Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023

Mesly, Nicolas (2022). Terres d’asphalte. Notre agriculture sous haute pression. Montréal : Multimondes.

Cet ouvrage pose la question de l’avenir des terres agricoles au Québec. Prenant la mesure de leur déclin rapide dans les espaces autour de Montréal et de Québec, Nicolas Mesly propose ici une analyse de ce cas de géopolitique locale, dont l’enjeu réside dans l’utilisation du foncier rural. L’auteur pose la question du choix politique qui se présente au gouvernement, mais à la société aussi : veut-on préserver l’activité agricole dans les terres fertiles de la vallée du Saint-Laurent, surtout dans la région entourant le grand Montréal ?  De manière plus générale, veut-on préserver une certaine autonomie alimentaire, en maintenant l’activité agricole dans les campagnes ?

La prémisse de base renvoie à cette question de l’autonomie alimentaire du Québec. L’auteur évoque la politique proactive de soutien du monde agricole menée par le ministre Jean Garon de 1976 à 1985. Jean Garon a notamment réussi à faire voter, en 1978, la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA), qui institue un zonage et le classement des terres agricoles afin de les soustraire à l’appétit des promoteurs. Le ministre de l’Agriculture et des Pêches a dû lutter, au sein même de son gouvernement, contre les intérêts politiques du ministre d’État à l’Aménagement, Jacques Léonard, dans une rivalité pour savoir qui lutterait le plus efficacement contre l’étalement urbain, une rivalité entre ministères qui n’est pas sans rappeler celle, toujours d’actualité, entre le ministère de l’Environnement et le ministère des Affaires municipales pour savoir qui piloterait la politique de l’eau du Québec…

Jean Garon avait comme objectif l’autosuffisance alimentaire du Québec – ne pas dépendre des importations tout en développant un secteur agro-alimentaire fort générateur d’emploi. A la fin de son mandat, des estimations veulent que l’autonomie alimentaire du Québec ait atteint 80% (Dorval, 2020); mais atteindre l’autosuffisance semble hors d’atteinte compte tenu des goûts alimentaires contemporains des Québécois, notamment en ce qui concerne les fruits et légumes tropicaux et/ou consommés en hiver (Genois Gagnon, 2020). Néanmoins, un degré d’autonomie le plus élevé possible semble, rappelle l’auteur, bénéfique à plus d’un titre : ne pas dépendre des chaines d’approvisionnement de l’étranger, surtout si celles-ci en viennent à se distendre sous l’effet de perturbations politiques ou environnementales comme les tensions sur la gestion de l’eau en Californie ; entretenir un secteur productif et de transformation créateur de valeur ajoutée et d’emplois.

Il ne s’agit pas seulement de produire : l’auteur observe la tendance à la concentration du secteur, avec l’émergence de grandes exploitations portées par le secteur financier (Banque nationale notamment) ou l’achat de terres par des investisseurs étrangers, qui certes voudront maintenir une activité de production, mais pas nécessairement pour l’écouler sur le marché local – on pense ainsi à des investisseurs chinois ou émiratis, actifs à travers le monde pour diversifier leur portefeuille d’actifs dans le secteur alimentaire mais aussi pour accroitre la production expédiée vers leur propre population. Il n’est pas certain que ces nouveaux exploitants auront à cœur de soutenir les retombées économiques de leur production dans les campagnes du Québec…

Le déclin du secteur agricole se traduit précisément par l’expansion du tissu périurbain au dépens des terres agricoles dans les périphéries de Québec et surtout de Montréal. C’est d’autant plus regrettable pour la production agricole que ces terres sont très fertiles, alors même que le Québec ne dispose pas de surfaces considérables : 5% de son territoire seulement est cultivable, et 2% seulement est effectivement exploité. Il existe certes des surfaces qui pourraient être mises en exploitation, surtout avec les effets du réchauffement climatiques, mais cela exige des investissements pour bonifier ces sols alors que les exploitations de la grande couronne de Montréal travaillent des terres productives, déplore l’auteur. Malgré la LPTA et le zonage agricole, la pression de l’étalement urbain est intense, depuis des décennies : le modèle urbanistique repose sur le développement massif et extensif de lotissements de maisons unifamiliales que desservent des routes, puis des autoroutes urbaines sans transport en commun, alors même que des réserves foncières existent dans le tissu des zones dites blanches ouvertes à l’aménagement commercial ou résidentiel. Ce modèle, décrié depuis des décennies, s’est vu renforcé avec les impacts de la pandémie de covid-19 et la généralisation du télétravail, qui ont incité nombre de foyers à s’installer en zones périurbaines pour satisfaire le désir de « vivre à la campagne » – dan un milieu qui, l’auteur le passe sous silence, n’est pas toujours très sain du fait de l’intensité des usages de pesticides et d’engrais, et dont les conséquences sur la santé se manifestent aussi peu à peu : c’est un mythe que de croire que la campagne de l’agriculture intensive est verte (Latulippe, 2001 film; Cameron, 2019), ce que l’on sait depuis Rachel Carson et son essai Silent Spring publié dès 1962. De plus, ces nouveaux ruraux supportent souvent mal la cohabitation avec les exploitations agricoles, lesquelles génèrent des odeurs que ces rurbains en mal d’espaces bucoliques tolèrent mal – d’où de nombreux conflits de voisinage et de recours en justice.

Sous la pression des nouveaux rurbains, les municipalités s’activent également pour développer les infrastructures routières, grandes voies rapides puis autoroutes, puis pour dézoner de plus grands espaces pour poursuivre le développement résidentiel et commercial. A cela, une cause fiscale, outre la forte demande des citadins : l’essentiel des revenus des municipalités du Québec réside dans la perception des droits de mutation sur les achats immobiliers, et sur les taxes foncières dont le montant dépend de l’évaluation de la valeur des propriétés – bien supérieures pour des développements résidentiels, commerciaux ou industriels. Les municipalités, surtout si un promoteur leur propose qui plus est d’assumer les coûts des infrastructures urbaines – voire, égout, aqueduc – résistent difficilement à l’attrait de cette ressource financière et vont donc se joindre aux pressions des promoteurs pour obtenir le dézonage des terres agricoles.

Ainsi, le monde agricole se voit-il confronté, dans ces territoires d’expansion des couronnes urbaines, à de multiples pressions : conflits avec les nouveaux résidents ; entraves posées par le développement routier et l’accroissement du trafic ; pression des promoteurs et des municipalités. Souvent vieillissants et endettés, les exploitants, faute de trouver des successeurs, finissent par vendre leurs terres à des spéculateurs qui à leur tour feront pression sur la Commission de protection des terres agricoles pour obtenir le dézonage et le feu vert pour lotir et construire.

Il existe des pistes de solutions. Tout d’abord, renforcer les pouvoirs municipaux pour protéger les espaces agricoles et les milieux humides, alors même que leur valeur environnementale est reconnue. L’actualité témoigne de la difficulté des combats menés par certaines municipalités, deux récentes décisions de justice risquant de compromettre leur action pour protéger les milieux naturels sur le territoire (Champagne, 2023). L’auteur compare aussi la politique d’aménagement du Québec avec celle de l’Ontario, où le gouvernement provincial a instauré une ceinture verte protégée par une forte réglementation autour de Toronto.

Afin de renforcer l’attractivité du secteur agricole aux yeux des exploitants eux-mêmes, mais aussi du public et des municipalités, l’auteur fait valoir le potentiel de valorisation touristique sur le modèle des routes du vin, du fromage etc… surtout que ce type d’activité plait souvent aux nouveaux rurbains friands de l’image d’une campagne saine et productrice de produits de qualité. Le développement de l’agriculture urbaine constitue également une avenue pour renforcer un secteur économique dévalorisé notamment par la précarité financière qu’il impose souvent aux exploitants. Certes, souligne l’auteur, il ne faut pas que l’on prenne de bonnes terres pour construire un entrepôt et des serres sur son toit ; mais si le questionnement de base est l’autonomie alimentaire et le renforcement de l’activité agricole, alors l’agriculture urbaine, sur des toits ou en pleine terre, constitue aussi un élément de solution.

Mais ces avenues ne sauraient à elles seules répondre aux difficultés structurelles qui guettent le monde agricole. Tant que les municipalités chercheront à toujours mettre en valeur des terres pour accroitre leurs revenus faute d’accès à de nouvelles sources de financement ; tant que le modèle urbanistique favorisera l’étalement urbain et que nombre de promoteurs, mais aussi de citadins pousseront pour l’extension de la construction de résidences unifamiliales; tant que nombre de consommateurs préféreront acheter leur épicerie moins cher plutôt que de favoriser l’achat local, tant que les villages plus loin des grands centres urbains se videront et que les services déclineront, alors les exploitants demeureront confrontés à la question de la difficile relève et des pressions pour céder leurs terres ou cesser leur exploitation. Ces conflits d’usage du foncier agricole en périphérie urbaine constituent un cas de géopolitique locale qui renvoie à des choix de politique d’aménagement, mais aussi à des choix de la part des consommateurs.  Un livre fort intéressant, militant certes, mais qui éclaire sur les enjeux de pouvoir sur les terres agricoles périurbaines au Québec.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Cameron, D. (2019). Pesticides : la rivière aux horreurs. La Presse, 21 sept., https://www.lapresse.ca/actualites/2019-09-21/pesticides-la-riviere-aux-horreurs.php

Carson, R. (1962). Silent Spring. Boston : Houghton Mifflin.

Champagne, É.-P. (2023). Protection des milieux naturels. Des décisions des tribunaux qui « préoccupent » Québec. La Presse, 13 mars, https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2023-03-13/protection-des-milieux-naturels/des-decisions-des-tribunaux-qui-preoccupent-quebec.php

Dorval, A. (2020). L’autonomie alimentaire sous Jean Garon. La Gazette de la Mauricie, 14 juillet, https://gazettemauricie.com/lautonomie-alimentaire-sous-jean-garon/

Genois Gagnon, J-M. (2020). Autonomie alimentaire : difficile d’être entièrement autonomes. Le Journal de Québec, 26 sept., https://www.journaldequebec.com/2020/09/26/autonomie-alimentaire-difficile-detre-entierement-autonomes

Latulippe, H. (2001). Bacon, le film. ONF, https://www.onf.ca/film/bacon_le_film/

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