Regards géopolitiques, v9n3, 2023
Guibourg Delamotte (2023). Le Japon. Un leader discret. Paris : Eyrolles.
Quelle est la culture politique et diplomatique du Japon ? Quel est son développement économique ? À quelles évolutions sociétales le pays doit-il faire face ? Quelles sont ses ambitions internationales ? En abordant à la fois les aspects économiques, politiques, régionaux, internationaux et sociaux du Japon, cet ouvrage précis et accessible a comme objectif de fournir des clés de lecture pour aborder ce pays et les défis auxquels il doit répondre dans un contexte régional en pleine évolution.
La prémisse de départ de l’ouvrage réside dans un questionnement sur la dynamique politique régionale et internationale du Japon contemporain. Vaincu après la Seconde guerre mondiale, le Japon avait fait le choix stratégique de se replier, avec le succès que l’on connait, dans la sphère économique sous la protection militaire américaine, dans le cadre de la guerre froide. Sa forte croissance permit alors au Japon de devenir la 2e puissance économique mondiale. A la fin des années 1970 et début des années 1980, d’aucuns voyaient le pays poursuivre sur sa lancée et devenir la première puissance (Vogel, 1979), avec le risque de frictions commerciales accrues avec les États-Unis et de détérioration de leurs relations, perçues par certains analystes comme pouvant entrainer les deux pays dans un nouveau conflit armé (Friedman et Lebard, 1991), thème assez présent dans les débats de l’époque.
Il n’en a finalement rien été. A partir de 1990 éclate la bulle financière et le Japon s’enfonce peu à peu dans un ralentissement, puis un marasme économique, tandis que l’ascension économique et politique de la Chine détourne l’attention de Washington vers Pékin (Grosser, 2023). Pour autant, le Japon n’a pas disparu de la scène internationale, bien au contraire : il a gagné en influence politique au point d’avoir su développer une capacité diplomatique à faire évoluer la dynamique régionale, voire internationale. C’est cette évolution que l’autrice cherche à présenter et à analyser.
L’ouvrage propose un plan débutant par une mise en contexte à saveur historique de la puissance japonaise, de ses variations et de ses composantes. Le Japon opte tout d’abord, après la guerre, pour une stratégie de redressement puis de puissance économique, qui lui permet de développer son influence notamment à travers des leviers économiques et financiers – politique monétaire, aide publique au développement, surtout en direction de pays asiatiques : ce fut la doctrine Yoshida. La politique sécuritaire, oscillant entre les contradictions de l’article 9 de la Constitution proclamant le renoncement à la guerre, et le traité de sécurité nippo-américain encourageant le Japon à se réarmer par le biais de Forces d’auto-défense, s’internationalise peu à peu au fur et à mesure que s’étend, en coordination avec Washington, le domaine d’application du principe d’autodéfense, tant spatialement – de plus en plus loin du seul territoire japonais – que dans l’applicabilité du principe, désormais légitime pour porter assistance à des alliés. Tokyo se montre de plus en plus proactif pour faire avancer ses vues politiques, surtout sous l’initiative des premiers ministres Koizumi Junichi (2001-2006) puis Abe Shinzo (2006-2007 puis 2012-2020), participe activement à la création du Quad (coopération militaire avec l’Inde, l’Australie et les États-Unis) et se pose en acteur, et non plus en simple et modeste observateur dans le sillage de Washington.
L’autonomie stratégique, conçue par certains milieux conservateurs dans les années 1960 et 1970 comme un retrait du camp américain pour se repositionner face à l’URSS et reprendre le contrôle de sa politique étrangère, n’est plus du tout de mise sous cette forme : il semble que le gouvernement japonais ait fait le choix de s’affirmer dans le cadre de son alliance avec Washington, tout en cultivant ses relations avec d’autres partenaires, pour sortir du tête-à-tête. Dans ses discours, le Japon articule de plus en plus l’importance de la défense de valeurs, démocratie, droits humains, règle de droit, et ces discours contribuent bien davantage au pouvoir d’influence du Japon que les produits culturels.
Le chapitre suivant présente et analyse les piliers politiques et institutionnels normatifs de la diplomatie japonaise, la Constitution pacifiste, le traité de San Francisco de 1951 et l’alliance nippo-américaine. Les sondages révèlent l’attachement du Japon à préserver l’article 9 et c’est donc davantage par la voie interprétative et par décision du Cabinet que la doctrine militaire du Japon a évolué. Avec la fin de la guerre froide et l’ascension politique et militaire de la Chine, une inquiétude partagée s’est développée face à Pékin qui explique le maintien de l’alliance et des bases américaines en territoire japonais. Il n’y a plus guère de recherche d’une autonomie stratégique comme cela avait pu être envisagée par certains partis de gauche ou par certains premiers ministres japonais, mais désir de poursuivre une collaboration dans le cadre d’une alliance dont les paramètres évoluent tant du fait des intérêts américains, que d’une affirmation propre au Japon.
Quels sont les enjeux régionaux de sécurité ? le troisième chapitre tente d’y répondre et expose la trajectoire politique du Japon après 1945, la reprise du dialogue post-conflit, le développement de bonnes relations avec l’Asie du Sud-est et, dans une moindre mesure, avec la Corée du Sud et la Chine à partir de 1972 tout en maintenant des relations proches – mais dès lors non officielles – avec Taiwan, Le Japon est impliqué dans trois litiges territoriaux, tout d’abord sur 4 iles des Kouriles (appelés Territoires du Nord au Japon) avec la Russie, au sujet desquels Tokyo fut un temps tenté de trouver un terrain d’entente avec Moscou (Mormanne, 1992 ; Lasserre, 1996); au sujet de l’ilot de Takeshima (Dok-do en coréen), instrument de l’expression d’un vif nationalisme coréen et du mécontentement de Séoul face aux ambiguïtés de la gestion du passé mémoriel par Tokyo, mais aussi levier de pression sud-coréen sur le Japon et ressort de politique intérieure majeur en Corée. ; et finalement sur les ilots Senkaku (Diaoyutai en chinois). La question de la menace nucléaire de la Corée du Nord est bien évidemment un enjeu majeur pour Tokyo, au même titre que l’incertitude quant à la trajectoire de la Chine et à la perspective de voir ses forces armées, en particulier sa marine et ses forces aériennes, poursuivre leur modernisation et leur expansion. La Chine pourrait-elle utiliser cet outil militaire pour faire pression sur le Japon, ou pour réintégrer par la force Taiwan à la Chine populaire ?
Le quatrième chapitre aborde les moyens déployés par le Japon pour faire face à ses objectifs redéfinis – affirmer ses priorités régionales – et aux enjeux de sécurité : réflexion quant à l’option nucléaire proposée par le président Trump et rapidement écartée ; mais coopération militaire avec les voisins et non plus seulement avec les États-Unis, affermissement des capacités militaires et de la portée de la capacité de projection; initiatives diplomatiques notamment avec le Quad et le concept de région indo-pacifique. Le chapitre suivant analyse la posture diplomatique du Japon dans les instances internationales, pour souligner l’autonomie réelle et davantage affirmée du Japon par rapport à Washington.
Enfin, le chapitre 6 évoque les défis sociétaux auxquels le Japon se voit confrontés, et qui pourraient influencer sur sa capacité d’agir : un marasme économique persistant ; un vieillissement accéléré de la population sans que celle-ci n’envisage le recours à l’immigration, sujet encore très tabou au Japon. Malgré ces défis et l’émergence d’enjeux sécuritaires régionaux majeur – ou justement en réaction à l’émergence de ces enjeux – le Japon poursuit sa quête d’affirmation comme puissance plus autonome mais incontournable, sur la scène régionale mais aussi internationale.
L’ouvrage est bien documenté. On relève quelques raccourcis, ainsi sur le projet chinois de nouvelles routes de la soie, peu débattu d’une part et dont la carte page 93 d’autre part laisse entendre que les routes ferroviaires ou maritimes en sont la résultante, alors que souvent infrastructures comme services maritimes existaient déjà avant 2013 ; ou l’affirmation que la Chine ne reconnait pas les limites territoriales de ses voisins sauf la Russie, alors qu’en réalité la Chine a, ces dernières années, signé des traités frontaliers avec tous ses voisins sauf l’Inde (Grosser, 2023) – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a plus de litiges avec eux. Mais ces réserves sont mineures. Elles ne sauraient réduire la qualité de l’ouvrage.
Au final, il s’agit là d’un livre bien écrit et fort accessible, qui repose sur la bonne connaissance du pays de la part de l’autrice et sur l’exploitation notamment de sources japonaises. Davantage conçu comme un ouvrage de synthèse et d’analyse que comme la présentation d’une question de recherche, le livre n’en propose pas moins un propos pertinent afin d’alimenter la réflexion sur les ressorts de la transformation du Japon, autrefois qualifié de nain politique, en puissance moyenne assumée et affirmée.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG
Références
Friedman, G. et Lebard, M. (1991). The coming war with Japan. New York : St Martins Press.
Grosser, P. (2023). L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis – Chine. Paris : CNRS Éditions.
Lasserre, F. (1996). The Kuril Stalemate : American, Japanese and Soviet Revisitings of History and Geography. Journal of Oriental Studies (Hongkong), XXXIV, 1, 1-16,
Mormanne, T. (1992). Le problème des Kouriles : pour un retour à St-Pétersbourg. Cipango, I, 1-78.
Vogel, E. (1979). Japan as number one: Lessons for America. Harvard University Press.