Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023
Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan
Alexandra Novosseloff (2023). Les enclaves dans le monde – Voyage à travers ces anomalies géographiques. Paris : L’Harmattan.
Ce livre est le troisième volet d’une trilogie géopolitique ayant auparavant traité de la question des murs de séparation (Des murs entre les hommes) et de la situation des ponts-frontière (Des ponts entre les hommes) (Novosseloff, 2008 et 2017). L’ouvrage raconte l’histoire de ces territoires en discontinuité géographique par rapport à leur État d’appartenance, de ces enclaves en pays étranger, et de leurs habitants souvent oubliés de leurs autorités et de leurs concitoyens. Il se penche sur ces anomalies géographiques, fruits d’accidents de l’histoire, ces « entre-deux » géopolitiques, à travers un travail de terrain inédit qui permet à l’auteure de revisiter la théorie des enclaves à travers des critères géopolitiques précis.
Ces enclaves racontent des histoires différentes, parfois fort singulières. Ces territoires, attachants et vulnérables, dérangent parfois, demeurent dans l’indifférence souvent; ils peuvent connaitre un potentiel économique comme végéter dans la morosité économique. Héritages d’un passé parfois compliqué, ils troublent souvent l’idée de la continuité territoriale de l’État même si, au niveau local, les enclaves demeurent des endroits paisibles et si leurs habitants restent le plus souvent indifférents à ces enjeux géopolitiques, sauf lorsque les frictions entre États viennent rendre leur quotidien difficile.
L’auteure présente le cas de 18 enclaves à travers le monde, de tailles, d’histoire et de population fort différentes. Découlant souvent de tracés frontaliers complexes et anciens, la plupart se trouvent en Europe ou en Asie, mais l’ouvrage présente aussi quelques cas en Amérique du Nord (Alaska) ou en Afrique (Cabinda, Ceuta et Melilla). Il débute par une mise en contexte théorique fort utile, afin de camper le concept d’enclave, de discuter de ce qu’elles représentent pour l’État, et de préciser ce qui, aux yeux de l’auteure, constitue son objet d’étude.
En droit international, une enclave est une partie isolée du territoire d’un État, qui est entièrement entourée par le territoire d’un seul État étranger. L’auteure précise ainsi qu’elle ne considère pas comme enclave des fragments de territoire qui peuvent être en continuité frontalière avec le reste de l’État, mais qui ne sont accessibles qu’en transitant par l’État voisin, ainsi Point Roberts (États-Unis, au sud de la Colombie-Britannique) ou l’Angle du Nord-Ouest (Minnesota, ouest du lac Supérieur ; Lasserre, 2019), ou encore de petits territoires enclavés « que des frontières mal tracées ont malencontreusement » détachés de leur État (p.20). L’ouvrage propose une liste de ces fragments géographiques, auxquels on pourrait ajouter pour l’anecdote la vallée Étroite française, rattachée à la commune alpine de Névache depuis 1947 mais accessible par le col de l’Échelle et une petite route qui bifurque juste avant la frontière italienne.
Ce distinguo est posé mais il pourrait faire l’objet d’une discussion, car on est ici dans la nuance lorsqu’on considère ces quasi-enclaves séparées par des étendues d’eau (Dubki en Estonie, Angle du Nord-ouest, Point Roberts, voire encore des enclaves complètes, par exemple Sankovo-Medvejie, territoire russe en Biélorussie, ou encore de petites enclaves azerbaidjanaises en territoire arménien (Yukhari Askipara ou Barxudarli notamment). La nuance mériterait d’autant plus débat qu’elle repose sur l’idée que ces enclaves résultent de frontières « mal tracées », renvoyant au concept très contestable de frontière artificielle (Gonon et Lasserre, 2003). Les enclaves ex-soviétiques, russe en Biélorussie ; à la frontière arméno-azérie ou dans la vallée de Ferghana semblent délibérées et ne pas résulter d’erreur de tracé : considérer les célèbres enclaves de la vallée de Ferghana comme de vraies enclaves, mais disqualifier les autres parait étonnant.
L’ouvrage énonce d’autres critères : une enclave doit avoir une existence administrative autonome, et ne pas être un fragment de commune. Ici aussi, le lecteur prend acte de cette définition mais ce point pourrait être davantage débattu. Autre critère, intéressant, une enclave doit avoir une existence fondée en droit – même si son existence est contestée – et ne pas simplement constituer un territoire disputé. Ainsi l’auteure exclut-elle le Nagorno-Karabakh, territoire disputé entre Arménie et Azerbaïdjan, alors que le Nakhitchevan azerbaidjanais est bien une exclave de ce pays, séparée par l’Arménie de toute continuité territoriale du reste du pays; ainsi exclut-on aussi le territoire contesté d’Abiye disputé entre Soudan et Soudan du Sud. En revanche, la bande de Gaza, exclue par l’auteure, a pourtant bien une existence juridique reconnue par la communauté internationale et n’est pas revendiquée par Israël : elle est donc bien une exclave palestinienne.
Cette discussion théorique, si elle comprend des points avec lesquels le lecteur pourrait ne pas être d’accord, a le grand mérite de camper la suite de l’ouvrage, afin de brosser une typologie des enclaves, de leur configuration spatiale, de leur position par rapport à leur État de rattachement. Cette section liminaire permet ainsi de comparer les enclaves entre elles et de ne pas cantonner le livre à une somme d’études de cas.
L’ouvrage présente par la suite une série d’analyses des enclaves répertoriées à travers le monde. Ces études de cas associent des éléments historiques, géopolitiques à des descriptions empiriques de la réalité quotidienne des habitants de ces enclaves, ce qui ajoute une valeur notable à cet ouvrage, qui marie approche théorique, éléments analytiques et prise en compte du facteur humain, de la réalité de la vie des populations locales. L’introduction comprend un encadré sur le cas désormais célèbre mais révolu des multiples enclaves et contre-enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar, que les deux États se sont échangées en 2015 sauf l’enclave bangladaise de Dahagram-Angarporta. Le premier chapitre est consacré à l’archétype des enclaves complexes, le cas de Baerle entre Belgique et Pays-Bas, marqueterie de petites enclaves et de contre-enclaves, avec un encadré sur Campione d’Italia et un autre sur Büsingen. Le second chapitre propose la découverte de l’enclave brunéienne de Temburong. Le troisième jette des regards croisés sur les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en territoire marocain, et de l’enclave britannique de Gibraltar en territoire espagnol, avec un encadré sur la paisible enclave espagnole de Llivia en France. Le chapitre 4 se penche sur l’enclave timoraise d’Oecussi-Ambeno en territoire indonésien; le chapitre 5 explore la réalité de l’enclave russe de plus en plus isolée de Kaliningrad entre Pologne et Lituanie. Le chapitre 6 se penche sur les enclaves omanaises et émiraties. Le chapitre 7 est consacré au Nakhitchevan avec un encadré sur les enclaves et fragments de la vallée de Ferghana. Le chapitre 8 aborde les tensions dans l’enclave angolaise de Cabinda, et le chapitre 9 explore l’exclave américaine de l’Alaska.
Au final, un ouvrage tout à la fois plaisant, très bien illustré avec de nombreuses cartes et photographies de terrain, et bien écrit ; tout en proposant une analyse érudite dans ce tour d’horizon des réalités plurielles des enclaves dans le monde, avec leurs particularités et leurs traits communs. Pas d’ambition de théorisation complémentaire ici, mais un portrait impressionniste, par petites touches porteuses de nombreuses informations glanées au fil de nombreux séjours d’exploration de terrain. Car ce livre est aussi le fruit d’un réel travail de recherche de terrain, ce qui en rehausse la valeur et l’intérêt.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG
Références
Gonon, E. et Lasserre, F. (2003). Une critique de la notion de frontière artificielle : le cas de l’Asie centrale. Cahiers de Géographie du Québec, 47(132), 433-461.
Lasserre, F. (2019). L’Angle du Nord-Ouest. Une exclave aberrante à restituer au Canada ? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(1), 36-45.
Novosseloff, A. et Neisse, F. (2008). Des murs entre les hommes. Paris : La Documentation française.
Novosseloff, A. (2017). Des ponts entre les hommes. Paris : CNRS Éditions.