RG v8 n2, 2022
Cabestan, Jean-Pierre (2021). Demain la Chine : guerre ou paix ? Paris : Gallimard.
Cet ouvrage, au titre miroir d’un opus précédent de Jean-Pierre Cabestan, Demain la Chine : démocratie ou dictature ? (2018), se penche sur le risque de guerre entre la Chine et les États-Unis et ses alliés en Asie. Développement économique vertigineux, montée en puissance impressionnante, modernisation militaire sans précédent, passions nationalistes souvent incandescentes, confrontation de plus en plus intense avec les États-Unis, tous ces ingrédients connus sembleraient conduire la Chine à la guerre. Les causes immédiates d’un conflit armé ne manquent pas : les prétentions de Pékin en mer de Chine du Sud, le conflit territorial sino-japonais autour des Senkaku (Diaoyu) et surtout la volonté farouche de Xi Jinping de réunifier Taiwan à la République populaire constituent les principaux facteurs de tension qui pourraient dégénérer en guerre. De fait, se multiplient, depuis quelques années, les simulations et scénarios d’un affrontement militaire dans le détroit de Taiwan d’où la Chine sortirait vainqueur.
Pour l’heure, ce que l’on observe avant tout est une utilisation de plus en plus fréquente par le gouvernement chinois de ce que l’auteur appelle les « zones grises », les situations de forte tension politique, émaillés parfois d’escarmouches militaires, de bravades mais ne glissant pas – pour le moment – vers le conflit ouvert. Mobilisée depuis plusieurs années en mer de Chine du Sud face au Vietnam et aux Philippines notamment; en mer de Chine de l’est face au Japon, face à Taiwan dans le détroit éponyme, cette stratégie de forte tension, d’escalade contrôlée s’est étendue, en 2020, à la longue frontière sino-indienne dans l’Himalaya, où un contentieux territorial et frontalier empoisonne les relations entre Pékin et New Dehli depuis les années 1950. Ce nouveau modus operandi permet aussi à l’Armée populaire de libération (APL) et aux autres agences de sécurité chinoises d’améliorer leur capacité de projection de forces et leur préparation au combat, tout en permettant à la Chine de s’affirmer sur le terrain, de gagner ainsi peu à peu en influence tout en sondant la détermination des parties adverses. Mais les enjeux d’une guerre ouverte, et pas uniquement avec les États-Unis, demeurent énormes. Pour ces raisons, bien que nul ne puisse contrôler les passions humaines, et sans pour autant exclure l’irruption de crises militaires, la Chine et les États-Unis s’orientent davantage vers une guerre froide aux paramètres à découvrir que vers une guerre chaude qui pourrait rapidement se nucléariser.
Le harcèlement militaire chinois contre Taïwan, depuis des années, place le détroit de Taïwan en première ligne d’un possible conflit militaire entre la Chine et les États-Unis et ses alliés dans la zone Pacifique, surtout que le gouvernement chinois a placé 2049 comme date butoir symbolique de la réunification de Taiwan avec la République populaire de Chine – 2049 marquant le centième anniversaire de la prise de pouvoir par le Parti communiste. Les forces armées chinoises se montrent de plus en plus entreprenantes, testant la capacité de réaction des systèmes de défense taiwanais dans le détroit, provoquant par de multiples incursions terrestres (Himalaya), navales (mer de Chine du Sud) ou aériennes (Japon, Taïwan) et tentant de le mettre devant le fait accompli d’occupation de positions ou de coups de force pour régenter des espaces maritimes comme en mer de Chine du Sud. Une stratégie en faveur des zones grises qui, pour le moment, convient bien à la société chinoise, « déshabituée de la guerre », et à un gouvernement chinois qui mesure les risques de la guerre et le manque d’expérience de l’Armée chinoise, qui n’a pas été engagée dans un conflit majeur depuis la guerre contre le Vietnam de 1979, laquelle n’avait précisément pas été à l’avantage de Pékin… Cependant, avec cette stratégie de l’escarmouche calculée, dans ce contexte de forte tension cultivée, un accrochage qui dégénère, une mauvaise évaluation ou un simple dérapage dans le ciel ou en mer pourraient déclencher un conflit international de grande ampleur.
C’est de ce constat – une Chine décomplexée qui affirme de plus en plus crûment ses ambitions politiques face à Taiwan, en mer de Chine de l’Est t du Sud, face à l’Inde, et dotée d’un appareil militaire de plus en plus sophistiqué – que Jean-Pierre Cabestan part dans son ouvrage, afin d’analyser la probabilité d’une guerre entre la Chine et les États-Unis, ou le Japon ou les pays d’Asie du Sud-est. Jean-Pierre Cabestan, sinologue, directeur de recherche au CNRS, fait le rapprochement avec le « piège de Thucydide ». Selon ce concept, remis au goût du jour par le politologue américain Graham Allison (Allison, 2015, 2017) mais attribué au général athénien Thucydide, l’ascension politique et militaire d’Athènes au Ve siècle avant J.-C. et la crainte qu’elle inspira à Sparte, favorisèrent la crispation entre les deux cités, les entrainant dans une spirale de rivalité politique et militaire de laquelle les deux protagonistes ne surent s’échapper, pour déboucher sur la sanglante guerre du Péloponnèse. En sera-t-il de même pour la Chine et les États-Unis ? Jean-Pierre Cabestan, pour illustrer son raisonnement, analyse longuement les quatre principaux risques de conflit militaire impliquant la Chine : Taïwan, la mer de Chine du Sud, les îles Senkaku, que se disputent Pékin et Tokyo en mer de Chine de l’Est, et la frontière himalayenne entre la Chine et l’Inde.
En évoquant les tensions actuelles entre la Chine et les États-Unis, il pose la question en ces termes : « Cette confrontation croissante et multidimensionnelle peut-elle conduire à la guerre ? » Et se demande si, en dépit de la similarité historique, les deux plus grandes puissances mondiales actuelles sont pour autant « enferrées dans le fameux piège de Thucydide ». De nombreux facteurs le laissent penser. L’auteur relève plusieurs indices d’un risque croissant, une « accumulation de passions et de poudre », un « risque de guerre en Chine méridionale », « autour de Taïwan », ou « des îles japonaises Senkaku », ou bien encore entre « la Chine et l’Inde » le long de leur frontière himalayenne… Autant de points de tension très sérieux qui pourraient en effet, à terme, déclencher un ou plusieurs conflits majeurs en Asie.
Entre ceux qui affirment que ce duel sino-américain ne pourra déboucher, à court terme, que sur une guerre conventionnelle, voire nucléaire, et ceux qui n’y croient pas du tout, Jean-Pierre Cabestan apporte une nuance d’équilibre bienvenue. « Si les risques d’une guerre augmentent chaque jour », insiste-t-il, « la rivalité stratégique ne signifie pas automatiquement conflit armé », nuance-t-il. Ces puissances dotées de l’arme nucléaire réfléchiront à deux fois avant de s’engager dans un affrontement militaire direct, du fait précisément de la force de la dissuasion nucléaire, mais aussi de l’imbrication de leurs économies et du risque militaire très important qu’un conflit représente pour les deux parties.
De fait, même si la Chine s’arme rapidement et le différentiel de capacité militaire s’amenuise avec Taiwan, il n’est pas sûr que la Chine se lance dans un conflit, notamment sur Taïwan, qu’elle n’est pas certaine de remporter. Pour autant, reconnaît encore Jean-Pierre Cabestan, « les risques d’incidents armés, et même de crises militaires », existent, tant il est vrai que nombre de conflits, dont la 1ere guerre mondiale, ont éclaté malgré la réticence de nombre de gouvernements ou de décideurs importants parmi eux : les engrenages politiques peuvent se révéler difficiles à bloquer dès que la chute vers la guerre est amorcée, ce que reflète l’idée du piège de Thucydide. A ce titre, le nationalisme est un facteur de dérive vers un conflit que nombre de gouvernements, dont la Chine, s’efforcent d’instrumentaliser pour des raisons diplomatiques ou de politique intérieure, mais dont ils mesurent – du moins l’espère-t-on – le potentiel belligène. Mais ni Washington ni Pékin ne veulent se trouver responsables du déclenchement d’une troisième guerre mondiale.
Pour finir, l’auteur propose une conclusion toute en nuance, relativisant le risque de guerre sans sombrer dans un angélisme illusoire ni dans l’idée que la Chine est un pays nécessairement pacifique. Certes, la Chine s’arme et son potentiel militaire, d’ici une à deux décennies, pourrait lui permettre d’envisager une guerre sur ses marges avec un pays d’Asie du Sud-est, avec Taiwan ou avec le Japon, et ce malgré l’intervention possible des États-Unis. Le poids de la volonté politique de marquer l’avènement d’une nouvelle ère de grande puissance pourrait contribuer à la possibilité d’un conflit. Cependant, les dirigeants chinois mesurent également le risque inhérent à tout conflit armé. La victoire n’est pas certaine et, à choisir entre le maintien au pouvoir ou Taiwan, « le choix du Parti communiste comme de Xi Jinping est clair : ils préfèrent le pouvoir ». Au-delà de ces raisonnements, la stratégie des zones grises, de la tension entretenue par la Chine, renforce le risque d’un dérapage, d’un engrenage qui pourrait s’enclencher vers un conflit armé, sur l’un des quatre théâtres analysés par l’auteur. C’est aussi cette incertitude qui devrait rappeler à tous les dirigeants le risque que constitue la montée en puissance rapide d’un acteur sur le plan militaire dans un contexte de forte tension.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG
Références
Allison, G. (2015). The Thucydides trap: are the US and China headed for war? The Atlantic, 24(9), 2015.
Allison, G. (2017). Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap? Boston, MA: Houghton Mifflin Harcourt.
Cabestan, Jean-Pierre (2018). Demain la Chine : démocratie ou dictature ? Paris : Gallimard.