Roromme Chantal (2020). Comment la Chine conquiert le monde. Le rôle du pouvoir symbolique. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.

Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Quels facteurs constituent la puissance actuelle de la Chine, qui est apparemment en pleine ascension ? Quelle est cette « menace chinoise » et en quoi ébranle-t-elle les bases de l’hégémonie américaine et celles de l’ordre mondial libéral ? Est-ce en raison des craintes inspirées par sa puissance militaire, comme le voudrait la perspective axée sur le hard power, ou à cause de l’attrait magnétique du rayonnement de sa culture, selon la théorie du soft power ? Ce livre, richement documenté et écrit dans une langue bien maîtrisée, apporte une contribution importante à l’un des plus grands débats contemporains en relations internationales. En présentant un cadre théorique original, inspiré de l’optique symbolique, l’auteur offre une explication à la fois plus complète et plus nuancée que celles que proposent les deux perspectives classiques en relations internationales, soit l’idée du hard power, de la puissance conventionnelle chère aux réalistes, et les théories du soft power développées par Joseph Nye. Il explique la fascination paradoxale grandissante exercée par la puissance asiatique non seulement sur les pays en développement et ceux anciennement communistes, mais également sur un nombre croissant de pays démocratiques et industrialisés en Occident.

Abandonnant le terrorisme comme ennemi public numéro un depuis les attentats du 11 septembre, le département de la Défense américain désignait officiellement en 2018 la Chine comme adversaire des États-Unis, aux côtés de la Russie. Dans les documents stratégiques américains, la Chine est régulièrement décrite comme un État représentant une menace pour les intérêts américains. Emboîtant le pas à Washington, l’Union européenne a également identifié la Chine comme son « rival systémique ». Au moment où il se préparait à prendre ses fonctions en janvier 2021, la définition d’une stratégie pour faire face à l’ascension de la Chine s’est imposée comme la grande priorité de la présidence de Joseph Biden en matière de politique étrangère, esquissant un futur de relations possiblement tumultueuses entre Pékin et Washington. C’est cette question d’actualité qui fait de l’ouvrage de Roromme Chantal une lecture fort pertinente car, comme le rappelle très justement l’auteur, la Chine reste une grande portion de l’humanité mais mal connue en Occident, dont elle n’a pourtant jamais cessé d’aiguiser la curiosité.

Assurément, la formidable ascension de la Chine au rang de grande puissance mondiale et sa volonté de modifier l’ordre international dominé par les États-Unis posent pour les analystes un véritable défi d’interprétation, alors que cette situation était encore inconcevable voici seulement vingt ans. Ces phénomènes ne peuvent être expliqués par les outils traditionnels d’analyse des Occidentaux, soutient ici Roromme Chantal. Ainsi, « l’utilisation, dans les analyses […], des perspectives axées sur le hard power (la puissance de coercition) et le soft power (la puissance d’influence) se fait en général au détriment d’une autre forme plus subtile de pouvoir. Ce pouvoir est pour ainsi dire de nature symbolique. Pour acquérir ce pouvoir symbolique, un acteur doit cultiver des interactions telles que les autres le perçoivent comme un acteur légitime », écrit-il.

Or, cette légitimité, la Chine l’a acquise au cours des ans grâce, d’une part, à l’effritement de la puissance américaine depuis quelques années, effritement accéléré par la crise financière de 2009 puis par le refus des États-Unis de jouer un rôle de leader dans la pandémie de covid-19 en 2020;  et, d’autre part, à la remise en cause des dogmes libéraux concomitant à un développement économique spectaculaire sous un régime autoritaire, une politique étrangère respectueuse (dans les discours) de la souveraineté des États et un investissement massif dans les pays en développement. Cette combinaison de facteurs a permis à la Chine de créer un modèle différent de celui des Occidentaux, modèle qui exerce un attrait considérable dans le monde, y compris dans certaines sociétés démocratiques, et modèle dans lequel les fondamentaux des relations internationales et de l’économie mondiale dans le modèle post-1945 et du consensus de Washington ne tiennent plus.

C’est à partir de ce concept de puissance symbolique, la capacité d’influencer « les valeurs et les interprétations de la réalité », que l’auteur emprunte au sociologue français Pierre Bourdieu, qu’il faut dorénavant analyser le comportement de la Chine dans les affaires du monde, estime-t-il. Les spécialistes se sont trop longtemps « contentés de déployer des concepts, théories et expériences dérivés de l’expérience européenne » qu’ils ont ensuite projetés sur la Chine afin de l’expliquer, écrit-il. D’où cette propension en Occident « à voir le présent et le futur des relations sino-américaines comme la reproduction inéluctable des conflits du passé ». L’auteur part de l’idée que ces deux outils conceptuels de la puissance coercitive (hard power) et du pouvoir d’influence (soft power) sont insuffisants pour rendre compte des relations entre États et, partant, de l’ascension rapide de la Chine. On pourrait contester le verdict, prémisse de l’exposé de l’auteur, car le pouvoir d’influence, et l’auteur le reconnait, souffre, depuis les premiers écrits de Joseph Nye, d’une difficulté majeure à se laisser appréhender. Limité pour certains à un levier culturel (influence à travers les arts, la culture, le mode de vie), il recouvre pour d’autres aussi la diffusion des idées, des normes politiques, sociales et économiques, au point que la frontière entre le pouvoir d’influence initialement théorisé par Nye, et le pouvoir symbolique élaboré par Bourdieu et mobilisé ici par Chantal, demeure parfois floue, ambiguë, indécise. Ainsi l’auteur décrit-il le pouvoir d’influence comme relevant de la puissance « douce et culturelle », mais aussi comme le pouvoir « d’influence et de conviction », « l’attraction culturelle et idéologique ainsi que les normes et institutions internationales » : la différence avec le concept de pouvoir symbolique parait parfois ténue.

Mais ce relatif flou conceptuel ne saurait diminuer la valeur de la démonstration. L’auteur souligne ainsi que l’ascension de la Chine s’explique par la conjonction de trois facteurs, à savoir un contexte favorable, un solide capital symbolique et une forte rhétorique/capacité à produire des discours séduisants. Cette conjonction explique la fascination paradoxale grandissante exercée par la puissance asiatique, non seulement sur les pays du monde en développement ou anciennement communistes, mais également sur un nombre croissant de pays démocratiques et industrialisés en Occident. Contexte de l’effritement de la puissance américaine, on l’a vu, mais aussi succès symboliques de la Chine, à travers ses réussites économiques brillantes, sa gestion apparemment réussie de la crise sanitaire, et un discours mettant l’accent sur l’harmonie des relations, l’égalité des États et le respect mutuel, dans lequel les dogmes économiques et politiques chers aux Occidentaux cèderaient la place à des relations mutuellement bénéfiques.

Roromme Chantal démontre ainsi avec efficacité les limites des théories de la « menace chinoise », théories surtout occidentales ou indiennes qui alimentent les réflexions stratégiques en Occident, et qui analysent l’ascension de la Chine sous le prisme d’une trajectoire chinoise nécessairement conflictuelle. L’ouvrage démontre en effet que la Chine ne doit pas son nouveau rôle mondial en raison des craintes inspirées par sa puissance militaire comme le voudrait la perspective axée sur le hard power, ou à cause de l’attrait magnétique de son idéologie et du rayonnement de sa culture selon la théorie du soft power. Il expose par la suite les éléments du contexte international, crise économique de 2009, l’avènement de la présidence de Donald Trump et la tentation du repli américain, la lassitude envers les politiques économiques libérales, le tout créant ce « défaut de légitimité » qui, en creux, pare le style chinois d’attraits qui séduisent nombre de gouvernements.

L’analyse est convaincante et l’ouvrage mérite lecture. Ancrée dans l’analyse de facteurs jouant sur le temps, elle a le grand mérite d’éviter le piège des approches monocausales ou trop conjoncturelles. Il reste à voir si les facteurs de succès de la Chine, identifiés dans l’ouvrage, perdureront : d’autres analystes estiment que l’aura de la Chine a beaucoup souffert, très récemment, d’une gestion très opaque de la crise sanitaire de la covid, d’une l’instrumentalisation de la coopération médicale, et d’une affirmation politique de moins en moins complexée de la part de la Chine, qui ne s’embarrasse plus nécessairement d’oripeaux diplomatiques. C’est l’avenir qui montrera si la Chine a su gérer les écueils de l’orgueil et de l’affirmation trop rapide.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

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