Recension: Manon-Nour Tannous (dir.) Fréquenter les infréquentables (2023). Paris : CNRS Éditions/Biblis

Regards géopolitiques v9n3, 2023

Manon-Nour Tannous (dir.) Fréquenter les infréquentables (2023). Paris : CNRS Éditions/Biblis, 298 p.

Cet ouvrage collectif dirigé par Manon-Nour Tannous, enseignante-chercheure à l’Université de Reims et chercheure associée au Collège de France, pose la question de l’acceptabilité du dialogue, diplomatique ou par des canaux différents, avec des acteurs politiques dont on pourrait réprouver les gestes, les valeurs, les actes.  Ainsi, faut-il discuter avec Vladimir Poutine, en particulier depuis son attaque délibérée sur l’Ukraine de février 2022? Négocier avec Bachar el-Assad ? Transiger avec Kim Jong-Un ? En relations internationales, certains acteurs sont considérés dans les discours comme fréquentables, d’autres non. Mais qui en décide ? Selon quels critères ?

Cet ouvrage propose ainsi d’examiner, à travers plusieurs études de cas, cet aspect de la politique étrangère qui consiste à déterminer avec qui on ne peut dialoguer, du moins officiellement, et donc qui sera présenté comme infréquentable. À travers de nombreux exemples l’ouvrage introduit aux critères de la fréquentabilité : l’incarnation de l’État, la représentation du peuple qu’incarnerait l’acteur, le respect des droits humains, etc.

Le point de départ de la recherche qui a présidé à la rédaction de cet ouvrage se trouve dans la crise syrienne : le dictateur Bachar el-Assad a fait l’objet de nombreux commentaires à la suite de la répression et aux horreurs perpétrées par le régime pour assurer son maintien au pouvoir, avec à travers le temps un regard variable des Occidentaux face au chef de l’État syrien.

L’ouvrage débute avec une introduction comportant une intéressante discussion théorique. Mme Tannous revient sur ce qualificatif d’infréquentable, ce « refus du dialogue avec tel acteur en raison de son profil ou de ses agissements », et qui revient à labelliser un acteur dans le but de souligner une profonde différence, réellement perçue ou que l’on souhaite construire. Cette labellisation qui vise à dénigrer, ne va pas de soi, car elle peut se faire en ordre dispersé ; peut ne pas empêcher le dialogue dans certaines circonstances, et souffrir d’un manque de front commun de la communauté internationale. Pratique de plus en plus répandue, elle n’est pas l’apanage des Occidentaux car le régime iranien, le régime syrien par exemple, ont eux aussi eu recours à la labellisation à des fins politiques, Téhéran qualifiant les États-Unis de « Grand Satan » et le régime syrien labelisant ses opposants de terroristes pour atténuer son image négative auprès des Occidentaux et pour disqualifier toute négociation. Le cas iranien constitue même un exemple d’appropriation de l’étiquette péjorative affublée par les Occidentaux à des fins de contre-discours, afin de tenter de fédérer tous les acteurs s’opposant aux pressions occidentales. On peut discerner en filigrane cette stratégie dans la posture russe dans le cadre de la guerre en Ukraine depuis 2022.

Le chapitre rédigé par Pierre Grosser aborde une intéressante problématique : si la labellisation de tel ou tel acteur avait été différente, le cours des relations diplomatiques et donc de l’Histoire aurait-il été différent ? Les initiatives récentes du président français Emmanuel Macron, rappelle Mme Tannous, pour maintenir un canal de discussion avec la Russie depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, ont renouvelé l’intérêt pour ce dilemme, de même que le dilemme de nombreux diplomates dans le cas des tractations ayant conduit à la fin des guerres yougoslaves, certains diplomates se voyant conduits à discuter avec Slobodan Milosevic  afin de trouver un règlement négocié tout en gardant à l’esprit que leur interlocuteur était l’objet d’une poursuite comme criminel de guerre…

L’analyse des différents cas exposés conduit l’auteure du recueil à souligner la grande difficulté à théoriser les critères présidant au choix des États. Cette fluidité est imputable à la grande diversité des représentations, des circonstances, de choix de l’époque, et explique en retour le caractère réversible de la labellisation d’infréquentable, pragmatisme, opportunisme et « bricolage permanent ».

Sont ainsi proposées, plusieurs études de cas, certaines historiques, d’autres plus contemporaines. La séquence débute par l’analyse de l’uchronie, de ce qui aurait pu être : négocier ou ne pas négocier, et l’instrumentalisation politique des relectures a posteriori des événements et des stratégies diplomatiques. Pierre Grosser revient notamment sur le syndrome de Munich, label qui revient à taxer un acteur de coupable recherche d’apaisement dans un parallèle classique avec le renoncement des alliés français et britanniques face à Hitler en 1938. Pierre Grosser revient sur de nombreux exemples – aurait-il été possible d’éviter que Castro ne s’aligne autant sur l’URSS ? Les Occidentaux, auraient-ils dû mieux profiter de la mort de Staline en 1953 pour construire une autre relation avec l’URSS ? pour conclure, après analyse des archives, qu’il faut se garder de regrets angéliques car dans plusieurs cas, les conditions n’étaient pas nécessairement réunies pour que la paix ait eu plus de chance. Ainsi en 1965 dans le conflit vietnamien où les dirigeants du Nord-Vietnam avaient fait le choix de l’option militaire.

D’autres études de cas abordent les relations entre la France et le leader libyen Kadhafi, ou tchadien Hissène Habré; sur les stratégies des présidents d’Afrique centrale; sur les relations entre Israël et l’OLP; entre l’Union européenne et la dictature biélorusse; sur l’évolution des perceptions et des discours des gouvernements colombiens à l’endroit de la guérilla des FARC dans le cadre de la guerre civile. Un chapitre revient sur l’évolution des relations des Occidentaux avec Mustapha Kemal, fondateur de la République de Turquie, un autre sur l’image de la Corée du Nord, en particulier sous l’administration de George W. Bush, pour revenir sur l’évolution des discours et labels de l’administration américaine – l’administration Trump ayant ainsi manifestement choisis le contrepied de cette attitude du président Bush, en promouvant un dialogue politique – finalement peu fructueux – avec Pyongyang.

Il s’agit ici d’un ouvrage plaisant, bien écrit, avec de nombreux cas différents et un corpus de références conséquent. Le livre revient sur les dilemmes de la diplomatie et le rapport à l’Autre, dans un ordre international en changement rapide, mais qui explore aussi les facettes cachées des motivations de certains gouvernements de qualifier certains acteurs d’infréquentables, ou, au contraire, de revenir sur cette étiquette.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Laisser un commentaireAnnuler la réponse.