La sécurité économique du Japon : la gestion de la vulnérabilité dans l’interdépendance sino-japonaise

Regards géopolitiques v9n3, 2023

 

Éric Boulanger

[boulanger.eric@uqam.ca]

Éric Boulanger est chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est directeur adjoint du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Ses recherches portent sur la politique intérieure et étrangère du Japon et l’économie politique asiatique.

Résumé : La mise en place d’une nouvelle politique publique en matière de sécurité économique par le gouvernement du Japon en 2022 est un facteur stratégique de la politique commerciale de ce pays, mais elle apparaît construite sur mesure pour gérer les nouveaux défis de l’interdépendance économique entre le Japon et Chine dans le contexte de la crise de l’ordre international libéral.

Mots clés : Japon, sécurité économique, Chine, politique commerciale

Abstract: The establishment of a new public policy on economic security by the Government of Japan in 2022 is a strategic factor in this country’s trade policy, but it appears tailor-made to manage the new challenges of Japan-China economic interdependence in the context of the crisis of the liberal international order.

Keywords: Japan, economic security, China, trade policy

Introduction

En mai 2022 le parlement japonais approuvait la Loi sur la promotion de la sécurité économique. Elle est le résultat d’un effort entrepris à partir de 2016 pour développer une stratégie nationale de sécurisation de la prospérité économique nationale. Cela n’est pas nouveau ; le Japon détient une longue tradition d’envisager ses rapports avec le reste du monde en termes de sécurité économique dans une perspective néo-mercantiliste. Le concept de sécurité économique, du moins dans cette dernière perspective, a été abandonné avec le virage libre-échangiste du Japon au début du XXIe siècle à la faveur d’une gestion du risque par le biais du multilatéralisme, des accords commerciaux et d’une politique d’ouverture de l’économie nationale à la concurrence étrangère (Boulanger, 2011). Ce retour à une conceptualisation sécuritaire des rapports économiques internationaux est une brèche dans la politique commerciale libre-échangiste axée sur la gestion du risque, et ce, même si cette loi est « rédigée dans le langage du commerce » (Goto, 2022 : 229). Une hausse du protectionnisme et de la discrimination commerciale est inévitable si Tokyo veut effectivement se protéger d’actes de « coercition » de la part de pays étrangers. C’est également une certaine désillusion à l’égard, premièrement, de la mondialisation et de l’interdépendance et, deuxièmement, de son projet de fonder sa prospérité sur une intégration toujours plus étroite à l’Asie, dans une division régionale du travail fort compétitive et étroitement intégrée et institutionnalisée. Le comportement « assertif » de la Chine dans plusieurs facettes de ses relations extérieures fait obstacle à ce processus d’institutionnalisation et les tribulations néo-mercantilistes de l’administration Trump dont la guerre commerciale sino-américaine ont été les deux principaux facteurs qui expliquent ce retour à une politique de sécurité économique. D’ailleurs, la nouvelle stratégie de sécurité nationale du Japon de janvier 2023 se présente comme un pendant politique et militaire de la nouvelle loi en matière de sécurité économique.

  1. Retour en arrière
    1.1. Sur l’histoire économique du Japon

De l’époque de Meiji jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la sécurité économique était conçue sous l’angle du slogan fukoku kyōhei, (enrichir le pays, renforcer l’armée). Les facteurs d’insécurité étaient liés, à la base, à l’absence en grande quantité de ressources naturelles et énergétiques et aux contingences alimentaires de l’archipel. Ce slogan est également la réponse nipponne aux menaces impérialistes occidentales en Asie depuis la première guerre de l’opium en 1839 et devient le cri de ralliement de l’expansion territoriale de l’Empire japonais en Asie de l’Est. La prospérité industrielle reposait donc sur la conquête de nouveaux territoires comme la Manchourie ou la Corée – le Japon est l’un des rares empires qui installe ses usines loin de la métropole, en territoire conquis, près des ressources naturelles et énergétiques – d’où l’importance stratégique du contrôle des voies régionales de navigation (Barnhart, 1987 ; Nitta, 2002).

Avec la fin de l’occupation américaine en 1952 et l’émergence d’un ordre économique international libéral, la vulnérabilité traditionnelle du Japon à l’égard de ses approvisionnements en ressources naturelles, énergétiques et alimentaires est fortement diminuée en raison de l’ouverture de l’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient au commerce international. Tokyo recentrait alors l’articulation de la sécurité économique dans le cadre de son modèle développementaliste de croissance au sein duquel l’industrialisation se retrouve, comme avant 1945, au cœur de la prospérité et de l’indépendance nationales, non pas à des fins militaires mais essentiellement civiles. Le Japon fixe donc des impératifs en matière de sécurité économique en lien avec la mise en place d’une structure industrielle optimale. Quitte à simplifier, le pays devait produire tout ce qu’il pouvait produire pour dégager un degré relativement élevé d’autonomie économique à l’intérieur des limites structurelles et naturelles de l’archipel (Boulanger, 2000). L’intégration à l’économie internationale était inévitable. Idéalement, les investissements directs étrangers du Japon en Asie du Sud-Est et ailleurs dans le monde pouvaient compléter cette structure industrielle optimale. À partir des années 1970, les exportations sont poursuivies dans une perspective néo-mercantiliste de conquête de parts de marché à l’étranger. Les menaces à la sécurité économique étaient de voir surgir des mesures protectionnistes de ses principaux partenaires commerciaux, dont l’imposition de règles visant à circonscrire son modèle développementaliste, en particulier à partir des années 1980 alors que le néolibéralisme forme les nouvelles bases institutionnelles de la mondialisation, de moins en moins en symbiose avec les propres bases institutionnelles néo-mercantilistes du Japon. Ce dernier sécurise son ouverture commerciale avec des maisons de commerce (sogo shosha) et des conglomérats (keiretsu) qui participent, par leur poids dans les échanges commerciaux et leurs vastes capacités industrielles, à la coordination des politiques industrielle et commerciale avec le gouvernement, notamment avec l’influent ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (mieux connu par son acronyme anglais actuel, METI). La sécurité économique est étroitement gérée au sein du Japon Inc. Au cours des années 1980, le Japon atteint le faîte de sa puissance commerciale, industrielle et financière, portée par des progrès technologiques considérables. On parle alors d’une possible Pax Nipponica tellement la domination économique du Japon apparaît irrépressible (Vogel, 1986).

À la suite de l’éclatement de la bulle financière en 1990, le Japon sombre dans deux décennies de ralentissement économique. Le modèle développementaliste s’avère incompatible avec la mondialisation économique néolibérale, les politiques en faveur de l’intégration régionale en Europe et dans les Amériques, l’explosion des investissements directs à l’étranger et la globalisation financière. Plusieurs en appellent à une troisième ouverture du Japon, notamment à la concurrence étrangère afin de « nettoyer » son économie de ses larges oligopoles dans les services (les services financiers, la vente au détail, etc.), ou la construction, des secteurs souvent peu productifs et fortement endettés (Boulanger, 2015). Les menaces à la sécurité économique pourraient bien surgir de son insularité plutôt que de la concurrence étrangère. Le changement demeure difficile à faire comme en fait foi la déclaration d’Ichiro Ozawa, l’un des politiciens les plus influents des années 1990 et 2000 et un soi-disant « réformiste » du modèle nippon : « le Japon doit changer pour demeurer le même » (The Financial Times, 2008). Les difficultés économiques de plusieurs de ses champions mondiaux dans le secteur de l’électronique, les pressions américaines pour que le Japon élimine ses nombreux obstacles à la concurrence et, enfin, le refus du Japon de participer à la Guerre du Golfe de 1990 font apparaître comme des anachronismes d’une autre époque à la fois son modèle développementaliste et son pacifisme constitutionnel.

Sous l’impulsion de trois gouvernements réformistes, Ryutaro Hashimoto (1996-1998), Junichiro Koizumi (2001-2006) et Shinzo Abe (2002-2007 et 2012-2020), le Japon entreprend une vaste réforme sociétale dont une réforme de l’administration gouvernementale, qui renforce notamment l’autorité du premier ministre, et de la gouvernance et de la régulation économiques invitant les firmes à s’adapter aux impératifs de la mondialisation dans une économie ouverte à la concurrence étrangère. Les politiques néo-mercantilistes sont abandonnées aux bénéfices d’une politique commerciale libre-échangiste qui est devenue la pierre angulaire de la « troisième ouverture » de l’ère moderne du Japon ; la conceptualisation de la sécurité économique de l’époque de la guerre froide laisse donc place à une gestion du risque par le truchement d’accord commerciaux, d’une défense des institutions du multilatéralisme et d’une ouverture à la concurrence étrangère (Boulanger, 2018).

1.2 Multilatéralisme et interdépendance

Le Japon saute dans le train des accords de partenariat économique (de vastes accords commerciaux dont le pilier central demeure un accord le libre-échange) avec les économies de la région visant le renforcement de l’interdépendance asiatique. Il mise sur les réseaux de production et d’approvisionnement mis en place en Asie depuis le milieu des années 1980. Ils sont les bases matérielles d’une nouvelle politique commerciale libre-échangiste dans laquelle Tokyo place l’Asie au cœur de la prospérité économique nationale. Le Japon signe de nombreux accords commerciaux sur une base bilatérale avec plusieurs pays de l’ASEAN et ensuite avec des pays de l’Amérique latine et de l’Europe. Sa nouvelle politique commerciale l’amène ensuite à participer à des accords plus vastes, dont le Partenariat économique global et régional (PERG) de l’ASEAN+5, l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste avec 11 pays de l’Asie-Pacifique et, enfin, avec l’Union européenne.

La gestion du risque pouvait se faire à l’intérieur d’une économie mondiale fortement interdépendante, mais dont les bases institutionnelles pouvaient s’articuler au sein de ces accords et d’organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce. Un exemple de cette gestion du risque : les investissements japonais en Chine ont souvent été faits en prenant en considération, de façon relativement informelle, la règle de la « Chine+1 » selon laquelle un investissement en Chine devait être accompagné d’un investissement similaire ailleurs en Asie, par exemple en Thaïlande ou au Vietnam (METI, 2021). Cette règle est en somme une stratégie de diversification du risque pour au moins trois facteurs : premièrement cette règle visait à contrer les impacts négatifs que pourraient avoir des tensions nationalistes sur la production comme en avril 2005 lorsque des manifestations antijaponaises ont déferlé dans les grandes villes de Chine (Chen Weiss, 2014). Deuxièmement, cette règle visait à affronter des enjeux économiques comme ceux induits par le régime chinois d’investissements et celui du droit de propriété qui ont souvent causé bien des maux aux firmes étrangères, affectant ainsi leur production locale. Enfin, cette règle visait à affronter – indirectement – les risques liés aux catastrophes naturelles (à l’image des inondations en Thaïlande 2017 mettant en périls certaines activités des industries japonaises dans ce pays), lesquelles sont en plus forte hausse en Asie qu’ailleurs dans le monde. Par exemple, il y a aujourd’hui en Asie en moyenne 160 cas de catastrophes naturelles en comparaison à 80 pour l’ensemble des Amériques (METI, 2021 : 82).

Cette gestion du risque se faisait en abstraction des références à la sécurité économique, dans la mesure où, d’une part, il n’y avait pas une menace ciblée par exemple à la pérennité des investissements étrangers japonais ou aux chaînes d’approvisionnement et, d’autre part, le principe de « hot economics, cold politics », à défaut d’une institutionnalisation plus contraignante des rapports sino-japonais (Dreyer, 2014), faisait en sorte que les tensions politiques n’étaient pas un frein à l’expansion des rapports commerciaux. L’instabilité pouvant surgir de ces trois facteurs mentionnés ci-dessus peut être alors confrontée sur une base diplomatique, comme ce fut le cas en 2005 (Chen Weiss, 2014) ou sur la base d’une insertion de la Chine dans des accords commerciaux où les droits de propriété intellectuelle sont protégés selon les règles en vigueur dans les économies avancées. Enfin, la gestion des catastrophes naturelles est un enjeu technique que le Japon défend depuis plusieurs années dans sa politique étrangère et notamment dans ses schèmes de coopération avec les pays de l’Asie du Sud-Est.

  1. La nouvelle politique de sécurité économique

2.1. Une pensée stratégique en évolution

L’élection de Joe Biden à la présidence américaine a favorisé une nette amélioration des relations entre les États-Unis et le Japon et cela n’est pas étranger aux efforts du Japon de mettre en place de nouvelles mesures en matière de sécurité nationale, dont la sécurité économique où la Chine est perçue comme menace. En fait cette déclaration de Biden aurait pu sortir de la bouche du premier ministre Fumio Kishida tant les intérêts de sécurité entre les deux pays convergent : « Nous relèverons directement les défis posés à notre prospérité, notre sécurité et nos valeurs démocratiques par notre concurrent le plus sérieux, la Chine »[1]. Cette convergence d’intérêt se reflète plus spécifiquement dans la Déclaration conjointe du Comité consultatif de politique économique États-Unis-Japon qui confirme leur volonté de renforcer leur sécurité économique dans le cadre d’un « ordre international fondé sur des règles » (Département d’État, 2022). C’est dans un tel contexte que le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique affirmait dans son rapport du 26 novembre 2021 qu’avec la progression de la mondialisation économique « de nouveaux risques pour la sûreté et la sécurité des personnes sont apparus, et il est de plus en plus nécessaire de reconsidérer la politique économique du point de vue de la sécurité ». Ce comité d’experts est assez clair : « il est devenu important de prendre des mesures préventives pour prévenir l’avènement d’actions affectant l’économie et susceptibles de nuire à la sécurité du pays et de sa population » (notre traduction) (Cabinet Office, 2021). Avec la Loi sur la promotion de la sécurité économique, le gouvernement Kishida soulignait sa volonté de développer une stratégie de sécurisation de la prospérité économique nationale faisant partie d’une tendance plus large de repenser la sécurité nationale dans le contexte d’une affirmation de plus en plus forte de la puissance chinoise en Asie, mais aussi ailleurs dans le monde et dans les organisations internationales, souvent en remettant en question les valeurs et principes de l’ordre international libéral.

Il n’est donc pas surprenant de retrouver quelque mois plus tard dans la nouvelle stratégie de sécurité nationale des références à la sécurité économique (ce qui était à peine effleuré dans la stratégie datant de 2013). Pour le gouvernement, des liens fondamentaux se déploient entre sécurité et économie : « Le Japon cherche à atteindre un cercle vertueux de sécurité et de croissance économique, dans lequel la croissance économique favorisera l’amélioration de la sécurité nationale tout en garantissant un environnement de sécurité dans lequel son économie peut croître » (notre traduction) (IISS, 2023).

Cette intégration étroite de la sphère économique à la stratégie de sécurité nationale (où on discute principalement de menaces militaires) est une rupture avec le modèle de l’après-guerre où la sécurité économique proposait une série de moyens pour hausser et pérenniser la prospérité économique en diminuant les menaces à cette dernière. C’est également la reconnaissance que la gestion du risque des années 2000 et 2010 n’offre plus les bénéfices escomptés.

Est-ce un retour au fukoku kyōhei des années 1868 à 1945 ? Il est peu probable. Par contre, comme pour la pratique du fukoku kyōhei, il est évident, lorsqu’on examine les nombreuses exigences en matière de sécurité que la nouvelle loi impose aux entreprises japonaises, qu’un certain degré d’inefficacité est à prévoir, dont une baisse des gains qu’une entreprise peut retirer d’accords de libre-échange si elle n’avait pas à se préoccuper de ces mesures de sécurité. Par exemple, une entreprise devra prendre en considération cette nouvelle législation dans ses choix d’implanter un centre de recherche ou une usine en Chine, s’il est décidé que ces choix peuvent s’avérer être une menace pour la sécurité économique, et ce, même si les coûts de production en Chine sont moins élevés qu’ailleurs (IISS, 2022).

Par contre, l’importance accordée par Tokyo à la coopération et au multilatéralisme pour atteindre ses objectifs en matière de sécurité économique laisse croire que la défense de l’ordre international libéral demeure au cœur de la législation, laquelle s’inscrit dans l’effort des pays occidentaux de non seulement engager la Chine sur les aspects les plus controversés de sa politique économique étrangère, mais de contenir sa puissance, notamment en ce qui a trait à son accès aux technologies les plus avancées. Sanae Takaichi, la ministre d’État pour la sécurité économique, affirmait en août 2022 que « nous n’avons pas de nation spécifique à surveiller », « cependant nous devons garder un œil attentif sur les pays qui pourraient avoir un impact sur notre sécurité économique, y compris la Chine ». Dans la même veine, discutant des chaînes d’approvisionnement, dont l’interruption de plusieurs pendant la pandémie a eu des effets directs sur les entreprises japonaises, elle affirmait qu’il est « extrêmement important de renforcer celles pour les semi-conducteurs. L’amélioration de la collaboration avec des alliés, y compris les États-Unis, sera essentielle » (notre traduction) (Fujioka et Hagiwara, 2022).

La conceptualisation de la sécurité économique est donc liée de près au constat suivant : « certaines nations, ne partageant pas les valeurs universelles, tentent de réviser l’ordre international existant ». Et « certains pays tentent d’étendre leur propre influence en contraignant économiquement d’autres pays par des moyens tels que la restriction d’exportations de ressources minérales, de nourriture et de fournitures industrielles et médicales, ainsi que l’octroi de prêts à d’autres pays tout en ignorant la viabilité de leur dette » (notre traduction) (Cabinet Office 2022). Dans son plus récent Livre bleu sur la diplomatie, le ministère des Affaires étrangères (2002 : 287) réitère sa confiance dans les accords commerciaux et le multilatéralisme, malgré « l’incertitude croissante à l’égard de l’ordre international libéral », mais n’ignore pas les menaces à la sécurité énergétique et alimentaire qui pèsent sur le pays, des menaces qu’il a mis en exergue dans son rapport annuel.

Les principaux enjeux pour la sécurité économique sont l’interruption des chaînes d’approvisionnement, des menaces, comme les cyber-attaques, qui peuvent nuire au bon fonctionnement des entreprises ou à la sécurité des infrastructures. Ces menaces peuvent venir de la Chine, même si elle n’est jamais nommée, ou d’ailleurs. La sécurité économique participe donc à la défense de l’ordre international, sur deux points principaux : faire en sorte que le Japon puisse résister à la coercition de pays malveillants et donc de réduire sa dépendance à l’égard de ceux-ci. Il n’est pas le seul pays à le faire. Il y a une tendance globale par laquelle l’asymétrie de l’interdépendance ne peut plus être administrée par une hausse de la coopération multilatérale, comme on l’entend habituellement dans les analyses néo-institutionnalistes en relations internationales (Keohane, 2015), mais par une réduction unilatérale du facteur dépendance. Un cas extrême de cette position est le Brexit qui a d’ailleurs mis en évidence les coûts élevés de cette stratégie. Un pays n’en sort pas nécessairement renforcé, ni plus prospère. Ce n’est pas la stratégie du Japon en raison des investissements massifs des firmes japonaises en Chine et du degré d’intégration élevé de leur économie, du moins en matière d’échanges commerciaux. La Chine a toujours été considérée, pour reprendre les mots de l’ancien premier ministre Shigeru Yoshida, comme un « marché naturel[2] » pour le Japon, à l’instar du marché américain pour les firmes canadiennes. Par contre, dans une situation où ces investissements seraient l’objet de coercition, ils doivent être transférés au Japon ou ailleurs, une politique une première fois formulée lors de la pandémie de la COVID-19. En avril 2020, Tokyo offrait aux firmes la possibilité de rapatrier au Japon leurs filiales chinoises où les délocaliser ailleurs en Asie. Dans le cadre d’un budget national additionnel pour affronter le recul économique lié à la COVID-19, Tokyo allouait des sommes considérables : environ 350 millions de dollars pour la première option et deux milliards pour la deuxième (Dreyer, 2020). Il est difficile d’évaluer les résultats de cette politique, d’autant plus qu’il y a dans des circonstances « normales » des centaines de firmes japonaises qui à chaque année mettent fin à leurs activités en sol chinois pour des raisons strictement commerciales.

En juillet 2020, déjà 57 firmes avaient transféré leur production au Japon et 30 autres l’ont fait ailleurs dans la région de l’ASEAN. Il y aurait 1700 entreprises qui auraient montré un intérêt pour le programme (Chen 2020). Un fait nouveau, le gouvernement examine la vulnérabilité des chaînes de valeur en se basant sur les parts de marché détenues par un seul pays au Japon (et/ou par les pays en deuxième et troisième position) (METI, 2020 : 76-129). Ce facteur est central au programme de délocalisation à l’extérieur de la Chine des firmes japonaises (Duchâtel 2020). L’objectif demeure qu’il faut éviter qu’une crise sanitaire, financière ou politique vienne affecter négativement la croissance toujours fragile de l’économie japonaise par le biais d’une rupture dans les chaînes de valeur.

Dans cette optique, la politique de sécurité économique repose sur quatre piliers ou secteurs prioritaires :

  1. Renforcer les chaînes d’approvisionnement des produits stratégiques ;
  2. Assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés ;
  3. Accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale ;
  4. La non-divulgation de demandes de brevet ;

Ces quatre piliers sont à la base de la vision du gouvernement de sécuriser l’économie nationale contre des actes d’agression de gouvernements étrangers en diminuant le degré de vulnérabilité de ces secteurs économiques (Nakagawa et al., 2022).

2.2. Premier pilier : le renforcement des chaînes de valeur.

Cet aspect est probablement le plus important et c’est le pilier auquel le gouvernement fait le plus souvent référence dans ses documents d’analyse comme ceux produits par le Comité d’experts sur la législation en matière de sécurité économique. La pandémie de la COVID-19 a par ailleurs induit la nécessité d’agir d’urgence à ce niveau. Par exemple, le confinement de la société chinoise en 2020 a forcé les constructeurs automobiles japonais à mettre leurs usines à l’arrêt pendant quelques semaines et/ou à ralentir leur production pendant quelques mois. La Chine représente jusqu’à 38 % des importations japonaises de pièces automobiles depuis quelques années (Obe, 2021).

La résilience des chaînes d’approvisionnement est stratégique, car elles fournissent les « matériaux de base, les composants, les installations, les équipements, les programmes qui sont nécessaires à la production de biens » qui sont indispensables à la « survie de la nation ». Onze secteurs ou produits ont été ciblés : les préparations antimicrobiennes, les engrais, les aimants permanents, les machines-outils et robots industriels, les pièces d’aéronefs (y compris les moteurs et cellules d’aéronefs), les semi-conducteurs, les batteries, l’infonuagique, le gaz naturel, les minéraux métalliques et les pièces et composants pour les navires (moteurs, outils de navigation, hélices, etc.) (Nakagawa et al., 2022).

Ce pilier exige également de nouvelles mesures en matière de contrôle des exportations. En mars 2023, le gouvernement annonçait une ordonnance qui ajoutait 23 items à la liste des articles soumis à des contrôles à l’exportation pour l’agencer aux restrictions déjà en vigueur aux États-Unis. S’y retrouvent des équipements de pointe pour la fabrication de semi-conducteurs et des produits liés à la fabrication d’équipements pour la « lithographie aux ultraviolets extrêmes et des équipements de gravure pour empiler des dispositifs de mémoire en trois dimensions ». La Chine n’est pas nommée dans l’ordonnance, mais l’exportation de ces produits nécessitera une autorisation du METI, à l’exception de ceux à destination de 42 pays « désignés comme amis » (Nikkei, 2023).

Dans le secteur des minéraux métalliques, on retrouve les terres rares mais également plus de 35 autres minéraux comme le germanium, le lithium, le nickel ou le niobium (Nakagawa et al., 2022). Le Japon est dépendant presqu’à 100 % de l’étranger pour ces minéraux. Près de 65 % des importations de terres rares proviennent de la Chine. La menace de Beijing d’imposer un embargo en 2012 a amené le Japon à diversifier ses sources d’approvisionnement, mais aussi à lancer un vaste projet d’exploration des fonds marins dans sa zone économique exclusive. Les efforts du Japon pour exploiter les fonds marins sont passés du stade de la recherche et du développement à celui de l’extraction des ressources.

Si tout se passe comme prévu, la dépendance actuelle du Japon vis-à-vis de la Chine pour ses approvisionnements en métaux de terres rares pourrait être considérablement réduite, voire éliminée d’ici la fin de la décennie. La stratégie nationale de diversification, de recherche et d’exploitation a fait en sorte que la dépendance à l’égard de la Chine est passée de 90 % il y a une décennie à moins de 58 % (Foster, 2023). Par contre, un problème s’élève à l’horizon. La Chine domine la production mondiale, traitant environ 85 % des terres rares mondiales. Elle est maintenant un importateur net de terres rares et tente d’améliorer sa position au sein de cette chaîne de valeur en développant les maillons les plus profitables et les plus stratégiques comme la recherche et le développement ou la fabrication de produits industriels de pointe. Depuis quelques années la Chine règlemente la production et l’exportation de ses terres rares afin de « promouvoir l’exploitation minière et le traitement offshore – la portion la moins profitable et la plus dommageable pour l’environnement de la production de terres rares – afin de maximiser le développement du lucratif secteur en aval pour fabriquer des produits de haute technologie qui nécessitent des intrants de terres rares » (Hui, 2021). Si le Japon peut diversifier ses approvisionnements avec le Vietnam ou le Brésil qui détiennent des ressources importantes, il est probable qu’il va rencontrer sur son chemin des concurrents chinois qui cherchent à s’approvisionner également dans ces marchés. De plus, il devra affronter la concurrence de firmes chinoises qui tentent de conquérir des parts de marché où le Japon est dominant comme dans le secteur des aimants haute performance. La compagnie Hitachi Metals, par exemple, détient la majorité des brevets pour la fabrication d’aimants en néodyme (utilisés entre autres dans les disques durs d’ordinateurs), un marché que la Chine vise à dominer dans les prochaines années (Yao, 2022).

Les actions prises par le Japon pour éliminer sa dépendance à l’égard de la Chine en matière de terres rares sont plutôt une exception. La sécurisation de ses chaînes d’approvisionnement ne suivra pas la même route, mais il n’en demeure pas moins que la « militarisation » (Goto, 2022 ; Funabashi, 2020) par la Chine de ses avantages commerciaux au sein de l’interdépendance globale a poussé le Japon, non pas à s’isoler du marché mondial, mais à se dégager de l’emprise chinoise, d’où la priorité qu’il accorde à la coopération avec les pays démocratiques comme le Canada, l’Australie ou l’Inde.

2.3. Deuxième pilier : assurer la sécurité et la fiabilité des infrastructures clés

La raison d’être de cette mesure, dans le contexte où les infrastructures sont de plus en plus numérisées et complexes, est d’atténuer les risques éventuels liés aux cyber-attaques. Les secteurs visés par ce pilier sont les entreprises d’électricité, les entreprises de gaz, le raffinage du pétrole et les entreprises actives dans le gaz naturel, les approvisionnements en eau, les chemins de fer, le camionnage et les services d’expédition, le transport aérien, les installations aéroportuaires, les télécommunications, la radiodiffusion, les services postaux, les institutions financières et les services de cartes de crédit (Sakurada et al., 2022).

Les exploitants d’infrastructures qui ne sont pas dans cette liste devront cependant se plier aux exigences de la loi si le ministère compétent a déterminé que ces infrastructures « utilisent des installations critiques dont la suspension ou le dysfonctionnement entraînera des perturbations dans la fourniture stable de services et présentent un risque élevé de porter atteinte à la sécurité du Japon et de sa population ». Dans tous les cas, les exploitants devront soumettre une évaluation du risque à l’intérieur d’une période de temps fixe (Sakurada et al., 2022).

2.4. Troisième pilier : accroître le développement de technologies avancées, critiques à la sécurité nationale

La raison d’être de ce pilier est de sécuriser la recherche et le développement ainsi que l’utilisation et l’exploitation des technologies de pointe, en particulier celles qui sont « importantes pour le maintien de la vie des gens et des activités économiques ». La loi fait référence à deux cas : premièrement, des « acteurs étrangers » peuvent faire une utilisation « inappropriée de ces technologies » et, deuxièmement, la dépendance étrangère du Japon à l’égard de ces technologies « rend problématique la continuation de leur utilisation » au pays. À cet égard le Japon propose un renforcement de la coopération entre les secteurs privé et public, entre autres dans les secteurs de l’aérospatiale, l’informatique quantique, l’intelligence artificielle et les biotechnologies (Nakagawa et al., 2022).

2.5. Quatrième pilier : la non-divulgation de demandes de brevet

Toute une série de brevets considérés comme essentiels et stratégiques à la sécurité nationale seront protégés. Selon le quotidien Nikkei, le secret d’État sera imposé aux brevets qui peuvent aider à développer des armes nucléaires, telles que l’enrichissement d’uranium et des innovations de pointe comme la technologie quantique. Le Japon indemnisera les entreprises pour conserver des brevets secrets avec des applications militaires potentielles en vertu de la législation sur la sécurité économique (cité dans Reuters, 2021). À la suite d’un processus décisionnel où la décision finale de protection d’un brevet sera prise par le premier ministre, des restrictions seront imposées à son utilisation. Entre autres : des restrictions seront imposées à l’utilisation du brevet par une personne non autorisée ; il y aura une interdiction de divulguer le brevet ; il y aura une mise en œuvre de « systèmes d’approbation pour partager l’invention avec d’autres opérateurs commerciaux » et, enfin, il sera interdit de déposer une demande de brevet à l’international (Nakagawa et al., 2022).

  1. Mise en application et coordination nationale et internationale de la loi sur la sécurité économique

 La mise en application de la nouvelle loi sur la sécurité économique prendra plusieurs années et exigera des efforts considérables de coordination entre les entreprises privées, les centres de recherche privés et publics et les universités, le secteur financier, les organisations patronales comme le Keidanren et Keizai Doyukai et plusieurs ministères et agences gouvernementales. De plus, le gouvernement offrira une aide financière substantielle pour aider les firmes à s’adapter aux nouvelles exigences de la loi. Par exemple, lorsqu’un brevet sera gardé secret, le gouvernement remboursera jusqu’à 20 ans de revenus liés aux royautés. Dans le cas des chaînes d’approvisionnement ou des infrastructures, une aide financière sera automatiquement offerte si des améliorations doivent être apportées afin de respecter les exigences de la loi.

Le Cabinet a donc mis en place en août 2021 le Conseil pour la promotion de la sécurité économique dirigé par le premier ministre (Cabinet Office, 2021). Le processus décisionnel en matière de sécurité économique place le premier ministre et le Kantei au cœur de celui-ci reflétant une tendance forte depuis deux décennies favorisant l’activisme de l’exécutif en ce qui a trait aux politiques de sécurité et de défense nationales. D’ailleurs, le premier ministre est à la tête du Conseil de sécurité nationale (Kokka anzen hoshō kaigi) à l’intérieur duquel un bureau est dédié à la sécurité économique. Cependant, c’est une ministre d’État (qui ne siège pas au Conseil de sécurité nationale), Sanae Takaichi, qui est en charge de la politique de sécurité économique, renforçant l’impression que le Kantei garde la main haute sur ce domaine stratégique de la politique étrangère.

Plusieurs ministères sont directement impliqués dans la mise en application et la gestion de la politique de sécurité économique : le METI, le ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme, le ministère de la Santé, de la Sécurité sociale et du Travail, le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de la Forêt, ainsi qu’une série d’agences gouvernementales comme le Bureau des brevets ou bien encore la Japan Organization for Metals and Energy Security créée à la suite des menaces chinoises d’embargo sur les terres rares. Ces organes du gouvernement ont la responsabilité de non seulement mettre en application la nouvelle législation, mais également de « raffiner » la stratégie nationale pour tenir compte des particularités des activités des entreprises concernées. Le cas par cas sera probablement la règle compte tenu que cette nouvelle politique ne doit pas avoir une portée protectionniste et doit s’ancrer dans la politique commerciale libre-échangiste du gouvernement.

Le ministère de la Défense sera probablement appelé à intervenir dans les décisions prisent en ce qui a trait aux limites imposées aux échanges internationaux afin de diminuer la vulnérabilité des secteurs économiques, des infrastructures et des technologies de pointe en lien avec la sécurité militaire. La nouvelle stratégie de défense nationale est explicite à ce sujet : le ministère de la Défense doit renforcer la sécurité des infrastructures nationales les plus vulnérables et « alimenter » le développement de l’industrie nationale de la défense (IISS, 2023). D’ailleurs, les secteurs visés par la politique de sécurité économique sont souvent dominés par des firmes qui détiennent à la fois des activités de production civiles et militaires.

Le ministère des Affaires étrangères détient un rôle important pour coordonner les efforts du Japon avec ses principaux alliés. Cette coordination a déjà débuté avec les États-Unis et repose sur des liens étroits développés depuis plusieurs décennies par exemple sur les brevets ayant une portée stratégique. En 1956, les États-Unis et le Japon ont signé un accord dans le but de « faciliter l’échange de droits de brevet » et « prévoit de garder secrètes les demandes de brevet déposées auprès du gouvernement japonais ». Cet accord sera soumis à la nouvelle loi sur la sécurité économique à partir de 2024 (Koike, 2022).

Le Japon a mis en place une nouvelle loi sur les secrets d’État en 2013 visant à imposer de nouvelles limites à la divulgation d’information considérée comme stratégique. Cette loi a souvent été interprétée comme faisant partie intégrante de la coopération américano-japonaise en matière de sécurité qui déjà, en 2007, avait amené les deux pays à signer l’Accord sur la sécurité générale des informations militaires (Pollman, 2015).

Par ailleurs, en 2021, ces deux pays mettaient en branle The U.S.-Japan Competitiveness and Resilience (CoRe) Partnership (Maison-Blanche, 2022) qui depuis fait partie intégrante du US.-Japan Economic Policy Consultative Committee (EPCC ou Economic 2+2) qui porte sur la coopération dans un vaste ensemble de secteurs économiques, dont plusieurs sont inclus dans la stratégie japonaise de sécurité économique notamment la résilience des chaînes d’approvisionnement, des infrastructures et des réseaux de communication, les ordinateurs quantiques, le commerce numérique ou les contrôles à l’exportation de technologies sensibles (Département d’État, 2022).

La coopération se poursuit avec d’autres pays démocratiques, avec par exemple, l’initiative du Japon, de l’Australie et de l’Inde pour renforcer la résilience de leurs chaînes de valeur (« Supply Chain Resilience Initiative ») (METI, avril 2021) qui apparait cibler les risques associés au marché chinois. Enfin, le ministère des Affaires étrangères (2022 : 303) a placé dans plus de 60 missions diplomatiques des « assistants spéciaux pour les ressources naturelles » afin de participer au renforcement et à la stabilité des approvisionnements en énergie et en ressources minérales. Il est rare qu’une politique publique nationale recouvre autant d’acteurs et de domaines. Pour assurer son succès, les efforts de coordination seront, somme toute, monumentaux.

Conclusion

 Trois défis se dressent à l’horizon. Une batterie de nouvelles lois devront être adoptées par le Parlement pour permettre une mise en application détaillée et précise de cette nouvelle loi sur la sécurité économique. Même si certaines grandes entreprises ont déjà mis en place à l’intérieur de leur structure organisationnelle des instances pour la gestion de la sécurité économique, il n’en demeure pas moins, que des contraintes législatives trop fortes pourront ralentir, voire mettre un frein à leurs activités à l’étranger, en particulier en Chine, par exemple pour protéger des technologies de pointe. Les entreprises devront apprendre à incorporer dans leur processus décisionnel des analyses de risque qui devront être acceptées par le ministère compétent. La complexité du processus (notamment pour les nombreuses PME spécialisées dans le développement ou l’utilisation de technologies de pointe) exigera une étroite collaboration avec les instances bureaucratiques. Si cette collaboration était une caractéristique dynamique du modèle développementaliste,  aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, elle est bien souvent défaillante.

La coopération du Japon avec ses partenaires commerciaux partageant les mêmes idées en matière de sécurité économique est essentielle. À cet égard, les efforts diplomatiques du gouvernement ne sont pas négligeables, mais il n’en demeure pas moins que les États-Unis font quelques fois peu de cas des intérêts de leurs alliés dans sa tentative de contenir l’émergence d’une superpuissance technologique chinoise comme en font foi ses restrictions à l’exportation dans le secteur des semi-conducteurs qui ne prennent pas nécessairement en considération la complexité multinationale de cet environnement technologique. Le créneau des firmes japonaises dans ce domaine est la machinerie nécessaire à la production et elles pourraient devenir alors des victimes collatérales des décisions américaines.

Enfin, la Chine n’a pas encore répliqué aux effets déjà contraignants des mesures d’endiguement de ses capacités technologiques. Deux trajectoires non exclusives peuvent émerger : d’une part, la Chine réussira à surmonter les limites imposées par les pays étrangers, dont le Japon, en développant ses propres capacités et ses propres marchés d’exportation en mesure d’offrir une concurrence qui pourrait se retourner contre les entreprises japonaises. Une autre trajectoire place la Chine, dans la continuité de sa diplomatie peu coopérative, voire querelleuse, dans une position de rivalité imposant des sanctions commerciales sévères au Japon comme elle l’a fait avec d’autres pays dont l’Australie, mettant en péril à la fois les exportations et investissements nippons en Chine. Si le gouvernement ne veut pas que cette nouvelle loi dégénère dans une guerre commerciale avec la Chine, elle ne devrait pas devenir une fin en soi ni un imbroglio bureaucratique et encore moins une nouvelle forme de protectionnisme, mais strictement une mesure exceptionnelle pour amener la Chine à dégager ses activités économiques de ses ambitions politiques.

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[1] Cité dans : The National Institute for Defense Studies (2022), p. 77 [notre traduction].

[2] En 1949, Yoshida déclarait : « Peu m’importe que la Chine soit rouge ou verte. C’est un marché naturel, et le Japon doit raisonner en termes de marché ». Cité dans Serra (2007 : 517).

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