Antoine Brunet, Laurent Estachy, Alain Garrigou, Jean-Paul Guichard (2022). Ce que révèle l’invasion de l’Ukraine. Paris : L’Harmattan.

RG v9n1, 2023

Escalade dans une guerre qui remonte à 2014, l’invasion de l’Ukraine de 2022 montre, pour les auteurs de l’ouvrage, que la Russie, « où le mensonge et la falsification de l’histoire sont désormais banalisés », serait redevenue, avec Poutine, impérialiste et totalitaire. Une lutte sourde opposerait désormais deux blocs ; l’un réunit, autour de la Chine qui viserait l’hégémonie mondiale, la Russie aspirant à un « ordre multipolaire » et d’autres pays totalitaires ; l’autre, pour lui résister, reconstituerait l’alliance des démocraties libérales autour des États-Unis. La guerre en Ukraine révélerait cette ligne de fracture ouverte par l’inflation mondiale qui résulte en grande partie de décisions politiques chinoises, en même temps qu’elle dévoile l’alliance Moscou-Pékin officialisée le 4 février 2022. C’est la fin des illusions de la « mondialisation heureuse » : le monde entrerait désormais dans une nouvelle guerre froide.

Les auteurs entendent ainsi mettre en perspective la guerre en Ukraine, au-delà du conflit déclenché en 2022, dans le long terme des ambitions russes, des ambitions chinoises et de la constitution d’un bloc de puissances totalitaires qu’ils lisent dans la dynamique politique contemporaine. L’ouvrage s’articule autour de quatre chapitres.

Les deux premiers proposent une lecture du discours sur l’Histoire de la Russie, insistant sur la réalité de l’identité ukrainienne que veut gommer le discours russe contemporain, et plus généralement du révisionnisme historique russe. Cette tendance à la réécriture de l’histoire n’est pas nouvelle mais semble s’accentuer depuis quelques années sous la présidence de Poutine, avec un discours faisant la part belle au roman national, comme cela s’est d’ailleurs abondamment pratiqué dans tous les États occidentaux à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Le phénomène n’est donc pas nouveau : il est simplement fortement remobilisé à des fins politiques.

Le troisième chapitre développe une analyse des mobiles de Vladimir Poutine dans sa décision d’envahir l’Ukraine en février 2022. Pour Antoine Brunet, « tout laisse penser » que la Russie du président Poutine entretient une série d’objectifs territoriaux emboités : reconquérir l’Ukraine et la Biélorussie ; rétablir le territoire de l’ex URSS ; reprendre le contrôle des États de l’ex-Pacte de Varsovie et, au-delà, de l’Europe de l’Ouest pour créer une Grande Eurasie. Ces hypothèses sont intéressantes et les gestes posés par le gouvernement russe depuis quelques années justifient leur étude. L’auteur, ancien économiste de marché « devenu géopolitologue », malheureusement appuie peu son propos sur une analyse rigoureuse des discours, des déclarations des dirigeants russes, sur une étude fine de la dynamique des relations entre Russie et Occident et entre Russie et Ukraine. Le corpus documentaire n’est pas non plus précisé. On parle de vassalité sans préciser le sens du concept ni sans précaution dans l’emploi de ce concept précis, qui caractérise des relations de pouvoir surtout observées au Moyen-Âge. Que Vladimir Poutine regrette la disparition de l’URSS (p.51) et qualifie l’événement de plus grande catastrophe du 20e siècle, ne signifie pas que la Russie engage activement ses ressources et sa politique sur ce chemin, même si la perspective pourrait sourire à M. Poutine et à certains membre des cercles du pouvoir russe : l’argument est court et dépouillé de toute référence crédible à un corpus des discours et des décisions politiques russes. « Poutine a déjà manifesté son appétit à reprendre la Géorgie, la Moldavie et les trois États baltes » : quand ? quelles sources ?  Rhétorique, rêve dont il sait qu’il est inatteignable, ou ambition réelle ? Ici encore, l’analyse est courte au-delà de l’affirmation non étayée. Certes, la contrainte éditoriale – produire un ouvrage relativement court et accessible au grand public – a sans doute joué, mais cette hypothèse ne suffit pas à rendre compte de la méthode retenue. Par ailleurs, que Moscou ait très mal perçu l’adhésion des anciennes démocraties populaires à l’OTAN est un fait ; cela ne veut pas dire que son objectif était la « démilitarisation » de ces États pour qu’ils en reviennent à vivre dans la terreur d’une invasion russe (p.54).  Enfin, le grand rêve eurasien n’est pas nouveau. Qu’Alexandre Douguine, proche de V. Poutine, prêche en faveur de cette représentation géopolitique et que le président semble y être sensible ne signifie pas, encore une fois, que la concrétisation d’un tel projet territorial soit une priorité politique de Moscou, ni même que le pouvoir russe l’envisage sérieusement pour « faire chuter les États-Unis » (p.57).

Enfin, le 4e chapitre propose une lecture plus globale du conflit comme révélateur du rapprochement sino-russe, de la constitution d’une alliance et de la création d’un « bloc totalitaire » visant à affaiblir les États-Unis et ses alliés. L’auteur de ce chapitre explique ainsi que la forte inflation qui caractérise la fin de la pandémie de covid-19 et qui affecte l’économie mondiale serait en bonne partie due à des manipulations russes du marché des ressources énergétiques et à des politiques chinoises délibérées d’achat massif de ressources afin de faire monter les prix dans un but politique. On en reste au stade de l’hypothèse, au demeurant intéressante, car l’auteur ne cite aucune source crédible qui lie les achats massifs chinois à l’intention affirmée : attribuer une intention sur la seule base d’achats de ressources et du rapprochement avec les impacts négatifs que cela pourrait engendre, ne constitue pas une preuve. L’argument parait d’autant plus court que les importations chinoises de gaz naturel et de pétrole ont considérablement diminué au cours de l’ensemble de l’année 2022 (The Economist, 2022; Paraskova, 2022; Aizhu, 2023).

On lit dans l’ouvrage que les routes de la soie sont une stratégie chinoise qui vise à piéger de nombreux pays souverains à travers leur endettement sciemment provoqué par la Chine. Cette idée du piège de la dette, qui a largement été portée dans les débats, est contestable : il n’est pas démontré que la Chine endette délibérément tous ses partenaires dans le cadre des nouvelles routes de la soie pour les affaiblir (Jones et Hameiri, 2020 ; Pairault, 2022). Il est encore plus réducteur d’affirmer que les nouvelles routes de la soie se limitent à ce seul objectif putatif (Lasserre et al, 2019, 2022).

La conclusion souligne l’émergence de blocs politiques, le bloc des totalitarismes avec comme principaux protagonistes, la Russie et la Chine ; opposé au bloc des démocraties libérales. Outre que ce schéma demeure à prouver – il n’est pas certain que la Chine souhaite suivre la Russie dans une éventuelle spirale d’affrontement avec les Occidentaux –  il est réducteur : les pays d’Asie centrale, peu libéraux, soutiennent du bout des lèvres la politique russe en Ukraine (Alexeeva et Lasserre, 2022). Où classer le Vietnam, régime autoritaire communiste mais plutôt proche des Occidentaux en ce moment ? Où classer l’Arabie saoudite ? les Émirats arabes unis ?  La Thaïlande, proche des Occidentaux mais désireuse de maintenir un équilibre dans ses relations ?  Le Pakistan, très proche de la Chine mais pendant longtemps allié des États-Unis ?  L’analyse manque encore de nuance ici.

Le propos revient sur le modèle de Spykman opposant de manière irréductible les « puissances continentales »  et « maritimes », comme si ces vieux modèles géopolitiques de Mackinder ou de Spykman revêtaient une caution scientifique : très datés et reflets des représentations d’acteurs engagés dans des rivalités de pouvoir (Lasserre, Gonon et Mottet, 2020 ; Lasserre, 2020), ils ne sauraient constituer des grilles d’analyse crédibles, sauf pour déconstruire les discours des acteurs à l’origine de leur conception. De plus, ces grands modèles géopolitiques connaissent le sort des produits de mode : voici 20 ans, c’était le tout aussi contestable Choc des civilisations de Samuel Huntington qui avait la faveur des médias ; il semble que son temps soit passé…

Au-delà de la rareté des citations et des sources crédibles, de l’énoncé souvent rapide d’affirmations potentiellement intéressantes mais trop rarement étayées, l’ouvrage procède aussi par des procédés rhétoriques qui rangent plutôt cet ouvrage dans la catégorie des pamphlets que des analyses scientifiques. Un style parfois contestable – « suivez mon regard » p.29 ; des discours empreints de « ringardisme » (p.38) ; « l’ogre » (p.62) –  se combine avec des affirmations ou des réflexions qui campent nettement les auteurs dans le camp des critiques de la Russie. On accuse la Russie de considérer le traité de 1994 avec l’Ukraine de « chiffon de papier » ; Moscou pensait établir un « pouvoir croupion » à Kiev avant la révolution de Maidan; « Vladimir Poutine dispense des leçons d’histoire dont l’inspiration idéologique est inversement proportionnelle à la vérité », véritables « élucubrations historiennes d’un dictateur » (p.33) ; Vladimir Poutine n’a sûrement pas lu Thucydide et La Guerre du Péloponnèse (p.34). Il n’est pas mauvais que les auteurs aient une opinion politique et cherchent à l’exposer ; mais s’ils la laissent trop transparaitre dans leur propos, s’ils mobilisent pour cela un pamphlet plutôt qu’un discours argumenté, alors leur discours perd en crédibilité.

Le lecteur pourra aussi être agacé par la fréquence des anglicismes : les contrats « future » pour parler de contrats à terme ; une erreur classique qui conduit l’auteur à confondre trillion en anglais avec milliers de milliards[1]; le concept de « policy mix » (éventail de politiques) ; « tug-of-war »…

Non pas que les idées avancées dans cet ouvrage soient irrecevables : elles sont au contraire intéressantes et mériteraient d’alimenter un débat sur les représentations de la Russie, ses objectifs dans le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, et la dynamique de ses relations avec la Chine dans le cadre d’une possible crispation des relations internationales autour de deux blocs. Mais ici, le traitement de l’exposé ; le manque de rigueur de l’analyse, et le parti pris rhétorique ne plaident pas en faveur de la crédibilité de l’ouvrage proposé. C’est dommage.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Références

Aizhu, C. (2023). China 2022 crude oil imports fall for second year despite Q4 pickup. Reuters, 13 janvier, https://www.reuters.com/markets/commodities/china-dec-crude-oil-imports-3rd-highest-yr-2022-imports-down-09-2023-01-13/

Alexeeva, O. et F. Lasserre (2022). Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Samarcande, ou les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur l’Asie centrale. Revue Internationale et Stratégique (RIS), n°128, 17-27.

Jones, L. et Hameiri, S. (2020). Debunking the Myth of ‘Debt-trap Diplomacy’. How Recipient Countries Shape China’s Belt and Road Initiative. Research Paper, Chatham House.

Lasserre, F. (2020). Mackinder, la Chine et les nouvelles routes de la soie. Un modèle adapté ? Regards géopolitiques 6(3), 12-23, https://cqegheiulaval.com/wp-content/uploads/2020/10/vol6numero3-rg2020.pdf.

Lasserre, F., E. Gonon et E. Mottet (2020) Manuel de géopolitique. Enjeux de pouvoir sur des territoires. Paris, Armand Colin.

Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2019). Les nouvelles routes de la soie. Géopolitique d’un grand projet chinois. Québec, Presses de l’Université du Québec.

Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2022). À la croisée des nouvelles routes de la soie. Coopérations et frictions. Québec, Presses de l’Université du Québec.

Pairault, T. (2022). L’Afrique, la Chine et la mythopoïèse de la dette. Dans Lasserre, F.; É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2022). À la croisée des nouvelles routes de la soie. Coopérations et frictions. Québec, Presses de l’Université du Québec, 205-222.

Paraskova, T. (2022). China’s LNG imports are set for a record-breaking plunge. Oil Price, 19 octobre, https://oilprice.com/Energy/Energy-General/Chinas-LNG-Imports-Are-Set-For-A-Record-Breaking-Plunge.html#:~:text=Weak%20domestic%20demand%20and%20high,imported%20LNG%20back%20in%202006.

The Economist (2022). China’s plunging energy imports confound expectations. 15 sept., https://www.economist.com/finance-and-economics/2022/09/15/chinas-plunging-energy-imports-confound-expectations


[1] En anglais, on utilise l’échelle courte pour les grands nombres : million, billion, trillion ; en français, c’est l’échelle longue : million, milliard ; billion, billiard etc…  En anglais, one trillion équivaut donc en français à 1000 milliards.

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