4_indopacifique_022022_dcp_v1-10-web_cle017d22.pdf

Regnault, Jean-Marc (2013). L’ONU, la France et les décolonisations tardives, l’exemple des terres françaises d’Océanie, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

Vandendyck, Bastien (2020). Deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie : horizons incertains, Institut des relations internationales et stratégiques, Asia Focus n° 147, https://www.iris-france.org/notes/deuxieme-referendum-dautodetermination-en-nouvelle-caledonie-horizons-incertains/

Wesley-Smith, Terence. (dir) (2021), The China Alternative: Changing Regional Order in the Pacific Islands. Canberra, Pacific Series, ANU Press.

[1] Harold Thibault, La Chine lorgne la Nouvelle-Calédonie et ses réserves de Nickel, Le Monde, , 2 oct. 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/la-chine-lorgne-la-nouvelle-caledonie-et-ses-reserves-de-nickel_6054537_823448.html

[2] Appellation non officielle, mais communément utilisée pour désigner la Nouvelle-Calédonie.

[3] La société Le Nickel (filiale du groupe Eramet), la Société minière du Sud Pacifique (détenue à 87 % par Sofinor, un groupe public gérant les actions de la province nord, interface économique de la cause indépendantiste) et Poney Ressources Nouvelle-Calédonie, un consortium néocalédonien.

[1]Le mot « Kanak » conformément au texte de l’accord de Nouméa de 1998, est invariable. En effet, au cours des événements de 1985, le gouvernement provisoire de Kanaky, présidé par Jean-Marie Tjibaou imposa en une nouvelle graphie « kanak, invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », in Mireille Darot, Calédonie, Kanaky, ou Caillou ? Implicites identitaires dans la désignation de la Nouvelle-Calédonie, Mots, les langages politiques 53, 1997, pp 8-25.

Les politiques indo-pacifiques du Canada et du Québec : réflexions croisées

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Frédéric Lasserre, Directeur du CQEG

Résumé : En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique. Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021. Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie. Quels sont les principaux éléments mis de l’avant dans ces stratégies ?  Proposent-elles des lectures et des approches convergentes envers la région indo-pacifique ?

Mots-clés : Indo-Pacifique, stratégie, Canada, Québec, Chine, Japon, Inde.

Summary : In November 2022, Canada published its Indo-Pacific Strategy. This strategy followed by a few months a similar document from Quebec, published in December 2021. These policy documents follow several similar documents published by Japan, Australia, the United States, France or the United Kingdom, in an international context of changing reflexive paradigms for addressing regional and international relations in Asia. What are the main elements put forward in these strategies?  Do they propose convergent readings and approaches for the Indo-Pacific region?

Keywords : Indo-Pacific, strategy, Canada, Quebec, China, Japan, India

En novembre 2022, le Canada publiait sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique (Gouvernement du Canada, 2022). Cette stratégie suivait de quelques mois celle du Québec, publiée en en décembre 2021 (Gouvernement du Québec, 2021). Ces documents d’orientation politique suivent plusieurs documents similaires publiés par le Japon, l’Australie, les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni, pour n’en citer que quelques-uns, dans un contexte international de changement des paradigmes réflexifs pour aborder les relations régionales et internationales en Asie (Nagao, 2019; Berkofsky et Miracola, 2019). Lancé en 2007 par le premier ministre japonais Shinzo Abe, le concept d’Indo-Pacfique, pendant longtemps peu relayé, connait depuis quelques années un engouement marqué. Il ne s’agira pas ici de considérer les raisons de cet intérêt – ou de cet effet de mode – mais plutôt de s’interroger sur les caractéristiques des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec. Quelles en sont les principales idées, alors que se singularisent deux grandes orientations dans la plupart des stratégies indo-pacifiques publiées à ce jour : la plupart accordent une place très importante à la Chine, dont l’ascension économique et politique bouscule les intérêts de nombreux États, voire les inquiète dans ce qu’Isabelle St-Mézard qualifie d’anxiété géopolitique (Saint-Mézard, 2023) ; en réaction, toutes oscillent entre des positions visant à contrer la Chine et son ascension, ou au contraire à maintenir un espace régional inclusif afin de ménager le dialogue avec Beijing (Martin 2019; Heiduk et Wacker, 2020; Goin, 2021).

1. La notion de paradiplomatie

Cette comparaison des stratégies indo-pacifiques du Canada et du Québec pourrait prêter le flanc à l’argument que le Québec n’est pas un État souverain, et que donc il ne peut ni définir de stratégie diplomatique, ni être pertinent dans une analyse de stratégies définies par des États indépendants. Formellement, cela est exact, mais très réducteur. Un champ important des sciences politiques et des relations internationales étudie depuis plusieurs années ce que l’on appelle la paradiplomatie, soit l’action internationale d’entités politiques de rang 2, à savoir des États fédérés ou des administrations qui se sont dotés d’outils de relations internationales. On oublie ainsi qu’au sein de la très jacobine et centralisatrice République française, les collectivités d’outre-mer du Pacifique, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et Polynésie, ont constitutionnellement la latitude de développer des relations autonomes avec des gouvernements étrangers tant que cela n’interfère pas avec la défense ou les douanes.

Le Canada est un État fédéral, dans lequel les administrations de rang 2 (les provinces) sont juridiquement des États. Dans le cadre de la Révolution tranquille, mouvement socio-politique majeur qui a bouleversé la société québécoise des années 1960, la volonté d’affirmation de l’autonomie du Québec s’est notamment traduite par un souci d’affirmation à l’étranger également, même si les affaires étrangères sont de compétence fédérale. Dès 1961, le Québec inaugure à Paris une Délégation générale, première d’une série de plusieurs qui structure aujourd’hui le réseau des représentations politiques du Québec à l’étranger. Depuis 1965, la doctrine Gérin-Lajoie est le fondement de la politique internationale du Québec ; elle affirme que la souveraineté d’une province canadienne dans ses champs de compétence devrait s’appliquer également dans ses relations internationales. Tous les partis politiques au Québec, souverainistes comme fédéralistes, ont poursuivi cette politique, que le gouvernement canadien tolère.

Panayotis Soldatos a défini la paradiplomatie comme « la poursuite directe, à des degrés variables, d’activités internationales de la part d’un État fédéré » (Soldatos, 1990). Le concept est largement répandu aujourd’hui (Paquin, 2004) et appliqué à des États quasi-fédéraux également. Ce concept demeure à géométrie variable : tous les États fédérés ne mènent pas forcément une action internationale/politique étrangère. On observe également une diversité de l’engagement de l’État dans sa paradiplomatie, entre Québec, Écosse, Flandre, Catalogne, Groenland… Le Québec n’est pas souverain et ne définit donc pas de politique étrangère pleine et entière – donc son action ne couvre pas tous les domaines : c’est à garder à l’esprit dans la comparaison des cadres politiques du Québec et du Canada.

2. La politique indo-pacifique du Canada

La stratégie canadienne définit l’Indo-Pacifique comme l’Asie orientale, l’Asie du Sud-est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les 14 pays insulaires du Pacifique, le sous-continent indien et les Maldives. Les Seychelles, l’Asie centrale, la Russie d’Asie, le Moyen-Orient en sont ainsi exclus. La pertinence de ce régionyme nouveau d’Indo-Pacifique n’est pas justifiée ; le document explique cependant que la région ainsi définie représente une part importante de l’économie mondiale, la moitié en 2040. C’est une région qui connait globalement une grande vitalité démographique mais aussi économique. C’est une région qui suscite des « défis stratégiques » majeurs, essentiellement du fait de l’ascension de la Chine; une région qui implique le Canada de par sa façade Pacifique, et qu’il importe d’engager dans la voie du développement durable « si nous voulons relever les grands défis mondiaux », dont « la lutte contre les changements climatiques » et le développement durable (p.3).

La politique vise donc à approfondir les partenariats régionaux, pour promouvoir la paix, le développement durable, les échanges commerciaux et les investissements. Le Canada « entretient des relations étroites avec ses partenaires et amis », mais « il y a aussi des pays dans la région avec lesquels le Canada est fondamentalement en désaccord; le Canada doit être lucide quant aux menaces et aux risques que ces pays représentent ». Certes, il faut « maintenir le dialogue » (p.6), « il est nécessaire de coopérer » (p.8), mais la stratégie énonce clairement que certains pays constituent des menaces. La Chine est clairement visée : elle est une « puissance mondiale de plus en plus perturbatrice », qui peut faire preuve d’« arrogance » et déployer une « diplomatie coercitive » (p.7). On est loin des discours lénifiants des cadres généraux de politique du Canada qui prévalaient dans le passé, dans lesquels la confiance en l’attrait du modèle occidental et la perception de la maitrise des enjeux de sécurité ne conduisaient pas le Canada comme les États-Unis ou l’Australie ou le Japon, à nourrir cette anxiété géopolitique qui les conduit maintenant à incriminer directement le gouvernement chinois. Entendons-nous : il ne s’agit pas ici de défendre la Chine, mais simplement de souligner le changement de ton à Ottawa, changement très officiellement consacré dans la Stratégie régionale en 2021.  L’objectif est clairement de soutenir une approche « fondée sur des règles » (p.9) et de repousser toute action unilatérale, implicitement de la Chine, envers Taiwan ou dans les mers de Chine du Sud et de l’Est.

Trois pages sont ainsi consacrées à la Chine, puis une page sur l’Inde, deux pages pour le Pacifique Nord (Japon et Corée), une page (2 avec des figures) pour l’ANASE (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, ASEAN en anglais) avec des axes politiques très généraux. La Chine est mentionnée 53 fois dans le document, l’Inde 22 fois, la Corée 27 fois, le Japon 18, l’ANASE 22 fois : le document s’efforce de parvenir à un certain équilibre, mais, reflet de l’énoncé de politique générale dans lequel la réaction face au rôle perturbateur de la Chine est clairement soulignée, la place accordée à la Chine est dominante – plus de deux fois plus que le 2e pays mentionné le plus souvent, la Corée.

Le document articule par la suite les 5 axes prioritaires : Promouvoir la paix, la résilience et la sécurité ; accroitre les échanges commerciaux et les investissements, et renforcer la résilience des chaines d’approvisionnement; investir dans les gens et tisser des liens entre eux ; bâtir un avenir durable et vert ; demeurer un partenaire actif et engagé.

La tonalité du premier axe montre qu’ici encore, le raisonnement implicite vise la Chine : seule la modernisation de l’armée chinoise est mentionnée parmi tous les pays de la région, comme menace implicite. La tonalité très défensive se poursuit avec un paragraphe sur l’Arctique : « le Canada est conscient que les puissances de l’Indo-Pacifique considèrent l’Arctique comme une région offrant des débouchés », constat qui semble signifier que cet intérêt est lourd de menaces puisque la phrase suivante explique que « Le Canada est déterminé à maintenir la paix et la stabilité dans la région » (p.16). Si ce premier axe est développé sur trois pages, comme la seconde section sur l’économie. Les axes suivants s’appuient sur des passages plus courts, mais articulent des objectifs de politique générale (développement durable( parfois originaux (investir dans les gens et les liens entre populations. Le document présente pour chaque axe les façons d’atteindre les objectifs retenus : ces aspects pratiques représentent 9 pages et demie (35%) sur les 27 du document.

3. La Stratégie territoriale pour l’Indo-Pacifique du Québec

Pas plus que la Stratégie canadienne, la Stratégie québécoise ne cherche vraiment à justifier le terme d’indo-pacifique. Le document mentionne un objectif de relance économique dans un contexte de fin de pandémie de covid-19, soulignant d’emblée une lecture de la région nommée Indo-Pacifique en des termes résolument économiques. La région constitue un « nouveau centre de gravité de l’économie mondiale » (p.3); on le disait déjà de l’Asie-Pacifique en 1997 lors de la première mission commerciale Québec Chine et, de manière générale, dans les années 1990 avec le succès du concept d’Asie-Pacifique. Constater le poids économique dominant d’une région rassemblant 35% des terres et 65% de la population n’a rien de novateur. En revanche, au-delà du cliché du poids économique majeur de l’Indo-Pacifique, le document souligne deux points : cette région est marquée par un fort dynamisme économique – comme pour la stratégie canadienne – mais elle est aussi traversée de rivalités. Rivalité entre la Chine et les États-Unis, présentée comme un paramètre et non comme une prémisse politique engageant la vigilance du Québec, mais une rivalité qui a des impacts sur les partenaires de ces deux pôles économiques. Rivalité également entre Inde et Chine, deux géants démographiques, politiques et économiques. On observe donc un monde en recomposition, avec des risques, mais aussi des occasions. Le document relève que certains lisent la région sous un prisme sécuritaire (QUAD, AUKUS) ; qu’on y observe le déploiement des nouvelles routes de la soie et de contre-projets indiens ou japonais, et que ces rivalités se traduisent aussi à travers de nombreux accords commerciaux à géométrie variable.

La Stratégie se place résolument dans le domaine du commercial. Le premier axe stratégique concerne le commerce international et les investissements. Le second cherche à renforcer la recherche, l’innovation et la formation, non seulement pour maintenir la compétitivité des entreprises québécoises, mais aussi pour favoriser la collaboration avec des laboratoires asiatiques et pour développer le marché de la formation offerte au Québec aux chercheurs et étudiants asiatiques – « Développer une intelligence d’affaires en éducation et enseignement supérieur » (p.18).

Le 3e axe porte sur l’économie verte et le développement durable. Il s’agit de renforcer l’engagement du Québec en matière de développement durable, tout comme dans la stratégie canadienne. Il s’agit donc d’un engagement politique certes, mais aussi économique : des efforts seront ainsi déployés pour promouvoir « l’offre et le savoir-faire du Québec en matière de développement durable et de tourisme responsable » (p.19) ; un engagement politico-social également : on souhaite « favoriser le partage d’expertise sur la dimension sociale du développement durable » (p.19). Le concept de valeur intervient ici : liberté, démocratie, justice, durabilité, mais sans qu’aucun État ne soit stigmatisé. Le document reconnait du même souffle le potentiel de coopération dans ce domaine : plusieurs sociétés de la région ont développé des expertises potentiellement bénéfiques pour le Québec, Australie, Nouvelle-Zélande, Chine, Corée, Japon… dans une optique de partage (pas seulement de vente) et de coopération.

Le 4e axe porte sur la main-d’œuvre ; le 5e sur la culture, et un 6e axe transversal porte sur la jeunesse, atout commun aux sociétés de la région dont il faut renforcer la curiosité, la formation, les contacts pour forger des liens trans-océaniques.

À travers l’analyse de cette stratégie, on relève :

  • L’expression de principes politiques certes, mais formulés de façon modérée – droits de la personne ; développement durable – une demi-page
  • La présence d’objectifs politiques – développer l’influence du Québec et le développement durable – pour soutenir les valeurs certes, mais surtout pour favoriser la coopération et les objectifs socio-économiques.
  • Une approche résolument pragmatique – de nombreuses pistes d’action sont exposées. Sur 19 pages de texte, un total d’environ 9 pages (47%) présentent les actions à mener.
  • Une approche intégrée : le document expose les liens qui associent les différents axes de la stratégie, le développement durable, la formation de la main-d’œuvre, la recherche, la culture permettant certes d’envisager des développements économiques, mais aussi de renforcer le pouvoir d’influence du Québec, dont le rôle crucial en Asie est rappelé dans le document, dont on espère indirectement pouvoir récolter les fruits économiques à terme. Les axes de cette stratégie ne sont pas disjoints, mais bien au contraire proposent un plan d’action pensé comme cohérent et articulant l’ensemble des actions proposées.
  • Aucun État n’est directement incriminé dans cette stratégie, au-delà du constat très factuel de la rivalité sino-américaine. L’approche politique demeure modérée, non militante : le concept de valeurs est mentionné 2 fois ; mais celui de coopération 12 fois. Ce discours parait similaire à celui du Canada, mais la stratégie québécoise ne propose pas d’action spécifique visant à répondre à une quelconque menace chinoise.
  • On y découvre une approche géographique équilibrée : certes la Chine fait l’objet de 30 mentions ; mais le Japon 25 ; la Corée du Sud 24 ; l’Inde 22 ; l’Australie 14 ; le Vietnam 11 ; l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est, 6 chacun.

4. Deux stratégies convergentes ?

Toute comparaison des deux stratégies canadienne et québécoise doit rappeler un paramètre de taille : le Québec n’étant pas un État souverain, il ne peut développer d’éléments forts de politique étrangère, a fortiori en matière de défense ou d’accords commerciaux. De fait, il ne peut développer de lien avec l’institution qu’est l’ASEAN, ni tenir de discours à fort contenu diplomatique ou de sécurité. Cela explique en partie l’absence de place importante consacrée aux enjeux politiques en Asie – en partie seulement, on y reviendra.

Des convergences se dessinent : les deux stratégies font la part belle aux enjeux économiques (commerce, investissements) ; aux questions de développement durable ; à la main-d’œuvre, à l’immigration, à la formation et à la jeunesse, des aspects qu’on retrouve peu souvent dans les stratégies indo-pacifiques.

Mais des différences importantes se dessinent. Sur la forme tout d’abord : la stratégie québécoise a réussi à proposer une série d’orientations et d’actions qui présentent un fort degré d’intégration et de synergie, ce qu’on observe nettement moins du côté de la stratégie fédérale canadienne.

Sur le fond ensuite : certes le Québec n’a pas à se prononcer sur une posture politique à l’endroit de la Chine ; mais il aurait néanmoins pu développer un propos plus incisif sur la question des valeurs et de la trajectoire politique de celle-ci, ce qu’il a choisi de ne pas faire. Le portrait politique de la dynamique politique dans la région est lucide – on observe l’émergence de vives tensions – mais ce constat demeure factuel et ne suscite pas de critique même si l’attachement aux valeurs démocratiques est formulé. La stratégie québécoise se veut un document résolument pragmatique pour permettre le développement de la coopération en Indo-Pacifique. À l’inverse, la stratégie canadienne, en rupture avec les discours relativement idéalistes sur l’Asie que développaient les administrations libérales précédentes, souligne l’importance d’une certaine résilience face à l’émergence d’une Chine perçue comme une menace potentielle. La main demeure tendue ,mais le discours n’en demeure pas moins incriminant, polémique voire vindicatif pour un document de politique régionale. Fin de l’innocence et de la croyance candide dans la vertu de l’ouverture économique envers la Chine, qui conduirait nécessairement celle-ci à réformer son régime politique ? Car telle était pendant longtemps la croyance inébranlable des Occidentaux, et des gouvernements libéraux de Jean Chrétien (1993-2203) à Paul Martin (2003-2006) (The Economist, 2018; Sampson, 2020). Ou angoisse géopolitique ?  Sans doute un peu des deux. Il reste à savoir si la politique menée sur la base de cette stratégie pourra demeurer proactive et non réactive, et favoriser la coopération et l’engagement du Canada envers non seulement ses partenaires, Japon, Corée, Australie et Inde principalement, mais également à l’endroit de la Chine (Paikin, 2023).

Frédéric Lasserre

Références

Berkofsky, A. et S. Miracola (2019). Geopolitics by Other Means : the indo-pacific reality. Milan : ISPI, https://www.ispionline.it/en/publication/geopolitics-other-means-indo-pacific-reality-22122

Goin, V. (2021). L’espace indopacifique, un concept géopolitique à géométrie variable face aux rivalités de puissance. Géoconfluences, 4 oct., http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/espace-indopacifique-geopolitique

Gouvernement du Canada (2022). La Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique. Ottawa, https://www.international.gc.ca/transparency-transparence/indo-pacific-indo-pacifique/index.aspx?lang=fra

Gouvernement du Québec (2021). Cap sur la relance : des ambitions pour le Québec. Stratégie territoriale pour l’Indo-Pacifique. Québec,  https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/relations-internationales/publications-adm/politiques/STR-Strategie-IndoPacifique-Long-FR-1dec21-MRIF.pdf

Heiduk, F. et Wacker, G. (2020). From Asia-Pacific to Indo-Pacific. Significance, Implementation and Challenges. SWP Research Paper 9, Berlin, juillet, https://www.swp-berlin.org/publications/products/research_papers/2020RP09_IndoPacific.pdf

Martin, B. (2019). Cartographier les discours sur l’Indo Pacifique. Carnets de Recherche, Sciences-Po, 18 déc., https://www.sciencespo.fr/cartographie/recherche/cartographier-les-discours-sur-lindo-pacifique/

Nagao, S. (2019). Strategies for the Indo-Pacific: Perceptions of the U.S. and Like-Minded Countries. Washington, DC : Hudson Institute, décembre, https://www.hudson.org/national-security-defense/strategies-for-the-indo-pacific-perceptions-of-the-u-s-and-like-minded-countries

Paikin, Z. (2023). La “doctrine Freeland” et la stratégie Indo-Pacifique du Canada : entre isolement et confusion, Note politique 26, Réseau d’analyse stratégique, 2 janvier, https://ras-nsa.ca/fr/la-doctrine-freeland-et-la-strategie-indo-pacifique-du-canada/

Paquin, S. (2004). Paradiplomatie et relations internationales, Bruxelles: Peter-Lang.

Saint-Mézard, I. (2022). Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Paris : PUF.

Sampson, X. (2020). Quelle marge de manoeuvre a l’Occident face à la Chine?. La Presse, 7 juillet, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1717514/chine-commerce-expansion-economie-politique-puissance

The Economist (2018). How the West got China wrong. The Economist, 1er mars, https://www.economist.com/leaders/2018/03/01/how-the-west-got-china-wrong

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.

Paco Milhiet (2022). Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Enjeux internationaux, perspectives françaises. Paris : Le Cavalier Bleu.

RG v9n1, 2023.

L’auteur le rappelle : derrière chaque dénomination géographique se cache une intention politique. L’Indo-Pacifique ne déroge pas à la règle… Nouveau leitmotiv des relations internationales, cette construction stratégique vise sans doute à contenir la montée en puissance de la Chine et souligne la rivalité sino-américaine. Mais elle se traduit aussi par des enjeux régionaux qui ne sont pas toujours en ligne avec la stratégie de certaines métropoles, notamment la France, acteur important grâce à ses collectivités territoriales et possessions dans la région. Les problématiques de l’Indo-Pacifique peuvent donc s’appréhender à plusieurs échelles, internationale, nationale et locale. Ce sont ces représentations multiscalaires, conduisant à des intérêts géo­politiques parfois concurrents, que Paco Milhiet analyse dans cet ouvrage.

Longtemps perçue comme un élément exogène et marqueur d’un passé colonial, la France est désormais perçue par plusieurs États du Pacifique comme de l’Asie comme un élément stabilisateur de la région indo-pacifique. Pour la France, qui a officialisé son ralliement à une lecture régionale selon le prisme de l’indo-pacifique en 2018, l’enjeu est de taille : 93 % de sa Zone économique exclusive (ZEE) – la deuxième du monde avec 11 millions de km2 – se situe dans la région, et sur les 70 pays riverains, 16 ont une frontière maritime avec la France. Sans surprise, dans cet ouvrage avant tout destiné au lectorat français, l’auteur consacre les trois quarts de son ouvrage aux attributs de la puissance française en Indo-Pacifique. La problématique de l’ouvrage, implicite, semble en effet de comprendre quels sont les enjeux de cette nouvelle organisation des relations régionales pour la France.

Le concept d’Indo-Pacifique, rappelle l’auteur, a été lancé en Inde par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2007. Premier État à proposer une lecture géopolitique dépassant le cadre jusque là admis de l’Asie-Pacifique, le Japon a par la suite inspiré les États-Unis, l’Australie, l’Inde, puis plus récemment la France notamment, dans un changement de prisme d’analyse des relations régionales, pour voir finalement s’imposer le concept d’Indo-Pacifique. Ce concept procède clairement, analyse l’auteur, de représentations géopolitiques et non pas d’une réalité humaine ou économique ; fortement connoté par des objectifs de contrôle de l’expansion politique de la Chine, il est récusé par Pékin justement, mais aussi par la Russie, et suscite un intérêt très variable parmi les États de l’Asie du Sud-est malgré l’intérêt de l’Indonésie, du Vietnam et l’adoption du concept par l’ASEAN.

L’auteur recadre utilement la question de l’émergence du concept de l’Indo-Pacifique avec celui des Nouvelles routes de la soie, apparu en 2013, et examine le nouvel équilibre des forces pour l’Indo-Pacifique français. Si l’île de La Réunion est en phase de devenir un point d’appui stratégique au cœur de l’océan Indien, à travers notamment le renforcement de la relation franco-indienne, les relations avec la Chine sont moins harmonieuses. Selon l’auteur, Pékin lorgnerait sur la Polynésie française, qu’elle a placée le long d’un corridor maritime des Routes de la soie, le « passage économique bleu » Chine – Océanie – Pacifique Sud, et où elle investit massivement dans l’hôtellerie. Il reste à voir en quoi des investissements économiques induisent nécessairement une vulnérabilité. S’agissant de la Nouvelle-Calédonie, dont la Chine est le premier partenaire commercial (elle représente 25 % des échanges de l’île, contre 14,5 % pour la France métropolitaine), Pékin n’a jamais dissimulé son intérêt pour le nickel produit dans les mines du territoire. La dynamique politique ici se complique car si Paris a pu adopter une lecture macrorégionale des enjeux, intégrant ses collectivités dans le cadre de ses relations avec la Chine et avec les partenaires de la France dans la région, lesdites collectivités, souvent dotées de compétences en matière de relations régionales, ne voient pas nécessairement les relations avec la Chine de la même façon.

Le lecteur étranger pourra découvrir les atouts et faiblesses de la stratégie française dans l’Indo-Pacifique, mais il est vrai que l’ouvrage consacre de très nombreuses pages à inventorier ces forces et faiblesses. On pourra ne pas être d’accord avec certains points de terminologie, par exemple lorsque l’auteur expose que « la Chine pilote habilement ses conflits frontaliers » (p.26), alors que tous sont réglés sauf avec l’Inde et le Bhoutan – même si, effectivement, le contentieux frontalier avec l’Inde est complexe et constitue une pierre d’achoppement majeure dans les relations sino-indiennes, et un facteur de tension significatif entre les deux puissances nucléaires depuis la guerre de 1962. En mer de Chine, il s’agit plutôt de conflits territoriaux, portant sur les enjeux de souveraineté sur des ilots contestés, et sur l’interprétation des espaces maritimes revendiqués.

Au final, un ouvrage bien écrit et plaisant, qui expose clairement les enjeux stratégiques pour la France dans le cadre régional de l’Asie bordée des océans Indien et Pacifique, désormais structuré par ce concept d’indo-pacifique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire en Études Indo-pacifiques