A quoi sert la Géographie?

Regards géopolitiques v9 n2, 2023

Recension

Perrine Michon et Jean-Robert Pitte (dir.) (2021). A quoi sert la Géographie? Paris, PUF, 441p.

À quoi sert la géographie ? Voilà une question passionnante, à laquelle propose de réfléchir cet ouvrage collectif paru en accompagnement d’un colloque sur la même question, organisé par la Société de Géographie. Malheureusement, et c’est peu de le dire, la réponse apportée laissera le lecteur sur sa faim – surtout s’il est géographe, ce qui est un comble. A minima cet ouvrage déçoit, mais plus souvent qu’autrement, il agace.

Le format choisi est, d’abord, déroutant. Se mêlent ainsi chapitres abordant des enjeux spécifiques – plutôt écrits de synthèse que projets de recherche – des entretiens avec diverses personnalités, des perspectives sur l’enseignement de la matière… On reste plusieurs fois perplexes quant à la structure pêle-mêle de cet ouvrage où il est parfois difficile de savoir où l’on va.

Venons-en au fond, et c’est là que se situe le nœud du problème. L’introduction par Jean-Robert Pitte n’est pas absolument dénuée d’intérêt, et replace très brièvement les grands enjeux de la science géographique – sans toutefois s’empêcher un petit tacle à l’attention d’une nouvelle génération de géographes trop portée sur les « thèmes en vogue de la culture woke » (p.12). Ah.

La première partie s’attelle ensuite à la vaste question de ce qu’est la géographie. Elle compte six chapitres, très inégaux : certains intéressants (celui de Paul Claval), d’autres plus étonnants, notamment celui de Sylvie Brunel qui s’apparente plus à un essai personnel qu’à un article de recherche et qui aurait peut-être trouvé sa place dans la section sur les parcours géographiques. En tout état de cause, il est surprenant de noter que le premier chapitre est confié, précisément, à quelqu’un qui n’est pas géographe. L’idée n’est pas sans intérêt et si l’on réfléchit à sa propre discipline, il est toujours éclairant d’avoir un regard extérieur. Mais ce chapitre est problématique à plus d’un titre, et notamment parce qu’il déroule un raisonnement profondément déterministe en comparant l’évolution des aires d’Asie antérieure d’Inde et de Chine (p. 23-24).

Comment un ouvrage posant la question de ce à quoi sert la géographie peut-il faire de la place à ce type d’arguments que des générations de géographes se sont appliqué à déconstruire? Déjà en 1985 un numéro spécial de l’Espace Géographique intitulé Causalité et Géographie se posait la question du déterminisme où Olivier Dollfus écrivait que « L’existence de la liberté humaine empêche, de façon objective, le déterminisme laplacien d’être opérant, en toute circonstance, dans notre discipline » (Dollfus, 1985). C’est d’autant plus surprenant que quelques pages auparavant, l’on peut lire que « les objets des sciences humaines sont surdéterminés non par des données géographiques mais par l’intelligibilité des ordres où ils sont produits » (p.19). Mais quelques pages plus tard, l’auteur ajoute que « la géographie est une discipline plutôt qu’une science » (p. 26), parce qu’elle n’est pas « déductive, prédictive et vérifiable » (idem). Il poursuit en précisant que la géographie ne peut être qu’empirique et ne fournir d’explication qu’en recourant à d’autres sciences (des vraies, donc). Décidément, pour le lecteur géographe, cet ouvrage commence fort.

Heureusement, le chapitre qui suit, de Paul Claval, permet de faire redescendre la tension artérielle du lecteur et replace la géographie dans son histoire. Il ouvre aussi une fenêtre bienvenue sur la géographie dans d’autres sociétés et on peut regretter que dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie, il n’y ait pas plus de réflexions de ce genre (mais peut-être est-ce trop woke?). Il offre aussi un petit paragraphe qui permet de bien souligner l’aporie du déterminisme en géographie, replaçant efficacement les termes du débat.

La deuxième grande partie propose de s’intéresser à ce que peut la géographie pour le monde d’aujourd’hui. Là encore, les contributions sont assez inégales, et leur principal défaut (qu’on ne peut reprocher aux auteurs qu’on sait soumis aux contraintes éditoriales) est d’être trop courtes, ne permettant pas vraiment d’entrer dans les détails des champs et objets présentés. Certains chapitres se démarquent : le premier qui croise deux parcours de géographes et l’évolution de leurs objets d’études, ceux de géopolitique qui évoquent le réchauffement climatique,[1] mais aussi la datasphère sont passionnants et on aurait aimé qu’ils soient davantage développés parce qu’ils contribuent au renouvellement des questions sur l’espace et que c’est là le cœur du sujet.

Les entretiens de la partie qui suivent ne sont pas dénués d’intérêt, même si l’on peine parfois à voir le lien direct avec l’enjeu de cette partie qui se penche sur les champs de la géographie. Je ne m’y attarderai pas car je voudrais évoquer rapidement un chapitre qui laisse proprement sans voix : celui de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes. La seule référence géographique évoquée dans le chapitre est celle de Julien Gracq. Bien entendu, ce n’est pas une référence sans intérêt et les géographes qui se sont penchés sur la question le soulignent bien, à l’instar de JL Tissier ou de Y Lacoste. Néanmoins, c’est un peu maigre, pour définir ce qu’est la géographie et juger que son objet est « obscurci » puisqu’il ne s’agit plus de parler d’espace « mais un ensemble de sujet d’études où l’espace sert de cadre général pour aborder divers aspects de sociétés humaines » (p.275). Le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Lévy & Lussault, une référence incontournable dans la géographie francophone, précise pourtant dès son résumé que « Bien loin de n’être qu’une simple description de la surface de la terre, la géographie s’affirme comme une véritable science sociale, attachée à penser l’espace des sociétés humaines » (Lévy et Lussault, 2013). Autre témoin de la mécompréhension de l’autrice vis-à-vis à la fois de la géographie mais aussi de son objet central : le passage sur l’analyse multiscalaire qui nuirait à la compréhension de l’espace. On pense ici à l’avalanche de travaux qui existent sur l’espace géographique et les multiples manières de l’aborder, à commencer par le passionnant article de Guy Di Méo, « de l’espace aux territoires », ceux de Frémont sur « l’espace vécu », ou encore ceux de Lefebvre sur la production de l’espace – pour ne citer que quelques-uns parmi les fondamentaux. Et on ne voit pas bien en quoi l’analyse multiscalaire nuit à la compréhension de l’espace. Là encore, comment ne pas être surpris de trouver de tels propos dans un ouvrage qui se demande à quoi sert la géographie?

L’autrice souligne aussi des programmes trop axés sur la mondialisation (trop multiscalaire sans doute) et note que les mobilités internationales, qu’il s’agisse de celles « des migrants, des étudiants ou des touristes, elles sont envisagées dans l’indifférence aux causes qui les suscitent, que ce soit un programme Erasmus ou un conflit armé » (p. 277).  Difficile d’être plus méprisant à l’égard d’une discipline et des professeurs qui mettent en œuvre ces programmes. Son chapitre se termine, à l’instar du mot d’introduction de Jean-Robert Pitte, par une petite diatribe contre le trop grand nombre de concepts en géographie « déliés de tout réel » (p. 278), mais au-delà de cette critique de forme, on peine à trouver un fond ne serait-ce qu’un peu convaincant.[2] Et la conclusion sur la teneur idéologique de la géographie et de son enseignement se passe de commentaire, mais j’enjoins le lecteur curieux à y jeter un œil: c’est édifiant.

Au total donc, ce livre déçoit donc tant le potentiel était grand, à l’opposé du résultat final.[3]

Pauline Pic

Stagiaire postdoctorale à l’ESEI (École supérieure d’Études internationales)

Université Laval

Références

Dollfus, O. (1985). Brèves remarques sur le déterminisme et la géographie. L’Espace Géographique, 14(2), 116–120. http://www.jstor.org/stable/44380404

Lévy, J. & M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin, 2013.

[1] A plusieurs reprises dans cet ouvrage (mais pas dans le chapitre dont il est ici question), l’on pourra lire qu’il ne faut pas être trop catastrophiste quand on parle de l’environnement et des changements climatiques, ce qui laisse songeur.

[2] Difficile par ailleurs de ne pas voir ici une attaque à peine masquée contre le précédent directeur des programmes, Michel Lussault, géographe, et à qui l’on a pu reprocher d’être trop… jargonnant. M. Lussault a démissionné de la présidence des programmes, critiquant ouvertement le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque, J.M. Blanquer. C’est ce dernier qui a nommé l’autrice présidente du Conseil Supérieur des programmes.

[3] L’écriture de ces lignes coïncide avec la campagne de recrutement de maitres de conférences en France, qui souffre d’un manque chronique de postes. Pour savoir à quoi sert la géographie et comment elle s’empare des grands enjeux contemporains, au-delà des incontournables références, s’intéresser aussi aux travaux de jeunes chercheurs malmenés par ces processus de recrutement permet de mesurer la richesse et le potentiel de la science géographique.

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