Recension: Kappeler, Andreas (2017, 2022). Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen-Âge à nous jours. Paris, CNRS Éditions.

Regards géopolitiques, v9n3, 2023.

Kappeler, Andreas (2017, 2022). Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen-Âge à nous jours. Paris, CNRS Éditions.

Depuis l’annexion de la Crimée et le déclenchement du conflit du Donbass en 2014, l’Ukraine a été constamment confrontée à diverses formes de pression militaire de la Russie. L’invasion de 2022 témoigne de la volonté renouvelée du gouvernement de Vladimir Poutine de mettre sous tutelle son voisin occidental, voire d’anéantir l’État ukrainien puisque l’objectif de la campagne de 2022 n’était pas de se contenter du Donbass mais de prendre Kyiv et sans doute de remplacer le pouvoir en place. La guerre, justifiée à Moscou par des « nécessités historiques » et la mission de protection des minorités russophones de l’Est de l’Ukraine – qui ne se sont pas ralliées à l’armée russe en 2022 – s’appuie sur une vision de type impérial selon laquelle le destin de la Russie serait de contrôler les territoires qui l’entourent et qui constituent des territoires habités de peuples frères – mais de petits frères, ukrainiens et biélorusses.

Un détour par l’histoire s’impose pour mettre à nu cet édifice idéologique. Chercheur spécialiste des empires à l’est de l’Europe, Andreas Kappeler analyse avec finesse l’évolution des rapports entre l’Ukraine et la Russie depuis le Moyen Âge, et des représentations associées. D’emblée, il rappelle une réserve nécessaire : l’Ukraine ou la Russie n’existaient pas comme État ou comme nation au début du Moyen-Âge, comme la plupart des nations européennes, constructions socio-politiques récentes, et il serait risqué de chercher à conforter une lecture a posteriori de l’existence des nations russe et ukrainienne dans l’histoire ainsi narrée et exposée. Les représentations nationales émergent en Europe à partir du XVIIIe siècle (Hermet, 1996 ; Thiesse, 1999; Anderson, 2006). L’auteur montre pourquoi l’unité, présentée comme « naturelle » par Moscou, des peuples ukrainien et russe est un mythe : il n’y avait aucune représentation allant dans le sens de relations privilégiées entre les peuples des régions aujourd’hui habitées par les Russes et les Ukrainiens, ni de représentation de l’existence de deux nations proches. Si les deux peuples se disputent encore l’héritage historique de la Rous’ de Kyiv, leurs trajectoires divergent à partir du XIIIe siècle. Il est essentiel de revenir sur les interactions, les rencontres entre ces « frères inégaux », mais aussi sur les processus de distanciation et de construction des identités nationales, ainsi que sur les cultures mémorielles et usages politiques différenciés de l’histoire.

L’auteur établit tout d’abord un portrait chronologique étayé de l’histoire de l’Ukraine et de la Russie, de façon que le lecteur occidental puisse prendre la mesure d’un passé complexe. Cet ouvrage a donc une dimension salutairement didactique. L’auteur mobilise une documentation étendue pour mettre en évidence l’émergence et le développement d’une relation russo-ukrainienne, dans laquelle on ne décèle pas ni d trace de prééminence politique ni culturelle pendant de longs siècles. Cette analyse permet de comprendre que l’émergence des consciences nationales et des États actuels, ainsi que des rapports entre peuples, est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur unique – prétendument incarné dans l’existence du royaume slave oriental de la Rous’ de Kyiv/Kiev, puissante principauté à l’origine fondée par les Varègues (Vikings suédois) au IXe siècle, et qui s’est désintégrée au XIIIe siècle en une multitude de principautés, dont celle de Moscovie apparue au XIIIe siècle, futur embryon de la Russie et qui n’a donc pas le monopole de l’héritage historique de la principauté de Kyiv. Aujourd’hui, tant les discours historiques russe qu’ukrainien revendiquent l’héritage culturel de cette construction politique – sans que cela puisse nécessairement poser problème, tant abondent les exemples d’héritages croisés de nos jours, la France, l’Italie ou l’Espagne par exemple pouvant se réclamer de cultures latines héritées de la Rome antique. C’est lorsque le débat se politise et que la revendication de l’héritage se veut exclusif, à tout le moins marqué d’une hiérarchie, que l’analyse historique prend un tour instrumentalisé par le pouvoir.

L’auteur rappelle ainsi avec à propos que l’histoire des deux peuples aujourd’hui appelés russe et ukrainien a d’abord divergé, les Slaves les plus orientaux se trouvant répartis en diverses principautés longtemps soumises aux Mongols, tandis que les futurs Ukrainiens ont été incorporés au Grand-Duché de Lituanie puis au royaume de Pologne, dont les réseaux culturels, commerciaux et politiques étaient orientés vers l’Europe. C’est essentiellement pour des raisons de contingence historique que s’opère le rapprochement entre Russes et Ukrainiens : lors de la rébellion des Cosaques ukrainiens de 1648 (soulèvement de Khmelnytsky), les difficultés militaires de ceux-ci face aux troupes polonaises les ont conduits à solliciter l’appui militaire du tsar Alexandre 1er, à travers l’accord de Pereiaslav (1654). Le rapprochement graduel entre Russes et Ukrainiens qui s’est produit dans le sillage de cet accord apparaît comme une véritable césure marquée par une divergence majeure quant à son interprétation, selon qu’elle est considérée comme une union soit temporaire et opportuniste (version ukrainienne), soit définitive et conforme à la convergence présentée comme « naturelle » entre deux peuples frères, selon la lecture russe a posteriori. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que le tsar Alexandre 1er s’était montré initialement fort réticent envers cet accord et l’idée d’entrer en guerre contre la Pologne pour soutenir les Cosaques, relativisant l’idée de destinée manifeste entre les deux peuples. Initiative ukrainienne, ce rapprochement, aux yeux des Ukrainiens, ne signifiait en rien la reconnaissance d’une relation de subordination culturelle ou politique.

Mais le livre Russes et Ukrainiens ne se résume pas à cette analyse sur mille ans de la construction de la relation russo-ukrainienne, au miroir de l’évolution des États et des sociétés. C’est aussi une réflexion en filigrane sur la construction des récits historiques et des représentations identitaires: comment les chroniqueurs et historiens ont-ils interprété et réinterprété les éléments historiques ? Quels discours ont-ils élaborés ? Partant des textes anciens, de sources littéraires ou des premières histoires savantes, l’ouvrage met en évidence les principaux moments d’élaboration des récits historiques en éclairant tout particulièrement les écrits des XIXe et XXe siècles, au moment où se précisent les discours et représentations sur les nations ukrainienne et russe – tard venus dans les deux cas, comme le souligne l’auteur.

Enfin, le troisième niveau de réflexion auquel nous introduit le livre porte sur les usages politiques de cette histoire croisée des regards portés de part et d’autre. Bien sûr, il est clair que la question centrale de l’auteur est l’instrumentalisation des arguments historiques par le pouvoir russe actuel, lequel remonte constamment au « baptême de la Rous’ » à Kyiv en 988, pour justifier ses entreprises militaires en Ukraine depuis 2014. Mais l’auteur explore aussi divers autres épisodes d’instrumentalisation, dont par exemple l’annexion des terres sous domination polonaise en rive droite du Dniepr par Catherine II (1793). L’impératrice justifia alors cette annexion par un supposé devoir de protection envers ses compatriotes orthodoxes, des serfs ukrainiens dont le sort au quotidien continuerait pourtant, pendant des décennies, d’être réglé par les maîtres de ces terres, des seigneurs polonais dont la domination sociale n’allait nullement être remise en cause.

L’auteur se livre donc à cet exercice d’analyse historique, non pas seulement comme entreprise d’érudition, mais afin de mettre en perspective le discours politique russe de justification de la guerre entamée en 2014 dans le Donbass puis étendue en 2022 avec l’invasion générale de l’Ukraine par l’armée russe. Au-delà de cet exercice de déconstruction des discours et des représentations nationales et historiques, il rappelle qu’il serait hasardeux de réduire la décision de Vladimir Poutine de recourir à la guerre à des représentations historiques. Celles-ci ont pu jouer dans la modulation du discours russe, mais ne sauraient à elles seules déclencher le conflit – il n’y a pas de déterminisme historique. Il y a eu décision politique dont la racine tient à la lecture par le pouvoir en place au Kremlin de la dynamique politique de l’Europe, de l’Ukraine et du pouvoir russe, et à la crainte de celui-ci de perdre le contrôle tant de l’Ukraine, dont la trajectoire s’orientait vers un rapprochement avec l’Europe, que de la société civile russe face à l’émergence graduelle d’une société à la démocratie certes imparfaite mais bien différente de la société russe confrontée à l’affermissement de l’autocratie de Vladimir Poutine. La crainte d’une contagion et d’une perte de contrôle de la société ukrainienne, toutes deux menaçantes pour le pouvoir en place, aurait convaincu celui-ci de recourir à la force et donc de mobiliser des représentations historiques fortes que le pouvoir avait su distiller et qui correspondaient par ailleurs à la lecture de plusieurs nostalgiques du passé impérial de la Russie.  Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de souligner que, autant le discours de Vladimir Poutine insiste sur l’unité des peuples russe et ukrainien et sur l’inexistence historique de l’Ukraine, autant l’invasion de 2022 a précipité l’émergence d’un vif sentiment anti-russe qui n’existait guère auparavant.  De ce point de vue, la guerre a semé un durable divorce entre la Russie et l’Ukraine.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Anderson, B. (2006). Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism. New York : Verso.

Hermet, G. (1996). Histoire des nations et du nationalisme en Europe. Paris : Le Seuil.

Thiesse, A.-M. (1999). La création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle. Paris : Le Seuil.

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