Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan

Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan.

Ce livre est le troisième volet d’une trilogie géopolitique ayant auparavant traité de la question des murs de séparation (Des murs entre les hommes) et de la situation des ponts-frontière (Des ponts entre les hommes) (Novosseloff, 2008 et 2017). L’ouvrage raconte l’histoire de ces territoires en discontinuité géographique par rapport à leur État d’appartenance, de ces enclaves en pays étranger, et de leurs habitants souvent oubliés de leurs autorités et de leurs concitoyens. Il se penche sur ces anomalies géographiques, fruits d’accidents de l’histoire, ces « entre-deux » géopolitiques, à travers un travail de terrain inédit qui permet à l’auteure de revisiter la théorie des enclaves à travers des critères géopolitiques précis.

Ces enclaves racontent des histoires différentes, parfois fort singulières. Ces territoires, attachants et vulnérables, dérangent parfois, demeurent dans l’indifférence souvent; ils peuvent connaitre un potentiel économique comme végéter dans la morosité économique. Héritages d’un passé parfois compliqué, ils troublent souvent l’idée de la continuité territoriale de l’État même si, au niveau local, les enclaves demeurent des endroits paisibles et si leurs habitants restent le plus souvent indifférents à ces enjeux géopolitiques, sauf lorsque les frictions entre États viennent rendre leur quotidien difficile.

L’auteure présente le cas de 18 enclaves à travers le monde, de tailles, d’histoire et de population fort différentes. Découlant souvent de tracés frontaliers complexes et anciens, la plupart se trouvent en Europe ou en Asie, mais l’ouvrage présente aussi quelques cas en Amérique du Nord (Alaska) ou en Afrique (Cabinda, Ceuta et Melilla). Il débute par une mise en contexte théorique fort utile, afin de camper le concept d’enclave, de discuter de ce qu’elles représentent pour l’État, et de préciser ce qui, aux yeux de l’auteure, constitue son objet d’étude.

En droit international, une enclave est une partie isolée du territoire d’un État, qui est entièrement entourée par le territoire d’un seul État étranger. L’auteure précise ainsi qu’elle ne considère pas comme enclave des fragments de territoire qui peuvent être en continuité frontalière avec le reste de l’État, mais qui ne sont accessibles qu’en transitant par l’État voisin, ainsi Point Roberts (États-Unis, au sud de la Colombie-Britannique) ou l’Angle du Nord-Ouest (Minnesota, ouest du lac Supérieur ; Lasserre, 2019), ou encore de petits territoires enclavés « que des frontières mal tracées ont malencontreusement » détachés de leur État (p.20). L’ouvrage propose une liste de ces fragments géographiques, auxquels on pourrait ajouter pour l’anecdote la vallée Étroite française, rattachée à la commune alpine de Névache depuis 1947 mais accessible par le col de l’Échelle et une petite route qui bifurque juste avant la frontière italienne.

Ce distinguo est posé mais il pourrait faire l’objet d’une discussion, car on est ici dans la nuance lorsqu’on considère ces quasi-enclaves séparées par des étendues d’eau (Dubki en Estonie, Angle du Nord-ouest, Point Roberts, voire encore des enclaves complètes, par exemple Sankovo-Medvejie, territoire russe en Biélorussie, ou encore de petites enclaves azerbaidjanaises en territoire arménien (Yukhari Askipara ou Barxudarli notamment). La nuance mériterait d’autant plus débat qu’elle repose sur l’idée que ces enclaves résultent de frontières « mal tracées », renvoyant au concept très contestable de frontière artificielle (Gonon et Lasserre, 2003).  Les enclaves ex-soviétiques, russe en Biélorussie ; à la frontière arméno-azérie ou dans la vallée de Ferghana semblent délibérées et ne pas résulter d’erreur de tracé : considérer les célèbres enclaves de la vallée de Ferghana comme de vraies enclaves, mais disqualifier les autres parait étonnant.

L’ouvrage énonce d’autres critères : une enclave doit avoir une existence administrative autonome, et ne pas être un fragment de commune. Ici aussi, le lecteur prend acte de cette définition mais ce point pourrait être davantage débattu. Autre critère, intéressant, une enclave doit avoir une existence fondée en droit – même si son existence est contestée – et ne pas simplement constituer un territoire disputé. Ainsi l’auteure exclut-elle le Nagorno-Karabakh, territoire disputé entre Arménie et Azerbaïdjan, alors que le Nakhitchevan azerbaidjanais est bien une exclave de ce pays, séparée par l’Arménie de toute continuité territoriale du reste du pays; ainsi exclut-on aussi le territoire contesté d’Abiye disputé entre Soudan et Soudan du Sud. En revanche, la bande de Gaza, exclue par l’auteure, a pourtant bien une existence juridique reconnue par la communauté internationale et n’est pas revendiquée par Israël : elle est donc bien une exclave palestinienne.

Cette discussion théorique, si elle comprend des points avec lesquels le lecteur pourrait ne pas être d’accord, a le grand mérite de camper la suite de l’ouvrage, afin de brosser une typologie des enclaves, de leur configuration spatiale, de leur position par rapport à leur État de rattachement. Cette section liminaire permet ainsi de comparer les enclaves entre elles et de ne pas cantonner le livre à une somme d’études de cas.

L’ouvrage présente par la suite une série d’analyses des enclaves répertoriées à travers le monde. Ces études de cas associent des éléments historiques, géopolitiques à des descriptions empiriques de la réalité quotidienne des habitants de ces enclaves, ce qui ajoute une valeur notable à cet ouvrage, qui marie approche théorique, éléments analytiques et prise en compte du facteur humain, de la réalité de la vie des populations locales. L’introduction comprend un encadré sur le cas désormais célèbre mais révolu des multiples enclaves et contre-enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar, que les deux États se sont échangées en 2015 sauf l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarporta. Le premier chapitre est consacré à l’archétype des enclaves complexes, le cas de Baerle entre Belgique et Pays-Bas, marqueterie de petites enclaves et de contre-enclaves, avec un encadré sur Campione d’Italia et un autre sur Büsingen. Le second chapitre propose la découverte de l’enclave brunéienne de Temburong. Le troisième jette des regards croisés sur les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en territoire marocain, et de l’enclave britannique de Gibraltar en territoire espagnol, avec un encadré sur la paisible enclave espagnole de Llivia en France. Le chapitre 4 se penche sur l’enclave timoraise d’Oecussi-Ambeno en territoire indonésien; le chapitre 5 explore la réalité de l’enclave russe de plus en plus isolée de Kaliningrad entre Pologne et Lituanie. Le chapitre 6 se penche sur les enclaves omanaises et émiraties. Le chapitre 7 est consacré au Nakhitchevan avec un encadré sur les enclaves et fragments de la vallée de Ferghana. Le chapitre 8 aborde les tensions dans l’enclave angolaise de Cabinda, et le chapitre 9 explore l’exclave américaine de l’Alaska.

Au final, un ouvrage tout à la fois plaisant, très bien illustré avec de nombreuses cartes et photographies de terrain, et bien écrit ; tout en proposant une analyse érudite dans ce tour d’horizon des réalités plurielles des enclaves dans le monde, avec leurs particularités et leurs traits communs. Pas d’ambition de théorisation complémentaire ici, mais un portrait impressionniste, par petites touches porteuses de nombreuses informations glanées au fil de nombreux séjours d’exploration de terrain. Car ce livre est aussi le fruit d’un réel travail de recherche de terrain, ce qui en rehausse la valeur et l’intérêt.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Gonon, E. et Lasserre, F. (2003). Une critique de la notion de frontière artificielle : le cas de l’Asie centrale. Cahiers de Géographie du Québec, 47(132), 433-461.

Lasserre, F. (2019). L’Angle du Nord-Ouest. Une exclave aberrante à restituer au Canada ? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(1), 36-45.

Novosseloff, A. et Neisse, F. (2008). Des murs entre les hommes. Paris : La Documentation française.

Novosseloff, A. (2017). Des ponts entre les hommes. Paris : CNRS Éditions.

Ukraine – Russie : la carte mentale du duel

Regards géopolitiques, v8 n3, 2022

Michel Foucher (2022). Ukraine-Russie : la carte mentale du duel. Tracts, 39, Paris : Gallimard.

L’essai que publie le géographe spécialiste des frontières Michel Foucher, propose une lecture géopolitique des causes de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022.

D’emblée, Michel Foucher explique que « l’Ukraine est le théâtre de la revanche fratricide et mortifère des dirigeants de la Russie sur l’effondrement de leur empire sur lui-même, trois décennies plus tôt, comme s’il s’agissait d’une victime expiatoire. Incapables d’analyser les causes réelles de la chute de la forme russo-soviétique de leur État, ils ont encore moins compris la consolidation nationale de l’Ukraine et des autres républiques périphériques, où ils n’ont cru voir que l’effet sournois d’une intrigue américaine. » (p. 3) Ainsi, il décèle l’origine du conflit dans la frustration des dirigeants russes, et en particulier de Vladimir Poutine, face à la perte de pouvoir qu’a induit la chute de l’Union soviétique. La pensée stratégique du gouvernement russe se seraient enlisée dans la nostalgie de la puissance passée, dans la perception de manipulations américaines derrière les mouvements pro-démocratie dans la sphère ex-soviétique, et dans la négation, de plus en plus explicite, de l’existence même d’une nation ukrainienne.

« En février 2022, l’agression guerrière de la Fédération de Russie visait à la fois à détruire le régime démocratique du président élu, Volodymyr Zelensky, et à entreprendre la conquête, qualifiée de « libération », d’une partie orientale et méridionale de l’Ukraine, à défaut d’avoir pu tout absorber sous la houlette d’un gouvernement fantoche clone de celui de Loukachenka en Biélorussie » (p.6). L’objectif était triple pour Vladimir Poutine : se parer des atours de l’auteur de la réunification des peuples russes et ukrainiens; éliminer l’émergence, brouillonne mais têtue, d’une expérience démocratique dans un États proche, dont précisément la proximité culturelle inlassablement soulignée par le Kremlin constituait les germes d’une possible contagion à la Russie ; restaurer la crédibilité internationale de la puissance russe.

Il est vrai que le sentiment national de la société ukrainienne était complexe. La géographie électorale, analysée par l’auteur, soulignait largement le clivage entre un ouest très nationaliste et ukrainophone, et l’est du pays, russophone et moins enclin à un rapprochement avec l’Ouest. Cette dualité identitaire, bien dépeinte par ailleurs par Cédric Gras dans son roman Anthracite (2016), et qui s’est notamment traduite par des tensions sociales suscitée par la politique de renforcement de l’ukrainien dans l’est du pays, a donné l’illusion à Moscou d’un profond clivage dans la société ukrainienne. L’illusion a volé en éclat lorsque les russophones d’une bonne partie de l’est ukrainien ont refusé d’accueillir à bras ouvert les troupes d’invasion russes, voire ont activement participé à la résistance comme à Kharkiv : l’invasion russe a sans doute contribué à la cristallisation d’une identité ukrainienne transcendant la dualité linguistique, une grave erreur d’interprétation. Pourtant, là encore une analyse des cartes permettait de déceler des changements : le président Zelensky a obtenu en 2019 une majorité confortable dans presque toutes les circonscriptions, y compris russophones, avec un programme basé sur la récupération des territoires sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk.

Michel Foucher revient, dans son analyse, sur les temps courts et les temps plus longs. Dans l’analyse de la mise en place des stratégies des acteurs, il rappelle que très tôt, la Pologne, dont les relations complexes avec la Russie sont bien connues, avait perçu l’ambivalence de l’État ukrainien après 1991, hésitant entre un rapprochement avec l’Ouest et le maintien de relations fortes avec Moscou. Varsovie a développé une politique régionale active de soutien envers les gouvernements pro-occidentaux à Kiev, un geste mal perçu à Moscou qui y a lu l’influence de Washington, proche de la Pologne. Dans les temps longs, le discours, très fortement repris par Vladimir Poutine, sur la continuité culturelle et identitaire entre la Rous kiévienne du IXe siècle, constitue la base historique de la dénégation de toute légitimité pour un État ukrainien. Michel Foucher relate comment s’est construite la mythologie russe autour de l’Ukraine, à partir du XIXe siècle, qui voit dans le « petit russe » une sorte de « jumeau primitif » mais sans jamais en faire un égal, voire, sous Poutine, développant un discours niant radicalement l’existence même d’une réalité ukrainienne (Lasserre et Alexeeva, 2022). Cette représentation historique exclusive chez les élites russes est sous-jacente à la version de l’unité des peuples russe et ukrainien.

Par la suite, l’auteur envisage avec prudence les différentes voies possibles de sortie du conflit. Premier scénario : l’Ukraine est vaincue, selon des paramètres qui resteraient à préciser. La possibilité d’une chute rapide du gouvernement ukrainien ne semble plus de mise depuis la piteuse retraite des troupes russes du nord-ouest du pays en avril; mais demeure la possibilité d’une annexion du sud-est ukrainien, risquant de pérenniser des années de tension le long d’une frontière inacceptable à Kiev et ne répondant pas aux objectifs stratégiques à Moscou, au-delà de cette victoire à court terme.  Deuxième scénario: grâce à l’aide occidentale, l’Ukraine ne perd pas, et on parvient à un cessez-le-feu provisoire. Il demeure incertain sur quels termes Moscou comme Kiev accepteraient de négocier une trêve durable. Si Moscou pourrait se satisfaire de la confirmation de l’annexion de la Crimée en 2014 et des districts de Donetsk et de Louhansk, accompagnée de l’engagement de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN, il n’est pas certain que ce scénario soit acceptable à Kiev. Enfin, une hypothèse est à prendre au sérieux, celle de l’escalade, avec à la clé la menace du recours à l’arme nucléaire évoquée à plusieurs reprises par la Russie ce printemps, sans doute dans une logique de rhétorique de dissuasion. Il est peu probable que Moscou recoure à cette option en cas d’enlisement du conflit, sauf en cas d’évolution politique intérieure menaçant le régime – on n’en voit pas d’indice – ou de risque d’effondrement de l’armée russe – qui a échoué pour l’heure dans l’offensive mais qui à l’automne 2022 campait sur ses positions conquises et résistait face aux contre-offensives ukrainiennes.

Cet essai propose une analyse à plusieurs échelles spatiales et temporelles, dans un texte concis, accessible, sur les représentations des protagonistes russe et ukrainien et offre ainsi un éclairage sur les causes de la guerre.

Références

Gras, Cédric (2016). Anthracite. Paris : Gallimard.

Lasserre, F. et Alexeeva, O. (2022). Guerre en Ukraine. Quelles causes? Quelles conséquences pour les relations russo-chinoises? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 8(1) – mars : 10-17.

Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG

Raymond Woessner (dir.) (2020). Frontières. Neuilly, Atlande.

Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Loin d’un projet d’austère réflexion théorique, cet ouvrage se propose de brosser de nombreux portraits de la réalité contemporaine des frontières tout en proposant des réflexions thématiques intéressantes. Pourtant conçu comme un manuel de révision et une ressource documentaire en vue de la préparation aux concours français de l’enseignement en géographie, l’ouvrage aborde peu les questions de théorie pour faire le pari d’une palette enrichie de réflexions et de présentations de cas de figures concrets.

L’introduction campe la thématique de l’étude des frontières en quelques pages, puis l’ouvrage invite le lecteur à plonger rapidement dans le tour d’horizon proposé par l’équipe de contributeurs. Une première section propose quelques réflexions thématiques : comment peut-on réfléchir à l’impact de la covid-19 sur la gouvernance des frontières ? Comment les géographes se sont-ils intéressés à l’étude de ces objets spatiaux particuliers ? S’ensuit une esquisse des frontières dans l’imaginaire, au cinéma puis dans la bande dessinée.

C’est dans la section suivante que le lecteur trouvera les chapitres les plus proches d’une réflexion théorique. Sur la thématique du tracé de la frontière, des auteurs proposent des idées sur l’impact du libre-échange et du protectionnisme sur la gouvernance de la frontière ; sur ce que dit le droit international de la délimitation des frontières ; sur l’espace extraterrestre, objet de délimitation ou pas ; sur les limites et frontières maritimes ; sur le cas particulier des frontières en Arctique. La thématique des régions transfrontalières rassemble des réflexions sur les frontières fermées et les murs ; sur la frontière comme outil de contrôle des flux migratoires ; sur des exemples particuliers destinés à illustrer la dynamique des régions transfrontalières, la ligne de démarcation dans la France occupée pendant la Seconde guerre mondiale; la frontière de l’Irlande du Nord dans un contexte post-Brexit ; le Kurdistan, État en devenir peut-être, chimère impossible pour plusieurs.

Une longue section propose ensuite, selon des angles divers et heureusement fort variés, un tour d’horizon mondial des réalités frontalières. En Europe, l’ouvrage aborde ce qui fait la réalité actuelle des frontières internes de l’Union européenne; les conflits qui ont récemment déchiré ou qui déchirent encore l’Europe orientale, Balkans et Ukraine ; des études de cas, frontière russo-balte ; l’Escaut entre Belgique et Pays-Bas; les frontières de Genève ; le Rhin. Pour les Amériques, l’ouvrage aborde bien sûr la frontière Canada-États-Unis, mais aussi la dualité frontalière mexicaine, le difficile dépassement de la frontière en Amérique du sud. Est abordé le cas de la Méditerranée, confins de l’Europe et marges du monde arabo-musulman : Gibraltar, le conflit chypriote, le cas de Lampedusa, île-frontière ; le drame israélo-palestinien ; et par extension géographique vers le Moyen-Orient, des études des frontières arméniennes, de la mer Caspienne, de l’Asie centrale et du Qatar. La section sur l’Asie aborde le cas des frontières de la Chine ; de l’évolution des frontières en Asie du Sud-est dans un double contexte de construction régionale et de déploiement de la stratégie des nouvelles routes de la soie; les frontières de l’Inde, Bangladesh, Pakistan et himalayennes. Enfin, le dernier chapitre propose quelques études sur les frontières en Afrique subsaharienne, leur signification au-delà du cliché de leur caractère artificiel, le cas du Niger, l’impact de la sécession du Soudan du Sud dans un continent aux États longtemps arc-boutés sur le principe de l’intangibilité des frontières post-coloniales, et la bande de Caprivi.

En près de 525 pages, l’ouvrage présente donc une somme d’information considérable, dense, sans avoir la prétention d’épuiser le sujet, avec le parti pris délibéré, on l’a vu, de proposer une multitude d’étude de cas, selon un choix forcément subjectif, pour par petites touches brosser un tableau composite de la diversité du fait frontalier contemporain. Le tout demeure digeste et produit en effet une collection d’une intéressante diversité. L’inconvénient de la formule réside bien sûr dans l’absence d’une synthèse, d’une réflexion coordonnée sur ce qu’un observateur pourrait retenir de ce voyage à travers les thématiques et le fait frontalier à travers les continents : ce n’était pas l’objectif des auteurs. Autre inconvénient : en procédant ainsi par petites touches, aucune étude de cas n’est très étoffée : elle vise plutôt à inviter le lecteur à en apprendre davantage par lui-même tout en offrant la piste de la réflexion comparative. L’ouvrage n’en conserve pas moins une grande valeur de par la grande diversité des études de cas qu’il propose, très synthétiques, parfois originales, toujours pertinentes pour soutenir l’intérêt du lecteur sur les dynamiques frontalières contemporaines. A la lumière de ces lectures, on comprend à quel point, pour être en évolution, voire en mutation, les frontières sont encore des objets géopolitiques d’actualité.

Frédéric Lasserre

Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation

v7n3 (2021)

Meier, Daniel (2020). Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation. Paris, Le Cavalier bleu.

Les frontières structurent notre espace de mouvement et en même temps constituent des lieux où s’actualisent représentations, identités et pouvoir. Remodelées par la mondialisation, elles s’effacent dans certaines de leurs fonctions pour favoriser les échanges. Lieux de franchissement des migrations, elles trient les individus, discriminent et rejettent les indésirables. Lieux barrière contre les épidémies, elles enferment et confinent… Les frontières sont des repères et nous permettent d’appréhender le monde. Or, elles apparaissent comme beaucoup plus complexes qu’une simple ligne sur une carte. Leur disparition annoncée ne se concrétisant pas, il demeure pertinent de s’interroger sur le dynamique, leur mode de gestion, leurs transformations. L’auteur procède ainsi à un tour d’horizon des réalités frontalières à travers plusieurs questions et clichés sur les frontières. Y a-t-il des frontières naturelles ? Les états sont-ils seuls à définir les frontières ? Quid des frontières maritimes ? De l’effet du terrorisme sur les frontières ? Les murs frontaliers freinent-ils l’immigration ? La mondialisation efface-t-elle vraiment les frontières ? à travers de multiples exemples, cet ouvrage analyse quelques idées reçues et ouvre le débat, en convoquant l’histoire, mais aussi en écoutant les acteurs des frontières et en observant les pratiques et les politiques frontalières. Oscillant entre flux et contrôle, les frontières d’aujourd’hui constituent « un prisme original pour appréhender le monde dans lequel nous vivons et les rapports que nous entretenons entre nous ».

Pas de nouvelle grille de lecture ici donc : l’auteur ne propose pas de refondation du concept, ni d’approche novatrice, mais une relecture, à travers de nombreux cas, de la dynamique des frontières et de leur gestion

L’auteur structure son ouvrage en trois parties : la première, « Entre histoire et politique », aborde l’origine des frontières, ce qu’elles sont, comment l’État et d’autres acteurs orientent leur gouvernance. Le terme de frontière est d’abord précisé, reprenant notamment la définition du Dictionnaire de l’Académie française – quoi qu’il y en ait de nombreuses autres. Il s’agit d’une « ligne conventionnelle marquant la limite d’un État, séparant les territoires de deux États limitrophes ». L’auteur rappelle que dans le cadre de la mondialisation et de la fin des territoires chère à Bertrand Badie, on a pu croire à leur disparition, jusqu’à ce que la pandémie de covid-19 montre un processus de refrontiérisation du monde, en réalité déjà bien en cours au-delà de cet épisode fort du recours à l’outil du contrôle de la frontière par les États.

L’auteur explique notamment que, bien plus qu’une ligne, une frontière recouvre aussi un processus, dans sa gestion, du fait du décentrement des points de contrôle et des procédures destinées à gérer le franchissement des frontières par les biens et les personnes. L’auteur revient également sur le mythe tenace des frontières naturelles. La frontière est une construction imaginaire et symbolique qui peut certes, parfois, s’appuyer sur des éléments naturels, mais par définition, une frontière n’existe que dans les esprits des humains et demeure donc artificielle.

La seconde partie, « États et migrations », se concentre sur le rôle de la frontière dans la réaction des États face aux processus migratoires. Longue partie consacrée à un élément très contemporain, l’accroissement marqué des pressions migratoires aux frontières, pas seulement des pays occidentaux d’ailleurs, elle est donc très pertinente car elle pose la double question de la gestion de ces flux migratoires, qui conduit certains États à délocaliser le contrôle des migrations chez des États tiers – moyennant financement – et de la réalité de cette ouverture des frontières promue par les discours occidentaux. Le lien de certaines sections avec la thématique des migrations est parfois ténu, notamment la section sur les frontières maritimes, ou la digression – au demeurant intéressante – sur les autonomies et indépendances recherchées par certains mouvements régionaux comme en Écosse ou en Catalogne.

Enfin, la 3e section présente une série d’études de cas sous le titre « Enjeux » : contrôle frontalier entre Mexique et États-Unis ; rôle des épidémies dans la gouvernance des frontières ; la frontière dans les représentations islamiques ; la Méditerranée comme frontière Nord-Sud ; les frontières tracées par les pays issus de l’indépendance post-coloniale.

L’ouvrage, d’accès très facile, aborde une variété de thématique, ce qui en rend la lecture agréable. Très pédagogique, il permettra à de nombreux lecteurs de réfléchir à la dynamique de l’évolution contemporaine des frontières.

Il n’est cependant pas exempt de défauts. Parmi les principaux, tout d’abord, la section sur les frontières maritimes donne une impression de confusion entre les différentes catégories de frontières et limites maritimes. Un détroit n’est pas une frontière maritime, mais il peut être traversé par une frontière maritime, à charge pour les États d’en déterminer la position. L’auteur passe du concept de zone économique exclusive (ZEE) à celle de détroits internationaux, de canaux stratégiques puis à celui du contrôle du trafic à travers la définition de corridors de circulation des navires, toutes choses fort différentes. Les ZEE sont des espaces maritimes dans lesquels l’État côtier détient des droits souverains sur les ressources, mais pas la souveraineté. Les détroits internationaux renvoient au statut de ces eaux, mais ne sont pas un type de frontière ; les canaux, même stratégiques, demeurent sous la souveraineté de l’État, et les systèmes de navigation ne sont pas des outils de souveraineté, mais de régulation du trafic convenus sous le contrôle de l’Organisation Maritime internationale. Par ailleurs, que les limites maritimes, même celles des ZEE et des plateaux continentaux étendus, comportent de forts enjeux politiques ne surprendra personne.

On notera également le prisme apparent d’une conception récurrente de la frontière comme barrière à la circulation et outil d’appropriation. C’est fondamentalement sous cet angle que l’auteur aborde la dynamique frontalière, à travers son rôle de contrôle des points de passage des biens et des personnes, à travers l’enjeu migratoire ou de gestion des épidémies. Certes, c’est une facette importante de la réalité frontalière ; mais la frontière ne se réduit pas à cet aspect-ci, de même que ce n’est pas la frontière en elle-même qui est une barrière, mais sa gouvernance : un même tracé peut être très perméable et se transformer, sur décision d’un des deux États limitrophes, en barrière complexe à franchir : l’auteur en fait pourtant mention dans le cas des agglomérations très intégrées en Europe, Bâle-Mulhouse, en Sarre, ou Lille-Roubaix-Tourcoing, et ce cas de figure a été déjà exposé dans la littérature, notamment à travers le cas de figure des villages transfrontaliers Québec-États-Unis, pourtant totalement imbriqués dans leur tissu habité mais pourtant objet d’un vif raidissement dans la posture de contrôle de la part des agents frontaliers américains après 2001 (Lasserre, Forest et Arapi, 2012). La frontière, c’est aussi la limite des espaces des normes, des lois, de la fiscalité, et c’est avant tout un outil dont le tracé en soi ne freine rien, mais dont la gouvernance traduit les décisions politiques concernant les mouvements transfrontaliers.

Frédéric Lasserre

Référence

Lasserre, F.; Patrick F. et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209 ; doi: 10.4000/cybergeo.25209.

Géopolitique des frontières – découper la terre, imposer une vision du monde

RG, v7 n2, 2021

Amilhat-Szary, A.-L. (2020). Géopolitique des frontières – découper la terre, imposer une vision du monde

Paris : Le Cavalier bleu.

Objets géographiques relativement récents dans leur conception de ligne continu englobant un territoire unifié sous la souveraineté d’un État, les frontières quadrillent le monde depuis l’époque moderne et fondent la base des relations internationales, présupposant d’une part l’égalité de droit entre les États qu’elles délimitent, et d’autre part une distribution exclusive de la souveraineté. Mais ce concept est désormais instable : dépassant les limites binaires du dedans/dehors de l’état, les frontières sont en effet devenues mobiles, comme autant de dispositifs complexes de tri des flux de la mondialisation.

Si leur linéarité semble renforcée par la recrudescence de murs qui parfois les ferment, ce n’est qu’un trompe-l’oeil car une grande partie des mécanismes frontaliers est invisible et n’est pas nécessairement localisé à la frontière même. À travers une approche géo-historique qui décentre le regard européen et permet une relecture tant économique que politique des frontières, ce livre propose une plongée originale dans l’histoire de leur construction. Les frontières contemporaines évoluent d’une manière qui transforme en profondeur notre rapport à l’identité.

D’un seul coup, avec la crise sanitaire de la covid-19, les discours dominants sur l’effacement des frontières dans le cadre d’une mondialisation présentée comme un horizon inéluctable se sont trouvés suspendus. On en voyait déjà des prémisses depuis plusieurs années, la pandémie a précipité ce mouvement d’ouverture des frontières mû par des logiques économiques. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les frontières de très nombreux pays se sont fermées presque simultanément, même dans les ensembles régionaux qui avaient signés des accords soulignant leur ouverture, comme dans l’Union européenne ou entre États-Unis et Canada. Cette crise conforte donc la nécessité d’une géopolitique critique des frontières permettant d’aborder ses multiples dimensions autour des dialectiques ouverture/fermeture, visibilité/invisibilité, mémoire longue/mémoire courte.

Cette géopolitique critique, souligne l’auteure, doit dépasser la tautologie traditionnelle entre frontière, territoire et souveraineté de l’État. Révéler la part d’extraterritorialité des enjeux géopolitiques pour les États, et donc leurs interventions hors de leur territoire, revient alors à nuancer le rôle des frontières selon cette acception. Il convient donc de décentrer notre regard, d’un point de vue à la fois géographique et politique, et ne pas se limiter à étudier les frontières du point de vue des seuls acteurs dominants.  L’ouvrage s’articule autour d’un plan en trois parties ; une première géohistorique, la Géohistoire des frontières; une seconde présentant l’extraterritorialité des frontières et les contradictions du maillage actuel du monde; et une géopolitique des « frontières mobiles ».

Géopolitique des frontières : espace-temps complexes

 Il s’agit de montrer dans cette partie comment la frontière est passée devenue un outil de gouvernement, largement développé par le monde occidental, mobilisé par la suite pour imposer au reste du monde sa domination, par l’entremise de la colonisation, et qui aujourd’hui constitue la base même de la construction des États. Les systèmes de pensée politique et morale de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles ont gommé les représentations territoriales permettant des frontières qui n’étaient pas que linéaires. Dans certains contextes, la construction des frontières étatiques a pu prendre par exemple la forme plus imprécise du front de conquête (à l’époque de l’Empire romain). De la même façon, cette idée de la frontière linéaire ne va pas de soi et l’auteure rappelle avec justesse que d’autres façon d’appréhender le territoire de l’État ont existé. La notion de territoire est devenue notre référent contemporain, sans pour autant constituer un invariant aussi puissant que l’idée de frontière. Cela ne fait en effet qu’assez peu de temps, trois siècles, que s’est précisée la forme du territoire de l’État, stable et exclusif dans la souveraineté qu’il construit, et qui plus est de plus en plus dépositaire de l’idée de Nation, apparu lui aussi en Europe au XVIIIe siècle.

La paix de Westphalie (1648) est généralement considérée comme l’acte fondateur de l’idée moderne de frontière linéaire. Ce n’est toutefois qu’au XIXe siècle que l’appropriation de l’espace bascule d’une conception féodale, selon l’auteure, vers l’idée d’unité territoriale de l’État. Émerge alors l’idée de « frontière naturelle », très contestable pourtant puisque toute frontière est par définition dans l’œil des humains et est donc artificielle. Les traités qui mettent fin à la Première Guerre mondiale finissent de réifier l’État et de consacrer la frontière. Exporté à travers le monde par le biais de la conquête coloniale, le schéma d’organisation territorial basé sur la frontière linéaire, pensé ailleurs, a donné lieu à des stratégies multiples, de rejet, d’adaptation et d’hybridation.

L’extraterritorialité des frontières : contradictions du maillage international du globe

 Questionner la territorialité des limites internationales permet de relativiser le poids de la seule institution étatique dans la fabrique frontalière, pour montrer à la fois l’asymétrie des États entre eux, et les relations complexes qui les lient aux autres acteurs qui entrent en jeu à la fois dans le champ de l’action publique, aux niveaux supra et infra nationaux, mais aussi dans le secteur privé.

On voit ainsi se multiplier des formes d’« extraterritorialité », c’est-à-dire d’intervention de l’État ou d’acteurs mandatés par lui hors de ses frontières. Le droit d’ingérence en est un exemple. Les enclaves territoriales ou les processus d’appropriation foncière par des compagnies agro-alimentaires (land-grabbing), illustrent également selon l’auteure, ces formes de déplacement des limites de souveraineté qui peuvent se produire sans nécessiter de déplacer les frontières. Les frontières ne sont pas inclusives par nature, bien au contraire.

Pour Christiane Arbaret-Schulz, « une frontière est une construction territoriale qui met de la distance dans la proximité ». Cette distinction entre « nous » et « eux » ne fonctionne paradoxalement mieux à mesure au fur et à mesure que l’on s’éloigne physiquement de la limite internationale : les habitants des régions frontalières savent à quel point l’autre côté leur ressemble. Il devient alors essentiel de comprendre comment se positionnent les hommes et les femmes qui vivent dans ces espaces plus ou moins démarqués, et comment leurs pratiques et leurs représentations ont le pouvoir de transformer au quotidien les frontières.

Vers une géopolitique des frontières mobiles

 La frontière est aujourd’hui devenue un système de tri des flux dans la mondialisation, un espace traversé et qui nous traverse tous de manière très personnelle. Au XXIe siècle, ce qui pose problème au niveau politique n’est pas tant la disparition des frontières que l’invisibilisation de ce qui s’y produit, notamment dans les dislocated border de plus en plus difficilement appropriables par les personnes qui y habitent.

On peut établir une typologie des frontières contemporaines autour d’éléments de base : la ligne, la zone et le point. On distingue alors des frontières clivantes (les lignes parfois bordées de murs), délibérément conçues pour séparer, des zones-frontières qui s’étalent, qui s’épaississent (les régions transfrontalières par exemple) et qui peuvent avoir pour vocation de renforcer la coopération à travers une frontière linéaire que l’on veut transcender.

Des frontières complexes

 Ainsi, le confinement imposé par la pandémie de la covid-19 illustre bien que les frontières autrefois perméables, devenues étanches avec l’affirmation souveraine, puis progressivement rouvertes dans le cadre de la mondialisation, peuvent se refermer partout, y compris aux portes de nos maisons. Nous avons alors fait l’expérience d’une frontière qu’on ne peut plus traverser et qu’il faut désormais habiter.

Cette crise souligne que la réflexion sur les frontières n’est jamais terminée car, pour être présentées comme objet définitif du droit des États, leur évolution se poursuit. Illustrant le terrain fécond du débat scientifique que ces frontières représentent, on peut ne pas être d’accord avec l’ensemble des propositions de l’auteure. Ainsi, les frontières n’ont pas de nature fondamentalement fermées. Elles soulignent le passage, en effet, d’une zone politique à une autre, mais il est exagéré de dire que la crise de la covid-19 ravive leur véritable nature : comme le souligne avec justesse l’auteure, à travers des analyses à l’échelle locale, l’effet de la frontière reflète bien davantage les choix politiques des États plutôt qu’une nature immanente, en atteste la rupture dans la gouvernance des passages frontaliers dans les villages à cheval sur la frontière Québec-États-Unis, après le 11 septembre 2001 (Lasserre et al, 2012). De la même façon, l’effet frontière décrit le rôle de moteur des échanges que peut receler une frontière, même entre États qui par ailleurs se méfient l’un de l’autre, comme entre Norvège et Russie (Lasserre, 2018).

D’autres éléments sont à nuancer : si la frontière linéaire est effectivement une représentation du monde largement systématisée par les Occidentaux, ceux-ci n’en sont pas les seuls dépositaires, contrairement à une légende tenace : on en trouve notamment trace dans les pratiques spatiales de la Chine (Dabringhaus et Ptak, 1997; Power et Standen, 1999 ; Calanca, 2006). De même, si l’idée de Nation a effectivement donné un second souffle à celle de la frontière linéaire, en justifiant davantage l’idée d’un « eux » et d’un « nous », cette évolution n’était pas inéluctable et résulte de la convergence de l’idée de contrôle de l’État par un pouvoir central fort imposant une norme politique et juridique, avec une idée d’unité nationale, et non pas d’une qualité intrinsèque de la frontière. Autre élément à nuancer : le discours volontiers à tendance nationale que développent les États, cherchant à confondre citoyenneté et nationalité, ne gomme pas automatiquement les identités régionales et ne force pas les populations à se positionner de manière binaire. C’est sans doute le cas dans les États à l’héritage politique très centralisée, de tendance jacobine comme la France; mais le Québec, l’Écosse et la Catalogne témoignent de la complexité des questions identitaires, qui précisément ne se réduisent pas à une équation déjà résolue au profit de l’État.

Un ouvrage stimulant donc, qui propose une thèse intéressante, une analyse de l’évolution des fonctions, des formes et de l’ancrage empirique des frontières. Le propos souligne à quel point la réflexion sur la dynamique de la gouvernance des frontières demeure d’actualité – à méditer pour l’avenir.

Frédéric Lasserre

Références

Dabringhaus, S. et R. Ptak (1997), Borders, Visions of the Other, Foreign Policy 10th to 19th Century. Otto Harrassowitz.

Power, D. et Standen, N. (dir.) (1999), Frontiers in question. Eurasian Borderlands, 700-1700, St Martin’s Press.

Calanca, P. (2006) (dir.). Desseins de frontières. Extrême-Orient, Extrême-Occident, 2006, n°28.

Lasserre, Frédéric (2018). Kirkenes, bout du monde norvégien ou place commerciale transfrontalière ? Illustration de l’effet frontière. Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 4(2), 19-28, https://cqegheiulaval.com/wp-content/uploads/2018/08/vol4no2-specialfrontieres_ete2018.pdf 

Lasserre, F.; P. Forest et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, Politique, Culture, Représentations, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209

L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e)

Delphine Papin et Bruno Tertrais (2021), L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e).

Paris, Les Arènes.

« Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. » Régis Debray

Brexit, conflits au Moyen-Orient, tensions en Méditerranée orientale, fermeture des frontières suite à la pandémie de Covid-19 : la question des frontières est au cœur de notre actualité, malgré le cliché qui voudrait qu’elles aient été effacées par la mondialisation. Mais, demandent les auteurs, savons-nous vraiment ce qu’est une frontière ? Il y a des frontières que l’on traverse aisément et d’autres qui sont infranchissables : il y a des frontières visibles et d’autres, invisibles; il y a des frontières terrestres et d’autres, maritimes, politiques, culturelles.

Cette 2e édition de l’Atlas des frontières présente un plan similaire à la 1ère ; mais son contenu a été mis à jour, son format adapté, son visuel bonifié.

L’Atlas s’articule autour de cinq parties. La première, « Frontières en héritage », se propose de présenter des tracés anciens qui ont encore des impacts significatifs dans le monde. Songeons ainsi aux frontières du Moyen-Orient issues des accords Sykes-Picot de 1916 ; à l’héritage de la décolonisation, ou de la guerre froide, ou encore à l’histoire déjà complexe des relations entre les États issus des indépendances en Amérique du Sud.

La seconde partie expose la diversité et la complexité des limites maritimes, dans le processus en cours de territorialisation des espaces maritimes par les États côtiers. Les grands domaines maritimes sont présentés, ainsi que des cas intéressants, l’Arctique, le Svalbard, la mer Caspienne au statut particulier depuis août 2018, le golfe arabo-persique, les tensions en Méditerranée orientale, le golfe de Guinée ou la classique mer de Chine du Sud.

La troisième partie est consacrée aux murs et aux migration : accélération du processus de construction de barrières et de murs pour clore les frontières, notamment (mais pas seulement) en réaction à des mouvements migratoires qu’un État veut contrôler ou bloquer. Les auteurs soulignent adéquatement la multiplication de ce mode de gestion de la frontière – fermeture et construction d’une barrière – et la diversité des causes, contrôle de l’immigration, mais aussi lutte contre les trafics, enjeux de sécurité qui masquent souvent des relations très dégradées. Une carte mondiale permet de dépeindre la réalité des flux migratoires mondiaux tandis que plusieurs points de passage majeurs sont étudiés, enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, frontière Mexique – États-Unis notamment. Est évoqué le mur des sables, outil de conquête du Sahara ex-espagnol par le Maroc face à l’opposition armée du Front Polisario et à son désir d’indépendance sahraouie. Le cas de la Cisjordanie est également évoqué, avec la construction d’un mur dit de sécurité, mais en territoire palestinien, et dont la vocation sécuritaire masque mal les finalité connexes d’extension du territoire contrôlés par la colonisation juive israélienne. L’atlas présente également les murs du Cachemire et de Chypre, deux exemples de frontière emmurée reflétant un conflit qui perdure et durcit la limite de contrôle actuel des belligérants.

La quatrième partie expose des frontières particulières, le cas de la base américaine de Guantanamo par exemple, la complexité des enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar avant le règlement de 2015, les enclaves belgo-néerlandaises de Baerle, autant d’héritages que les États concernés ont dû gérer car ils se heurtaient au modèle désormais universel de la frontière linéaire et marqueur d’une souveraineté unique sur un territoire. Des bizarreries frontalières répertoriées soulignent les arrangements particuliers que les États ont parfois pu trouver pour régler leurs frontières communes.

La cinquième et dernière partie revient sur des frontières contestées, certaines depuis fort longtemps, d’autres depuis peu. Des cartes instructives illustrent ainsi la déstabilisation des frontières dans la zone sahélienne ou au Proche-Orient; les projets d’échanges de territoires entre Kosovo et Serbie (voir Lasserre, 2019); la nouvelle donne suite à la guerre arméno-azerbaidjanaise de 2020 dans le cadre du conflit pour le Haut-Karabakh ; et la politique d’affirmation turque en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient.

On peut regretter la part belle faite au concept des guerres de civilisation de Samuel Huntington. L’idée est de montrer que des frontières culturelles traversent aussi les espaces des États. Certes, mais le propos, peu critique d’une thèse pourtant très contestée, aurait pu souligner, justement, le caractère très controversé de cette théorie en soulignant par la carte le caractère discutable des « civilisations » identifiées par Huntington : pourquoi le Sahel ne ferait-il pas partie de la civilisation africaine ? Pourquoi le Japon, où le bouddhisme coexiste avec le shinto, ou le Vietnam, lui aussi terre de bouddhisme, ne feraient-ils pas partie de la civilisation bouddhiste ? Les Philippines font-elles partie de la civilisation occidentale, simplement parce qu’elles sont catholiques ?  Si le marqueur religieux est ici discutable, alors l’ancrage de l’Indonésie et de la Malaisie, aux pratiques et aux cultures si différentes de l’islam moyen-oriental, à la civilisation islamique est-il si solide que cela? Pourquoi tracer une illusoire limite du 10e parallèle comme limite entre chrétiens et musulmans en Afrique et en Asie, alors que cette limite ne s’applique que mal en Afrique (voir le cas de l’Éthiopie) et pas du tout en Asie?

De même, on peut se questionner sur la présentation de certaines informations. Ainsi, dans la planche présentant l’héritage des anciennes limites religieuses et culturelles en Europe (36-37), la légende oppose « royaumes de l’Ouest » (une catégorie non culturelle) aux « peuples slaves » pour définir une « frontière culturelle », mais cette approche englobe dans la zone slave les Baltes, les Finnois, les Magyars, les futurs Roumains, les Grecs et les Illyriens/proto-Albanais, pour alimenter le cliché de l’équation Europe de l’Est = peuples slaves. Relever que la limite de l’influence soviétique en 1945 coïncidait avec « l’avance maximale des tribus slaves », de ce point de vue, est-il pertinent ? De même, les auteurs veulent voir une correspondance entre le rideau de fer et la limite de l’orthodoxie, mais pour ce faire on classe la Pologne, les pays baltes, la Hongrie et la Croatie dans la zone orthodoxe, donc au prix d’une distorsion majeure des réalités socio-religieuses de ces territoires. C’est précisément ce genre de raisonnement, les distorsions méthodologiques pour exposer des coïncidences qui ne sont pas des preuves, qui permettent l’avènement de thèses réductrices comme celle de Samuel Huntington sur le prétendu choc des civilisations.

Des approximations subsistent ici et là : ainsi dans la planche sur l’Arctique (52-53), la route maritime du Nord ne passe pas fondamentalement par les eaux territoriales russes, mais par les eaux intérieures russes dans les détroits séparant les archipels de la côte sibérienne. Dans les eaux territoriales, le droit de transit existe toujours, ce statut ne limiterait pas le trafic maritime. En mer de Chine du Sud, cela fait plusieurs années que les Philippines comme le Vietnam ont modifié leurs revendications sur les espaces maritimes, qui ne correspondent plus aux tracés présentés p.66.

Mais, malgré ses défauts, l’ouvrage n’en constitue pas moins un travail riche et éclairant. Il ne constitue pas un ouvrage de réflexion théorique sur l’évolution contemporaine des frontières; il propose plutôt, à travers une cartographie synthétique ou analytique, et la mobilisation de projections originales, de présenter au lecteurs différentes facettes de la réalité des frontières dans le monde contemporain. Ouvrage didactique donc, très à jour (décembre 2020) qui permet d’illustrer et de soutenir des réflexions sur la dynamique de phénomènes frontaliers, les enjeux de pouvoir qu’ils représentent et les choix politiques des États qui sous-tendent la gouvernance de ces frontières. La cartographie, sobre et efficace, alterne entre cartes à grande et petite échelle; et entre cartes simples, voire simplifiées sans verser dans la schématisation du style des chorèmes, et cartes plus élaborées soulignant la complexité de certaines problématiques.  Un ouvrage donc fort intéressant.

Frédéric Lasserre

RG v7 n2, 2021

Références

Lasserre, F. (2019). Le projet d’échange de territoires entre Serbie et Kosovo : une avenue crédible pour la paix? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(3) – octobre : 25-40.