RG Vol.9 n.2, 2023

Marcel Bazin (2021). Tigre et Euphrate. Au carrefour des convoitises. Paris, CNRS Éditions

Cet ouvrage présente clairement le passé, le présent et les enjeux des différents États du bassin du Tigre et de l’Euphrate. Rédigé dans un style clair, avec peu de passages techniques, bien illustré avec de nombreuses cartes, il s’agit d’un livre grand public visant à analyser les enjeux géopolitiques de cette région.

S’inscrivant dans une collection consacrée à de grands fleuves, Géohistoire d’un fleuve, qui comprend des ouvrages sur le Congo ou le Mississippi, le lecteur s’attend cependant à une analyse centrée sur la géopolitique des usages de l’eau, de sa mobilisation, des conflits d’usage et de l’articulation de ceux-ci avec les relations politiques entre les différents acteurs, États, mouvements de guérilla comme le PKK ou prônant une remise en cause radicale de l’ordre actuel comme l’État islamique.  Curieusement, et sans doute est-ce un choix discutable de la part de l’auteur, l’analyse de ces enjeux d’aménagement et de mobilisation de la ressource en eau demeure presque marginale dans l’ouvrage. Une seule partie lui est consacrée, la seconde section de 30 pages sur « La ressource en eau, aux fondements de l’aménagement régional ». Certes, on retrouve des éléments pertinents, comme le développement agricole et les politiques de développement de l’irrigation, dans la section quatre, « Les États face aux identités régionales », mais le lecteur, mis en appétit par l’introduction intitulée Deux fleuves au cœur du Moyen-Orient, restera un peu sur sa faim dans ses attentes d’analyse des enjeux hydropolitiques.

En réalité, l’ouvrage articule plutôt un portrait d’enjeux géopolitiques régionaux gravitant autour de l’aménagement, de l’exploitation des ressources, et de l’héritage de décennies de conflits. L’auteur débute par le portrait de l’histoire de cet espace plurimillénaire, à travers une longue première partie qui part du néolithique jusqu’à l’avènement des quatre États actuels du bassin versant. Dans toute cette partie, les informations érudites sont nombreuses, mais peu concernent directement les fleuves et leur utilisation. L’auteur le reconnait lui-même en p 59 : « Nous voilà loin de l’Euphrate ». Les techniques d’irrigation ne sont expliquées que chez les Perses Achéménides, or cette ancienneté de la pratique de l’irrigation, les enjeux socio-politiques qu’elle supposait et les impacts environnementaux qu’elle a pu induire avec la salinisation, sont cruciaux pour comprendre la relation entre les sociétés et les deux fleuves. On apprend que tantôt l’agriculture irriguée a été encouragée, sous les Abbassides notamment, tantôt qu’elle a été délaissée, par les Turco-Mongols. Il aurait été intéressant de mieux lier cette histoire politique à celle de l’utilisation des fleuves, pour mieux saisir cette interaction et préparer l’exposé de la géopolitique de l’eau contemporaine, tant il est vrai que les enjeux politiques de l’utilisation de la ressource en eau découlent en bonne part des rivalités politiques entre les États.

L’auteur aborde dans le second chapitre le rôle fondamental de l’eau dans l’aménagement, l’enrichissement et la densification de ce bassin. Les aménagements hydrauliques contemporains ont pour buts de développer l’irrigation, de protéger des inondations parfois dévastatrices, et de produire de l’électricité. C’est surtout à partir des années 1960 que sont construits de grands barrages dans le Sud-Ouest iranien, en Irak, sur l’Euphrate syrien, plus tard dans le Sud-Est de l’Anatolie. Dans cette dernière région, le GAP (Projet de l’Anatolie du Sud-Est), déjà envisagé à l’époque d’Atatürk, ne voit en effet les premières études que dans les années 1970. Ce projet majeur prévoit l’édification de 22 barrages sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents d’amont. Bien sûr les préoccupations socio-économiques sont largement évoquées par les autorités turques : développement d’une région pauvre grâce à l’irrigation de 2 millions d’ha de terres produisant céréales, coton, arachides, légumes, et couverture d’une partie des besoins énergétiques du pays : il s’agit pour la Turquie de valoriser un atout économique majeur pour le bénéfice du pays et d’une région encore très pauvre par rapport au revenu moyen national. Officiellement les populations kurdes majoritaires devaient largement bénéficier de ces travaux, pour les conduire à se détourner d’un activisme politique revendiquant identité différente, autonomie politique voire indépendance avec l’éclatement de la guérilla en 1984 : ces objectifs n’ont manifestement pas été atteints et la Turquie s’est enferrée dans la négation de l’identité kurde, obsession politique qui a également largement piloté sa politique à l’endroit de l’État islamique et de son absence de soutien en faveur des Kurdes syrien, laissés seuls face à l’EI à Kobané notamment. Décevant sur le plan intérieur, le GAP est source de conflits avec les pays d’aval, inquiets de la diminution du débit des fleuves. La gestion de l’eau est facteur de concurrence plus que de coopération, situation que la guerre civile en Syrie et l’arrivée de Daesh n’ont fait que compliquer. C’est sous le signe des gestes unilatéraux que se gère la ressource en eau dans le bassin, et depuis le lancement du GAP, la Turquie, forte de sa position d’amont, fait progresser ses projets d’aménagement hydraulique en tenant peu compte des doléances de ses voisins, malgré quelques rares accords (comme celui de 2002 avec la Syrie) qui demeurent largement des coquilles vides, n’évoquant même pas les grands barrages turcs ni u quelconque partage des eaux avec les pays d’aval (Daoudy, 2006), ce que l’auteur ne souligne guère.

En guise de conclusion, l’auteur mobilise le terme de « résilience » pour qualifier le rôle que pourraient jouer le Tigre et l’Euphrate dans une région si conflictuelle. On voudrait y souscrire !  Mais actuellement cette vision demeure très optimiste, car rien ne permet d’entrevoir un relèvement à court terme : la Turquie avance avec le GAP aux effets mitigés et qui ne parvient pas à envisager un accord avec les Kurdes ; la guerre civile perdure en Syrie ; l’Irak demeure très faible et la rivalité entre l’Iran et la Turquie demeure vive, même si elle s’est récemment atténuée entre Iran et Arabie saoudite (Farouk, 2023). Par ailleurs, les effets négatifs du changement climatique sur le débit des cours d’eau pourraient constituer un nouveau sujet d’inquiétude.

Il s’agit d’un livre intéressant, qui s’efforce de brosser un portrait géopolitique de la région du bassin des deux fleuves. Le principal défaut en est le caractère évanescent du fil conducteur que devrait être l’analyse géopolitique de ces deux fleuves.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Daoudy, M. (2006). Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie. Négociations, (2), 65-081.

Farouk, Y. (2023). Riyadh’s Motivations Behind the Saudi-Iran Deal. Carnegie Endwment for International Peace, 30 mars, https://carnegieendowment.org/2023/03/30/riyadh-s-motivations-behind-saudi-iran-deal-pub-89421

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