Regards géopolitiques, v9n3, 2023
Grosser, P. (2023). L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis / Chine. Paris, CNRS Éditions, 392 p.
Assistons-nous à une nouvelle guerre froide, cette fois entre les États-Unis et la Chine, guerre froide dégénérant ensuite en conflit armé ? Allons-nous, comme des somnambules, entrer en guerre sans le vouloir, comme en 1914 lors de la marche vers l’éclatement de la Première guerre mondiale? L’« amitié sans limite » dont se prévalent Vladimir Poutine et Xi Jinping peut-elle se comparer au pacte germano-soviétique de 1939 ? Peut-on comparer Hongkong ou Taïwan à Berlin-Ouest ? Le projet des nouvelles routes de la soie constitue-t-il une version chinoise du plan Marshall ? Ce sont ces questions qu’aborde l’historien Pierre Grosser dans L’Autre Guerre froide ? La Confrontation Etats-Unis – Chine. S’il répond à certaines d’entre elles, il nous offre surtout des grilles de lecture, tout en nous mettant en garde contre les « prétendues leçons de l’histoire ».
L’historien retrace l’histoire de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, en particulier depuis la guerre froide, puis souligne la parenthèse des années 1990 et 2000, période durant laquelle la puissance asiatique a évolué vers une économie de marché. Il recense ensuite les facteurs pouvant conduire à une guerre entre les deux pays et les éléments qui permettraient de l’éviter. Sa démarche méthodologique consiste à procéder à un rappel du déroulement des relations sino-américaines, pas si paisibles que cela jusqu’en 1978 ; et à comparer les observations produites par de nombreux chercheurs sur des éléments de la relation sino-américaine contemporaine, avec d’autres éléments qui ont caractérisé l’éclatement des deux conflits mondiaux puis de la guerre froide entre États-Unis et Union soviétique. Dans quelle mesure peut-on, comme l’affirment certains historiens, tirer des enseignements de ces leçons de l’histoire pour tenter de mieux cerner la dynamique actuellement à l’œuvre entre Pékin et Washington ? L’auteur aborde ainsi successivement plusieurs étapes et aspects des relations sino-américaines et des discours et représentations des deux États, à l’aune des analyses des politologues, historiens, sinologues occidentaux ou asiatiques. Cette méthode consiste à travailler par petites touches, des analyses fines de nombre d’aspects des discours et des relations bilatérales, en mobilisant diverses réflexions présentes dans la littérature scientifique. Il ne s’agit donc pas d’une enquête de fond de l’auteur sur la base d’archives, mais bien d’un travail méticuleux de mobilisation de la littérature contemporaine pour faire ressortir les regards des spécialistes, en les confrontant et le plus souvent, en laissant le lecteur méditer sur les avis parfois divergents desdits spécialistes, tant il est vrai que l’étude de cas se révèle complexe. Ainsi, le corpus d’articles et d’ouvrages étudiés est-il conséquent, avec comme seul bémol de n’intégrer que des textes en français et en anglais, ce qui peut inclure les publications d’auteurs chinois en anglais.
A travers sa recherche, Pierre Grosser revient sur plusieurs idées reçues. Il rappelle que « la guerre froide fut chaude jusqu’en 1979, notamment entre Américains et Chinois ». Quelque 90 % des morts de guerre américains entre 1945 et 1979 sont tombés en Asie, et pas moins de 20 millions de personnes seraient mortes au cours de cette période que certains ont néanmoins qualifiée de « longue paix », malgré les hécatombes en Corée puis au Vietnam. Autre utile rappel: au moment où les Occidentaux ont tendance à considérer que Xi Jinping est à l’origine de tous les maux, Pierre Grosser souligne que les débats stratégiques des années 1990 aux États-Unis portaient sur la menace japonaise comme en témoignent des auteurs comme Friedman et Lebard (1991) à travers leur ouvrage The coming war with Japan (1991). Il montre que le Japon s’inquiétait de l’essor de la Chine dès 2000, ce que l’auteur de ces lignes confirme à la suite d’entrevues avec des fonctionnaires japonaises du ministère des Affaires étrangères de cette époque, et que le tournant dans les relations sino-américaines date en réalité des années 2007-2013. « Pékin estime alors que sa politique de profil bas n’a pas été assez payante et que l’opinion nationaliste reproche au pouvoir sa timidité. »
Si, voici quelques années, certains Occidentaux pouvaient encore croire à une transformation de la Chine à travers les échanges commerciaux, l’insertion du pays dans la mondialisation et l’essor de l’internet, le « néototalitarisme » de Xi Jinping ne ferait désormais plus de doute. Tout espoir occidental d’un changement de régime paraît bien illusoire, tant celui-ci parait fermement aux commandes de l’État et en contrôle de la population, malgré le très vif mécontentement de la politique de zéro covid des années 2021-2022. Pour autant, les deux États sont-ils condamnés à s’affronter à terme ?
Pierre Grosser ne croit pas au piège de Thucydide, cette « loi de l’histoire » remise au goût du jour par le politiste américain Graham Allison (2017), selon laquelle une puissance ascendante et une puissance déclinante ne peuvent éviter de se faire la guerre pour la suprématie mondiale. L’auteur axe ainsi une partie de son ouvrage sur une réfutation de la thèse d’Ellison. Thucydide avait en tête la guerre entre Athènes et Sparte, Ellison rapproche la rivalité actuelle de celle entre France et Angleterre, Allemagne et Royaume-Uni notamment, pour évoquer le très grand risque de conflit lors d’un changement de puissance prédominante. L’histoire regorge pourtant d’exemples où ces changements de rapports de puissance ne provoquent pas de guerre, rappelle Pierre Grosser, de même que nombre de modèles prédictifs se sont révélés tragiquement faux, comme la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama (1989, 1990), le « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) ou la thèse de la fin des guerres entre États[1]. Relativisant cette hypothèse du piège de Thucydide, Pierre Grosser donne une rétrospective de la relation sino-américaine, entre tension et fascination réciproque. Il démontre que les deux pays ont été des partenaires, surtout du temps de la guerre froide avec l’URSS, à partir de 1972. Mais avant 1972, la Chine était en pleine confrontation avec les États-Unis, a connu une période de conflit direct de 1951 à 1953 en Corée, puis s’est activement engagée dans le soutien auprès du Vietnam du Nord dans le cadre de la guerre du Vietnam (1965-1972). De même, le rapprochement actuel entre Moscou et Pékin ne doit pas faire oublier la guerre sino-soviétique de 1969 et les relations exécrables entre Chine et URSS des années 1960 à la fin du XXe siècle. Il n’y a donc aucun déterminisme mais des choix politiques liés à leur période de l’histoire et à la lecture, de la part des dirigeants, des avantages et coûts de chaque décision.
Si la Chine pose un défi systémique aux États-Unis et cache de moins en moins ses ambitions mondiales, Pékin ne dispose toutefois pas réellement d’alliés. Une majorité d’États en développement sont désormais opportunistes, misant sur le dynamisme économique de la Chine qui offre ses prêts, son commerce, son appui technique et une offre politique dont ils se servent pour prendre leurs distances des Occidentaux, tout en utilisant le parapluie américain pour ne pas tomber dans l’orbite ni de l’un ni de l’autre. Plusieurs autres facteurs permettent de penser qu’une guerre est évitable. Certains sont connus, comme la dissuasion nucléaire, d’autres moins et parfois discutables, comme le « déclin des idéologies guerrières », effectif peut-être chez les Occidentaux, à mesurer au sein de la société chinoise ; ou le vieillissement de la population.
A l’issue de cette exploration des relations internationales de 1914 à nos jours, Pierre Grosser ne croit pas vraiment à une guerre sino-américaine sur le modèle des guerres mondiales du XXe siècle. Soulignant la diversité des analyses contemporaines, il souligne la multitude de trajectoires possibles, et évite le piège de la prophétie rassurante pour estimer un tel conflit « possible, mais peu probable ». Les opinions publiques y sont moins prêtes, les États-Unis ont peu de raisons d’aller combattre à l’autre bout du monde, tout conflit risque d’être fort coûteux, voire dévastateur, et, l’Ukraine le prouve, l’issue d’une guerre est toujours incertaine. Le raisonnement tient sans aucun doute aussi pour les cercles du pouvoir chinois.
De même, une guerre sino-américaine sous la forme de conflits localisés, voire indirects, lui paraît peu probable, mais possible. « On peut imaginer que les crises deviennent la normalité en mer de Chine du Sud, autour de Taïwan et du Japon ». Reste une hypothèse « à la fois possible et probable » : celle d’une rivalité longue, de type guerre froide, dans un Sud rétif au jeu des grandes puissances mais dont les équations régionales peuvent parfois être manipulées par des puissances externes. In fine, tout dépend, rappelle l’auteur, du choix, voire de la volonté d’une poignée de dirigeants. L’opacité de la prise de décision au sein du pouvoir chinois et les crispations politiques à Washington ne rendent pas forcément cette conclusion très optimiste.
Un ouvrage très riche mais plaisant à lire, exposant la diversité des points de vue de la communauté des chercheurs dans le domaine et la grande relativité des points de vue.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG
Références
Allison, G. (2017). Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap. Boston et New York: Houghton Mifflin.
Friedman, G., & Lebard, M. (1991). The coming war with Japan. St Martins Press.
Fukuyama, F. (1989). The end of history ? The National Interest (16), 3-18.
Fukuyama, F. (1992). The End of History and the Last Man. New York : Free Press.
Huntington, S. (1996). The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. New York : Simon & Schuster.
[1] Mentionnons par exemple Goldstein, Joshua S. (2011). Winning the War on War, New York: Dutton ; Mueller, John (1989). Retreat from Doomsday, New York: Basic Books; Fettweis, Christopher J. (2017). Unipolarity, Hegemony, and the New Peace, Security Studies, 26(3), 423-451. Autant d’analyses rendues caduques par la guerre arméno-azérie de 2020 puis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.