Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.

Cattaruzza, Amaël (2019). Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. Paris : Le Cavalier bleu

Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Cattaruzza, Amaël (2019). Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. Paris : Le Cavalier bleu, Coll. Géopolitique.

Amaël Cattaruzza, professeur à l’Institut français de Géopolitique (IFG) de l’Université Paris 8 et chercheur au sein de l’unité de recherche Geode (Géopolitique de la datasphère), a publié Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. L’auteur entreprend, dans cet ouvrage, une réflexion sur les dimensions géographiques du monde virtuel, internet, datasphère et données numériques, pour proposer au lecteur de mieux en saisir la dimension géopolitique. Aborder les dimensions géographiques et géopolitiques, donc portant sur des enjeux politiques portant sur des territoires, ne va pas de soi pour le monde numérique, souvent perçu comme désincarné, non spatialisé. Cet angle d’analyse ne va pas de soi, précisément parce que la datasphère est l’univers de données immatérielles : où trouver dès lors des enjeux de pouvoir sur des territoires ?  Enjeu stratégique intéressant les entreprises et les États, le cyberespace est assurément devenu un enjeu politique, mais la nature géopolitique de ces enjeux immatériels pouvait paraitre discutable. Cette réflexion prend cependant toute sa pertinence face au poids croissant du virtuel dans notre quotidien. En effet, au cours des dernières décennies, la production de données numériques a connu une croissance sans précédent, transformant les relations entre États, mais aussi entre ceux-ci et grandes entreprises privées (GAFAM) et autres acteurs (hackers, cybercriminels, etc.). Ces dynamiques conduisent à s’interroger sur les nouvelles formes de rivalités territoriales dans ce contexte ouvert et en réseau où la localisation physique des données peut ne pas correspondre à leur localisation logique ou juridique. Or, le traitement de ces masses de données disparates nécessite aujourd’hui l’utilisation de nouveaux outils (Big Data, intelligence artificielle) qui sont devenus des instruments de pouvoir sur la scène internationale.

L’ouvrage se structure en trois parties : la première, « de quoi les données sont-elles le nom », cherche à vulgariser le concept de donnée numérique tout en présentant le concept sous ses multiples facettes, y compris dans ses dimensions spatiales. La deuxième partie aborde le mode de territorialisation des données, autrement dit, la relation entre le domaine virtuel et un ancrage spatial que l’auteur analyse avec soin.  La troisième section aborde plus directement la question de la dimension géopolitique, non pas au sens réducteur des relations politiques entre États, mais avec une analyse fine soulignant en quoi le monde virtuel demeure lié aux territoires et donc également l’objet de rivalités portant sur ceux-ci.

Les données numériques : de quoi parle-t-on ?

La première partie précise les concepts : que sont les données numériques, sujet central du livre ? Avec les technologies numériques, qui ont radicalement bouleversé le monde du travail et la vie quotidienne depuis 30 ans, la production de données n’a cessé de croître de manière exponentielle. Cette évolution rapide est à l’origine de ce que l’auteur appelle la datafication, néologisme apparu vers 2013 et référant à l’importance croissante des données dans l’économie mais aussi le quotidien des populations, informations sur tout, que tous nous produisons et échangeons, parfois sans le savoir, à commencer par des données sur nos habitudes de vie, de consommation et sur nos opinions. Ces données qui se multiplient, se collectent et circulent revêtent une importance croissante en termes économiques (qui cibler pour vendre? Où fermer/ouvrir un point de vente ou de fabrication ?), ou de sécurité et de liberté (surveillance face au risque terroriste mais aussi aux opinions des citoyens). Cette datafication croissante de la société revêt ainsi des dimensions éminemment politiques, sociales et géographiques, car à travers leur analyse, les pouvoirs publics ou les agents économiques peuvent choisir où agir, à l’endroit de quel groupe ou pour développer ou, au contraire, se retirer de tel ou tel territoire : dès lors qu’on parle d’enjeu de pouvoir se déployant dans des territoires, on touche à des dimensions géopolitiques. En soulignant que la donnée est avant tout un construit sociopolitique, et que de fait elle associée à un ensemble de décisions techniques, commerciales et politiques, voire idéologiques.

Les données numériques, ancrées dans le territoire

Après avoir souligné les dimensions politiques, sociales et spatiales des données numériques et leurs liens indirects avec l’aménagement et la gouvernance spatiale, l’auteur aborde plus directement dans la deuxième partie de l’ouvrage la question de base abordée dans cet ouvrage : peut-on penser l’espace virtuel en des termes géopolitiques, autrement dit, selon le prisme de l’analyse des enjeux de pouvoir portant sur des territoires ? La réponse ne va pas de soi, puisque, précisément, les données, l’internet sont immatériels et ne correspondent pas à un quelconque territoire, ainsi que l’on répété nombre de promoteurs du monde virtuel : immatérielles, les données et le réseau internet seraient ainsi affranchis de toute contingence territoriale et politique. Il n’en est rien en réalité, ce que l’auteur explique de manière convaincante. S’il convient que la territorialisation des données numériques recouvre quelques paradoxes liés à leur apparente immatérialité, il précise que de nombreux lieux ne pourraient plus prétendre aux mêmes dynamiques territoriales aujourd’hui sans cette présence numérique, reprenant ici la thèse d’autres auteurs, notamment celles de Kitchin et Dodge sur le code/espace : « le code/espace se produit lorsque les logiciels et la spatialité de la vie quotidienne se forment mutuellement, c’est-à-dire se produisent l’un l’autre ».

Surtout, l’analyse de la réalité du monde virtuel en couches successives permet de comprendre l’importance stratégique de la territorialisation des données. « Il n’y a pas de cyberespace sans une couche physique à laquelle s’ajoutent une couche logique (applicative/logicielle) puis une couche sémantique qui met en forme de manière intelligible le langage binaire. » explique ainsi Amaël Cattaruzza, reprenant une typologie déjà développée par Frédérick Douzet. Ainsi, l’implantation du hardware, du matériel, agit directement comme un révélateur des logiques d’influence. A titre d’exemple, les serveurs hôtes et les câbles internet permettent une domination des États-Unis dans le jeu géopolitique du cyberespace, car la plupart des câbles conduisent à des serveurs localisés sur leur territoire. « A l’inverse, l’Afrique subsaharienne montre une grande dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour accéder aux données numériques et donc une dépendance politique. » ajoute l’auteur. La localisation des câbles, des relais, des serveurs joue donc un rôle majeur dans la géopolitique de l’internet en ancrant celui-ci dans l’espace géographique : contrôler ces éléments matériels cristallise dès lors des logiques géopolitiques. Chaque pays tente d’accroître son autonomie en infrastructures afin de réduire la dépendance aux États-Unis. La Russie est ainsi parvenue, dès la fin des années 2000, grâce à une politique délibérée d’affirmation d’une logique de souveraineté sur l’internet russe, à développer de gigantesques projets de centres de données en Sibérie à Irkoutsk, à Novossibirsk, à Angarsk ou encore à Krasnoyarsk (Estecahandy et Limonier, 2020). La communication entre réseaux numériques passe aussi par le déploiement de fibres optiques et donne lieu à des rivalités entre États portant sur la pose et le contrôle des câbles de transmission des données. La Sibérie est une région stratégique pour tenter d’étendre les infrastructures numériques russes aux pays voisins comme autant de relais de puissance. « Depuis l’affaire Snowden en 2013, on sait que le transit des données est un enjeu stratégique et dont le contrôle de l’infrastructure permet soit de protéger ses données et d’y accéder en toute sécurité, soit d’espionner l’adversaire » explique Amaël Cattaruzza.

A la territorialisation de la couche physique s’ajoute une territorialisation de la couche sémantique. « Les routeurs et algorithmes de routages tels que TCP/IP, initialement pensés comme des outils purement techniques pour optimiser le flux des données, sont progressivement devenus des outils politiques. » Constatant le passage très fréquent des données mondiales par des infrastructures présentes sur le territoire américain, il y a aujourd’hui des initiatives visant à territorialiser le flux des données, donc à orienter, contrôler les flux de données pour qu’elles passent par tel ou tel serveur, localisé dans tel ou tel État. Ainsi, « la Chine parvient à capter l’essentiel des données de ses utilisateurs. Cela résulte de la politique volontariste du gouvernement chinois de favoriser l’émergence de ses propres champions du numérique dont Baidu, Alibaba et Weibo ». Cette territorialisation se traduit également en droit par le biais des lois portant sur la « datalocalisation », soit le stockage des données. « La Russie a par exemple fait voter une loi en 2014 qui impose aux entreprises, traitant des données liées aux citoyens russes, de stocker leurs données exclusivement sur le territoire russe. Pour la Russie, la donnée qui concerne le citoyen russe doit rester sur le territoire russe » précise Amaël Cattaruzza.

Ainsi, si le cyberespace renvoie souvent à l’idée d’un réseau global désincarné, archétype de ce qu’on a trop rapidement qualifié de la fin des territoires (Lasserre, 2000), et qui se jouerait des frontières politiques, l’auteur explique que ces frontières marquent malgré tout cet espace au « niveau physique, légal ou même stratégique ». Les États cherchent à contrôler ce cyberespace, à y faire prévaloir leur souveraineté et à le maitriser pour des raisons de sécurité, d’où le désir de certains États de faire appliquer leurs outils juridiques à l’étranger, appelé extraterritorialisation du droit. L’auteur cite notamment le Cloud Act[1] adopté par le Congrès américain en 2018, et qui permet aux services de la justice américaine d’obliger les entreprises technologiques basées aux États-Unis de fournir les données stockées sur leurs serveurs, que les données soient stockées aux États-Unis ou en territoire étranger. Les données numériques altèrent radicalement certes la dynamique géopolitique du monde où de nouveaux acteurs (GAFAM, Russie, Chine, Brésil) contribuent à remettre en cause la prééminence des États-Unis ; mais elles ne supposent pas l’affranchissement total de l’ancrage spatial de ces dynamiques géopolitiques.

Les données numériques : nouvelle aubaine commerciale au cœur d’une redistribution des pouvoirs

Enfin, la 3e partie du livre aborde plusieurs exemples de conflits de pouvoir autour du contrôle des données : enjeux commerciaux, de structuration de la relation de chacun au territoire avec le développement de la codification de nombreux gestes que nous posons tous les jours, datafication des voyages et du passage de la frontière, surveillance… les applications des données numériques sont multiples et se développent rapidement. Ce constat souligne à quel point leur contrôle revêt des implications économiques, politiques et surtout éthiques.

Conclusion

L’auteur tient sa promesse de réfléchir sur la forme que pourrait prendre une géopolitique de la donnée dans le contexte particulier du Big Data. Si de prime abord, il n’est pas aisé de comprendre pourquoi il est légitime de parler de logiques de pouvoir, de logiques conflictuelles et géopolitiques à propos du cyberespace, l’exposé permet au lecteur de comprendre qu’il s’agit du pouvoir portant sur une dimension abstraite, la topologie du réseau de circulation des données, espace en partie virtuel mais pas déconnecté de l’espace réel. Ce sont cet espace physique et cet espace topologique partagé et disputé par des acteurs traditionnels (États) et nouveaux (GAFAM) qui fait l’objet d’enjeux de pouvoir. Sans négliger l’apport des données numériques dans l’étude de nos sociétés, l’auteur met en garde face au déterminisme technologique. Il rappelle que la donnée est le reflet d’un environnement politico-socio-spatial et que seule et sans traitement, la donnée brute n’a aucune valeur. Elle n’a de sens qu’aux yeux d’acteurs qui la valorisent pour ses aspects politiques, de contrôle, ou commercial. Ainsi, Amaël Cattaruzza propose ici un livre utile et didactique pour montrer la pertinente prise en compte de l’étude des données numériques en tant qu’enjeu géopolitique majeur actuel et à venir.


[1]  United States Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, 2018, https://www.govinfo.gov/content/pkg/BILLS-115hr1625enr/html/BILLS-115hr1625enr.htm

Frédéric Lasserre

Référence

Estecahandy, H. & Limonier, K. (2020). Cryptomonnaies et puissance de calcul: la Sibérie orientale, nouveau territoire stratégique pour la Russie? Hérodote, n°177-178, 253-266.

Lasserre, Frédéric. (2000). Internet : la fin de la géographie ? Logistique, internet et gestion de l’espace. Cybergéo, Revue européenne de géographie (Paris), n°141, https://journals.openedition.org/cybergeo/4467.

Raymond Woessner (dir.) (2020). Frontières. Neuilly, Atlande.

Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Loin d’un projet d’austère réflexion théorique, cet ouvrage se propose de brosser de nombreux portraits de la réalité contemporaine des frontières tout en proposant des réflexions thématiques intéressantes. Pourtant conçu comme un manuel de révision et une ressource documentaire en vue de la préparation aux concours français de l’enseignement en géographie, l’ouvrage aborde peu les questions de théorie pour faire le pari d’une palette enrichie de réflexions et de présentations de cas de figures concrets.

L’introduction campe la thématique de l’étude des frontières en quelques pages, puis l’ouvrage invite le lecteur à plonger rapidement dans le tour d’horizon proposé par l’équipe de contributeurs. Une première section propose quelques réflexions thématiques : comment peut-on réfléchir à l’impact de la covid-19 sur la gouvernance des frontières ? Comment les géographes se sont-ils intéressés à l’étude de ces objets spatiaux particuliers ? S’ensuit une esquisse des frontières dans l’imaginaire, au cinéma puis dans la bande dessinée.

C’est dans la section suivante que le lecteur trouvera les chapitres les plus proches d’une réflexion théorique. Sur la thématique du tracé de la frontière, des auteurs proposent des idées sur l’impact du libre-échange et du protectionnisme sur la gouvernance de la frontière ; sur ce que dit le droit international de la délimitation des frontières ; sur l’espace extraterrestre, objet de délimitation ou pas ; sur les limites et frontières maritimes ; sur le cas particulier des frontières en Arctique. La thématique des régions transfrontalières rassemble des réflexions sur les frontières fermées et les murs ; sur la frontière comme outil de contrôle des flux migratoires ; sur des exemples particuliers destinés à illustrer la dynamique des régions transfrontalières, la ligne de démarcation dans la France occupée pendant la Seconde guerre mondiale; la frontière de l’Irlande du Nord dans un contexte post-Brexit ; le Kurdistan, État en devenir peut-être, chimère impossible pour plusieurs.

Une longue section propose ensuite, selon des angles divers et heureusement fort variés, un tour d’horizon mondial des réalités frontalières. En Europe, l’ouvrage aborde ce qui fait la réalité actuelle des frontières internes de l’Union européenne; les conflits qui ont récemment déchiré ou qui déchirent encore l’Europe orientale, Balkans et Ukraine ; des études de cas, frontière russo-balte ; l’Escaut entre Belgique et Pays-Bas; les frontières de Genève ; le Rhin. Pour les Amériques, l’ouvrage aborde bien sûr la frontière Canada-États-Unis, mais aussi la dualité frontalière mexicaine, le difficile dépassement de la frontière en Amérique du sud. Est abordé le cas de la Méditerranée, confins de l’Europe et marges du monde arabo-musulman : Gibraltar, le conflit chypriote, le cas de Lampedusa, île-frontière ; le drame israélo-palestinien ; et par extension géographique vers le Moyen-Orient, des études des frontières arméniennes, de la mer Caspienne, de l’Asie centrale et du Qatar. La section sur l’Asie aborde le cas des frontières de la Chine ; de l’évolution des frontières en Asie du Sud-est dans un double contexte de construction régionale et de déploiement de la stratégie des nouvelles routes de la soie; les frontières de l’Inde, Bangladesh, Pakistan et himalayennes. Enfin, le dernier chapitre propose quelques études sur les frontières en Afrique subsaharienne, leur signification au-delà du cliché de leur caractère artificiel, le cas du Niger, l’impact de la sécession du Soudan du Sud dans un continent aux États longtemps arc-boutés sur le principe de l’intangibilité des frontières post-coloniales, et la bande de Caprivi.

En près de 525 pages, l’ouvrage présente donc une somme d’information considérable, dense, sans avoir la prétention d’épuiser le sujet, avec le parti pris délibéré, on l’a vu, de proposer une multitude d’étude de cas, selon un choix forcément subjectif, pour par petites touches brosser un tableau composite de la diversité du fait frontalier contemporain. Le tout demeure digeste et produit en effet une collection d’une intéressante diversité. L’inconvénient de la formule réside bien sûr dans l’absence d’une synthèse, d’une réflexion coordonnée sur ce qu’un observateur pourrait retenir de ce voyage à travers les thématiques et le fait frontalier à travers les continents : ce n’était pas l’objectif des auteurs. Autre inconvénient : en procédant ainsi par petites touches, aucune étude de cas n’est très étoffée : elle vise plutôt à inviter le lecteur à en apprendre davantage par lui-même tout en offrant la piste de la réflexion comparative. L’ouvrage n’en conserve pas moins une grande valeur de par la grande diversité des études de cas qu’il propose, très synthétiques, parfois originales, toujours pertinentes pour soutenir l’intérêt du lecteur sur les dynamiques frontalières contemporaines. A la lumière de ces lectures, on comprend à quel point, pour être en évolution, voire en mutation, les frontières sont encore des objets géopolitiques d’actualité.

Frédéric Lasserre

Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation

v7n3 (2021)

Meier, Daniel (2020). Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation. Paris, Le Cavalier bleu.

Les frontières structurent notre espace de mouvement et en même temps constituent des lieux où s’actualisent représentations, identités et pouvoir. Remodelées par la mondialisation, elles s’effacent dans certaines de leurs fonctions pour favoriser les échanges. Lieux de franchissement des migrations, elles trient les individus, discriminent et rejettent les indésirables. Lieux barrière contre les épidémies, elles enferment et confinent… Les frontières sont des repères et nous permettent d’appréhender le monde. Or, elles apparaissent comme beaucoup plus complexes qu’une simple ligne sur une carte. Leur disparition annoncée ne se concrétisant pas, il demeure pertinent de s’interroger sur le dynamique, leur mode de gestion, leurs transformations. L’auteur procède ainsi à un tour d’horizon des réalités frontalières à travers plusieurs questions et clichés sur les frontières. Y a-t-il des frontières naturelles ? Les états sont-ils seuls à définir les frontières ? Quid des frontières maritimes ? De l’effet du terrorisme sur les frontières ? Les murs frontaliers freinent-ils l’immigration ? La mondialisation efface-t-elle vraiment les frontières ? à travers de multiples exemples, cet ouvrage analyse quelques idées reçues et ouvre le débat, en convoquant l’histoire, mais aussi en écoutant les acteurs des frontières et en observant les pratiques et les politiques frontalières. Oscillant entre flux et contrôle, les frontières d’aujourd’hui constituent « un prisme original pour appréhender le monde dans lequel nous vivons et les rapports que nous entretenons entre nous ».

Pas de nouvelle grille de lecture ici donc : l’auteur ne propose pas de refondation du concept, ni d’approche novatrice, mais une relecture, à travers de nombreux cas, de la dynamique des frontières et de leur gestion

L’auteur structure son ouvrage en trois parties : la première, « Entre histoire et politique », aborde l’origine des frontières, ce qu’elles sont, comment l’État et d’autres acteurs orientent leur gouvernance. Le terme de frontière est d’abord précisé, reprenant notamment la définition du Dictionnaire de l’Académie française – quoi qu’il y en ait de nombreuses autres. Il s’agit d’une « ligne conventionnelle marquant la limite d’un État, séparant les territoires de deux États limitrophes ». L’auteur rappelle que dans le cadre de la mondialisation et de la fin des territoires chère à Bertrand Badie, on a pu croire à leur disparition, jusqu’à ce que la pandémie de covid-19 montre un processus de refrontiérisation du monde, en réalité déjà bien en cours au-delà de cet épisode fort du recours à l’outil du contrôle de la frontière par les États.

L’auteur explique notamment que, bien plus qu’une ligne, une frontière recouvre aussi un processus, dans sa gestion, du fait du décentrement des points de contrôle et des procédures destinées à gérer le franchissement des frontières par les biens et les personnes. L’auteur revient également sur le mythe tenace des frontières naturelles. La frontière est une construction imaginaire et symbolique qui peut certes, parfois, s’appuyer sur des éléments naturels, mais par définition, une frontière n’existe que dans les esprits des humains et demeure donc artificielle.

La seconde partie, « États et migrations », se concentre sur le rôle de la frontière dans la réaction des États face aux processus migratoires. Longue partie consacrée à un élément très contemporain, l’accroissement marqué des pressions migratoires aux frontières, pas seulement des pays occidentaux d’ailleurs, elle est donc très pertinente car elle pose la double question de la gestion de ces flux migratoires, qui conduit certains États à délocaliser le contrôle des migrations chez des États tiers – moyennant financement – et de la réalité de cette ouverture des frontières promue par les discours occidentaux. Le lien de certaines sections avec la thématique des migrations est parfois ténu, notamment la section sur les frontières maritimes, ou la digression – au demeurant intéressante – sur les autonomies et indépendances recherchées par certains mouvements régionaux comme en Écosse ou en Catalogne.

Enfin, la 3e section présente une série d’études de cas sous le titre « Enjeux » : contrôle frontalier entre Mexique et États-Unis ; rôle des épidémies dans la gouvernance des frontières ; la frontière dans les représentations islamiques ; la Méditerranée comme frontière Nord-Sud ; les frontières tracées par les pays issus de l’indépendance post-coloniale.

L’ouvrage, d’accès très facile, aborde une variété de thématique, ce qui en rend la lecture agréable. Très pédagogique, il permettra à de nombreux lecteurs de réfléchir à la dynamique de l’évolution contemporaine des frontières.

Il n’est cependant pas exempt de défauts. Parmi les principaux, tout d’abord, la section sur les frontières maritimes donne une impression de confusion entre les différentes catégories de frontières et limites maritimes. Un détroit n’est pas une frontière maritime, mais il peut être traversé par une frontière maritime, à charge pour les États d’en déterminer la position. L’auteur passe du concept de zone économique exclusive (ZEE) à celle de détroits internationaux, de canaux stratégiques puis à celui du contrôle du trafic à travers la définition de corridors de circulation des navires, toutes choses fort différentes. Les ZEE sont des espaces maritimes dans lesquels l’État côtier détient des droits souverains sur les ressources, mais pas la souveraineté. Les détroits internationaux renvoient au statut de ces eaux, mais ne sont pas un type de frontière ; les canaux, même stratégiques, demeurent sous la souveraineté de l’État, et les systèmes de navigation ne sont pas des outils de souveraineté, mais de régulation du trafic convenus sous le contrôle de l’Organisation Maritime internationale. Par ailleurs, que les limites maritimes, même celles des ZEE et des plateaux continentaux étendus, comportent de forts enjeux politiques ne surprendra personne.

On notera également le prisme apparent d’une conception récurrente de la frontière comme barrière à la circulation et outil d’appropriation. C’est fondamentalement sous cet angle que l’auteur aborde la dynamique frontalière, à travers son rôle de contrôle des points de passage des biens et des personnes, à travers l’enjeu migratoire ou de gestion des épidémies. Certes, c’est une facette importante de la réalité frontalière ; mais la frontière ne se réduit pas à cet aspect-ci, de même que ce n’est pas la frontière en elle-même qui est une barrière, mais sa gouvernance : un même tracé peut être très perméable et se transformer, sur décision d’un des deux États limitrophes, en barrière complexe à franchir : l’auteur en fait pourtant mention dans le cas des agglomérations très intégrées en Europe, Bâle-Mulhouse, en Sarre, ou Lille-Roubaix-Tourcoing, et ce cas de figure a été déjà exposé dans la littérature, notamment à travers le cas de figure des villages transfrontaliers Québec-États-Unis, pourtant totalement imbriqués dans leur tissu habité mais pourtant objet d’un vif raidissement dans la posture de contrôle de la part des agents frontaliers américains après 2001 (Lasserre, Forest et Arapi, 2012). La frontière, c’est aussi la limite des espaces des normes, des lois, de la fiscalité, et c’est avant tout un outil dont le tracé en soi ne freine rien, mais dont la gouvernance traduit les décisions politiques concernant les mouvements transfrontaliers.

Frédéric Lasserre

Référence

Lasserre, F.; Patrick F. et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209 ; doi: 10.4000/cybergeo.25209.

Géopolitique des frontières – découper la terre, imposer une vision du monde

RG, v7 n2, 2021

Amilhat-Szary, A.-L. (2020). Géopolitique des frontières – découper la terre, imposer une vision du monde

Paris : Le Cavalier bleu.

Objets géographiques relativement récents dans leur conception de ligne continu englobant un territoire unifié sous la souveraineté d’un État, les frontières quadrillent le monde depuis l’époque moderne et fondent la base des relations internationales, présupposant d’une part l’égalité de droit entre les États qu’elles délimitent, et d’autre part une distribution exclusive de la souveraineté. Mais ce concept est désormais instable : dépassant les limites binaires du dedans/dehors de l’état, les frontières sont en effet devenues mobiles, comme autant de dispositifs complexes de tri des flux de la mondialisation.

Si leur linéarité semble renforcée par la recrudescence de murs qui parfois les ferment, ce n’est qu’un trompe-l’oeil car une grande partie des mécanismes frontaliers est invisible et n’est pas nécessairement localisé à la frontière même. À travers une approche géo-historique qui décentre le regard européen et permet une relecture tant économique que politique des frontières, ce livre propose une plongée originale dans l’histoire de leur construction. Les frontières contemporaines évoluent d’une manière qui transforme en profondeur notre rapport à l’identité.

D’un seul coup, avec la crise sanitaire de la covid-19, les discours dominants sur l’effacement des frontières dans le cadre d’une mondialisation présentée comme un horizon inéluctable se sont trouvés suspendus. On en voyait déjà des prémisses depuis plusieurs années, la pandémie a précipité ce mouvement d’ouverture des frontières mû par des logiques économiques. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les frontières de très nombreux pays se sont fermées presque simultanément, même dans les ensembles régionaux qui avaient signés des accords soulignant leur ouverture, comme dans l’Union européenne ou entre États-Unis et Canada. Cette crise conforte donc la nécessité d’une géopolitique critique des frontières permettant d’aborder ses multiples dimensions autour des dialectiques ouverture/fermeture, visibilité/invisibilité, mémoire longue/mémoire courte.

Cette géopolitique critique, souligne l’auteure, doit dépasser la tautologie traditionnelle entre frontière, territoire et souveraineté de l’État. Révéler la part d’extraterritorialité des enjeux géopolitiques pour les États, et donc leurs interventions hors de leur territoire, revient alors à nuancer le rôle des frontières selon cette acception. Il convient donc de décentrer notre regard, d’un point de vue à la fois géographique et politique, et ne pas se limiter à étudier les frontières du point de vue des seuls acteurs dominants.  L’ouvrage s’articule autour d’un plan en trois parties ; une première géohistorique, la Géohistoire des frontières; une seconde présentant l’extraterritorialité des frontières et les contradictions du maillage actuel du monde; et une géopolitique des « frontières mobiles ».

Géopolitique des frontières : espace-temps complexes

 Il s’agit de montrer dans cette partie comment la frontière est passée devenue un outil de gouvernement, largement développé par le monde occidental, mobilisé par la suite pour imposer au reste du monde sa domination, par l’entremise de la colonisation, et qui aujourd’hui constitue la base même de la construction des États. Les systèmes de pensée politique et morale de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles ont gommé les représentations territoriales permettant des frontières qui n’étaient pas que linéaires. Dans certains contextes, la construction des frontières étatiques a pu prendre par exemple la forme plus imprécise du front de conquête (à l’époque de l’Empire romain). De la même façon, cette idée de la frontière linéaire ne va pas de soi et l’auteure rappelle avec justesse que d’autres façon d’appréhender le territoire de l’État ont existé. La notion de territoire est devenue notre référent contemporain, sans pour autant constituer un invariant aussi puissant que l’idée de frontière. Cela ne fait en effet qu’assez peu de temps, trois siècles, que s’est précisée la forme du territoire de l’État, stable et exclusif dans la souveraineté qu’il construit, et qui plus est de plus en plus dépositaire de l’idée de Nation, apparu lui aussi en Europe au XVIIIe siècle.

La paix de Westphalie (1648) est généralement considérée comme l’acte fondateur de l’idée moderne de frontière linéaire. Ce n’est toutefois qu’au XIXe siècle que l’appropriation de l’espace bascule d’une conception féodale, selon l’auteure, vers l’idée d’unité territoriale de l’État. Émerge alors l’idée de « frontière naturelle », très contestable pourtant puisque toute frontière est par définition dans l’œil des humains et est donc artificielle. Les traités qui mettent fin à la Première Guerre mondiale finissent de réifier l’État et de consacrer la frontière. Exporté à travers le monde par le biais de la conquête coloniale, le schéma d’organisation territorial basé sur la frontière linéaire, pensé ailleurs, a donné lieu à des stratégies multiples, de rejet, d’adaptation et d’hybridation.

L’extraterritorialité des frontières : contradictions du maillage international du globe

 Questionner la territorialité des limites internationales permet de relativiser le poids de la seule institution étatique dans la fabrique frontalière, pour montrer à la fois l’asymétrie des États entre eux, et les relations complexes qui les lient aux autres acteurs qui entrent en jeu à la fois dans le champ de l’action publique, aux niveaux supra et infra nationaux, mais aussi dans le secteur privé.

On voit ainsi se multiplier des formes d’« extraterritorialité », c’est-à-dire d’intervention de l’État ou d’acteurs mandatés par lui hors de ses frontières. Le droit d’ingérence en est un exemple. Les enclaves territoriales ou les processus d’appropriation foncière par des compagnies agro-alimentaires (land-grabbing), illustrent également selon l’auteure, ces formes de déplacement des limites de souveraineté qui peuvent se produire sans nécessiter de déplacer les frontières. Les frontières ne sont pas inclusives par nature, bien au contraire.

Pour Christiane Arbaret-Schulz, « une frontière est une construction territoriale qui met de la distance dans la proximité ». Cette distinction entre « nous » et « eux » ne fonctionne paradoxalement mieux à mesure au fur et à mesure que l’on s’éloigne physiquement de la limite internationale : les habitants des régions frontalières savent à quel point l’autre côté leur ressemble. Il devient alors essentiel de comprendre comment se positionnent les hommes et les femmes qui vivent dans ces espaces plus ou moins démarqués, et comment leurs pratiques et leurs représentations ont le pouvoir de transformer au quotidien les frontières.

Vers une géopolitique des frontières mobiles

 La frontière est aujourd’hui devenue un système de tri des flux dans la mondialisation, un espace traversé et qui nous traverse tous de manière très personnelle. Au XXIe siècle, ce qui pose problème au niveau politique n’est pas tant la disparition des frontières que l’invisibilisation de ce qui s’y produit, notamment dans les dislocated border de plus en plus difficilement appropriables par les personnes qui y habitent.

On peut établir une typologie des frontières contemporaines autour d’éléments de base : la ligne, la zone et le point. On distingue alors des frontières clivantes (les lignes parfois bordées de murs), délibérément conçues pour séparer, des zones-frontières qui s’étalent, qui s’épaississent (les régions transfrontalières par exemple) et qui peuvent avoir pour vocation de renforcer la coopération à travers une frontière linéaire que l’on veut transcender.

Des frontières complexes

 Ainsi, le confinement imposé par la pandémie de la covid-19 illustre bien que les frontières autrefois perméables, devenues étanches avec l’affirmation souveraine, puis progressivement rouvertes dans le cadre de la mondialisation, peuvent se refermer partout, y compris aux portes de nos maisons. Nous avons alors fait l’expérience d’une frontière qu’on ne peut plus traverser et qu’il faut désormais habiter.

Cette crise souligne que la réflexion sur les frontières n’est jamais terminée car, pour être présentées comme objet définitif du droit des États, leur évolution se poursuit. Illustrant le terrain fécond du débat scientifique que ces frontières représentent, on peut ne pas être d’accord avec l’ensemble des propositions de l’auteure. Ainsi, les frontières n’ont pas de nature fondamentalement fermées. Elles soulignent le passage, en effet, d’une zone politique à une autre, mais il est exagéré de dire que la crise de la covid-19 ravive leur véritable nature : comme le souligne avec justesse l’auteure, à travers des analyses à l’échelle locale, l’effet de la frontière reflète bien davantage les choix politiques des États plutôt qu’une nature immanente, en atteste la rupture dans la gouvernance des passages frontaliers dans les villages à cheval sur la frontière Québec-États-Unis, après le 11 septembre 2001 (Lasserre et al, 2012). De la même façon, l’effet frontière décrit le rôle de moteur des échanges que peut receler une frontière, même entre États qui par ailleurs se méfient l’un de l’autre, comme entre Norvège et Russie (Lasserre, 2018).

D’autres éléments sont à nuancer : si la frontière linéaire est effectivement une représentation du monde largement systématisée par les Occidentaux, ceux-ci n’en sont pas les seuls dépositaires, contrairement à une légende tenace : on en trouve notamment trace dans les pratiques spatiales de la Chine (Dabringhaus et Ptak, 1997; Power et Standen, 1999 ; Calanca, 2006). De même, si l’idée de Nation a effectivement donné un second souffle à celle de la frontière linéaire, en justifiant davantage l’idée d’un « eux » et d’un « nous », cette évolution n’était pas inéluctable et résulte de la convergence de l’idée de contrôle de l’État par un pouvoir central fort imposant une norme politique et juridique, avec une idée d’unité nationale, et non pas d’une qualité intrinsèque de la frontière. Autre élément à nuancer : le discours volontiers à tendance nationale que développent les États, cherchant à confondre citoyenneté et nationalité, ne gomme pas automatiquement les identités régionales et ne force pas les populations à se positionner de manière binaire. C’est sans doute le cas dans les États à l’héritage politique très centralisée, de tendance jacobine comme la France; mais le Québec, l’Écosse et la Catalogne témoignent de la complexité des questions identitaires, qui précisément ne se réduisent pas à une équation déjà résolue au profit de l’État.

Un ouvrage stimulant donc, qui propose une thèse intéressante, une analyse de l’évolution des fonctions, des formes et de l’ancrage empirique des frontières. Le propos souligne à quel point la réflexion sur la dynamique de la gouvernance des frontières demeure d’actualité – à méditer pour l’avenir.

Frédéric Lasserre

Références

Dabringhaus, S. et R. Ptak (1997), Borders, Visions of the Other, Foreign Policy 10th to 19th Century. Otto Harrassowitz.

Power, D. et Standen, N. (dir.) (1999), Frontiers in question. Eurasian Borderlands, 700-1700, St Martin’s Press.

Calanca, P. (2006) (dir.). Desseins de frontières. Extrême-Orient, Extrême-Occident, 2006, n°28.

Lasserre, Frédéric (2018). Kirkenes, bout du monde norvégien ou place commerciale transfrontalière ? Illustration de l’effet frontière. Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 4(2), 19-28, https://cqegheiulaval.com/wp-content/uploads/2018/08/vol4no2-specialfrontieres_ete2018.pdf 

Lasserre, F.; P. Forest et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, Politique, Culture, Représentations, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209

L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e)

Delphine Papin et Bruno Tertrais (2021), L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e).

Paris, Les Arènes.

« Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. » Régis Debray

Brexit, conflits au Moyen-Orient, tensions en Méditerranée orientale, fermeture des frontières suite à la pandémie de Covid-19 : la question des frontières est au cœur de notre actualité, malgré le cliché qui voudrait qu’elles aient été effacées par la mondialisation. Mais, demandent les auteurs, savons-nous vraiment ce qu’est une frontière ? Il y a des frontières que l’on traverse aisément et d’autres qui sont infranchissables : il y a des frontières visibles et d’autres, invisibles; il y a des frontières terrestres et d’autres, maritimes, politiques, culturelles.

Cette 2e édition de l’Atlas des frontières présente un plan similaire à la 1ère ; mais son contenu a été mis à jour, son format adapté, son visuel bonifié.

L’Atlas s’articule autour de cinq parties. La première, « Frontières en héritage », se propose de présenter des tracés anciens qui ont encore des impacts significatifs dans le monde. Songeons ainsi aux frontières du Moyen-Orient issues des accords Sykes-Picot de 1916 ; à l’héritage de la décolonisation, ou de la guerre froide, ou encore à l’histoire déjà complexe des relations entre les États issus des indépendances en Amérique du Sud.

La seconde partie expose la diversité et la complexité des limites maritimes, dans le processus en cours de territorialisation des espaces maritimes par les États côtiers. Les grands domaines maritimes sont présentés, ainsi que des cas intéressants, l’Arctique, le Svalbard, la mer Caspienne au statut particulier depuis août 2018, le golfe arabo-persique, les tensions en Méditerranée orientale, le golfe de Guinée ou la classique mer de Chine du Sud.

La troisième partie est consacrée aux murs et aux migration : accélération du processus de construction de barrières et de murs pour clore les frontières, notamment (mais pas seulement) en réaction à des mouvements migratoires qu’un État veut contrôler ou bloquer. Les auteurs soulignent adéquatement la multiplication de ce mode de gestion de la frontière – fermeture et construction d’une barrière – et la diversité des causes, contrôle de l’immigration, mais aussi lutte contre les trafics, enjeux de sécurité qui masquent souvent des relations très dégradées. Une carte mondiale permet de dépeindre la réalité des flux migratoires mondiaux tandis que plusieurs points de passage majeurs sont étudiés, enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, frontière Mexique – États-Unis notamment. Est évoqué le mur des sables, outil de conquête du Sahara ex-espagnol par le Maroc face à l’opposition armée du Front Polisario et à son désir d’indépendance sahraouie. Le cas de la Cisjordanie est également évoqué, avec la construction d’un mur dit de sécurité, mais en territoire palestinien, et dont la vocation sécuritaire masque mal les finalité connexes d’extension du territoire contrôlés par la colonisation juive israélienne. L’atlas présente également les murs du Cachemire et de Chypre, deux exemples de frontière emmurée reflétant un conflit qui perdure et durcit la limite de contrôle actuel des belligérants.

La quatrième partie expose des frontières particulières, le cas de la base américaine de Guantanamo par exemple, la complexité des enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar avant le règlement de 2015, les enclaves belgo-néerlandaises de Baerle, autant d’héritages que les États concernés ont dû gérer car ils se heurtaient au modèle désormais universel de la frontière linéaire et marqueur d’une souveraineté unique sur un territoire. Des bizarreries frontalières répertoriées soulignent les arrangements particuliers que les États ont parfois pu trouver pour régler leurs frontières communes.

La cinquième et dernière partie revient sur des frontières contestées, certaines depuis fort longtemps, d’autres depuis peu. Des cartes instructives illustrent ainsi la déstabilisation des frontières dans la zone sahélienne ou au Proche-Orient; les projets d’échanges de territoires entre Kosovo et Serbie (voir Lasserre, 2019); la nouvelle donne suite à la guerre arméno-azerbaidjanaise de 2020 dans le cadre du conflit pour le Haut-Karabakh ; et la politique d’affirmation turque en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient.

On peut regretter la part belle faite au concept des guerres de civilisation de Samuel Huntington. L’idée est de montrer que des frontières culturelles traversent aussi les espaces des États. Certes, mais le propos, peu critique d’une thèse pourtant très contestée, aurait pu souligner, justement, le caractère très controversé de cette théorie en soulignant par la carte le caractère discutable des « civilisations » identifiées par Huntington : pourquoi le Sahel ne ferait-il pas partie de la civilisation africaine ? Pourquoi le Japon, où le bouddhisme coexiste avec le shinto, ou le Vietnam, lui aussi terre de bouddhisme, ne feraient-ils pas partie de la civilisation bouddhiste ? Les Philippines font-elles partie de la civilisation occidentale, simplement parce qu’elles sont catholiques ?  Si le marqueur religieux est ici discutable, alors l’ancrage de l’Indonésie et de la Malaisie, aux pratiques et aux cultures si différentes de l’islam moyen-oriental, à la civilisation islamique est-il si solide que cela? Pourquoi tracer une illusoire limite du 10e parallèle comme limite entre chrétiens et musulmans en Afrique et en Asie, alors que cette limite ne s’applique que mal en Afrique (voir le cas de l’Éthiopie) et pas du tout en Asie?

De même, on peut se questionner sur la présentation de certaines informations. Ainsi, dans la planche présentant l’héritage des anciennes limites religieuses et culturelles en Europe (36-37), la légende oppose « royaumes de l’Ouest » (une catégorie non culturelle) aux « peuples slaves » pour définir une « frontière culturelle », mais cette approche englobe dans la zone slave les Baltes, les Finnois, les Magyars, les futurs Roumains, les Grecs et les Illyriens/proto-Albanais, pour alimenter le cliché de l’équation Europe de l’Est = peuples slaves. Relever que la limite de l’influence soviétique en 1945 coïncidait avec « l’avance maximale des tribus slaves », de ce point de vue, est-il pertinent ? De même, les auteurs veulent voir une correspondance entre le rideau de fer et la limite de l’orthodoxie, mais pour ce faire on classe la Pologne, les pays baltes, la Hongrie et la Croatie dans la zone orthodoxe, donc au prix d’une distorsion majeure des réalités socio-religieuses de ces territoires. C’est précisément ce genre de raisonnement, les distorsions méthodologiques pour exposer des coïncidences qui ne sont pas des preuves, qui permettent l’avènement de thèses réductrices comme celle de Samuel Huntington sur le prétendu choc des civilisations.

Des approximations subsistent ici et là : ainsi dans la planche sur l’Arctique (52-53), la route maritime du Nord ne passe pas fondamentalement par les eaux territoriales russes, mais par les eaux intérieures russes dans les détroits séparant les archipels de la côte sibérienne. Dans les eaux territoriales, le droit de transit existe toujours, ce statut ne limiterait pas le trafic maritime. En mer de Chine du Sud, cela fait plusieurs années que les Philippines comme le Vietnam ont modifié leurs revendications sur les espaces maritimes, qui ne correspondent plus aux tracés présentés p.66.

Mais, malgré ses défauts, l’ouvrage n’en constitue pas moins un travail riche et éclairant. Il ne constitue pas un ouvrage de réflexion théorique sur l’évolution contemporaine des frontières; il propose plutôt, à travers une cartographie synthétique ou analytique, et la mobilisation de projections originales, de présenter au lecteurs différentes facettes de la réalité des frontières dans le monde contemporain. Ouvrage didactique donc, très à jour (décembre 2020) qui permet d’illustrer et de soutenir des réflexions sur la dynamique de phénomènes frontaliers, les enjeux de pouvoir qu’ils représentent et les choix politiques des États qui sous-tendent la gouvernance de ces frontières. La cartographie, sobre et efficace, alterne entre cartes à grande et petite échelle; et entre cartes simples, voire simplifiées sans verser dans la schématisation du style des chorèmes, et cartes plus élaborées soulignant la complexité de certaines problématiques.  Un ouvrage donc fort intéressant.

Frédéric Lasserre

RG v7 n2, 2021

Références

Lasserre, F. (2019). Le projet d’échange de territoires entre Serbie et Kosovo : une avenue crédible pour la paix? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(3) – octobre : 25-40.