RG v8 n2, 2022
Emmanuel Lincot (2021). Chine et terres d’islam. Un millénaire de géopolitique. Paris : PUF.
Dans cet ouvrage, Emmanuel Lincot retrace sur la longue durée jusqu’à l’époque contemporaine, l’histoire complexe des relations sino-musulmanes. Fort bien documenté avec un corpus de sources diverses très étoffé tout en mobilisant l’expérience du chercheur, l’ouvrage du sinologue se lit aisément tout en abordant de manière convaincante de multiples aspects de la complexe relation qu’ont développée sur les temps longs, les mondes chinois et musulmans.
Adoptant une approche résolument historique tout en proposant au lecteur des observations utiles sur les facettes contemporaines des legs historiques, l’auteur cadre tout d’abord son propos dans les temps longs dans une première partie intitulée D’un monde à l’autre : l’islam et ses confins chinois. Le parcours historique proposé par l’ouvrage s’ouvre avec les débuts de la pénétration de l’islam en Chine, d’abord par la voie maritime au VIIème siècle, et la bataille de Talas (751) opposant le califat Abbasside à la dynastie Tang, puis l’intégration de l’islam aux réseaux commerciaux qui le précédait de plusieurs siècles. Il replace ainsi l’histoire de l’avènement de l’islam dans les confins terrestres (Asie centrale essentiellement) et maritimes de la Chine, dans les dynamiques régionales, nourries d’échanges commerciaux, culturels et religieux. L’islam s’est diffusé précisément dans un monde en mouvement dans lequel les idées circulaient avec les marchandises le long des réseaux commerciaux, produisant un brassage et un métissage d’idées, de populations et de cultures dont nombre d’idéologues voudraient gommer le souvenir. Kashgar, à ce titre, constituait le creuset d’héritages, de richesses culturelles multiples dans une ville-comptoir à l’image du fonctionnement de la région : échanges et diversité. Ces réalités ne sont que très partiellement, voire de moins en moins restituées dans les manuels scolaires et les discours nationaux qui bien souvent préfèrent mettre l’accent sur l’histoire, revue a posteriori, de l’intégration de ces espaces aux projets nationaux, surtout du côté chinois, tandis que par ailleurs la célébration instrumentalisée des routes de la soie fait florès dans de nombreuses républiques d’Asie centrale mais aussi en Chine, où l’on évoque les expéditions maritimes de Zheng He au XVe siècle et les routes des caravaniers animant un commerce dépeint comme animé par la Chine.
Une seconde partie, Structures sociales et héritages culturels, tente de revenir sur les incidences de ce riche passé sur les dynamiques actuelles. Emmanuel Lincot retrace les nombreux mouvements d’idées, de savoir-faire, de population entre monde chinois, Asie centrale, Moyen-Orient jusqu’en Europe. L’auteur ne verse pas dans une inutile apologie de cette période : il souligne les influences mutuelles et les échanges certes, mais aussi les différends, les altercations entre des systèmes sociaux et philosophies profondément différentes, malgré certaines tentatives d’hybridation ou de syncrétisme comme le Han Kitab, corpus de textes islamiques développé au XVIIIème siècle par des lettrés chinois musulmans nourris de confucianisme. Brassant lieux de mémoires, œuvres d’art ou littéraires, l’auteur trace les liens entre héritages philosophiques, patrimoniaux, discours sur ces héritages et enjeux géopolitiques contemporains.
Une troisième section présente les Ruptures européennes et le choc de la Modernité. Retraçant à travers cette section l’irruption des Européens et de leurs idées dans la région centre-asiatique, en Iran et en Chine, l’auteur poursuit sa fresque historique en montrant les bouleversements sociaux et politiques induits par l’irruption politiques des Européens dans les régions étudiées, mais aussi les impacts sociaux et politiques des idées révolutionnaires porteuses de concepts nouveaux comme la nation ou le marxisme. La fresque historique se poursuit avec une quatrième partie, Des luttes indépendantistes contre les impérialismes à la normalisation diplomatique, section dans laquelle l’auteur poursuit son analyse des impacts des rivalités entre Union soviétique, Japon et Chine bientôt populaire et les débuts de la diplomatie chinoise vers les divers pays de l’islam, Moyen-Orient certes, mais aussi Afrique, Asie du Sud-est, et l’allié pakistanais dans le cadre de la rivalité avec l’Inde. Cette diversité du monde musulman est à nouveau soulignée ici, en écho à la diversité implicite du titre de l’ouvrage mettant en scène les terres d’islam. C’est notamment le moment de la Conférence de Bandung (1955) et son héritage qui apparait ainsi central dans le déploiement d’une diplomatie fort active. Autrefois atteinte par les projets coloniaux mais désormais indépendante et forte sous la houlette du Parti, la Chine veut ainsi se présenter comme la porte-parole des pays en développement face aux puissances occidentales, post-coloniales.
La proximité géographique en rend compte : malgré de nombreux sauts dans l’espace et le temps pour, par petites touches, dépeindre la diversité du monde musulman dans ses relations avec la Chine, la région du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, hérite d’une place centrale dans l’ouvrage. Cette région, dont le nom signifie « nouvelle frontière » en chinois, a été historiquement pour Pékin un front pionner qu’il fallait pacifier, contrôler face aux forces politiques locales (ouïgours) mais aussi russe, anglaise et, dans une moindre mesure, persane dans le cadre du Grand Jeu dépeint par Kipling et mettant aux prises les impérialismes russe et britannique. Aujourd’hui, le Xinjiang constitue un axe structurant des intérêts stratégiques chinois en Asie centrale et sa sécurisation, face aux troubles politiques contemporains, est perçue comme cruciale par le pouvoir politique pour le développement des Nouvelles routes de la soie, ce qui contribue sans doute pour partie à l’intensité de la répression dont sont victimes les Ouïgours depuis quelques années. L’auteur dépeint les diverses formes de cette répression policière – plus d’un million d’entre eux ont été incarcérés dans des camps de travail et de rééducation depuis 2016 – culturelle avec la quasi-interdiction de l’usage de la langue ouïgoure, sociale. Écho d’épisodes passés de durcissement du pouvoir face à cette minorité, pendant la Révolution Culturelle (1966-76) ou après la chute de l’URSS en 1991, Pékin a cependant fait le choix maintenant d’une politique du frapper fort systématique visant à étouffer la moindre velléité d’indépendance, d’autonomie ou de discours politique de l’islam, perçu comme une critique implicite du régime.
Les cinquième et sixième parties se placent résolument dans le cadre d’une analyse à saveur plus géopolitique : Le monde musulman et la résistible ascension de la Chine poursuit l’analyse très contemporaine de la politique chinoise à l’endroit des pays musulmans, tandis que les Nouvelles routes de la soie en question situe l’analyse de cette politique face à cette icône des relations diplomatiques chinoises que sont ce grand projet économique mais aussi politique. Pékin se présente désormais comme une alternative au modèle politique et économique occidental, avec son propre réseau d’instances internationales, qu’il s’agisse des forums sino-arabe ou sino-africain ou encore de l’Organisation de Coopération de Shanghai créée en 2001 en Asie centrale et visant notamment à lutter contre « le séparatisme », « l’indépendantisme » et « l’extrémisme » dans la région, pour contribuer fondamentalement à la pacification du Xinjiang mais aussi pour pousser l’influence de la Chine aux dépends de la Russie. Les pays musulmans tendent à souscrire à ces institutions alternatives et plus largement à la diplomatie pragmatique de Pékin, qui ne lie pas son aide et ses relations à des considérations humanitaires, religieuses ou politiques. La Chine fait affaire aussi bien avec Israël qu’avec l’Iran ou l’Arabie Saoudite, s’efforçant de naviguer entre les lignes de front locales pour préserver des relations avec de nombreux acteurs en mettant résolument l’accent sur la dimension économique, apolitique de ces relations. De fait, à la différence de la question palestinienne qui longtemps avait été l’étendard de ralliement du monde musulman, la question ouïgoure, pourtant obstacle potentiel aux bonnes relations entre Chine et monde musulman, demeure un non-dit dans les relations entre la Chine et les pays du Moyen-Orient, ces derniers ne voulant pas mettre en danger leur relations avec Pékin et préférant dès lors taire leur réprobation face à la persécution de cette minorité.
Pourtant, la Chine ne suscite pas que l’unanimité même en dehors des cercles occidentaux bien plus volontiers critiques qu’autrefois. Du fait de pratiques commerciales parfois contestables, d’une mauvaise communication dans le cadre de la gestion de la pandémie de covid-19, de la faiblesse des retombées économiques des grands projets de nouvelles routes de la soie pour l’heure, la Chine essuie également des échecs et des critiques du monde en développement et en particulier de pays musulmans. Verrait-on alors émerger un front commun anti-occidental l’alliant au monde musulman, comme le prévoyait le politologue américain Samuel Huntington, dans son modèle par ailleurs très contestable du choc des civilisations ? La situation est bien plus complexe que cela, répond Emmanuel Lincot dans ses réflexions finales. Le projet des nouvelles routes de la soie incarne cette complexité, entre vision intégratrice et compétition d’influence : un projet de développement de relations privilégiées à travers l’essor du commerce et le financement massif de développement d’infrastructures visant à connecter l’Eurasie, et au-delà, visant aussi à contrecarrer l’avancée de « forces antichinoises » aux contours flous mais que chacun comprend comme le monde occidental. Reste à voir comment cette stratégie survivra dans le monde post-pandémie où les recompositions politiques sont encore à l’œuvre.
Il s’agit au final d’un ouvrage fort pertinent, très bien documenté et soulignant, à l’instar d’un Braudel, les nécessaires liens à établir entre les temps courts et les temps longs pour comprendre la complexité d’une dynamique géopolitique. Un riche appareil de cartes accompagne la réflexion et cela conforte la qualité de l’analyse, tant il est vrai que les phénomènes étudiés s’inscrivent dans des lieux, des réseaux, des espaces à bien appréhender. L’ampleur de la fresque historique, passionnante, induit le seul défaut peut-être de l’ouvrage : au-delà de la restitution des portraits historiques, que dégager des différentes sections, des différents tableaux historiques proposés ? Souvent implicites, les objectifs, les conclusions des différents chapitres gagneraient à être plus clairement exposés au lecteur. Mais ce bémol demeure bien mineur face à l’intérêt de l’analyse proposée.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG