Transfert de compétences dans la gestion des ressources en eau au Mali : les difficultés d’une responsabilisation des acteurs locaux

Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

 

Dr Mamadou NIENTAO

Enseignant-chercheur à l’Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako (Mali)

mamadounientao84@yahoo.fr

Résumé

La décentralisation territoriale se manifeste par le transfert de l’autorité, de pouvoirs discrétionnaires et de responsabilités à des unités territoriales ayant une personnalité juridique propre, gouvernées par les corps élus qui se chargent des affaires d’intérêt local avec un haut degré d’autonomie administrative et financière.

Les raisons de ce transfert sont multiples et visent principalement à rapprocher le pouvoir des citoyens à travers la participation de ces derniers dans la gestion des affaires publiques.

Pour autant, les ressources en eau sont des moyens d’existence dans la mesure où, prises dans leur fonction économique, elles assurent la satisfaction des besoins en développement du pays ; prises dans leur fonction alimentaire, elles assurent la survie des populations.

La décentralisation a favorisé l’implication et la responsabilisation des communautés à la base en leur offrant des outils institutionnels qu’on supposait adaptés aux formes d’organisation des sociétés maliennes. C’est dans ces conditions concrètes que se pose la question de savoir en quoi les nouveaux acteurs et processus collectifs nés de cette responsabilisation des communautés à la base ont pu favoriser de nouvelles formes de gestion plus durables des ressources en eau, tel est l’objectif de cette présente communication.

Mots clés : transfert de compétences, gestion décentralisée, gouvernance locale, collectivités territoriales.

Summary

Territorial decentralization manifests itself in the transfer of authority, discretionary powers and responsibilities to territorial units with their own legal personality, governed by the elected bodies that take care of matters of local interest with a high degree of administrative and financial autonomy.

The reasons for this transfer are multiple, in particular, the desire to bring power closer to the citizen, they lie in the idea of citizen participation in the management of public affairs.

However, water resources are means of livelihood insofar as, taken in their economic function, they ensure the satisfaction of the country’s development needs; Caught up in their food function, they ensure the survival of populations.

Decentralization has fostered the involvement and empowerment of grassroots communities by providing them with institutional tools that were supposed to be adapted to the forms of organization of Malian societies. It is in these concrete conditions that the question arises as to whether and how the new actors and collective processes born of this empowerment of grassroots communities have been able to promote new forms of more sustainable management of water resources, that’s the objective of this Communication.

 Keywords: transfer of competences, decentralized management, local competences, local governance.

 

Introduction

La gouvernance de l’eau est un moyen pour parvenir à une fin, plutôt qu’une fin en soi. Il est dès lors fondamental de mesurer la performance des structures de gouvernance afin d’évaluer leur contribution à une meilleure gestion de l’eau à court, moyen et long termes. L’évaluation des cadres de gouvernance dans lesquels s’inscrivent les politiques de l’eau exige de développer des indicateurs consensuels, des outils indispensables à l’instauration d’un dialogue entre différents acteurs, sur une base factuelle, pour guider les processus décisionnels.

La décentralisation est donc marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs qui entrent en relation avec les anciens. Au cours des deux dernières décennies, les « conventions locales » se sont multipliées sur le terrain et ont été présentées par leurs concepteurs étrangers comme des alternatives prometteuses pour une gestion participative des ressources naturelles et foncières. Elles sont considérées, avant toute évaluation, comme l’une des plus grandes avancées en matière de gestion locale des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest.

En effet, la décentralisation dont il s’agit ici et qui est nécessaire à la gestion des ressources en eau au Mali est d’ordre territorial et consiste à reconnaître l’existence juridique à des entités géographiques appelées Collectivités Territoriales qui, dotées de la personnalité morale, ont vocation à gérer leurs propres affaires par l’intermédiaire des représentants élus par les populations elles-mêmes (Direction Nationale des Collectivités Territoriale, 2012).

Le choix du thème est lié à l’importance que revêt la problématique de la décentralisation au Mali. En effet, la reforme de décentralisation engagée par l’Etat malien suite à la Révolution de mars 1991 possède de multiples implications relatives entre autres à la gestion par les collectivités décentralisées des ressources naturelles (Dembélé, cité par Gerti, Djiré 2005, p. 223).

Si le principe du transfert de la conservation et de la gestion du domaine public naturel de l’Etat vers les collectivités est affirmé par le législateur, la question des modalités concrètes de ce transfert reste posée, ainsi que celle de la délimitation territoriale des collectivités, notamment des communes.

Dans un souci de suivre l’évolution de la politique de décentralisation à partir de l’effectivité du principe de transfert des compétences, nous poserons de question de savoir si et en quoi les nouveaux acteurs et processus collectifs nés de cette responsabilisation des communautés à la base ont pu favoriser de nouvelles formes de gestion plus durables des ressources en eau ?

Toute recherche que l’on prétend aborder doit être régie par une méthodologie concrète. Ainsi, toute discipline scientifique suit des méthodes déterminées qui lui permettent d’en tirer certaines conclusions grâce à l’accumulation constante de données théoriques ou factuelles. En ce sens, la méthodologie qui a abouti à l’élaboration de ce présent article a été la méthode juridico-sociologique, dans la mesure où c’est celle que nous considérons la plus appropriée à un éclairage pluridisciplinaire, du point de vue juridique, en ce qui concerne la compréhension des normes, de leur inexistante, de leur efficacité, de leur fondement, etc. Cette méthode part de l’idée que le droit ne peut s’étudier comme un domaine isolé, mais qu’il doit s’analyser en lien avec la réalité sociale et en tant que partie de celle-ci. En conséquence, la méthode juridico-sociologique examine les normes juridiques, en tenant compte du contexte social, politique, géographique, économique et culturel de l’application et de l’émergence de ces normes (Nientao, 2019).   

Dans cette étude, il est important de mettre l’accent sur les responsabilités des collectivités territoriales dans la gouvernance des ressources en eau (1) avant de relever les difficultés liées à cette gestion (2).

 

1. La responsabilisation des collectivités territoriales (CT) dans la gouvernance des ressources en eau : une condition de réalisation de la politique de décentralisation

Convaincus que la responsabilisation des CT est sans doute une des conditions de réalisation de la décentralisation, nous allons mettre l’accent sur leurs rôles dans la gestion des ressources en eau (1.1) et soulever l’épineuse question de la démocratie hydrique (1.2). 

1.1 Le rôle des collectivités territoriales dans la gestion des ressources en eau

La constitution malienne en vigueur est claire sur ce sujet, les collectivités sont créées et s’administrent librement (art 97 et 98). Dans la pratique, la question de création ne se pose guère, mais les conditions d’auto-administration de ces entités se posent avec acuité. En d’autres termes, la décentralisation n’apparait qu’au moment où les organes chargés des affaires locales émanent de la collectivité, non de l’Etat, et possèdent à l’égard de celui-ci une certaine autonomie (Meunier 2006).

Toutefois, les ressources naturelles s’étendent d’éléments présents dans la nature qui sont indispensables ou utiles aux humains, la responsabilité des collectivités devient importante. Au Mali, plus de 80 % de la population vit en zone rurale, c’est d’ailleurs ces zones rurales qui constituent la majorité des CT.

De toute les ressources naturelles, l’eau est par excellence la ressource qui présente tend d’enjeux liés à sa fragilité et son caractère épuisable. Néanmoins, les ressources naturelles de façon générale souffrent de nos jours à cause des politiques inefficaces propres à leur gestion. Le niveau de la gestion présente un problème particulier. Pour des raisons opérationnelles, il est indispensable de décentraliser la gestion de l’eau jusqu’au niveau des limites hydrologiques, c’est-à-dire du bassin versant des affluents.

Ainsi le code des Collectivités Territoriales (loi n° 95-034/AN/RM du 12 avril 1995) qui définit les institutions de ces collectivités leur reconnaît la personnalité morale, l’autonomie financière et la compétence pour régler, par leurs délibérations, leurs affaires respectives notamment celles relatives aux programmes de développement économique, social et culturel. En vertu de cette loi, les CT deviennent une véritable autorité de décision et de coordination en matière de gestion des ressources naturelles se situant sur leur circonscription.  Cette politique à un double objectif. D’une part, les CT sont maitres de leurs destins et d’autre part, il vise à respecter le principe de « l’unité de la ressource » (Pontier, 2003a). 

Nous avons rappelé ci-haut que le fleuve Niger est localisé au Mali à travers des secteurs et souvent des sous-ensembles. Chaque CT est responsable suivant la vision décentralisée, de la portion du fleuve se trouvant dans sa localité. L’État lui-même fait la distinction entre son domaine et les domaines des CT. C’est ainsi que la loi n°93-008 du 11 février 1993 déterminant les conditions de la libre administration des collectivités territoriales définit les domaines des CT en république du Mali.

En effet, le domaine public et privé d’une collectivité territoriale se compose de biens meubles et immeubles acquis à titre onéreux ou gratuit (article 12 al. 1). Cependant, le mérite revient à la loi n°96-050 du 16 octobre 1996 portant principes de constitution et de gestion du domaine des collectivités territoriales. Cette loi détermine sans ambigüité le domaine des CT et le droit applicable est défini par la loi susmentionnée.

En confirmant la composition du domaine des collectivités locales, cette loi offre l’avantage de catégoriser, selon la nature juridique desdites collectivités, le caractère d’intérêt national, régional, de cercle ou communal des biens constitutifs. Elle tend ainsi à confirmer l’existence des CT comme personnalité distincte et autonome capable de gérer ses propres biens. Le domaine public naturel des collectivités territoriales comprend, ainsi, toutes les dépendances du domaine public de l’État telles que définies par les législations en vigueur, situées sur le territoire desdites collectivités territoriales et dont l’Etat a transféré la conservation et la gestion à celles-ci.

Dans cette étude, il est important de noter quelles sont ces catégories auxquelles la loi confère le caractère de domaine public naturel des CT. Il s’agit des cours d’eau ; des mares, les lacs et les étangs ; des périmètres de protection ; des sites naturels déclarés domaine public par la Loi.

Dans cette perspective de décentralisation, une compétence est aussi reconnue aux autorités villageoises, les fractions, les quartiers, elles peuvent recevoir des délégations de pouvoir des organes de délibération des collectivités territoriales. Ce sont ces populations qui constituent les 80 % de la société malienne et vivent majoritairement sur les berges du bassin du Niger.

En ce qui concerne la pêche, les CT sont compétentes en conformité avec les lois en vigueur de déterminer les zones de pêches et les règles applicables à la pêche sur les portions du fleuve relevant de leurs compétences.

En dehors du domaine précité, les CT disposent aussi d’un domaine piscicole, il comprend les aménagements hydrauliques et piscicoles que les collectivités réalisent sur leur territoire et les eaux publiques qui leur sont concédées par l’Etat. Les activités de pêche sont organisées en collaboration avec les organisations professionnelles et les services techniques compétents conformément aux lois et aux conventions locales.

Les organes de délibération prennent connaissance des demandes de concession des droits de pêche et fixent, après consultation de la Chambre régionale d’agriculture, les taux des redevances perçues à l’occasion de la délivrance des autorisations de pêche dans leur domaine. L’élan marqué par ces différentes lois de transferts de compétences s’est peu à peu atténué et sombra dans une profonde léthargie n’ayant jamais retrouvé un souffle politique fort désireux de relancer la machine. Les principes issus de ces différentes lois, qui bouleversèrent le paysage institutionnel malien restèrent en sommeil pendant plusieurs années.

Nous avons soulevé la question de la valeur juridique des conventions locales, pour notre part, nous notons que pour ce qui concerne celles relatives à la pêche ont le plus souvent une valeur coutumière et peuvent être interprétées par le juge à l’absence de loi. Au Mali, sur tous les territoires parcourus par les ressources en eau, chaque portion est sous la responsabilité d’une CT. La gestion des ressources en eau est contenue dans la clause générale de compétence vu que c’est une question d’intérêt public local. Techniquement, cette responsabilisation se traduit par une espèce de démocratie hydrique (1.2).

1.2. La démocratie hydrique : un défi de la gestion décentralisée

Redonner un rôle central aux citoyens dans les politiques de l’eau est une nécessité majeure pour les décideurs, dans un climat de crise dans la confiance placée par les administrés dans leurs gouvernants, tel est l’esprit de la démocratie hydrique.

Dans ce contexte, aucun pays ne peut considérer son niveau actuel de sécurité hydrique et de prestation de services comme étant acquis ; et tous les pays doivent anticiper les tensions futures et conduire, dès aujourd’hui, les réformes nécessaires pour pallier des déficits qui s’exacerberont demain. Relever les défis de l’eau actuels et futurs exige des politiques publiques robustes, qui ciblent des objectifs mesurables inscrits dans des calendriers prédéterminés, à l’échelle appropriée, qui s’appuient sur une répartition claire des taches entre les autorités responsables et qui fassent l’objet d’un suivi et d’une évaluation réguliers (OCDE, 2015).

Une gouvernance de l’eau efficace, efficiente et inclusive contribue à l’élaboration et à la mise en œuvre de ces politiques publiques dans un partage des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernement et une coopération avec les parties prenantes (Akhmouch et  Clavreul, 2017).

Le rôle de la gouvernance est d’autant plus fondamental pour intégrer les différents acteurs, domaines de politiques et territoires que d’importantes reformes (récentes ou en cours) exogènes au secteur de l’eau ont d’ores et déjà des répercussions dans le secteur.

Les enjeux liés à la gestion des ressources en eau sont multiples. Des lors, la gouvernance devient essentielle pour organiser les règles politiques, institutionnelles et administratives, ainsi que les pratiques et les processus (formels et informels) au travers desquels les décisions sont prises et mises en œuvre, les parties prenantes peuvent exprimer leurs intérêts et voir leurs préoccupations prises en compte, et les décideurs rendent des comptes.

2. Les difficultés liées à la gestion des ressources en eau par les collectivités territoriales

Le processus de décentralisation au Mali, de façon générale souffre de plusieurs insuffisances, particulièrement, en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles. Force est de constater la présence notoire de l’État. Mais il est important aussi de reconnaitre que certaines difficultés de nature diverses persistent (Ministère délégué chargé de la décentralisation 2013).

La politique de décentralisation, comme l’ensemble des réformes en cours a été affectée par la crise qu’a traversée le Mali. Du coup, cette dernière remet en débat la pertinence et les choix du processus de décentralisation. Pour autant, il est important de soulever les véritables enjeux qui s’imposent à la politique de façon générale. Nous avons déjà signalé que ces enjeux sont multiples et de natures différentes (Nientao, 2019).

2.1. Situation du transfert des compétences en matière d’eau : un constat amer

L’exercice par les collectivités territoriales des compétences qui leur sont reconnues dans divers domaines n’est pas automatique. Bien au contraire, il est subordonné à l’adoption des textes complémentaires déterminant les modalités selon lesquelles les compétences transférées seront mises en œuvre. Le transfert de compétences est la manifestation concrète de la décentralisation en ce qu’il donne une dimension réelle et objective au principe de subsidiarité (Pontier, 2003b). Outre le fait qu’il assure la territorialisation des politiques publiques et l’équité sociale dans la répartition des investissements publics, le transfert des compétences offre au Gouvernement l’occasion de réaliser des économies substantielles des ressources humaines, financières et matérielles.

Dans le domaine de l’eau, il a été réalisé par le Décret n°02-315/P-RM du 4 juin 2002 fixant les détails des compétences transférées de l’Etat aux collectivités territoriales en matière d’hydraulique rurale et urbaine. Il est ressorti de ce texte que les compétences transférées aux communes et aux cercles en matière d’hydraulique rurale et urbaine se présentent comme suit :

Compétences transférées aux communes :

  • L’élaboration du plan de développement communal d’hydraulique rurale et urbaine d’intérêt communal ;
  • La réalisation et l’équipement des infrastructures ;
  • L’exploitation des infrastructures d’alimentation en eau potable ;
  • Le contrôle et le suivi des structures agréées pour la gestion des infrastructures d’alimentation en eau potable ;
  • Le recrutement des exploitants chargés du fonctionnement des infrastructures d’alimentation en eau potable (art 2 du Décret n°02-315/P-RM du 04 juin 2002 fixant les détails des compétences transférées de l’Etat aux collectivités territoriales en matière d’hydraulique rurale et urbaine ).

Compétences transférées aux cercles :

  • L’élaboration du plan de développement de cercle en matière d’hydraulique rurale et urbaine d’intérêt de cercle ;
  • La réalisation et l’équipement des infrastructures.

On constate que tandis que la maîtrise d’ouvrage des cercles se limite à la programmation et à la réalisation des infrastructures d’un intérêt subrégional, celle des communes est en revanche complète du moins en théorie. En effet, la maîtrise d’ouvrage communale concerne la programmation des ouvrages, leur réalisation, la fourniture d’eau potable et le contrôle de la qualité des services.

De même, il est annoncé la mise à disposition des collectivités territoriales concernées les ressources financières nécessaires à l’exercice des compétences transférées (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018). Ces mesures entrent dans la droite ligne des directives contenues dans la loi n°93-008 du 29 janvier 1993 selon lesquelles « Tout transfert de compétences à une collectivité doit être accompagné du transfert concomitant par l’Etat à celle-ci, des ressources et moyens nécessaires à l’exercice normal de ces compétences ». Il s’agit des ressources humaines, matérielles et financières.

L’examen du niveau de mise en œuvre du transfert des compétences aux collectivités territoriales dans le domaine de l’eau met en exergue le décalage entre les affirmations contenues dans les textes et la réalité. En effet, la maitrise d’ouvrage locale en matière d’hydraulique n’est pour l’instant exclusive dans les faits, qu’en ce qui concerne la gestion des infrastructures.

Elle n’est pas encore exclusive en ce qui concerne par exemple la réalisation des ouvrages et leur planification. Les collectivités territoriales exercent les attributions précitées concurremment avec le niveau central. Ainsi, il est ressorti du rapport d’activités de la Direction Nationale de l’Hydraulique (DNH) pour l’année 2017, que celle-ci (donc le niveau central) a réalisé au total 1 209 équivalents points d’eau modernes (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018).

Au cours de la même période, les communes, les ONG, l’Agence Nationale d’Investissement des Collectivités Territoriales (ANICT) la coopération décentralisée et les programmes d’autres secteurs tous réunis ont enregistré 1 221 réalisations soit sensiblement le même nombre d’EPM que le niveau central. La proportion des réalisations portées par les communes seules n’est pas contenue, mais on devine aisément à partir des données précitées qu’elle de loin inférieure à celles de la DNH. En définitive, la maîtrise d’ouvrage locale est loin d’être effective puisque les compétences transférées aux collectivités territoriales continuent d’être partagées avec le niveau central.

La faiblesse des capacités techniques des collectivités territoriales notamment les communes, est la raison fréquemment alléguée pour justifier les incursions du niveau central dans des compétences qu’il a pourtant transférées. Or, si les collectivités territoriales affichent pour l’instant des faiblesses de capacités techniques c’est précisément parce que le transfert des compétences n’a pas été suivi de l’allocation des moyens humains, matériels et financiers correspondants. Aucune de ces ressources n’a été mise à la disposition des entités décentralisées. Tout se passe comme si l’Etat a retiré d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Le transfert des compétences en matière d’hydraulique n’est donc que partiellement effectif.

Les hésitations voire la réticence du niveau central à responsabiliser de façon effective les collectivités territoriales, et à leur affecter les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à l’exercice de leurs compétences sont au moins en partie, à l’origine des nombreux dysfonctionnements relevés et qui sont consécutifs à des déficits de suivi. En effet, faute de suivi approprié, les associations qui gèrent les infrastructures d’eau potable sont laissées à elles-mêmes au point qu’elles s’effritent progressivement, et n’arrivent pas à assurer convenablement leur mission.

Par voie de conséquence la question de la qualité de l’eau semble occultée, tandis que les ouvrages réalisés souffrent d’une insuffisance d’entretien et lorsqu’ils tombent en panne ils sont rarement réparés. Le taux moyen de panne des pompes à motricité humaine était d’environ 30% en 2017. En termes de répartition régionale, ce taux varie entre 26% et 52% (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018).

2.2. Les problèmes technico-administratifs et juridiques du transfert de compétence

Pour rendre cette étude mieux palpable et avoir une vue d’ensemble sur le processus de décentralisation de façon générale, nous avons jugé nécessaire de relever les contraintes de façon globale. Puisque la gestion des ressources naturelles englobe et embarrasse pratiquement tous les domaines. Si la politique n’est pas effective, elle handicape la gestion optimale et efficiente de celle-ci. Dans cette perspective, les difficultés sont liées au plan du transfert des compétences de l’Etat aux collectivités.

Malgré certaines avancées en matière de transfert de compétences, la prise en charge effective par les CT de la gestion des services publics délégués ou transférés est confrontée à la faiblesse de leurs ressources internes et à l’insuffisance des transferts de ressources (humaines, patrimoniales et financières). Ces transferts de moyens peinent à s’organiser et à s’opérer (Ministère délégué chargé de la Décentralisation, 2013). Dans le cas des ressources en eau, en occurrence le fleuve Niger, les CT manquent de spécialistes dans les services techniques de l’Etat. Cet état de fait rend la politique de l’eau inefficace et non-productive.

De même, la responsabilisation et le partage par les CT du développement économique local exigent des avancées plus significatives en matière de transfert de certaines compétences, voire même de découpage territorial dans lequel la pertinence et l’opportunité de trois (3) niveaux de circonscription administrative (les régions, les cercles, les communes) et de CT doivent être objectivement évaluées. Ces facteurs s’ajoutent à l’imprécision parfois du domaine de certaine commune rurale par rapport à certaine zone de pêche par exemple. Sur le plan de la gouvernance et du management des CT, la recevabilité des élus constitue un élément-clé de la bonne gouvernance.

Une des réelles difficultés majeures à ce niveau reste la collaboration entre les CT et les autorités traditionnelles et coutumières. En écho, cette collaboration nécessaire reste fragile malgré les dispositions législatives et réglementaires prévues dans les textes de la décentralisation en vigueur.

Au plan de la délivrance des services publics durables aux citoyens, elle relève également des dérives importantes notamment dans la gestion des procédures administratives et financières. Sur les services de l’eau particulièrement, on constate des qualités de réalisation insuffisantes, qui combinées à une absence d’entretien des infrastructures et équipements, interpellent sur la durabilité des investissements réalisés. Ainsi, la mission de contrôle externe des investissements financés par l’ANICT montre qu’une part importante de projets réalisés n’a pas donné lieu à la mise en place d’un service fonctionnel et donc utile (environ 17%).

Au plan du financement des CT, dans leur écrasante majorité, les CT connaissent des problèmes récurrents de trésorerie. Le système de fiscalité locale ne génère pas de ressources internes suffisantes, même si la fiscalité sur le foncier offre des perspectives.

Sur les berges du Niger, les redevances perçues sur les infractions relatives à la pêche sont versées dans les caisses de l’Etat et non les CT. En outre, les frais des autorisations de pêche reviennent également à l’Etat. Le taux qui revient aux CT est faible par rapport aux besoins qui s’imposent.

En effet, on estime 40% de taux global de recouvrement de la fiscalité des CT (Nientao, 2019).

Cependant, l’émiettement fiscal, la faible productivité des impôts et taxes et la faiblesse des moyens qui sont consacrés à leur recouvrement expliquent cette situation. Il est important de mettre l’accent sur la situation nationale en ce qui concerne le financement des CT.

La part du budget national destinée aux CT reste faible : 0,9% en 2009, 5,99% en 2010, et 9,5% en 2012 (Ministère de l’Énergie et de l’eau, 2018). Malgré la création d’un Fonds National d’appui aux Collectivités Territoriales (FNACT), les transferts au FNACT y compris les financements mis à disposition par les partenaires techniques et financiers ne représentent que 10% des transferts totaux vers les CT. En cela l’insécurité grandissante développée sur les ressources en eau rend difficile les efforts des CT.

Toutefois, la réussite du processus de décentralisation est directement liée à la paix, la sécurité et la stabilité qu’elles doivent par ailleurs contribuer aussi à renforcer. Dans le quotidien des CT, les défis sécuritaires sont énormes, les actes de banditisme, les conflits communautaires (sur l’utilisation des ressources naturelles, la terre et l’eau en occurrence), les conflits identitaires et religieux ainsi que la violence et l’intolérance. En outre, une des difficultés de taille rencontrées par les CT, est l’impossibilité des citoyens de s’approprier les textes, dans la plupart des cas, les habitants ne maîtrisent pas les textes.

Parlons spécifiquement des les populations de pêcheurs qui vivent sur les berges du Niger. Nous savons que chaque zone est régie, en dehors des règles nationales, par les pratiques coutumières et très souvent par les conventions locales (Gerti, Djiré, et al, 2005).

Ces dernières mettent en évidence la réalité de la zone déterminée et sont seulement reconnues par les habitants de ladite zone. Les éleveurs, les pêcheurs sont mobiles, ce fait est surtout lié aux caractères de ces professions et les évolutions hydrologiques et climatiques du Bassin du Niger.

Mais cette mobilité ne s’inscrit pas dans un cadre coutumier ancestral aussi routinier et balisé que celui des parcours pastoraux : les pêcheurs réalisent, certes, des circuits migratoires pendulaires qui peuvent être réguliers, c’est-à-dire récurrents d’une année sur l’autre. Ainsi, plusieurs familles bozo de la région de Mopti, depuis quelques années sont installées dans les localités de la région de Tombouctou (Tonka, Atara, Siby, Sakaina ect…) et ne retournent plus (Entretien du 20 avril 2022).

Ces faits ci et là, rendent inefficace le processus de décentralisation en ce qui concerne la gestion des ressources en eau. Un des grands problèmes concerne la transférabilité des compétences.

Conclusion

La décentralisation soulève des défis importants relatifs aux capacités des collectivités territoriales à assurer efficacement leurs compétences en la matière (ressources financières et humaines suffisantes) ainsi que leur capacité à assurer le droit d’accès à l’eau des populations les plus démunies.

A la lumière de l’analyse ci-dessus faite, il relève que la politique de décentralisation constitue un véritable moyen de gouvernance des ressources en eau. Pour autant, cette politique reste confrontée à un certain nombre de problèmes notamment la responsabilisation des acteurs locaux.  

La faiblesse des capacités techniques des collectivités territoriales notamment les communes, est la raison fréquemment alléguée pour justifier les incursions du niveau central dans des compétences qu’il a pourtant transférées. Or, si les collectivités territoriales affichent pour l’instant des faiblesses de capacités techniques c’est précisément parce que le transfert des compétences n’a pas été suivi de l’allocation des moyens humains, matériels et financiers correspondants. Aucune de ces ressources n’a été mise à la disposition des entités décentralisées. Tout se passe comme si l’Etat a retiré d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Le transfert des compétences en matière d’hydraulique n’est donc que partiellement effectif comme nous l’avons rappelé.

La réticence du niveau central à responsabiliser de façon effective les collectivités territoriales, et à leur affecter les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à l’exercice de leurs compétences sont au moins en partie, à l’origine des nombreux dysfonctionnements relevés et qui sont consécutifs à des déficits de suivi.

En somme, il convient de prendre en compte les mesures y afférente. La démarche de conceptualisation préalable du cadre de gestion des ressources en eau a le mérite de définir sans ambigüité le chemin à suivre en matière de construction et de mise en place effective des différents maillons de l’architecture institutionnelle de la GIRE, afin d’éviter les tâtonnements conjoncturels liés aux changements institutionnels et/ou politiques. Assurer le transfert effectif des compétences et des moyens financiers, matériels et humains pour permettre aux collectivités territoriales de s’engager et de réussir le processus de développement local. Les collectivités territoriales décentralisées ainsi que l’Etat doivent cependant veiller à garantir l’accès des populations les plus démunies à l’eau, par l’institution de mécanismes appropriés qui assurent une certaine équité. Le développement harmonieux des régions, facteur de cohésion sociale est ce prix.


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Entretien de l’auteur du 20 avril 2022 avec le chef de village de Tonka sur la situation des pêcheurs migrants.

Gerti, H, Djiré, M, et al (2005). Le droit en Afrique, expériences locales et droit étatique au Mali. Paris : Karthala.

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Crise des alliances et risque de perte d’influence de la France sur la scène mondiale : raisons d’un renouement avec les pays essentiels d’Afrique pour le chef d’État Emmanuel Macron

Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

 

François Xavier Noah Edzimbi

Ph.D en science politique
CEO du Cabinet LUCEM GLOBAL CONSULTING S.A.R.L
xnoah05@gmail.com

Résumé
Les alliances, accords formels par lequel plusieurs États s’engagent mutuellement à collaborer et à se défendre contre un ennemi commun, avaient caractérisé jusqu’en 1991 l’ordre international bipolaire. Néanmoins, il semble se produire dans l’art des alliances ce qui caractérisa l’art militaire à partir des années 1950 : la remise en cause de leur pertinence par l’éclosion de multiples partenariats irréguliers. Pour illustration, la présence croissante de la Russie sur le continent africain suscite de nombreuses interrogations pour les Occidentaux, d’autant plus dans un contexte où « l’opération militaire spéciale » russe, lancée en Ukraine dès le 22 février 2022, en a fait, selon eux, l’une des principales menaces à l’ordre international. Ce contexte géopolitique est une des raisons expliquant la tournée diplomatique entreprise par le président français Emmanuel Macron, souhaitant renouer avec les pays essentiels d’Afrique indispensables au rayonnement mondial de la France.

Mots clés : crise, alliances, déclassement, France, Afrique

Summary
Alliances, formal agreements by which several States mutually undertake to collaborate and defend themselves against common enemy, had characterized bipolar international order until 1991. Nervertheless, it seems to occur in the art of alliances what characterized military art from the 1950s : the questioning of their relevance by emergence of multiple irregular partnerships. For illustration, the growing presence of Russia on the African continent raises many questions for Westerners, all the more so in a context where the Russian « special military operation », launched in Ukraine on February 22, 2022, had made it, according to them, one of the main threats to international order. This geopolitical context is one of the reasons explaining the diplomatic tour undertaken by French president Emmanuel Macron, wishing to reconnect with the essential countries of Africa essential to the global influence of France.

Keywords : crisis, alliances, downgrading, France, Africa.

 

Introduction

De tout temps, les alliances et les coalitions ont bâti des architectures de sécurité et de paix qui répondaient à la recherche de stabilité du système international, sinon aux menaces, voire au défi de la survie d’un État ou d’une nation (Forcade, 2022). Bien que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) reste la principale architecture de sécurité européenne après la Guerre froide, la configuration d’alliances est, en ce début de XXIe siècle, remise en cause (Delagenière, 2022). Depuis le 22 février 2022, la guerre en Ukraine expose la centralité, entre fonctionnalité et dérèglement, des coopérations internationales et des alliances politico-militaires. Les recompositions géopolitiques et géoéconomiques actuelles complexifient l’équilibre des forces, et remettent en cause leur caractère d’évidence. L’intensification de la compétition stratégique, l’enhardissement des puissances régionales (Ministère des Armées, 2021), la recrudescence des « risques de la faiblesse » (Ministère des Armées, 2013) portés par de nombreux acteurs non étatiques, le renforcement des interdépendances économiques, ou encore le partage accru des technologies, jouent à ce niveau un rôle central dans la déstabilisation des alliances existantes et dans la formation de nouveaux formats d’association. L’avènement de la multipolarité actuelle conduit à s’interroger sur la viabilité du système d’alliances hérité de la Guerre froide.

L’exacerbation de la compétition économique engendre des effets paradoxaux sur les systèmes d’alliance. Elle accroît, d’une part, les tensions entre alliés militaires et stratégiques, tout en renforçant une interdépendance financière, commerciale et technologique entre eux (Luttwak, 1990), n’empêchant pas qu’une partie essentielle des « transferts de technologies » actuels soit le résultat d’actions d’« espionnage amical » (Forcade et Laurent, 2005). Pour illustration, en septembre 2021, la volte-face australienne relative au contrat de sous-marins passé en 2016 avec la France est vécue comme un véritable choc à Paris. La « trahison » (Zajec, 2022) qui prend de court les responsables français constitue une surprise stratégique, encore augmentée par l’annonce, le 15 septembre 2021, et au terme de dix-huit mois de pourparlers secrets, de l’alliance militaire AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, ces derniers se substituant à la France pour la livraison de huit sous-marins d’attaque, cette fois-ci à propulsion nucléaire (ibid.). L’accélération de la mondialisation engendre, d’autre part, un accroissement des interdépendances économiques et le partage accru des technologies avec des rivaux stratégiques.

L’avènement de la multipolarité stratégique entraîne, entre autres, l’affirmation de plusieurs « États-puissances » (Ministère des Armées, 2017) enclins à tisser leurs propres réseaux de relations indépendamment des pays occidentaux, voire parfois contre eux. Une sorte de « diplomatie attrape-tout » (Badie, 2021) s’est ainsi développée, par laquelle les puissances régionales contournent, neutralisent même les alliances traditionnelles, au profit d’accords économiques ou sécuritaires plus souples (ibid.). Ces « nouveaux désordres internationaux » font ainsi la démonstration d’une plasticité des alliances et de la caducité de traités que l’on sait temporaires quand ils commencent d’être mis en œuvre, à l’instar de l’Accord de 2015 sur le nucléaire iranien paralysé par l’ancien président Donald Trump en 2018 (ibid.). Pour y remédier, les alliances cherchent aujourd’hui à produire de la sécurité, dans un espace stratégique rarement étendu à la planète, sans dicter les alignements diplomatiques et stratégiques absolus des acteurs du système international. Celles-ci mutent pour prendre en considération la concurrence que représentent les partenariats stratégiques, dans un nouvel environnement international tissé de « partenariats irréguliers » (Delagenière, op. cit.). Partant de ce contexte, bien que devenue une puissance mondiale, la Chine n’épouse pas cette politique d’alliances classiques, et privilégie avec d’autres acteurs l’établissement de divers partenariats (partenariat stratégique global, partenariat stratégique et partenariat classique), reposant sur des objectifs communs (goal-driven), sans forger pour autant des alliances classiques reposant sur une menace désignée explicitement ou implicitement (threat-driven) (Bongrand et Roche, 2022), ce qui exprime une crise concrète d’alliances (Gaüzère-Mazauric, 2022). Pour Pékin, comme pour tout autre acteur stratégiquement mature de la scène internationale, ces types de partenariats ne sont pas seulement des solutions temporaires pour gagner en puissance. Bien plus, ils constituent un irremplaçable outil diplomatique qui ne doit aucunement céder la place à des alliances durables.

Depuis le début des années 2000, l’idée d’une nouvelle « ruée vers l’Afrique » (New Scramble for Africa) est omniprésente dans les analyses médiatiques (Mahé et Ricard, 2022). Elle fait référence à un intérêt grandissant de nouvelles puissances internationales et régionales pour le continent, qui viendraient concurrencer tant les anciennes puissances coloniales que tutrices et les États-Unis. Tel est le cas du regain d’intérêt russe pour l’Afrique qui suscite de nombreuses interrogations (Noah Edzimbi, 2022), d’autant plus dans un contexte où l’invasion russe en Ukraine en a fait, du point de vue des pays membres de l’OTAN, l’une des principales menaces à l’ordre international (Mahé et Ricard, op. cit.). Cette présence russe est motivée par une volonté d’étendre son influence globale et, ensuite, par un intérêt pour un espace où se trouvent des ressources naturelles stratégiques (Noah Edzimbi, op. cit.). Ces intérêts convergent principalement dans la mise en œuvre d’une « coopération militaro-technique » (Sukhankin, 2020) incluant accords officiels, interventions de sociétés militaires privées et obtention d’un accès aux ressources minières. L’irruption de puissances économiques et militaires émergentes telles que la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, la Turquie en Afrique, et l’intérêt croissant des États-Unis et du Japon pour le continent, perturbe ainsi le monopole de la France dans son ancien pré-carré colonial qui, jusque-là, était considéré comme sa « sphère d’influence naturelle » (Tchetchoua Tchokonté, 2019). En effet, présentée par les États-Unis comme un continent sans intérêt, et qui n’avait aucune justification stratégique durant les décennies 1970-1990 (Kissinger, 2003 : 223-232), l’Afrique paraît retrouver une certaine visibilité diplomatique, en témoigne l’offre faite par les Américains à l’Afrique du Sud de servir de médiateur entre les deux principaux belligérants du conflit russo-ukrainien (BBC News, 2022b). Dans le domaine économique, les États-Unis entretiennent des relations avec les pays africains par un certain nombre de programmes comme l’AGOA et Food for Education. L’un des développements les plus importants dans leur politique africaine au cours de la dernière décennie a été la loi sur l’African Growth and Opportunity (AGOA), promulguée en 2000 sous l’administration Bill Clinton (Noah Edzimbi, op. cit.). D’autres modifications à l’AGOA ont été signées sous l’administration de George Walker Bush, en ce compris une extension de l’accès préférentiel aux importations provenant de pays africains éligibles. L’AGOA a eu un impact évident dans les échanges Afrique centrale-États-Unis : les exportations, en provenance des pays de l’Afrique centrale ont augmenté de plus de 486 %, passant de 559 183 tonnes en 2000 à 3 282 064 tonnes en 2013, créant de l’emploi dont la plupart se retrouvent dans le secteur de l’habillement et de l’industrie. Cependant, la fin de l’Accord multifibres (AMF), qui imposait des quotas sur la quantité de textiles et de vêtements de nombreux pays en développement, a conduit à un effondrement de la croissance des exportations en 2007-2009 (ibid.).

Très souvent, les autorités françaises parlent, pour ce qui est de leur politique africaine, de diplomatie d’influence, de soft power et de l’importance qu’il faut y attacher. Au début de son premier quinquennat, Emmanuel Macron, président de la République française, dans un discours à l’université de Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, en novembre 2017, présenta pour sa part une vision nouvelle des relations de la France avec l’Afrique : elle serait dégagée d’un héritage colonial qu’il n’avait pas connu personnellement et traiterait sur un pied d’égalité les pays francophones et anglophones de l’ensemble du continent (Gaulme, 2021). Cependant, « aucune réflexion d’ensemble n’est faite pour savoir comment la France doit se situer. Aucune réflexion globale sur le sujet n’est faite non plus, et on se contente, au final, de conserver l’existant » (Boniface, 2015). Et, malgré les discours diplomatiques officiels d’ancien et actuel exécutifs français sur les relations d’égal à égal entre l’Afrique et la France, entre la raison d’État et la France des droits de l’Homme, « la première est, bien entendu, plus grande que la seconde » (Verschave, 2000) pour les autorités gouvernementales et politiques françaises. Car, dans un monde où l’innovation et la croissance économique sont devenues un domaine essentiel de la concurrence géopolitique, la préservation des intérêts stratégiques de la France en Afrique est un enjeu vital, dans la mesure où son « objectif (est) de faire de l’Afrique le marchepied de la France, et de faire jouer (à la France) le rôle d’avocat des plus faibles dans les affaires du monde » (Fogue Tedom, 2008). Dès lors, bien que promouvant le multiculturalisme qui, selon le chef d’État français, permet une coopération indispensable entre acteurs de l’espace mondial pour traiter des enjeux globaux, ses visites dans certains pays du continent, entre juillet et août 2022, ont pour objectif d’éviter une perte d’influence (Duclos, 2022) économique (1) et géopolitique (2) encourus par la France.

1. Un (re/dé)tour vers les anciennes sphères d’influence : nécessité/conséquence d’une crise géoéconomique majeure

La guerre en Ukraine, en provoquant une crise alimentaire et énergétique majeure a renforcé, partout dans le monde, l’urgence qu’il y a pour tout État de renforcer sa souveraineté (Cheyvlalle, 2022). Depuis le déclenchement du conflit, qui a fait s’envoler le prix des denrées agricoles, déjà en forte augmentation en raison de la pandémie de Covid-19 qui a perturbé les circuits d’approvisionnement, les alertes se multiplient sur l’aggravation de la faim et de la pauvreté dans le monde (ibid.). Les Français s’interrogent sur la place qu’occupe leur pays sur la scène internationale. Si l’on s’en tient à des données chiffrées, tout en se référant à certains critères de puissance (la capacité militaire, l’assise territoriale, la géographie, les ressources naturelles, les poids économique, culturel et diplomatique, etc.), le poids de la France dans le monde diminue. Les Français représentent aujourd’hui moins de 1 % de la population mondiale, le territoire national moins de 0,5 % des terres émergées. Le produit intérieur brut (PIB) de la France classe celle-ci au 6e ou 7e rang mondial selon les années, mais avec un poids dans les équilibres mondiaux qui s’amenuise. Le PIB chinois est passé, quant à lui, de 1,6 % du PIB mondial dans les années 1990 à 16 % aujourd’hui, tandis que le PIB français passait de 5,6 % à 3 %. La part de la France dans le commerce mondial a chuté d’environ 6 % en 1995 à 3 % aujourd’hui (ibid.). Toutefois, les réformes faites sous les chefs d’État François Hollande et Emmanuel Macron ont eu un effet, en termes de compétitivité, d’attractivité de l’économie nationale ou encore d’innovation et, plus récemment, de création d’emplois. Entre autres, lorsqu’on se réfère sur d’autres critères qu’économiques, la France reste parmi les 10 puissances militaires mondiales, mesurées par le niveau des dépenses de défense. Aussi continue-t-elle de bénéficier du statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et de puissance dotée de l’arme nucléaire (ibid.). Sur les plans économique, militaire, politique et finalement sur le terrain de l’influence, le rapport des forces s’est progressivement déplacé au détriment de la France en Afrique. Celle-ci doit compter avec les puissances émergentes sur le plan économique (Inde, Brésil, Indonésie, Afrique du Sud, etc.) et avec des puissances ré-émergentes sur le plan géopolitique (Russie, Turquie, Iran, etc.).

Dans un cadre national, bien qu’elle dispose de 56 réacteurs nucléaires, qui auraient permis de survoler les crises énergétiques européennes, la France trouve des difficultés à satisfaire les demandes et besoins locaux en sources énergétiques. Pour ce qui est des denrées alimentaires, c’est la question du pouvoir d’achat qui trône au centre de toutes les préoccupations des populations. Sur ce point, le sondage réalisé par l’institut Elabe affirme que 47 % des Français jugent que les mesures prises par l’exécutif n’améliorent pas du tout la situation en la matière, tandis que 43 % jugent qu’elles vont dans le bon sens mais ne sont pas suffisantes. Seuls 10 % voient une amélioration. Ce manque de confiance en l’exécutif explique également que 59 % des Français jugent que l’action d’Emmanuel Macron devrait dégrader la situation économique du pays (33 % stable et 8 % en amélioration), et ils sont également 54 % à dire qu’elle va détériorer leur situation financière (40 % stable et 5 % en amélioration) (Honoré, 2022).

Partant de ces réalités, durant deux heures de temps le 2 septembre 2022 et devant les ambassadeurs français réunis à l’Élysée, le président Emmanuel Macron analysa l’émergence d’un nouveau monde et ses conséquences pour la France et pour l’Europe. D’après le chef d’État, le « retour de la guerre sur le sol européen », le « désordre climatique », certaines ressources jusque-là jugées acquises, comme l’énergie et l’alimentation, « redeviennent des sujets géopolitiques », expressions d’une « fracture de l’ordre économique mondial » (Lasserre, 2022). De ce constat, la France doit bâtir une « indépendance géopolitique » par rapport au « duopole » sino-américain. « Nous n’avons pas à être sommés de choisir, nous devons partout pouvoir garder cette liberté d’action », car la France doit être une « puissance d’équilibres » (ibid.). Étant consciente de disposer de moyens limités dans la guerre économique tant entre alliés que rivaux stratégiques, la France a donc intérêt, selon Emmanuel Macron, à « bâtir de plus en plus de partenariats équilibrés bilatéraux ou régionaux », d’où les tournées diplomatiques entreprises en Afrique en 2022, continent qui regorge d’importants gisements de matières premières estimés à 30 % des réserves mondiales, et disposant de 60 % de terres arables, d’écosystèmes favorables et d’une main d’œuvre jeune (Cheyvlalle, op. cit.). Ces visites ont débuté au Cameroun.

En raison de sa situation géographique en Afrique centrale, le Cameroun est pour Paris une importante base arrière dans la production, la projection des ressources et des moyens nécessaires pour un leadership international. La France, qui a comme objectif, pour des raisons stratégiques, économiques et militaires, de disposer d’une influence conséquente sur des carrefours maritimes en Afrique, apprécie sa situation géographique dans le golfe de Guinée. Cet intérêt tient à son ouverture maritime, mais aussi sa position centrale en Afrique subsaharienne : à partir des côtes sud-ouest du Cameroun, le pays s’ouvre sur l’océan Atlantique. Jouissant de plusieurs façades maritimes (402 km de côte), il favorise et facilite les échanges avec certaines régions et sous régions du continent. Cette ouverture permet par ailleurs aux zones géographiquement peu avantageuses d’écouler leurs produits. Elle profite principalement au Tchad, au Niger et à la République centrafricaine qui n’ont pas de façade maritime. Aussi, la façade maritime du Cameroun met davantage en exergue l’importance de l’Afrique centrale dans une projection de la puissance française en Afrique (Noah Edzimbi, op. cit.). Souvent considéré sous le prisme de la géoéconomie, le séjour du chef d’État Emmanuel Macron, du 25 au 26 juillet 2022, était premièrement motivé par le contrôle de ce pivot géopolitique d’Afrique centrale. Secondement, en quelques années, les signes d’une perte sensible d’influence française dans le domaine économique en Afrique se sont accumulés. Dans la guerre économique qui structure les relations internationales post-bipolaire et oppose les grandes puissances, occidentales et émergentes en raison de leur importance dans la construction de la puissance industrielle, économique, militaire et politique, les matières premières stratégiques constituent le principal enjeu de confrontation. Afin d’assurer leur survie économique et s’arrimer à cette rude compétition géoéconomique et géostratégique, ces différents acteurs se sont inscrits dans une guerre des matières premières. Avec la fin de la Guerre froide, l’on est passé d’une confrontation militaire à une confrontation économique. Il n’y a plus d’alliés. Tout le monde est en compétition pour les mêmes parts de marché ou grands contrats. L’Afrique dans son ensemble représente 5,3 % du commerce extérieur français, et les échanges avec les pays de la zone franc, qui se sont fortement détériorés, s’établissent aujourd’hui à un niveau de 0,6 %. La Chine est désormais le premier partenaire commercial de la plupart des anciennes colonies françaises et territoires sous tutelle à l’exception du Tchad, du Niger, du Sénégal et de la Tunisie. La part de marché relative de la France sur le continent est passée de 15 % à 7,5 % entre 2000 et 2020 (Gaymard, 2019). Avec une industrie en déclin, elle ne peut pas satisfaire les besoins des pays africains en biens d’équipement quand la Chine peut, elle, y répondre. Depuis 2018, l’Allemagne est le premier fournisseur européen de l’Afrique et, en juin 2022 lors d’un sommet à Kigali au Rwanda, le Togo et le Gabon ont adhéré au Commonwealth, jugé commercialement plus dynamique que la zone francophone (Fabricius, 2022).

Aujourd’hui, les entreprises françaises représentent à peine 10 % de l’économie camerounaise alors qu’elles couvraient 40 % de son économie voilà une trentaine d’années. L’objectif d’Emmanuel Macron était donc de « marquer la continuité et la constance de l’engagement de la France dans la démarche de renouvellement de la relation avec le continent africain » (Robert, 2022), et modifier une situation non-bénéfique aux intérêts français dans ledit pays. L’Afrique est en effet un tremplin économique pour la France dans le commerce mondial, avec 1 100 groupes et 2 109 filiales d’entreprises françaises présentent sur le continent, et stock d’investissements qui se positionne à la troisième place après le Royaume-Uni et les États-Unis (Berthaud-Clair, 2020). Le continent renforce sa sécurité économique au moyen d’un patriotisme économique qui préserve des emplois et le savoir-faire français. Dans son volet défensif, la sécurité économique française regroupe la protection du patrimoine, la délimitation des périmètres industriels et technologiques critiques et la lutte contre les activités de renseignement économique étrangères. L’intégrité des entreprises françaises, mieux des « champions nationaux », ne se pose donc pas seulement en termes matériels ou informationnels, mais aussi par la place accordée aux investisseurs étrangers dans leur participation au développement par les investissements directs étrangers (IDE), d’où l’objectif majeur de ne point perdre son influence sur son ancien pré-carré. Dès lors, dans un contexte de déséquilibre d’approvisionnement et de raréfaction de sources énergétiques provoqués par la guerre en Ukraine, l’Algérie se présente, entre autres pour la France, comme un « roi du gaz naturel » (Louis, 2022), avec des réserves évaluées à 2 400 milliards de m3. Ainsi, accompagné d’une délégation constituée d’autorités gouvernementales et militaires, le chef d’État français a souligné durant son séjour à Alger du 25 au 28 août 2022 que l’Algérie est, pour la France, « un pays essentiel par le passé commun, le présent partagé et les défis futurs ». Il a rappelé que « l’Algérie est un fournisseur de gaz pour la France » (ibid.) à une hauteur de 8 % qui souhaiterait voir augmenter. Entre autres, la France s’intéresse aux débouchés numériques proposés par l’Algérie. Aujourd’hui en effet, l’État a créé un écosystème favorable à l’épanouissement des start-ups, une progression de 20 à 40 % de son chiffre d’affaires mensuel, et levé 60 millions de dollars auprès d’investisseurs américains en 2021. Ouedkniss (site de petites annonces), Emploitic (plateforme pour les offres d’emploi) ou Namlatic (réservation d’hôtels et de circuits touristiques), sont des start-ups florissantes. Cet environnement est courtisé par les investisseurs et entrepreneurs français qui, en promouvant des émissions télévisées levant des fonds en direct grâce à l’intervention de « business angels », mécènes investissant dans de jeunes petites et moyennes entreprises (PME) et prodiguant des conseils à leurs gérants (ibid.), objectivent développer l’économie numérique made in France.

2. Restreindre les jeux d’alliance et de partenariats aléatoires et incertains des Africains : nécessité pour éviter une perte d’influence géopolitique

En ce début de xxie siècle, il se constate la signature de partenariats stratégiques, de coalitions variables et de communautés de sécurité établies entre les puissances, qu’elles soient grandes, moyennes ou petites. En particulier, le modèle du partenariat stratégique concurrence directement la logique de l’alliance traditionnelle. Par sa flexibilité, il permet de préserver l’autonomie des États à moindres frais, en les soustrayant à tout engagement contraignant (Ciorciari, 2010). Ce format d’alliance a connu un retentissement important avec le rapprochement sino-russe (1996), puis russo-indien (2000). À cet égard, la Russie tend à délaisser l’ancien modèle d’alliance, à l’exception de son environnement stratégique proche, où elle contracte des accords de défense formels et asymétriques (Silaev, 2021). Le Kremlin se réserve, par conséquent, la signature de partenariats stratégiques plus équilibrés avec ses alliés informels du Moyen-Orient (Syrie, Iran, Turquie) et d’Asie (Inde et Chine). Pour sa part, la Chine a fait du développement de ses partenariats stratégiques l’un des atouts majeurs de sa « Grande stratégie » (Zhou, 2017), qui passe par une montée en puissance économique et technologique, tout en évitant le déclenchement d’une « guerre chaude » avec les États-Unis (ibid.). Au-delà de l’Asie, Pékin renforce sa stratégie partenariale avec les petites et moyennes puissances d’Afrique et du Moyen-Orient, dans une logique « Sud-Sud » qui s’efforce de gommer les disparités de richesses et de pouvoir considérables séparant ces acteurs (Murphy, 2022). Malgré un attrait renouvelé pour les alliances formelles, ainsi qu’en témoignent la pérennité de l’OTAN ou la mise en place de l’alliance militaire tripartite entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS) en septembre 2021, Washington ne s’en est pas moins « converti » à la philosophie des partenariats stratégiques, comme l’indique la poursuite du QUAD, créé en 2007 avec l’Australie, l’Inde et le Japon dans la zone Indo-Pacifique. En parallèle, les États-Unis comptent sur le développement de nombreuses relations bilatérales resserrées pour faire contrepoids aux appétits économiques et stratégiques de la Chine, donnant ainsi corps à un réseau d’alliances hybride et complexe, sans aucun équivalent dans le monde (Simón, Lanoszka et Meijer, 2021).

La création de l’alliance AUKUS est révélatrice d’une tendance qui façonne la politique étrangère américaine et redéfinit la relation transatlantique. Les États-Unis affirment en effet vouloir se recentrer sur le cœur de leurs priorités stratégiques au premier chef desquelles, la guerre commerciale et d’influence globale avec la République populaire de Chine (RPC) (De Hoop Scheffer et Quencez, 2021). L’annonce de l’initiative AUKUS, cristallisant avec la rupture d’un contrat majeur entre la France et l’Australie portant sur la fourniture de 12 sous-marins à propulsion classique et conduisant à un renversement d’alliance, est une des meilleures illustrations du pragmatisme géopolitique contemporain (Drouhaud, 2022) et l’expression d’une crise des alliances classiques. AUKUS confirme que la France est progressivement reléguée à une position secondaire dans la pensée stratégique américaine, et intégrée après-coup aux décisions les plus importantes sur la scène internationale et en Afrique en particulier. Partant de cette réalité, au-delà des prises de positions discursives de certains responsables politiques français relatives à la nécessité de pour la France de se départir des logiques et des réseaux France-Afrique ou autres, les insubmersibles intérêts économiques de la France semblent toujours prendre le dessus sur la volonté, supposée ou réelle, de rupture (Boisbouvier, 2015), comme le démontre le TotalEnergiesgate en Russie. Alors que les entreprises Shell, BP et Eni ont toutes renoncé à leurs actifs en Russie, TotalEnergies reste la seule multinationale pétrolière occidentale à s’y maintenir. En effet, publiée en mars 2022, une note de T-Lab révélait l’ampleur des intérêts stratégiques de TotalEnergies : le gaz russe représente près de 30 % de sa production mondiale, et plus de 60 % de sa production en Europe et en Asie centrale. Or, d’après les révélations du Monde, l’entreprise Terneftegaz, codétenue à 49 % par la multinationale française et à 51 % par son partenaire local Novatek, fabriquerait le kérosène approvisionnant les bases aériennes militaires russes de Morozovskaïa et Malchevo. Les escadrons abrités par celles-ci seraient responsables des bombardements survenus en mars à Marioupol, causant la mort d’environ 600 personnes (Hédouin, 2022). La Russie reste donc au cœur des stratégies industrielles futures du groupe, et les réserves du pays constituent la moitié des perspectives de développement de TotalEnergies malgré la crise en cours, les discours sur les droits de l’Homme, sur la lutte contre les autocrates et les puissances de déséquilibre du chef d’État français (Lasserre, op. cit.).

Consciente de l’importance stratégique que revêtent les partenaires africains pour son rayonnement international, la France n’est pas disposée à tolérer les empiétements d’autres puissances porteuses de projets de domination, susceptibles de contrebalancer son influence, mieux de contester les monopoles traditionnels de ses entreprises sur le continent (Tchetchoua Tchokonté, 2022). De fait, face à ces nombreuses incursions géoéconomiques et géopolitiques de la Chine, de la Russie ou encore des États-Unis dans sa « sphère d’influence naturelle », la France s’efforce d’y préserver ses intérêts. Toutefois, et malgré des efforts déployés, Paris n’a pas obtenu le soutien de la plupart des pays de son ancien pré-carré, dont le Cameroun, aux résolutions des Nations unies condamnant la guerre en Ukraine. Parallèlement, alors que la force Barkhane se retire du Mali avec des résultats controversés et sur fond de montée du sentiment antifrançais, la Russie multiplie les accords de coopération militaire sur le continent. Le volet sécuritaire de la politique russe en Afrique est, depuis 2014, prioritaire voire prépondérant pour le Kremlin. Au cours des cinq dernières années, la Russie a signé des accords avec une vingtaine de pays, les plus récents concernant le Mali (juin 2019), le Congo (mai 2019) et Madagascar (octobre 2018). Ils prévoient généralement la formation d’officiers à Moscou, la livraison de matériels militaires neufs et/ou la maintenance d’équipements déjà en dotation, des exercices communs, la lutte contre le terrorisme et la piraterie maritime, ces composantes variant en fonction de la situation des différents pays. C’est d’ailleurs la signature, le 12 avril 2022 au Kremlin, d’un accord de défense et de sécurité entre Moscou et Yaoundé qui aurait suscité la visite d’Emmanuel Macron au Cameroun en fin juillet 2022 (Robert, op. cit.). La France trouve ainsi judicieux de renforcer sa présence dans ses anciennes colonies et territoires sous tutelle et, par le fait même, d’affirmer sa stratégie de maitrise de cet espace mise à mal par les assauts géopolitiques et géoéconomiques d’autres puissances tant mondiales qu’émergentes. Le conflit actuellement en cours entre la Russie et l’Ukraine n’échappe pas à cette logique, ceci dans un environnement international fortement concurrentiel. Dans une telle configuration, la riposte stratégique de la France aux incursions de la Russie en République Centrafricaine constitue un important indicateur de sa détermination à garder sa « mainmise », en dépit de la concurrence. La contre-offensive de la France aux assauts de la Russie dans ce pays s’observe par la mise à contribution de l’ensemble de son dispositif de puissance. Face à nouvelle idylle entre Moscou et Bangui, les réactions de la France ont été quasi-immédiates et épousent aussi bien les contours militaires et budgétaires. La France a en effet décidé de suspendre son aide militaire et financière aux nouvelles autorités centrafricaines, complices d’une campagne antifrançaise initiée par la Russie (Deveaux, 2021). Pour rappel, la France et la République Centrafricaine sont liées par un accord de défense signé le 15 août 1960, approuvé par la loi N° 60-1225 du 22 novembre 1960 et publié par le décret N° 60-1230 du 23 novembre 1960. Le 8 avril 2010, cet accord de défense a été complété par un accord de partenariat de défense, signé à Bangui (Tchetchoua Tchokonté, op. cit.). Ces accords de défense ont servi de boussole aux diverses interventions militaires de la France dans ce pays. En effet, depuis 1979, la France est intervenue militairement à de multiples reprises, sous des formats et pour des motifs très divers en République centrafricaine. Par l’entremise des opérations Caban et Barracuda, la France intervient militaire en République centrafricaine pour mettre fin au régime oppressif de Jean-Bedel Bokassa. Entre 1996 et 1997, les opérations Almandin I, II et III pour mettre fin aux mutineries au sein des Forces armées centrafricaines (FACA). En 2003, l’opération Boali contribue à porter au pouvoir François Bozizé. En mars 2013, la dégradation de la situation sécuritaire issue du coup d’État de la Séléka de Deya Am Nondokro Djotodia, la France décide le lancement de l’opération Sangaris qui s’achève le 31 octobre 2016 (ibid.). De Barracuda à Sangaris, les diverses interventions militaires ont permis à la France de préserver ses intérêts stratégiques dans un pays gangréné par une spirale de violence, ceci par le truchement d’une assistance militaire aux responsables politiques dont le pouvoir est assez souvent menacé par les mouvements rebelles. Le récent rapprochement du président Touadéra de la Russie est remis en cause par Paris.

L’arrestation en juin 2021 du français Juan Remy Quignolot à Bangui, accusé d’ « espionnage, de complot et d’atteinte à la sureté de l’État » (ibid.), a fortement contribué à la dégradation des relations entre Paris et Bangui. C’est dans environnement que Paris a décidé de rompre sa coopération militaire avec Bangui. Pour Florence Parly, ancienne ministre française des armées « à plusieurs reprises, les autorités centrafricaines ont pris des engagements qu’elles n’ont pas tenus, tant sur le plan politique envers l’opposition que sur le comportement vis-à-vis de la France, qui est la cible d’une campagne de désinformation massive en RCA (…). Les Russes n’y sont pas pour rien, mais les Centrafricains sont, au mieux, complices de cette campagne » (Deveaux, op. cit.). La poignée de coopérants français au ministère de la Défense centrafricain est déjà rentrée à Paris. La France continue en revanche de contribuer à hauteur d’une centaine de militaires à la mission européenne EUTM-RCA (Tchetchoua Tchokonté, op. cit.), qui en mobilise près de 200 pour former les FACA. Sont également maintenus la dizaine de militaires participant à la mission de maintien de la paix de l’Organisation des nations unies (ONU) en Centrafrique (Minusca), qui y dispose de 12 000 Casques bleus. Les représailles de Paris vis-à-vis du régime du chef d’État Faustin-Archange Touadéra visent à « punir » (ibid.) ces responsables politiques centrafricains attirés par le large. Elles visent également à dissuader les autres responsables politiques africains qui, pour des raisons diverses, essaieraient de s’affranchir de la tutelle politique et stratégique de la France.

Conclusion

En définitive, les dynamiques en cours attestent de l’augmentation, la diversification et la complexification des réseaux d’alliances. Ce phénomène, majeur dans son amplitude et dans ses effets, appelle une réflexion générale quant à la question de l’« allié », au-delà des anciennes catégories de la Guerre froide, dont l’anachronisme continue de peser sur des perceptions stratégiques. Le destin de la France apparaît, en cette deuxième décennie du xxie siècle, étroitement lié au destin de l’Europe et en pratique de l’Union européenne (UE). Cela impose aux décideurs français toute une discipline : nécessité que l’UE réussisse, besoin de garder une influence majeure sur les institutions européennes, obligation que les progrès de l’Europe aient un effet d’aiguillon pour la France et notamment son économie. Toutefois, la baisse de son poids économique vis-à-vis de l’Allemagne, qui remonte au milieu des années 1970, amenuise les objectifs français, et le décalage sur le plan financier entre les deux « pays locomotives » de l’UE menace de perte d’influence de la France vis-à-vis de ses partenaires européens, asiatiques et américains. Avec une dette publique supérieure à 115 % du PIB, elle est de plus en plus affaiblie. Les conséquences sont d’ordre économique, sous forme d’une vulnérabilité à une éventuelle crise financière, mais plus encore d’ordre politique : la remise en cause de sa capacité à garder un rôle majeur dans le pilotage de l’UE, dans la mesure où les visions françaises et allemandes divergent par exemple sur la politique énergétique et la transition écologique (question du nucléaire). D’où, pour la France, l’importance de renouer, mieux renforcer les relations établies avec ses anciennes sphères d’influence. Or, les pays africains tardent à saisir les jeux et les enjeux de puissance sur l’espace mondial et entre les acteurs en présence. Alors que ses principaux partenaires, les États-Unis et la Chine à l’occurrence, ont conceptualisé la sécurité et l’intelligence économiques et les mettent en pratique, il est désormais nécessaire et urgent de s’en saisir en Afrique. Il faut pour cela élaborer une stratégie, et ce ne peut être fait qu’au sommet des États et d’institutions régionales et sous régionales. Les États pourraient ensuite peser de tout leur poids sur la scène internationale dans un contexte de retour de la guerre en Europe, et à cette occasion déployer une diplomatie d’influence, devenant à cette occasion force de proposition pour la résolution du conflit entre Russes et Ukrainiens. L’Afrique aura alors tout à gagner à devenir un acteur majeur de la sécurité économique.

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Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Fleuve le plus puissant au monde après l’Amazonie, le Congo draine un immense bassin partagé entre neuf États. Il a donné son nom à deux d’entre eux. Au cœur d’une histoire tumultueuse qui mit en contact les sociétés d’Afrique équatoriale et l’Europe, soumis à une exploitation coloniale brutale, il n’a cessé d’être convoité pour ses richesses naturelles. « Potentiellement » riches, les pays riverains du grand fleuve comptent en réalité parmi les plus pauvres du monde. Ce paradoxe de la puissance contrariée, tant par la nature qui a coupé le fleuve de son ouverture atlantique, que par le cours d’une histoire souvent chaotique, constitue le fil conducteur d’un voyage fascinant dans les pays du fleuve Congo.

Il existe peu de publications en français traitant du bassin du Congo ou des relations entre le fleuve, le territoire et les sociétés de son bassin versant. L’ouvrage se veut une présentation générale, à travers une succession de tableaux thématiques fort bien documentés et s’appuyant sur un corpus bibliographique très conséquent. Il est rédigé de manière très accessible, dans un style proche du récit afin de conter les facettes de cette relation entre fleuve et sociétés; de nombreuses cartes et photos témoignant d’une belle expérience de terrain, complètent un texte élégant et remarquablement informé. Un regret toutefois : la taille nécessairement modeste des cartes, qu’on aurait voir un peu plus nombreuses, n’a pas toujours permis d’y reporter les nombreux toponymes mentionnés dans le développement.

Six chapitres précédés d’un prologue soulignant les enjeux d’identité et de dénomination du fleuve, et suivis d’une conclusion en forme d’ouverture (Le Congo et après…) tentent de cerner la géographie du fleuve et de l’espace de son bassin versant, partagé en plusieurs États.

Le premier chapitre s’intitule l’énigme. La connaissance de la physiographie réelle du bassin du Congo a en effet été tardive, tant le fleuve, barré de rapides et enserré dans une forêt épaisse, s’est révélé peu accessible. La difficulté de définir ses limites hydrographiques a concentré les efforts sur cette recherche géographique : comme en d’autres lieux du continent africain, l’espace régional, très mal connu, fut pensé par les puissances européennes pressées de se partager le continent, en termes purement physiques, en particulier lors du Congrès de Berlin (1885), en négligeant totalement les sociétés qui y vivaient. Les représentations mentales des États se fondent encore sur les épisodes de cette approche naturaliste, que l’on en rejette (RDC) ou pas (Rép. du Congo) les acteurs, les explorateurs Stanley au service du roi des Belges Léopold II, et Brazza pour la France. De cette histoire de découvertes découle en partie les représentations que les acteurs nourrissent envers le fleuve, représentations qui se traduisent dans les identités, les dénominations attribuées au fleuve. « Fruits d’un même fleuve, les deux Congo n’en nourrissent cependant pas la même mémoire » (p.47).

Le chapitre 2, au fil de l’eau, décrit les contextes climatique, géomorphologique et hydrologique, tout en explorant le parcours du fleuve. Il présente ainsi plusieurs biefs navigables entre les rapides ou chutes qui émaillent son parcours entre le cœur du continent et son embouchure. On trouvera dans cette section les données utiles à la compréhension de cette force hydraulique qui très tôt fascina certains ingénieurs : rappelons que le Congo, au débit très puissant, rejette dans l’Atlantique « plus de la moitié des eaux de surface de la totalité du continent africain » (p. 72). En témoigne l’eau qui demeure douce à plusieurs dizaines de km des côtes, le fleuve se projette loin dans l’océan, et cela n’est pas sans conséquences sur les revendications concernant la zone économique exclusive de la RDC, déjà défavorisée par la configuration de sa petite fenêtre maritime, avatar des rivalités coloniales entre France, Belgique, Grande-Bretagne et Portugal. Les variations des débits, marqueurs de changements climatiques moins faciles à interpréter qu’on ne l’imagine de loin, ont évidemment des conséquences en termes de navigabilité. Si le fleuve est souvent présenté comme une possible artère majeure de pénétration du continent, cette navigabilité demeure problématique du fait de la présence de plusieurs rapides et chutes, mais aussi de la gestion des aménagements effectués. L’auteur souligne que la déconfiture du réseau fluvial tient plus à la gestion des pouvoirs publics et, il est vrai, à la décennie chaotique (1990-2004) marquée par la déliquescence du pouvoir zaïrois puis par les guerres des Grands Lacs, qu’au climat ou aux obstacles physiques. A l’indépendance, les infrastructures et les pratiques d’entretien du fleuve permettait un trafic conséquent, impossible aujourd’hui sans recourir à des investissements massifs que le gouvernement de la RDC n’a pas les moyens de mettre en œuvre. Malgré une activité locale essentiellement composée d’une myriade de très petites embarcations, malgré le potentiel en matière d’organisation de l’espace que le fleuve présente, le tableau que l’auteur dresse de l’activité marchande, qui doit « compter sur la protection bienveillante des génies du fleuve » faute de dragage d’entretien des chenaux comme des équipements d’aide à la navigation, est assez pessimiste malgré des initiatives pour en relancer l’activité.

Les gens du fleuve sont l’objet du troisième chapitre. Après le portrait de la région, le portrait du fleuve, le portrait des populations. Sans verser dans le déterminisme, l’auteur souligne que le fleuve a eu un rôle en effet la manière dont son immense bassin a été peuplé lors des migrations bantoues. S’il est plutôt un trait d’union jusqu’à Kisangani, il a au-delà fragmenté les sociétés installées à son amont, les chutes et les rapides entravant les communications et segmentant l’organisation politique de l’amont et de l’est du pays. La RDC est ainsi soumise à des tensions centrifuges récurrentes, l’est du pays regardant vers l’Atlantique, tandis que l’est est largement tourné vers l’océan Indien. « La sécession du Katanga en 1960 s’éclaire à la lumière de cette caractéristique d’un espace écartelé que le grand fleuve a été impuissant à rassembler » (p. 100). La vie quotidienne est également, dans un contexte de conflits et de pauvreté rémanente, très contrainte par les ressources offertes par le fleuve. L’alimentation dépend souvent d’une pêche traditionnelle, dont la durabilité est maintenant sujette à caution, en raison de prélèvements fortement accrus pour répondre à une démographie explosive. L’autre ressource, l’espace forestier, est également de plus en plus sollicitée. Les saisons peu différenciées permettent des travaux continus, même si maladies tropicales, avec notamment la maladie du sommeil (trypanosomiase) et son vecteur la mouche tsé-tsé, sont un obstacle à leur progression. Toutefois le problème ne se réduit pas à une opposition entre nature et société. Il est aussi celui d’une agriculture très traditionnelle, reposant encore largement sur le travail physique des femmes, dans un « temps enroulé sur lui-même » où la planification n’est guère encouragée tant par le facteur climatique (une seule saison, selon un temps toujours identique ou presque) que l’isolement des communautés, jamais rompu du fait de la sous-utilisation du fleuve comme axe de transport, tandis que les plus fortes densités de l’est du pays sont également marquées par une forte compétition foncière dans l’aire des Grands Lacs.

Le territoire, objet du quatrième chapitre, est donc enclavé en plusieurs sous-régions: longtemps, le portage forcé a été le seul moyen de remédier aux ruptures dans le cours du fleuve, tandis que la forêt constituait un obstacle majeur – mais pas totalement impénétrable, en témoigne l’épisode de la première guerre des Grands Lacs au cours de laquelle l’armée rwandaise a pourchassé à travers le territoire zaïrois les milices interahawme extrémistes hutues, perpétrant au passage de nombreux massacres non documentés car perpétrés loin des témoins de médias peu intéressés par ce conflit africain. Certes, les colonisateurs ont tenté d’ouvrir le pays, mais à un coût humain considérable qui contribue à grever le passif de la colonisation dans cette région de l’Afrique. On a encore bien des difficultés à évaluer ce qu’a coûté en vies humaines l’établissement du chemin de fer Congo-Océan. Au Congo belge, la collecte du caoutchouc par des concessionnaires livrés à eux-mêmes, a été particulièrement brutale avec la pratique de l’amputation des mains pour asseoir l’autorité des entrepreneurs et tolérée par la puissance coloniale (p. 130). Les infrastructures de transport subsistantes, voies ferrées mais aussi les ports fluviaux, sont aujourd’hui menacées par un climat équatorial particulièrement agressif, mais surtout par un entretien déficient. La faillite gestionnaire des pouvoirs publics pèse bien davantage que le contexte naturel. Le Congo n’est de ce fait plus un axe structurant et n’exerce aucun effet de centralité : les liens avec les marges, surtout dans l’Est de la RDC, sont plus forts qu’avec l’artère fluviale, celle-ci ne jouant qu’un rôle très local.

Que penser alors de cette image, mille fois répétée, de la puissance (chapitre 5) du fleuve, évoquée dans le titre de l’ouvrage ? Elle est celle, naturelle mais largement encore à développer, de son potentiel hydroélectrique. À Inga, en aval de Kinshasa, il est de 40 000 MW, double de celui des Trois Gorges chinoises, mais seule une partie infime en est exploitée. Les projets antérieurement menés à grands frais, comme celui de relier Inga au Shaba (Katanga) par une ligne à haute tension étaient surtout idéologiques et irrationnels. Si les entreprises chinoises s’intéressent actuellement aux grands équipements et à leur possible financement, c’est surtout pour obtenir des permis miniers prédateurs. Enfin, la puissance du fleuve, c’est aussi son débit. Ainsi est née l’idée de vendre une petite partie de l’eau du bassin aux pays septentrionaux moins bien dotés, notamment vers le lac Tchad, provoque une levée de boucliers en RDC et en Rép. du Congo, même si l’impact environnemental et social de cette ponction serait sans doute minime. Quoi qu’il en soit, ce projet de transfert massif ne va nulle part, bloqué par les résistances politiques – sincères ou outil de négociation ? – et les coûts très conséquent qu’un tel chantier suppose…

Le dernier chapitre traite des rivages urbains, des relations entre l’habitat humain et son environnement et de l’organisation sociale dans les agglomérations.  La croissance du fait urbain, commune en Afrique avec l’expansion démographique rapide et l’exode rural, se traduit dans le développement d’une série d’agglomérations plus ou moins reliées entre elles. Plusieurs « villes de fleuve » (p.183) ont ainsi été créées du fait de l’activité économique soutenue par le fleuve à l’époque coloniale et/ou liée à l’extraction des ressources. L’auteur relève aussi la présence de quelques doublets urbains, de part et d’autre de rivières frontières, avec l’archétype de celle des capitales jumelles sises de part et d’autre du fleuve Congo, Kinshasa et Brazzaville, très proches, parfois rivales, et non reliées par un pont malgré les fortes relations qui les relient sur les plans économiques et sociaux. A Brazzaville, l’ignorance par les Chinois des contraintes morphologiques ont par exemple conduit à l’effondrement d’une partie de la corniche sud, bâtie sur des sols sableux instables déposés par le fleuve. Cette relation s’exprime également, rejoignant les préoccupations du chapitre précédent, par l’accès très insuffisant des populations à une eau salubre – illustration éclatante que l’accès difficile à l’eau potable n’est que rarement la conséquence d’un manque d’eau, mais bien plus souvent un problème de gouvernance et de gestion des infrastructures et des réseaux. Cette relation entre villes et environnement est enfin la cause de la dévastation environnementale des villes pétrolières de l’estuaire.

La conclusion – le Congo et après –  insiste sur l’enjeu majeur du bassin du Congo, parfois présentée par les Occidentaux comme résidant en la préservation de la richesse forestière, importante en soi mais aussi aux yeux du monde, surtout occidental, qui, comme en Amazonie, souhaite en imposer la préservation en partie pour peut-être se permettre de conserver le même train de vie destructeur… L’auteur souligne les autres défis majeurs qui demeurent, une démographie galopante, une économie locale en berne notamment faute d’investissement dans les transports, une gouvernance inefficace voire  prédatrice, et une forte instabilité politique, surtout dans les marges orientale, les soubresauts des guerres des Grands Lacs n’étant pas encore éteints tandis que Rwanda et Burundi entretiennent les milices investies de la protection de leurs frontières pour empêcher l’infiltration des milices interahamwe. La RDC est un territoire immense que le pouvoir de Kinshasa ne contrôle que très imparfaitement.

En six tableaux, certainement pas exhaustifs mais bien menés, divers et bien étayés de faits, de chiffres et par de nombreux séjours sur le terrain, l’auteur évoque ainsi de nombreuses facettes de la réalité sociale, géographique, économique et politique du bassin du Congo. Il souligne le poids de l’histoire, revient sur le potentiel des ressources et du capital humain, tout en soulignant les erreurs politiques majeures qui ont conduit à la ruine de ces espoirs. Modérément optimiste, l’auteur souligne que le potentiel est toujours présent, et voit des prémisses de retour des activités : encore faudra-t-il trouver capital et volonté politique pour assurer la coordination des efforts et le maintien d’une gouvernance propice. Dans ce contexte, le capital chinois serait-il un facteur potentiel de reprise économique ?  La question, rapidement esquissée par l’auteur, se pose, ce serait le sujet d’une autre étude.

Frédéric Lasserre