Frédéric Lasserre est directeur du CQEG et professeur au département de Géographie à l’Université Laval ; frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca
Anne Choquet-Sauvin est enseignante chercheure en droit à l’UMR 6308 AMURE, Centre de droit et d’économie de la mer (Institut Universitaire Européen de la Mer- IUEM – Université de Bretagne Occidentale-UBO). Elle est aussi Présidente du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA). anne.choquet-sauvin@univ-brest.fr
Camille Escudé est docteure en Relations internationales de l’IEP de Paris et professeure agrégée de Géographie. Elle est directrice du Centre de Recherches Politiques de l’IEP Madagascar où elle enseigne également. Ses travaux portent sur les questions géopolitiques dans les régions arctiques et les océans, et elle s’intéresse en particulier aux questions de représentation politique et de définition des limites de la région. camille.escude@sciencespo.fr
Résumé : Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé.
Mots-clés : plateau continental étendu, Arctique, Canada, Russie, Danemark, dorsale de Lomonosov, dorsale de Mendeleïev.
Summary : In the heart of the Arctic Ocean, the extensive continental shelf claims of Canada, Denmark and Russia overlap on the Lomonosov Ridge, an undersea mountain range that stretches from northern Greenland and the Canadian island of Ellesmere to the Siberian coast. For a long time, these disputes, often reported by the media only through the prism of the conflict, have been the subject of comment and analysis. The war between Russia and Ukraine since February 2022 and its consequences could make the resolution of these disputes more complex than in the past.
Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé. De fait, comment interpréter les récentes revendications danoise, russe et canadienne ?
1. Que sont les revendications sur les plateaux continentaux étendus ?
Les plateaux continentaux sont des espaces maritimes consacrés par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Cnudm), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Ils prolongent les espaces maritimes du plateau continental, dans lesquels l’État côtier n’est pas pleinement souverain, mais détient des droits souverains sur l’exploitation des richesses naturelles des fonds marins. Le plateau continental se superpose
Fig. 1. Les différents espaces maritimes prévus par la CNUDM
Source : D’après Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, https://tinyurl.com/GeoconfluencesPC
La définition de ces espaces maritimes, ZEE et plateau continental étendu, diffère fortement. Si la ZEE s’étend sur au plus 200 milles marins (environ 320 km) à partir des lignes de base[1], de manière purement géométrique, en revanche, le plateau continental étendu repose sur le possible prolongement physique de la plaque continentale au-delà de la limite des 200 milles. Il appartient ainsi à l’État côtier, dans un délai de 10 ans suivant sa ratification de la Cnudm[2], de déposer un dossier de demande d’extension auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC)[3], agence des Nations Unies composée de 21 experts dans les domaines du droit, de la géologie, de la géophysique ou de l’hydrographie. L’État côtier doit y documenter cette extension physique du plateau continental sur la base de preuves géomorphologiques et géologiques. A cette fin, les États mettent sur pied des expéditions scientifiques pour effectuer des sondages, prélèvements, relevés morphologiques : ces informations visent à prouver l’extension de la masse continentale en mer et à déterminer sa limite.
Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.
2. Un mouvement d’accélération récent des revendications
A l’heure actuelle, tous les États arctiques ont déposé des revendications de plateau continental étendu, sauf les États-Unis (voir tableau 1). Dès 2001, la Russie a soumis un dossier à la CLPC qui demande cependant des précisions complémentaires. Moscou dépose un nouveau dossier en 2015, assez semblable à la revendication de 2001, puis a étendu considérablement l’espace revendiqué en 2021 (Fig. 2 et 3). La CLPC a émis un avis favorable à la revendication russe de 2021 le 6 février 2023 en rejetant toutefois l’inclusion de la dorsale de Gakkei dans le plateau continental étendu russe, ce que la Russie a entériné dès le 14 février 2023 en révisant partiellement sa demande (Fig. 4).
Islande
Russie
Norvège
Canada
Danemark
États-Unis
Date de ratification effective de la CNDUM
21 juin 1985
12 mars 1997
24 juin 1996
7 déc. 2003
16 nov. 2004
Non ratifiée
Date butoir de soumission du dossier de demande d’extension
13 mai 2009
13 mai 2009
13 mai 2009
7 déc. 2013
16 nov. 2014
–
Dépôt des revendications
29 avril 2009
20 déc. 2001
Demande révisée, 3 août 2015
Demande arctique étendue, 31 mars 2021
Demande modifiée, 14 février 2023
27 nov. 2006
6 déc. 2013, partielle, Atlantique
23 mai 2019, partielle, Arctique
Demande arctique étendue, 19 déc. 2022
Soumissions partielles:
– Nord des Féroé, 29 avril 2009
– Sud du Groenland, 14 juin 2012
– Est du Groenland, 27 nov. 2013
– Nord du Groenland, 11 déc. 2014
–
Avis de la Commission
Acceptée, 13 avril 2016
Demande de précisions, 14 juin 2002
Demande étendue acceptée sous réserve pour la dorsale de Gakkei, 6 février 2023
Acceptée, 27 nov. 2009
–
Revendication au nord des Féroé acceptée, 11 mars 2014
–
Tableau 1. État des revendications déposées auprès de la CLPC par les États arctiques, mars 2023
Le Danemark a procédé par étapes, d’abord en 2009 au nord des îles Féroé, puis en 2012 au sud du Groenland, en 2013 à l’Est du Groenland puis au nord de l’île en 2014 (Fig. 5). En 2019, le Canada (dont la date limite de dépôt de revendication de 2013 était suspendue grâce au dépôt d’une demande partielle en Atlantique, en raison d’une tolérance de la CLPC) a lui aussi déposé une revendication étendue dans le bassin de l’océan Arctique (Fig. 6), modifiée en 2022 (Fig. 7) Seuls les États-Unis n’ont pas encore déposé de revendication, ne pouvant se prévaloir de l’article 76 puisqu’ils ne sont pas parties à la Convention faute de ratification.
Les revendications de trois États ont été acceptées : Norvège (2009), Islande (2016) puis Russie (2023) [1], ce qui pose assez directement la question des scénarios possibles pour l’avenir.
Fig. 2. Revendication modifiée de la Russie, 3 août 2015.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 3. Revendication modifiée et étendue de la Russie, 31 mars 2021.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 4. Revendication modifiée par la Russie le 14 février 2023 à la suite de la publication de l’avis de la CLPC le 6 février 2023
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 5. Revendications du Danemark, 2009-2014.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 6. Revendications du Canada, 23 mai 2019.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 7. Revendication étendue du Canada, 19 décembre 2022.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.
3. Une certaine crispation politique ?
Contrairement à une idée souvent véhiculée par la presse, les revendications maritimes dans l’Arctique n’étaient pas l’objet de vives tensions ni ne débouchaient systématiquement sur des litiges, du moins jusqu’à tout récemment. Des négociations ont lieu et aboutissent parfois à des accords (Fig. 8 et 9), notamment en 1973 entre le Danemark et le Canada, en 1990 entre les États-Unis et l’URSS, en 2006 entre le Danemark et la Norvège, en 2010 entre la Russie et la Norvège, en 2019 entre le Danemark, la Norvège et l’Islande, ou encore en juin 2022 entre le Danemark et le Canada (règlement des litiges en mer de Lincoln, sur l’île de Hans et en mer du Labrador) (Pic et al, 2023). A ce jour, aucun État arctique ne s’est formellement objecté aux revendications d’autres États riverains, même après 2014 et l’annexion de la Crimée ou 2022 et l’invasion de l’Ukraine, et depuis la déclaration d’Ilulissat de 2008, les États coopèrent parfois activement, à tout le moins échangent des données et ne s’objectent pas aux revendications des tiers arctiques (Lasserre, 2019; Lasserre et al, 2021; Bartenstein et Gosselin, 2021). Le Canada a ainsi rappelé, dans sa soumission complémentaire de 2022, que le Canada et le Danemark, et le Canada et la Russie, étaient convenus suite à des accords bilatéraux, qu’ils ne s’opposeraient pas aux soumissions de l’autre partie (Gouvernement du Canada, 2022). Les États ont uniquement indiqué à la CLPC la possibilité de risques de chevauchement des plateaux. Ce consentement peut toutefois être modifié, en témoigne la décision du Pakistan de juillet 2020 de revenir sur son consentement implicite à la soumission indienne de 2009 (Pakistan Mission, 2020 ; Permanent Mission of India, 2021 ; Kunoy, 2023). L’idée d’une course à la guerre et à l’accroissement rapide des tensions dans l’espace arctique du fait des revendications sur ces espaces maritimes est donc largement exagérée, puisque des négociations ont lieu, que des accords sont conclus et aboutissent ainsi à de nombreuses limites négociées, et que les États riverains, malgré leurs différends, voire leur animosité depuis 2022, ne s’opposent pas frontalement.
Fig. 8. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, juin 2022.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 9. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, avril 2023.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Il est cependant exact que de nombreux différends subsistent, dont ceux qui portent sur la dorsale de Lomonosov, objet des revendications de la Russie, du Danemark et du Canada. Dès 2001, la Russie formulait une revendication qualifiée par plusieurs observateurs occidentaux de très étendue. Elle s’arrêtait cependant au pôle Nord selon une logique semblable à celle des secteurs polaires un temps prônée par l’URSS et le Canada, et aujourd’hui tombée en désuétude. En 2014, le Danemark a surpris nombre d’analystes en déposant une revendication englobant l’ensemble de la dorsale de Lomonosov, bien au-delà du pôle Nord et jusqu’à la limite de la ZEE russe, au large de la Sibérie. Le Canada a déposé une demande partielle ne portant que sur l’Atlantique, après semble-t-il la décision du Premier ministre Stephen Harper de retenir le dossier arctique qui ne s’étendait pas assez aux yeux du gouvernement et ne comprenait pas le pôle Nord (Chase, 2013; Destouches, 2013 ; Weber, 2014). Après révision du dossier, le Canada a présenté en mai 2019 une demande étendue, englobant le pôle Nord et une partie importante des dorsales de Lomonosov et Alpha Mendeleïev. La revendication présentait une limite rectiligne du côté eurasien du bassin océanique, comme si Ottawa avait voulu faire preuve de retenue dans sa revendication. La Russie, poursuivant en cela un accord implicite entre États arctiques, ne s’était pas objectée à la revendication canadienne (Permanent Mission of the Russian Federation to the UN, 2019).
En mars 2021, dans un contexte de dégradation continu des relations entre Moscou et les Occidentaux, la Russie a décidé d’étendre sa revendication jusqu’à la limite des ZEE canadiennes et danoises (Fig. 3), réponse possible du berger à la bergère.
Le 19 décembre 2022, dans un contexte politique considérablement altéré avec l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le Canada a annoncé une extension significative de sa revendication de plateau continental étendu, portant celle-ci le long des dorsales de Lomonosov et d’Alpha-Mendeleïev jusqu’à la limite de la ZEE russe (fig. 7). Si en 2019 Ottawa avait choisi de modérer l’extension de sa revendication à travers le tracé d’un long segment droit limitant l’extension de l’espace maritime revendiqué, il semble qu’en décembre 2022 la retenue n’était plus de mise, aboutissant à la décision d’étendre la revendication canadienne jusqu’à la limite de la ZEE russe, imitant en cela le Danemark puis la Russie. L’évolution récente des revendications aboutit ainsi à un complexe chevauchement d’espaces maritimes revendiqués, laissant la portion congrue à la zone internationale.
Il est difficile de ne pas voir dans ces extensions, russe de 2021 et canadienne de 2022, des gestes davantage politiques que fondés sur l’évaluation géologique et géomorphologique des fonds marins… Il importe cependant de souligner que malgré ces chevauchements croissants et une apparence de politisation des décisions d’extension des revendications, aucun État ne s’est objecté aux revendications des autres parties en Arctique, reflet de l’engagement pris en 2008 par les cinq États côtiers, à travers la déclaration d’Ilulissat, de respecter les principes de la Cnudm et de négocier les limites maritimes de bonne foi (Commission sur les Limites du Plateau Continental, 2021).
Une autre explication a ainsi été avancée pour rendre compte de l’étendue des espaces revendiqués par le Danemark (2014), puis des extensions russe (2021) et canadienne (2022) : selon E. Antsygina, il est possible que des éléments d’appréciation des demandes de la part de la CLPC aient pu filtrer, laissant entendre que la dorsale de Lomonosov puisse être reconnue comme faisant géologiquement partie des plaques continentales eurasienne et nord-américaine – reconnaissance rendue publique en février 2023 dans le cas de la Russie. Que ce soit vérifié ou pas, il est possible que les États se soient préoccupé des futures négociations en cas de double validation du rattachement de la dorsale aux plaques eurasienne et nord-américaine. L’assiette des négociations porterait alors sur l’ensemble des espaces maritimes revendiqués – et validés par la CLPC – ainsi la Russie a-t-elle rapidement entérine la réserve formulée le 6 février 2023 par la CLPC à l’endroit de sa demande étendue de 2021, réserve quant à la nature de la dorsale de Gakkei qui a conduit Moscou à retirer sa revendication sur ladite dorsale en 8 jours.
L’idée aurait ainsi cheminé, à Copenhague comme à Moscou et Ottawa, qu’il était dans l’intérêt des États, non de modérer leurs revendications dès lors que prévalait le principe de la coopération et de l’absence d’obstruction au dépôt des revendications des tiers, mais au contraire de maximiser les espaces revendiqués comme levier de négociation et comme option pour obtenir un espace plus conséquent (Antsygina, 2022). Ce scénario accréditerait l’idée qu’une coopération minime mais tacite pourrait perdurer en Arctique malgré la suspension des mécanismes de coopération depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (Koivurova et Shibata, 2023).
Dans la même veine, la recherche destinée à documenter les dossiers de revendication de plateaux continentaux étendus aboutit parfois à la collaboration entre États riverains, pourtant a priori rivaux. On a ainsi pu relever des campagnes conjointes Danemark-Canada en 2006 puis 2009, Canada-États-Unis en 2008 et 2009, Danemark et Russie en 2007 et 2009. Cette mutualisation des moyens permet de réduire les coûts très élevés des campagnes océanographiques arctiques, le seul coût quotidien de la mobilisation d’un brise-glace pouvant dépasser les 100 000 $ par jour. Par ailleurs, elle présente aussi l’avantage de réduire le risque de contestation politique des données scientifiques – en effet, comment remettre en cause la validité de données collectées ensemble ?
La Commission sur les Limites du Plateau Continental va donc se pencher, dans l’ordre des soumissions normalement, sur les revendications des États. A ce jour (mars 2023), la Commission a publié 36 avis sur 93 demandes, 57 sont donc encore en cours d’examen : on parle d’un délai de 10 à 15 ans avant que les revendications des trois États concernés ne soient examinées – mais des surprises peuvent arriver, comme l’avis favorable global de février 2023 de la CLPC en faveur des revendications russes, y compris l’extension de 2021, à la réserve près exprimée sur la dorsale de Gakkei et très rapidement acceptée par Moscou.
La Commission a donc largement accepté la revendication russe, non pour en formaliser les limites – elle ne trace pas de frontière – mais pour en valider les fondements géomorphologiques – la zone revendiquée présente un lien avec la plaque eurasienne. Il reste donc à voir quelle sera son avis concernant les revendications du Danemark et du Canada – la dorsale de Lomonosov serait-elle aussi le prolongement de la masse continentale nord-américaine, auquel cas elle constituerait un morceau de croûte continentale, étiré lors de l’ouverture du bassin de l’océan Arctique et reliant les deux masses continentales. En fonction de ces avis que prononcera la CLPC, ce sera à la charge des États de négocier les limites de leurs espaces maritimes respectifs. A défaut, il pourrait être fait appel à la Cour Internationale de Justice (ONU) qui a étudié différentes affaires de délimitation de plateaux continentaux, comme l’affaire du Plateau de la Mer du Nord (1969) [5].
Ce n’est donc pas l’effet d’une course à l’appropriation des espaces maritimes, sur la base du premier arrivé, premier servi, qui a poussé les États à déposer ces revendications, ni même les impacts des changements climatiques avec la fonte de la banquise, encore très épaisse et bien présente toute l’année au cœur de l’océan Arctique; mais bien un principe de prudence national lié à cette échéance de 10 ans : puisque l’État a droit à ce plateau continental étendu et qu’il ne sera plus possible de le revendiquer après ce délai de 10 années, alors autant aller de l’avant.
4. Des ressorts économiques ?
Les États caressent cependant, bien entendu, l’espoir d’y trouver, un jour, des ressources, même si la probabilité d’y trouver des hydrocarbures est faible : les dépôts sédimentaires le long de la dorsale semblent limités. Hydrocarbures peut-être donc, ou plus probablement hydrates de méthane, ces dépôts de clathrates (réseau cristallin de glace d’eau emprisonnant des dépôts de gaz) qui se forment à très forte pression et basse température, ou encore nodules polymétalliques des grands fonds marins, ou minerais de la dorsale elle-même – faute de prospection, on ne parle que de possibilités, et donc certainement pas de gisements évalués. Pour les hydrates de méthane, la littérature évoquait un large éventail d’estimations, de 500-900 Gt à 10 000 Gt (Dyupina et van Amstel, 2013). Découverts pour la première fois précisément dans l’océan Arctique en 1868, en mer de Kara, les nodules polymétalliques arctiques ne sont même pas l’objet d’estimations spécifiques en Arctique. Plusieurs auteurs soulignent que des gisements semblent plus prometteurs en Atlantique et dans le Pacifique (Mizell et al, 2022). Leur exploitation, complexe par définition du fait des grandes profondeurs où ratisser ces nodules, serait par ailleurs plus ardue dans l’Arctique où les conditions de glace demeurent sévères au cœur de l’océan, malgré la fonte rapide de la banquise marginale en été et la disparition progressive de la banquise pluriannuelle, plus épaisse et plus dure. La tendance est au retrait rapide, en été, de la glace au large de la Sibérie et le long des côtes est et ouest du Groenland, mais la glace se maintient au cœur du bassin arctique à l’aplomb de la dorsale de Lomonosov (fig. 10).
Fig. 10. Étendue de la banquise à son minimum de septembre, 2022.
Le 13 octobre 2021, dans une communication conjointe intitulée « Un engagement renforcé de l’UE en faveur d’une région arctique plus verte, pacifique et prospère », le Haut représentant et la Commission européenne précisent que l’Union européenne va « faire pression pour que le pétrole, le charbon et le gaz restent dans le sol, y compris dans les régions arctiques, en s’appuyant sur des moratoires partiels sur l’exploration des hydrocarbures dans l’Arctique ». Il reste à voir dans quelle mesure cette déclaration d’intention qui traduit la volonté de l’UE d’énoncer des normes de gouvernance en Arctique (Gricius et Raspotnik, 2023), va orienter les efforts des États arctiques dans leur volonté d’explorer les espaces maritimes, sachant que la conjoncture économique est également un facteur déterminant : des cours élevés des matières premières sont cruciaux car l’exploration des grands fonds dans un milieu arctique suppose des coûts très élevés. Par ailleurs, quelle que soit l’abondance des ressources à découvrir dans les fonds marins arctiques, il est peu probable que les États renoncent à la possibilité d’étendre leur plateau continental, par simple opportunisme et principe de précaution – ne souhaitant pas renoncer à la possibilité que des générations futures puissent un jour possiblement y découvrir des ressources exploitables.
Après l’avis favorable de la CLPC au sujet de la revendication russe, l’évaluation des extensions danoises et canadiennes demeure en cours. Lorsque les recommandations seront rendues publiques, il demeure incertain si les relations entre Russie, Canada et Danemark, teintée par la guerre en Ukraine, permettront de négocier les limites des espaces maritimes respectifs.
Références
Antsygina, E. (2022). The Interplay between Delineation and Delimitation in the Arctic Ocean. Ocean Yearbook Online, 36(1), 381-415.
Bartenstein, K., & Gosselin, L. (2021). Le “prolongement naturel” et le plateau continental étendu arctique du Canada: coopérer pour donner sens au droit, à la science et aux faits. Canadian Yearbook of International Law/Annuaire canadien de droit international, 58, 48-77.
Choquet, A. (2021). L’extension du plateau continental au large de l’Antarctique : entre volonté de ménager les susceptibilités et défendre ses intérêts. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 33 |, doi : https://doi.org/10.4000/vertigo.29658
Commission sur les Limites du Plateau Continental (2023). Recommendations of the Commission on the Limits of the Continental Shelf in Regard to the Partial Revised Submission made by the Russian Federation in Respect of the Arctic Ocean on 3 August 2015 with Addenda Submitted on 31 March 2021. UN, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/rus01_rev15/2023RusRev1RecSum.pdf
Gricius, G. & Raspotnik, A. (2023): The European Union’s ‘never again’ Arctic narrative, Journal of Contemporary European Studies, doi: 10.1080/14782804.2023.2193735
Koivurova, T. et A. Shibata (2023). After Russia’s invasion of Ukraine in 2022: Can we still cooperate with Russia in the Arctic? Polar Record, 59(e12), 1-9.
Lasserre, Frédéric; A. Choquet, C. Escudé-Joffres (2021). Géopolitique des pôles. Vers une appropriation des espaces polaires ? Paris : Le Cavalier Bleu.
Mizell, K., Hein, J. R., Au, M., & Gartman, A. (2022). Estimates of Metals Contained in Abyssal Manganese Nodules and Ferromanganese Crusts in the Global Ocean Based on Regional Variations and Genetic Types of Nodules. Dans R. Sharma (dir.), Perspectives on Deep-Sea Mining (pp. 53-80). Springer, Cham.
Pic, P. ; Landriault, M. et Lasserre, F. (2023). Beyond Hans Island: the Canada-Denmark agreement possible impact on mobility and continental shelves. International journal, à paraitre.
[1] La ligne de base suit le tracé de la laisse de basse mer (au large de la côte) pour la ligne de base dite normale ; l’État peut aussi, en cas de côte très découpée ou en présence d’un chapelet d’îles, simplifier le tracé de celle-ci en traçant une série de lignes de base droites.
[4] Sauf pour la dorsale de Gakkel, que la Commission considère ne pas faire partie de la marge continentale au vu des éléments du dossier russe (CLPC, 2023, p.24).
[5] Cour Internationale de Justice, Arrêt du 20 février 1969, Affaire du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark), Recueil de la Cour Internationale de Justice, 1969.
Résumé: Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie fin février 2022, l’espace arctique focalise un grand nombre de sanctions économiques de la part des pays occidentauax, l’Union européenne en particulier. Les conséquences pour l’économie russe est immédiate avec notamment la suspension d’un certain nombre de projets de développement d’usines d’exploitation d’hydrocarbures, Arctic LNG2 en particulier. Le retrait des entreprises européennes dans la maîtrise d’ouvrage de ce projet, l’arrêt de l’approvisionnement de technologies indispensables à son fonctionnement pourrait remettre en cause toutes les ambitions du Kremlin dans sa stratégie de développement de l’espace arctique. Mêmes conséquences pour la construction de la flotte de tankers brise-glace LNG qui devait être phase avec la mise en service d’Arctic LNG2. Cependant, Vladimir Poutine reste inflexible sur sa politique en Arctique et exhorte les industriels russes à trouver et mettre en œuvre des solutions pour palier la défection des technologies occidentales. L’absence de la Russie au Conseil de l’Arctique, la montée d’un cran sur les questions sécuritaires de l’espace boréal, la volonté du Kremlin de sécuriser plus encore la route maritime du Nord laissent craindre un regain de tension dans cette région qui bénéficiait jusqu’à alors d’un niveau de coopération exceptionnel.
Mots-clés : guerre en Ukraine, Russie, Arctique, ressources naturelles, navigation, gouvernance.
Abstract : Since Russia’s invasion of Ukraine in February 2022, the Arctic region has been the focus of many economic sanctions by Western countries, particularly the European Union. The consequences for the Russian economy are immediate, with the suspension of several hydrocarbon plant development projects, Arctic LNG2 in particular. The withdrawal of European companies from the project and the interruption of the supply of technologies essential to its operation could affect the Kremlin’s ambitions in its strategy for the development of the Arctic region. The same is true for the construction of the LNG ice-breaking tanker fleet, which was supposed to be in phase with the commissioning of Arctic LNG2. However, Vladimir Putin remains inflexible on his Arctic policy and is pushing Russian industrialists to find and implement solutions to compensate for the defection of Western technologies. Russia’s absence from the Arctic Council, its escalation of security issues in the northern space, and the Kremlin’s desire to make the Northern Sea Route even more secure, all point to a resurgence of tension in this region, which until now has enjoyed an exceptional level of cooperation.
Keywords : war in Ukraine, Russia, Arctic, natural resources, shipping, governance.
Introduction
A la surprise générale, le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Les sanctions des pays occidentaux, notamment à l’initiative de l’Union européenne (UE) et des États-Unis, sont immédiates et ambitieuses. Certes, la condamnation de la Russie n’est pas unanime au vote en assemblée générale de l’ONU, notamment l’Inde et la Chine, grands pays partenaires économiques de Moscou, s’abstiennent, trop soucieux de ne pas contrarier leur allié politique. Si les sanctions visent directement et quasiment immédiatement les échanges de flux financiers, seuls le pétrole, les produits raffinés et le charbon feront l’objet d’un embargo complet. Le Japon et l’Union européenne, trop dépendants du gaz russe pour s’aligner sur la politique ferme américaine, s’engagent seulement à réduire leurs importations en attendant le développement de solutions de substitutions. L’UE se tourne alors vers les États-Unis et la Norvège pour compenser en partie ce déficit, la Chine et l’Inde en profitent pour augmenter leurs importations d’hydrocarbures à des conditions avantageuses. Sur le plan politique, dès début mars, le Conseil de l’Arctique dont la Russie assurait la présidence depuis mai 2021, décide de suspendre les activités de l’institution, puis de reprendre les travaux sans la Russie à partir de juin 2022. En réponse au maintien de l’attitude belliqueuse de la Russie en Ukraine, la Finlande et la Suède demandent leur adhésion à l’OTAN, isolant Moscou sur le plan militaire dans l’espace arctique. Face à cette fronde occidentale et l’impact des sanctions sur les grands projets industriels gaziers en Sibérie, le Kremlin n’infléchit pas sa position, condamnant avec véhémence les sanctions occidentales, poursuit sa politique d’expansion en Arctique en affirmant que rien dans cet espace ne peut se faire sans la présence de la Russie qui en occupe près de la moitié de sa superficie.
Alors, l’Arctique est-il en train de devenir un espace de tension ? Cet espace qui bénéficiait jusqu’alors d’un exceptionnalisme régional grâce notamment à son mode de gouvernance particulier faisait de l’Arctique une zone de coopération en devenir. La Russie avait pour ambition de faire de l’Arctique, un espace de développement économique ouvert. Les réactions de Vladimir Poutine face à cette fronde de sanctions économiques occidentales, à la réaffirmation de l’OTAN avec la décision de la Finlande et de la Suède d’y adhérer[1], vont-ils se traduire par un coup d’arrêt aux projets de développement économique dans l’Arctique russe ?
L’Arctique peut être qualifié d’espace contrôlé pour trois raisons. La première est géographique, avec une accessibilité des voies maritimes contrainte par la banquise, notamment en hiver où l’océan Arctique est totalement gelé mais également du fait de la présence d’un bastion militaire russe en mer de Barents fortement défendu car au cœur de la doctrine de dissuasion nucléaire de la Russie. La seconde raison est d’ordre géopolitique avec les États puissants qui bordent cet océan dont la moitié du littoral est russe. La suspension de la Russie des travaux du Conseil de l’Arctique fragilise la gouvernance de cet espace depuis la création de ce forum en 1996. Enfin, la troisième raison est économique où, du côté du continent nord-américain, l’accessibilité aux eaux arctiques est contrainte à la fois par sa géographie difficile de l’archipel canadien et la plus grande prévalence des glaces que du côté russe, mais également par la politique volontariste d’Ottawa de ne pas promouvoir le développement du trafic de transit à travers ses eaux intérieures. Ce n’est pas le cas de la Russie qui au contraire cherche activement à développer et promouvoir le passage du Nord-Est le long de ses côtes dont elle exerce un contrôle strict, à la limite de la légalité du droit maritime international, pour y favoriser le trafic de destination depuis ses sites d’extraction d’hydrocarbures et de minerais. 15% du PIB de la Fédération de Russie (Zysk, 2017) provient des sites industriels et extractifs de la Sibérie en pleine expansion, mais qui risquent de souffrir du retrait des investissements et des technologies occidentales. Nous nous attacherons à définir et à développer les raisons de l’instabilité de cet espace et des tensions sous-jacentes exacerbées par la crise de la guerre de l’Ukraine.
1. Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur l’économie sibérienne
1.1. Les projets industriels de production d’hydrocarbures
Les sanctions économiques immédiatement déclenchées à l’encontre de la Russie sont sans précédent. À l’exception notoire de la Chine, de l’Inde, des pays du Golfe persique, tous les pays ayant des intérêts avec Moscou ont unanimement dénoncé les attaques militaires contre l’Ukraine. Très vite, les « majors » de l’industrie pétrolière et gazière ont annoncé le retrait de leurs investissements dans les projets russes, existants ou à venir. La compagnie britannique BP (BP, 2022) fut la première à annoncer vendre sa participation de 19,75 % du capital du géant pétrolier public russe Rosneft – deuxième producteur russe de pétrole après Gazprom. Le directeur général de BP a aussi démissionné du conseil d’administration de Rosneft « avec effet immédiat ». Une décision radicale et coûteuse pour BP – sa participation était valorisée à 14 milliards de dollars (Md$) fin 2021. Le groupe anglo-néerlandais Shell lui a emboîté le pas en se retirant du projet de gaz naturel liquéfié GNL Sakhalin-II, complexe gazier dans l’Extrême-Orient russe, en mer d’Okhotsk dans le Pacifique nord-est où la major a une participation de 27,5 % dans cette structure qui est détenue et exploitée à 50% par le géant gazier russe Gazprom (Shell, 2022). Shell s’est également engagée à mettre fin à sa participation de 10% du projet mort-né de gazoduc Nord Stream 2 d’un coût total estimé à 9,5 Md€ (Alifirrova, 2022). La compagnie norvégienne Equinor (ex-Statoil) a annoncé suspendre son partenariat avec Rosneft. Equinor détient 1,2 Md$ d’actifs en Russie (Solsvik, 2022). La multinationale américaine Exxon Mobil (Valle, 2022) a déclaré qu’elle se retirerait des opérations pétrolières et gazières russes qu’elle a évalué à plus de 4 Md$ et qu’elle arrêterait tout nouvel investissement. Exxon a une participation significative dans la gestion de grandes installations de production de pétrole et de gaz sur l’île de Sakhaline, mettant en risque le sort d’un projet d’installation de GNL de plusieurs milliards de dollars. Le négociant suisse en matières premières Trafigura a déclaré qu’il ne ferait aucun nouvel investissement et vendra sa participation de 10% (8,5Md$) dans le projet pétrolier Vostok Oil de Rosneft valorisé à 85 Md$, projet qui devait entrer en production en 2024 (Wallace, 2022). Idem pour la compagnie pétrolière publique indienne Oil India Ltd (OIL) (Bhaskar, 2022) qui avait exprimé son intérêt d’investir dans ce même projet pétrolier par le biais d’un consortium ainsi que dans le projet Arctic LNG 2 de Novatek en péninsule de Gydan. Bien que l’Inde soit un partenaire privilégié de la Russie, elle déclare désormais qu’elle n’a pas l’intention d’investir dans l’immédiat en Russie. En revanche, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a déclaré que la guerre en Ukraine ne devait pas affecter la mise en œuvre du projet Sakhaline-2 dont le Japon est actionnaire (Sakhalin Energy). Déclaration dans le même sens pour le géant français TotalEnergies, actionnaire à hauteur de 19,4 % de l’entreprise privée russe Novatek qui ne souhaitait pas se retirer du projet Arctic LNG2 dont il est actionnaire à 10% aux côtés des Chinois (29,9 % de Yamal LNG et 20 % d’Arctic LNG 2), des Japonais et de son actionnaire principal Novatek (Stemler, 2022). Même la compagnie chinoise Sinopec a décidé en mars 2022 de suspendre ses projets d’investissement gaziers et pétroliers en Russie (Razmanova et al, 2023).
Si les entreprises comme BP ou Shell ont déjà rentabilisé leurs investissements, leur retrait dans des projets sera pénalisante mais leurs parts ont été rachetées aux conditions du marché, ce qui peut limiter leurs pertes. À l’été 2022, TotalEnergies finit par céder aux pressions européennes et annonça se désengager complétement des investissements de production d’hydrocarbures russes avec une perte estimée à 4,1 Md€[2] (Corric, 2022). L’entreprise franco-américaine Technip FMC (filiale française Technip Energy pour le projet Arctic LNG2) avec son homologue italien Saipam avaient remporté en juillet 2019 le contrat d’ingénierie pour la conception, la construction et la mise en service du projet d’Arctic LNG2 pour un montant de 7,6 Md$, le projet total étant estimé à 25,5Md$, presqu’autant que celui de Yamal LNG (GNL Prime, 2022). Ils finiront par quitter la Russie et abandonner le projet à l’été 2022. Le retrait des investisseurs et industriels occidentaux affectera assurément tous les projets de production gaziers russes en développement en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe dont les technologies mises en place dépendent du savoir-faire de ces pays industrialisés. Ce sont les quatre plus importants projets de plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissement, Vostok Oil, Arctic LNG2, Sakhaline 2, Ob LNG qui risquent de prendre du retard et ne pas atteindre les capacités de production souhaitées (Schreiber, 2022).
Figure 1 : sites de production gaziers en Sibérie
Ce sont ces derniers projets qui devaient contribuer à assurer une grande partie des exportations d’hydrocarbures dont la Russie en tire une grande partie des 15% de son PIB. C’est celui d’Arctic LNG2 de Novatek, plus grosse entreprise gazière privée russe qui risque d’être le plus pénalisé. Le gigantesque chantier Belokamenka près de Mourmansk est en train d’achever la construction du 1er train des trois trains de liquéfaction de l’usine située en péninsule de Gydan, en face celle de Yamal LNG à Sabetta. Chaque train doit pouvoir produire 6,6 Mt de GNL. Le premier train construit sur une immense barge, structure gravitaire (GBS) en béton d’une longueur de 330 m, d’une largeur 152 m et d’une hauteur et 30 m, aurait dû être remorqué à l’été 2022 sur la côte est de la péninsule de Gydan où un port, Sever, est en cours de construction. Le premier train devait entrer en production à l’été 2023, le second en 2024 et le dernier en 2025. La suspension d’approvisionnement des technologies cryogéniques occidentales a bloqué la progression nominale des travaux du projet Arctic LNG2, notamment avec la fourniture des turbines américaines Baker Hughes, des échangeurs de chaleur Linde et des compresseurs Siemens allemands. Seules quatre turbines sur les sept nécessaires au fonctionnement du 1er train sont installées – 4 pour la compression de gaz, 3 pour la production électrique. Vingt turbines LM 9000GT de puissance nominale de 73,5 MW[3] avaient été commandées au fabricant américain Baker Hughes, seules les 4 du 1er train ont été livrées (Humpert, 2022a). Suspendue en mai 2022, la construction des modules en Chine (14 par train) des deux derniers trains a repris en novembre 2022 (Staalesen, 2022). Le patron de Novatek a déclaré par ailleurs que des solutions alternatives seraient trouvées pour pallier le retrait des technologies occidentales, notamment en substituant la production de courant par turbine par une centrale électrique flottante achetée à la société turque Karpowership, 400 MW étant nécessaires par train (Kommersant, 2022d). Les experts du secteur restent cependant très sceptiques quant aux capacités russes de pouvoir produire des turbines équivalentes aux américaines et d’assurer une production électrique alternative flottante avec des barges classiques amarrées dans un port couvert par les glaces en hiver[4].
Novatek a pourtant développé sa propre technologie dite en « cascade » pour le 4ème train de l’usine Yamal LNG, mais le rendement est 3 fois moins important que l’occidental et nécessite encore des délais de mise au point. D’après Novatek, le 1er train pourrait cependant être mis en production fin 2023 avec la moitié de son rendement initial de 6,6MT de production de GNL. Seules 4 turbines sur les 7 nécessaires, 2 pour la compression et les 2 autres pour la production électrique seront en mesure de produire du GNL. La même interrogation subsiste pour les pièces détachées et la maintenance de ces turbines qui font l’objet d’un suivi très rigoureux et dont le niveau d’intervention régulier nécessite un retour en usine pour être testé sur des bans spécifiques. Cela concerne particulièrement les éléments constitutifs de la chaîne de production cryogénique (compresseurs, pompes etc.) intégrée par l’allemand Linde avec les turbines américaines Baker Hughes. En juillet 2022, ce fut d’ailleurs un sujet de polémique pour le redémarrage du gazoduc North Stream 1 entre l’exploitant allemand et Gazprom, la turbine Siemens étant en maintenance au Canada (La Tribune, 2022). Les problématiques sont les mêmes sur le projet Sakhalin-2 avec les turbines américaines Baker Hughes Frame 7EA d’une puissance de 90 MW (Kommersant, 2022a). Les sanctions appliquées à ces matériels de haute technologie sont un moyen de pression efficace sur la performance de ces usines. Le 3ème projet de Novatek, Ob LNG à proximité de Yamal LNG, dont les décisions d’investissement devraient être prises, n’atteindra pas les performances envisagées car toute la technologie des trains de liquéfaction reposait sur les mêmes choix technologiques des deux autres usines, notamment les turbines américaines dont Novatek détenait une licence pour 12 trains (Kommersant, 2020).
Il est peu probable que cette fois-ci la vente de ces matériels puisse passer sous les radars des sanctions économiques comme ce fut le cas pour les turbines américaines vendus à travers une filière chinoise pour le projet similaire Yamal LNG entré en service en 2017, alors que le projet était sous le coup des sanctions occidentales à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. En raison du désengagement des investisseurs occidentaux, le projet Arctic LNG2 a été repris par deux nouveaux entrepreneurs, Nova Energies contrôlé par le russe Nipigaz et une entité nouvellement enregistrée aux Émirats arabes unis, Green Energy Solutions (Kommersant, 2022b). Des industries chinoises (CNOOC, CNPC et Sinopec) envisagent d’acheter la participation de Shell dans le projet Sakhalin-2 dirigé par Gazprom. Pour ce qui concerne les deux autres gros projets en cours, pétrolier de Vostok Oil du géant russe Rosneft et charbonnier AEON, tous deux en péninsule de Taymyr, ils sont peu impactés par les sanctions occidentales car le niveau d’ingénierie est nettement moins élevé que les projets gaziers.
Figure 2 : sites de production de pétrole et de minerais en Sibérie occidentale.
Toutes ces multiples mesures de sanctions appliquées aux entités détenues ou contrôlées par le gouvernement russe, Gazprom, Gazprom Neft, Sovcomflot etc. ou aux entreprises privées proches du pouvoir – Novatek – visaient à infléchir la politique belliqueuse de l’homme fort du Kremlin. Au regard de l’enlisement du conflit en Ukraine, on peut douter de leur efficacité, du moins sur les intentions du Kremlin de poursuivre le conflit. Les perspectives hypothétiques de développement à moyen et long terme des projets de production d’hydrocarbures en Sibérie, obérant des revenus futurs considérables, auraient dû être un argument suffisant pour tempérer la politique du maître du Kremlin. Vladimir Poutine a maintes fois répété dans ses interventions à l’occasion de forums consacrés à l’Arctique, que les entreprises devaient faire preuve d’ingéniosité pour trouver des solutions technologiques qui puissent s’affranchir de la dépendance industrielle occidentale. Il a été débloqué des fonds spéciaux pour la Recherche et Développement dans des secteurs clés comme les turbines à gaz. La Russie s’est même rapprochée de l’Iran qui dispose d’un savoir-faire dans ces technologies en échange d’un accompagnement dans le développement de leur programme nucléaire civil (PressTV, 2022).
1.2. Les impacts de la guerre sur les exportations d’hydrocarbures russes
Contrairement à une idée reçue, l’Union européenne n’a pas cherché à entraver les exportations présentes de gaz russe. Trop dépendante envers cette source d’énergie à court terme, les Européens en particulier et les Occidentaux en général ont plutôt cherché à réduire la capacité russe à poursuivre le développement des gisements arctiques, à travers des sanctions industrielles affectant la possibilité pour des entreprises de poursuivre la fourniture d’équipements et de technologie nécessaires à la mise en valeur de nouveaux gisements et à la liquéfaction du gaz naturel en GNL. Si les Européens ont cherché à réduire leurs importations de gaz russe par les gazoducs, ce n’était pas tant par le biais de sanctions et pour affecter la Russie, que pour se prémunir contre le risque économique que représentait leur forte dépendance envers cette source d’énergie. La réduction de cette dépendance et des importations européennes avait été amorcée avant la guerre en Ukraine et était perceptible dès février 2021. A cette date, les importations européennes en provenance de Russie (gazoduc et GNL) représentaient 48% des livraisons de gaz. En février 2022, au déclenchement de la guerre, elles étaient déjà passées à 35,7%, pour atteindre 12,9% en novembre (Conseil européen, 2023).
Cette forte dépendance des pays européens envers le gaz russe[5] s’est traduite par l’augmentation rapide des importations de GNL, en provenance des États-Unis, de la Norvège, du Qatar et du Nigéria, mais aussi massivement de la Russie (Carter, 2023). Si les importations de gaz par les gazoducs se sont effondrées, c’est bien du fait de Moscou : c’est la Russie qui, dans une grande mesure, a décidé de tarir l’essentiel des livraisons vers l’Europe occidentale, accréditant par le fait même le risque politique que représentait la dépendance développée au fil des ans par les Européens. Ce qui ressemble fort au sabotage des gazoducs Nord Stream, le 26 septembre 2022, laisse ainsi en suspens l’acteur derrière le geste : les Occidentaux, pour éviter toute tentation de reprendre les importations de gaz, ou la Russie, pour faire davantage pression sur les pays Européens particulièrement dépendants comme l’Allemagne, qui importait 55% de son gaz de Russie en 2021 ? Des informations émanant du gouvernement américain font état d’un possible sabotage d’un « groupe pro-ukrainien » (Entous et al, 20233). De fait, les livraisons de gaz russe hors CEI (Communauté des Etats Indépendants, ex-URSS) par gazoduc, exploitées par Gazprom, sont passées de 185 milliards m3 en 2021 à 101 milliards en 2022 (Enerdata, 2023). En 2021, les importations de l’UE s’élevaient à 155 milliards m3, contre 66,6 milliards (gazoduc) en 2022 et 20,4 milliards de GNL (Elijah, 2023), une baisse de 68 milliards m3.
Toutes les entreprises russes n’ont pas été affectées : Novatek a ainsi grandement bénéficié de l’expansion des achats de GNL en Europe. Mais dans l’ensemble, la Russie a vendu moins de gaz en 2022, malgré les efforts pour réorienter ses ventes vers l’Asie et notamment la Chine (La Tribune, 2023). Les livraisons de Gazprom sont passées de 185,1 milliards m3 en 2021 à 100,9 milliards en 2022, chute non compensée par la hausse des livraisons de GNL de 10%, à 32,8 millions de tonnes ou 46 milliards m3 (Robinson, 2023 ; Tass, 2023). La production de gaz s’en ressent et a diminué de 16% au cours du 4e trimestre de 2022, frappant les activités de Gazprom, tandis que la production de Novatek, de Rosneft et de Gazprom Neft a augmenté (Energy Intelligence, 2023). En décembre 2022, les pays européens sont parvenus à se mettre d’accord sur un plafond du prix du gaz russe, à 180 euros/MWh maintenu pendant trois jours de suite (Sanchez Molina, 2022).
C’est envers les autres produits énergétiques russes que l’UE a décidé de décréter des mesures restrictives. Un embargo a ainsi été décrété envers le charbon (10 août 2022), le pétrole (5 décembre 2022)[6] et envers les produits raffinés (5 février 2023), tandis qu’un prix plafond sur les exportations russes a été établi à 60$ le baril de pétrole brut le 3 décembre 2022 par l’UE, le G7 et l’Australie, et de 45$ par baril de produit raffiné dès le 5 février 2023.
Ces mesures doivent freiner les possibilités d’exportation russe, non pas en contrôlant les transactions de vente de produits russes, ce qui est impossible, mais en sanctionnant toute entreprise occidentale qui fournirait un service dans le cas d’une livraison au-dessus du prix plafond : transporteur ou assureur principalement. Avant la mesure, les entreprises des pays du G7 fournissaient des prestations d’assurance pour 90% des cargaisons mondiales (Malingre, 2022). Cette mesure ne cherche pas à endiguer les livraisons de pétrole russe – d’autres compagnies de transport et d’assurance ont émergé, notamment des Émirats Arabes Unis (Sampson, 2022) et d’Inde (Mathonnière et al, 2022), et l’UE ne souhaite pas transformer le marché du pétrole en chaos. Si la Russie perdait tout intérêt économique à produire et retirait sa production, cela aurait eu comme conséquence de faire flamber les cours mondiaux (Malingre, 2022 ; Cooper, 2022). Il s’agit ici de forcer à la baisse les cours du brut russe vendu sur les marchés mondiaux afin de réduire le montant de ses ventes – avec semble-t-il un impact réel, le cours du brut russe évoluant depuis plusieurs mois à environ 20 $ de moins que le cours du Brent, et à près de 40$ de moins depuis décembre 2022 – et de marquer une certaine solidarité politique des 27 membres de l’UE, en coordination avec les partenaires du G7 et l’Australie (Malingre, 2022). En janvier 2023, le cours du pétrole russe (Urals) était d’environ 45$/baril contre 87$ pour le Brent, avec un décrochage significatif depuis février 2022, accentué depuis décembre 2022 et la mise en œuvre du plafond (BBC, 2023). Si la Chine a absorbé une partie du pétrole délaissé par les Européens, c’est surtout l’Inde qui a accru des achats, passés de presque rien en janvier 2002 à près de 1 million de barils par jour en novembre 2022 (Menon, 2022).
Du point de vue logistique, une flotte de pétroliers, dite « grise », souvent âgée et mal assurée, s’est développée pour contourner l’embargo. Elle vient s’ajouter aux tankers qui opèrent déjà pour le compte de l’Iran et du Venezuela sous embargo américain. Selon une estimation du courtier maritime BRS Group (Bockmann, 2022), cela représenterait maintenant environ 10 % de la flotte internationale de pétroliers. En falsifiant leur identité, en changeant de pavillon régulièrement et navigant discrètement en coupant leur transpondeur AIS[7], ces pétroliers viennent s’amarrer à couple, méthode « Ship to Ship », transborder leur cargaison sur d’autres tankers au mouillage dans des eaux internationales. C’est donc à une réorientation majeure des exportations de pétrole de Russie que l’on assiste : les livraisons par oléoduc vers l’Europe ont considérablement diminué, l’embargo bloque toute livraisons par la voie maritime, et c’est vers les clients asiatiques, Chine et surtout Inde que les producteurs russes se tournent désormais (Mathonnière et al, 2022), surtout au départ de l’Arctique où désormais les flux sont orientés vers les marchés asiatiques (Humpert, 2023a). Il est encore trop tôt pour dire quel pourrait être l’impact des sanction occidentales pesant sur les ventes de pétrole russe, mais il semble qu’à la fin de 2022 s’esquissait une baisse modérée des livraisons, estimée à environ 5 à 7% (CREA, 2023 ; Kennedy, 2023 ; Reuters, 2023).
Ainsi, de multiples sanctions ont été prises par les Occidentaux depuis le début du conflit, ou des mesures visant à réduire la dépendance européenne à l’endroit du gaz russe. Ces mesures et sanctions visent le secteur extractif russe et donc en particulier le secteur de l’énergie en Arctique. Il est encore trop tôt pour prendre la mesure de l’effet de ces décisions. Il n’est pas certain qu’elles affectent fortement le secteur mais elles semblent bien peser d’un certain poids sur la production, les revenus, la mise en œuvre de nouveaux projets et sur les directions générales des flux des livraisons.
Cependant, même si les sanctions économiques sont inédites face à un seul pays, force est de constater que la Russie résiste encore bien à ces mesures. Grâce à sa manne de ressources fossiles, Moscou a réussi à restructurer et consolider sa dette comme aucun autre pays industrialisé, lui laissant le temps nécessaire de s’adapter à ces contraintes et de financer parallèlement une guerre en Ukraine. Si l’on fait la comparaison avec les sanctions économiques déjà infligées à la Corée du Nord, à l’Iran[8], au Venezuela et même à la Russie à la suite de son annexion de la Crimée en 2014, cela interroge sur l’efficacité de ces mesures à court terme. Vladimir Poutine déclare ne pas souffrir de l’embargo occidental sur les hydrocarbures russes. Gazprom a coupé ses approvisionnements de gaz vers l’UE. Il a signé nombre de décrets pour reprendre les parts des entreprises occidentales dans les projets GNL pour les transférer à des intérêts industriels et financiers russes ou de pays alliés. Très résiliant, l’homme fort de la Russie gage sur le fait que la croissance des pays asiatiques suffira à absorber une très grande partie de sa production d’hydrocarbure, y compris celle désormais délaissée par les Occidentaux.
1.3. Construction navale
La série des 8 trains de sanctions européennes (Conseil européen, 2022) a frappé les principales institutions financières russes, notamment les deux plus grandes banques russes – Sberbank et VTB Bank – et leurs filiales dans le monde, celles-là même qui financent en grande majorité les projets de Novatek et de Vostok Oil. L’impossibilité de pratiquer des transactions financières ont eu un effet immédiat sur l’avancement du projet Arctic LNG2 mais également sur le lancement des 21 navires classe Glace qui devait être en phase avec la mise en exploitation des 3 trains de production de LNG entre 2023 et 2025[9]. C’est ainsi que les chantiers navals sud-coréens (Shen, 2022) ont dû annuler leurs contrats avec les Russes pour défaut de paiement des navires qu’ils construisaient pour le projet de Novatek Arctic LNG2. Samsung Heavy Industries SHI, aux côtés de son partenaire russe du chantier naval Zvezda à Vladivostok, devait construire de son côté des blocs pour les 5 premiers des 15 méthaniers brise-glaces Arc7 pour le compte de Smart LNG, société mixte entre Sovcomflot et Novatek. Il devait également construire 4 méthaniers Arc4 commandés conjointement par Sovcomflot et le japonais Nippon Yusen Kabushiki Kaisha (NYK Line) en octobre 2021. Même déconvenue pour le chantier DSME Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering qui s’était engagé en 2020 à construire 6 méthaniers Arc7 – 3 pour Mitsui OSK Lines (Jiang, 2022) et 3 pour Sovcomflot (Rowles, 2022) – livrables en 2023 d’une valeur de 872 millions de dollars (Kommersant, 2022c). L’ensemble du carnet de commandes entre 2022 et 2025, composé à la fois de navires en propriété exclusive et de navires en coentreprise, mobilisait un investissement de près de 2 milliards de dollars de la part de Novatek et des engagements de 3 milliards de dollars dans le cadre de contrats d’affrètement à long terme. Les grands motoristes finlandais Wärtsilä et allemand Man Energy ont déclaré ne plus fournir les moteurs de propulsion et générateurs des tankers Glace (Saul, 2022). Nombres de ces tankers en construction à Zvezda vont devoir trouver des solutions locales, notamment pour la fourniture de la propulsion par azipod[10] de l’équipementier suédo-suisse ABB et finlandais Wärtsilä endémique aux tankers Glace (ABB, 2023). En janvier 2023, la société française Gaztransport & Technigaz (GTT), fournisseur exclusif de systèmes de confinement à membranes des cuves de stockage de LNG, a mis fin à ses travaux avec le chantier naval russe Zvezda. L’entreprise déclare qu’elle achèvera l’installation sur les deux premiers tankers Arc7, sur le 1er train du projet Arctic LNG2 et sur les hubs LNG de Novatek (Humpert, 2023b). Ces mesures pourraient profiter à la Chine pour la construction des futurs méthaniers Arc7 ou au Japon avec un autre système de confinement de cuves sphériques de type MOSS, moins répandu. Les sanctions occidentales ne devraient pas trop affecter la cadence de sortie des brise-glaces à propulsion nucléaire issues du projet 22220, dont les 3 premiers sont déjà en service, bien que certains médias russes avancent des difficultés à trouver pour les deux derniers brise-glaces, le Yakoutia et le Tchoukotka, des équipements essentiels de substitution comme les hélices ou certains types de moteurs auxiliaires (Korabel, 2022a). Autre conséquence, la suspension par le chantier finlandais Helsinki Shipyard Oy de la construction d’un brise-glace alimenté au GNL pour le géant minier russe Norilsk Nickel (Korabel, 2022b). En revanche, les deux barges FSU (Floating Storage Unit) des hubs de déchargement LNG construites par DSME, une pour la péninsule de Kola et une seconde pour celle de Kamtchatka devraient bien être livrées courant 2023[11] (Humpert, 2023c). Ces hubs viennent se substituer, pour la partie orientale, au mouillage sur coffres à l’abri de l’ile de Kildin proche de Mourmansk, où les tankers ARC7 en provenance de Yamal LNG venaient transborder à couple leur cargaison de GNL à des méthaniers traditionnels. On peut d’ailleurs se poser la question sur la viabilité du futur hub d’Ura Guba à la frontière russo-norvégienne en raison de la baisse très significative du volume de GNL à destination de l’Europe à partir de 2023.
Le marché des assurances de la flotte marchande russe a fait également l’objet de sévères sanctions. La Lloyd’s Register, l’une des principales sociétés de classification des navires au monde a déclaré en mars 2022 qu’elle se désengagerait de la fourniture de tous les services aux actifs ou sociétés détenus, contrôlés ou gérés par la Russie (Humpert, 2022b). En réaction à ces mesures et de façon à contourner ces sanctions, l’essentiel de la flotte de Sovcomflot SCF, première compagnie maritime russe, immatriculée au registre maritime russe de la navigation (RMRS) a basculé vers le registre indien IRClass (Indian Register of Shipping) (Adjin, 2022). Selon l’IRClass, plus de 90 navires gérés par la filiale SCF Management Services devenue Sun Ship Nanagement basée à Dubaï ont déjà été certifiés (Korabel, 2022c). Le but de cet artifice est de conserver son intégration au sein de l’IACS (International Association of Classification Societies) qui regroupe les sept plus importantes sociétés de classification du monde[12]. Selon la base de données Equasis (Equasis, 2023), 81 navires de Sovcomflot sous pavillon russe ont à ce jour effectué ce transfert vers l’IRS depuis leur déclassement pour conserver la confiance des assureurs mais aussi éviter d’être la cible de contrôles trop systématiques dans les ports. En outre, les opérateurs maritimes russes, dont Sovcomflot, qui exploitent un certain nombre de navires classe Glace ont été durement touchés par des sanctions financières et ont été contraints de vendre une partie de leur flotte pour obtenir des liquidités auprès des banques russes (The Maritime Executive, 2022). Plus de 10% de la flotte de pétroliers et de transporteurs de gaz de Sovcomflot a ainsi été cédée, l’armement ne représentant plus que 111 navires. Les 15 tankers brise-glace LNG Arc7 qui assurent les livraisons de GNL à partir de l’usine de Yamal LNG ne sont cependant pas impactés et donc pas soumis aux sanctions car ils sont sous pavillon étranger (propriété des armateurs grec Dynagas, américano-canadien Teekay – Seapeak et japonais MOL), y compris le premier de la série, le SCF Christophe de Margerie, propriété de Sovcomflot mais exploité par sa filiale à Dubaï.
Ainsi, plusieurs mesures visant à restreindre la construction de nouveaux navires destinés à la mise en valeur des ressources arctiques et au transport des matières premières russes ont été mises en œuvre. D’autres visent à compliquer l’accès aux transporteurs via des restrictions aux contrats d’assurances. Plusieurs de ces mesures ralentissent effectivement l’accès de la Russie aux navires de transport ; il demeure à voir sur le long terme quel aura été l’effet cumulé de ces mesures. Par ailleurs, on peut se demander si les sanctions ont également un impact sur le développement de la navigation commerciale dans l’Arctique.
2. Le développement des routes maritimes arctiques
Trois routes maritimes se dessinent pour franchir l’océan Arctique. La plus directe, la route dite orthodromique qui passe par le pôle Nord, reste pour l’instant seulement praticable par des brise-glaces de classe élevée. Même si des projections du GIEC (GIEC, 2022) laissent entrevoir un océan Arctique libre de glace à partir de 2050 de façon intermittente en période estivale, elle ne représente pas à long terme d’intérêt commercial en raison des risques de glaces dérivantes, des grandes variations interannuelles, de la saisonnalité pérenne (il y aura toujours de la glace en hiver).
La seconde route est celle qui longe les côtes canadiennes et américaines, dite passage du Nord-Ouest. L’essentiel de la route praticable passe à travers l’archipel nord-canadien. Elle n’est, pour l’instant, ouverte qu’environ un mois et demi dans l’année de fin août à mi-octobre en raison de présence de banquises en provenance du centre de l’océan Arctique. Le passage le plus direct par le canal de McClure n’est donc pas vraiment praticable par un trafic maritime commercial. Ottawa considère les eaux archipélagiques comme des eaux intérieures sur lesquelles il exerce une souveraineté pleine et entière. Pour des raisons de préservation environnementale et des moyens nécessaires spécifiques à mettre en place pour sécuriser cette zone, l’État ne souhaite pas faire la promotion pour le développement de cette route maritime qui, sur le plan commercial, ne présente pas d’intérêt pour l’instant aux yeux de la plupart des compagnies maritimes. Seuls quelques navires de croisière l’empruntent pour joindre le Groenland et l’Alaska.
Enfin, la troisième route, celle qui longe les 23 000 km de côtes russes est celle qui offre le plus de potentiel. La « Sevmorput » ou Route maritime du Nord, a été commercialement ouverte en 1935 par les Russes pour desservir les ports enclavés de la Sibérie. C’est ce passage du Nord-Est reliant l’océan Pacifique Nord à l’océan Atlantique Nord qui concentre le plus d’attention. Sa partie gelée l’hiver entre le détroit de Béring et l’archipel de la Nouvelle-Zemble est nommée la Route maritime du Nord (RMN)[13].
Figure 3 : routes maritimes polaires
Le nombre de navires en transit qui l’emprunte chaque année reste cependant très faible. Son volume reste anecdotique au regard de celui qui transite entre la Chine et l’Europe via le canal de Suez. Si sur le papier, le gain en distance atteint 30 à 40%, elle n’est pas suffisamment attractive pour concurrencer le flux par l’Océan Indien. Elle pourrait tout au plus représenter une route alternative à Suez pour du transport de vrac ou de marchés niche de produits manufacturés, en période estivale, dans quelques décennies, et ce pour de multiples raisons opérationnelles et économiques. Aucun modèle climatique ne prévoit de disparition de la glace en hiver, la nuit polaire durant d’octobre à avril, la route en période hivernale est donc réservée aux seuls navires brise-glaces capables de progresser dans une banquise dont l’épaisseur moyenne est de 1m20. Même si le réchauffement climatique engendre une reconstitution plus tardive de la banquise à la fin de la période estivale, l’extension maximale de la mer gelée varie peu à la fin de l’hiver. La dislocation de la banquise en plaques de glace plus ou moins grandes (floes) s’opèrent plus rapidement, rendant les risques de collision plus importants. Des grandes plaques de banquise pluriannuelles dérivent vers l’eau libre l’été et se reconstituent au début de l’hiver en mer de Laptev et en mer des Tchouktches, constituant une banquise difficile à franchir en hiver. Sur le plan de la sécurité nautique, les infrastructures de communication et de navigation sont encore insuffisantes, idem pour les moyens d’assistance maritimes ou aériens pas assez bien répartis pour assurer une intervention efficace le long des 23000 km de côtes russes. Sur le plan économique, ce raccourci n’est pertinent qu’entre les ports nord de la Chine et les ports nord-européens (Lasserre, 2015, 2019). Or, la très grande majorité des lignes de transport conteneurisés qui assurent un voyage de transit régulier dit « juste à temps » escalent dans de nombreux ports asiatiques et en Méditerranée. Les risques engendrés par une navigation en zone polaire sont conditionnés à des surprimes d’assurance élevées, à la mise en conformité du navire à la réglementation contraignante du Code polaire (équipements de sécurité à bord supplémentaires, formation spécifique des officiers Pont etc.). Tous ces facteurs cumulés ne jouent pas en faveur d’une route commerciale régulière qui pourraient concurrencer celle qui passe par Suez. Pour preuve, toutes les grandes compagnies maritimes de transport conteneurisé entre la Chine et l’Europe ne manifestent aucune velléité à créer une ligne régulière via l’océan Arctique qui viendrait se substituer une toute petite partie de l’année à une organisation logistique déjà très optimisée.
Tableau 1. Trafic de transit le long de la Route maritime du Nord, 2011-2021
Unité : nombre de voyage, volume transporté en million de tonnes
2011
2012
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
Brise-glace
2
3
2
2
1
2
0
1
0
1
0
Navire gouvernemental
1
0
1
1
3
1
0
0
0
0
0
Croisière
1
0
1
3
1
1
0
0
0
1
1
Remorqueur, navire logistique,
4
5
1
1
2
4
1
2
0
6
0
Navire marchand
31
38
64
24
11
11
24
23
32
51
84
Recherche
2
0
2
0
0
0
0
0
2
0
0
Pêche
0
0
0
0
0
0
2
1
3
5
0
Total, transit officiel
41
46
71
31
18
19
27
27
37
64
85
Volume en transit (Mt)
0,8
1,3
1,2
0,3
0,1
0,2
0,2
0,5
0,7
1,2
2
Volume total transporté (Mt)
3,3
3,8
3,9
4,0
5,4
7,3
10,7
20,2
31,5
33,0
34,9
Note : Le volume transporté correspond à l’ensemble des marchandises en circulation, dont le trafic de destination vers Mourmansk.
Pour 2022 : les données disponibles semblent peu fiables et font état, selon des sources contradictoires, de 5 transits dont 4 assurés par des entreprises étrangères sur les 5 premiers mois de l’année. Le trafic total sur la RMN se serait élevé à 34 Mt pour 2022.
Source: CHNL, données compilées par F. Lasserre.
Tableau 2. Mouvements de navires dans les eaux de la Route maritime du Nord, 2016-2022
Unité : nombre de voyages, volume transporté en million de tonnes
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022*
Tanker
477
653
686
799
750
705
716
Méthanier
0
13
225
507
510
528
Vrac
109
49
10
18
49
94
Marchandises générales
519
515
422
546
710
800
Porte-conteneurs
169
156
150
171
171
177
Brise-glace
58
101
232
231
220
354
252
Navires gros porteurs
62
46
6
0
5
26
Ravitaillement, service
0
57
104
169
154
156
Recherche
91
87
85
93
114
138
Remorqueur
63
105
49
62
108
141
Pêche
37
38
7
15
27
25
Passagers
15
17
10
11
1
1
Plaisance
0
7
0
3
3
0
Forage, exploration
55
12
8
22
41
60
Autres
50
52
28
47
42
22
Voyages dans les eaux de la RMN
1 705
1 908
2 022
2 694
2 905
3 227
968
Volume transporté (Mt)
7,3
10,7
20,2
31,5
33,0
34,9
34 (2022)
Note * : chiffres sur les 5 premiers mois.
Source: Center for High North Logistics, CHNL, données compilées par F. Lasserre
Dans son ambitieux projet de développement économique de la zone arctique pour 2035 (Government.ru, 2019), la Russie tente de promouvoir cette route dont elle ambitionne d’en faire une route de transit alternative, concurrente à Suez en développant un service de porte-conteneurs navettes brise-glaces entre des hubs de transbordement situés aux extrémités du passage du Nord-Est, un à Mourmansk et l’autre en péninsule du Kamchatka, au même endroit que les hubs de GNL prévus pour entrer en service en 2023. Grâce à la nouvelle flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire qui devrait être complétement effective en 2027, la Russie assure vouloir proposer ce service toute l’année à partir de 2030. Si le volume du trafic de transit est faible, en revanche, le volume de trafic dit de destination est en forte croissance car directement lié au transport des hydrocarbures et minerais exportés des gisements de Sibérie occidentale (Gunnarsson, 2021). Sur les 35 Mt du volume annuel enregistré en 2021, plus de 19 Mt proviennent de l’usine de production de gaz liquéfié de Yamal LNG en péninsule éponyme[14]. Achevée en 2018, ces trois trains assuraient à eux-seuls jusqu’alors les ¾ du volume vers les ports nord-européens et asiatiques.
À la suite des sanctions, on peut d’ailleurs s’attendre à ce que le trafic vers l’Asie augmente en raison de la baisse significative de voyages vers l’Europe, en hiver notamment. Le reste du trafic est un trafic de desserte national, en partie pétrolier des terminaux de Novy du delta de l’Ob et ceux de la mer de Petchora vers Mourmansk, pour une autre partie de transport de minerais de Norilsk et de voyages de navires gros porteurs pour la construction de nouveaux complexes industriels charbonnier, pétrolier ou gazier en Sibérie occidentale. Même si force publicité est faite autour du développement exponentiel du transit de destination lié en grande majorité au volume de GNL transporté, le nombre de navires qui assurent un voyage de destination ou de transit sur la route maritime du Nord reste intrinsèquement faible. À titre de comparaison, le volume annuel du trafic sur la RMN est équivalent au volume d’une seule journée dans le canal de Suez. La Chine, elle-même très intéressée par le potentiel de la RMN et qui jusqu’en 2021 envoyait en été une dizaine de navires faire le transit pour justifier son projet de route de la soie polaire, semble plus attentiste. On lui prête volontiers de grandes ambitions dans cet espace, autant politiques, économiques que maritimes avec, par exemple, un projet de brise-glace à propulsion nucléaire (Eiterjord, 2019) pour assurer ses propres escortes de navires, mais force est de constater que ses actions se concentrent pour l’instant sur la sécurisation des approvisionnements d’hydrocarbures en provenance de Sibérie.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer la volonté farouche du développement de la Route maritime du Nord voulue par Vladimir Poutine. Les projets pour sécuriser cette zone sont nombreux et pour certains très avancés. Atomflot, entité étatique qui gère la RMN, disposera de sa propre couverture satellitaire polaire pour les télécommunications et la couverture glace. Les Russes ont mis en orbite le 1er satellite Arktika d’une série de quatre en février 2021. Il est prévu d’en lancer 4 autres d’ici la fin de la décennie (Korabel, 2022d). Le groupe russe Sitronics lancera 12 satellites pour assurer le fonctionnement d’un système de surveillance automatique des navires au printemps 2023 (Korabel, 2022e). Il est prévu d’en lancer un total de 70. Le satellite embarquera une charge du système d’identification automatique AIS, un système de navigation obligatoire qui permet d’identifier les navires, leurs caractéristiques, leur cap et d’autres données de voyage[15] et de suivre leur route. Auparavant, les utilisateurs russes recevaient les données nécessaires par des satellites américains. Elles sont actuellement bloquées. Les 5 brise-glaces à propulsion nucléaire de 60 MW de la série 22220 dont 3 sont déjà en service (l’Arktika, le Sibir et l’Ural) ont respecté le calendrier de mise en service prévu, performance qu’il faut souligner tant les deux précédents (le Yamal et le 50 Let Pobedy) ont eu de nombreuses années de retard avant d’être opérationnels (Korabel, 2022f). Les deux derniers (le Yakutia et le Chukotka) sont sur cales pour une mise en service respectivement en 2025 et 2027. Le 4ème brise-glace à propulsion nucléaire Yakutia sera dédié exclusivement à l’escorte du trafic des tankers du projet Vostok Oil à partir de 2024. Vladimir Poutine a même annoncé budgétiser 2 brise-glaces supplémentaires de cette même classe pour satisfaire l’augmentation du trafic de destination pour 2028 et 2030 (Arcticway, 2022). L’autre mégaprojet, Leader, un brise-glace dénommé Rossiya, lui aussi à propulsion nucléaire d’une puissance de 120 MW est en construction au chantier naval de Zvezda proche de Vladivostok, propriété de Rosneft. Il est prévu être en service en 2027 et il sera en mesure de progresser dans de la banquise de 3m pour escorter des navires d’une largeur de 48m[16]. Les technologies occidentales qui feront défaut pour ces navires (pompes cryogéniques notamment) ne seraient pas pénalisantes pour la poursuite du chantier car elles seraient remplacées par des fabricants russes (Korabel, 2022g). Selon la société d’État Rosatom, tutelle d’Atomflot qui gère la flotte des brise-glaces à propulsion nucléaire, il est nécessaire de prévoir la construction de 6 brise-glaces supplémentaires, ainsi que de 16 navires de secours d’urgence pour assurer l’exploitation durable de la route maritime du Nord.
En raison du flux de trafic hivernal qui pourrait basculer de l’Ouest vers l’Asie, Rosatom a déjà affrété le très puissant brise-glace à propulsion électrique Novorossiysk au profit de l’escorte sur la route maritime du Nord, les brise-glaces Krasin, Admiral Makarov et Kapitan Dranitsyn étant attendus en renfort pour le déglaçage des routes d’accès des ports de Sabetta et Novy Gate dans la rivière de l’Ob (Korabel, 2022h). Enfin, le Kremlin assure la sécurisation de la RMN à travers les récentes rénovations des nombreuses bases militaires qui longent le passage du Nord-Est. Cependant, ces bases armées toute l’année bénéficient surtout d’infrastructures orientées vers la détection de l’espace aérien, même si l’on y trouve des plateformes permettant de mettre en œuvre des missiles antinavires, d’une portée d’environ 300 km donc à vocation a priori largement défensive.
Les sanctions occidentales n’ont que peu de conséquences sur le trafic commercial de transit sur la RMN. Certes, les objectifs de volume de trafic de destination de 80MT pour 2024 voulus par Vladimir Poutine ne seront pas atteints car directement liés au développement des projets d’usines de production d’hydrocarbures, Arctic LNG2 en particulier. Cependant, les projets associés au développement de la RMN se poursuivent et devraient rendre la route plus sûre, notamment pour les transits hivernaux des méthaniers Arc7 qui ont débuté de façon expérimentale en 2019 (Staalesen, 2020) et qui devraient devenir réguliers à partir de 2023. La stratégie de développement de l’Arctique à l’horizon 2035 repose également sur la création et la modernisation de ports sur la RMN (Staalesen, 2019), notamment la construction de terminaux liés aux projets d’extraction des hydrocarbures et de minerais par voies maritimes, Utrenniy pour le projet gazier Arctic LNG2 en péninsule de Gydan, Bukhta Sever pour le projet pétrolier VostokOil et Yenisey pour le projet minier de NorthStar- AEON en péninsule de Taïmyr et Nagleynyn pour le projet de mine de cuivre Baimskiy en Tchoukokta.
En réaction aux sanctions occidentales, la Russie a durci les conditions d’accès à la RMN. Si réglementairement, l’article 234 de la Convention des Nations Unis sur le droit de la mer accorde un droit légitime à un État côtier de contrôler de façon non discriminatoire le trafic maritime au large de ses côtes couvertes par les glaces en cas de risque de pollution sur l’ensemble de sa ZEE[17], ce droit ne serait peut-être plus applicable dès lors que la glace ne serait plus présente pendant la « majeure partie de l’année » (art. 234). Cette interprétation n’est cependant pas acceptée par l’Administration de la Route maritime du Nord, La Russie et l’administration responsable du trafic maritime sibérien, la NSRA[18], sous la tutelle d’Atomflot, gèrent un dispositif de contrôle du trafic maritime sur tout le passage de la RMN entre le détroit de Béring et l’archipel de la Nouvelle-Zemble. La NSRA impose notamment une demande de droit de passage dont les frais inhérents dépendent de la classe Glace du navire, du nombre de zones traversées sur la RMN, de la nécessité ou non d’une escorte par un brise-glace, un pilote embarqué et de la période de l’année (NSRA, 2023). Déjà la loi fédérale du 29 décembre 2018 sur le « Code de la navigation commerciale » de la Fédération de Russie oblige que les navires qui assurent le transport des hydrocarbures et du charbon à partir de la Russie soient sous pavillon national. Les objectifs de Vladimir Poutine dans son développement accéléré des projets arctiques à travers le « plan de développement pour l’Arctique pour 2035 » ont été durcis. Une loi votée en novembre 2022 (Vasilyeva, 2022) oblige les navires d’Etat à demander l’autorisation pour traverser les eaux intérieures situées dans les eaux de la RMN[19] au plus tard 90 jours avant le jour de passage souhaité, il n’était que de 15 jours auparavant. Elle permettrait également de suspendre le passage des navires de guerre étrangers et autres navires gouvernementaux sans autre justification. Même si actuellement, aucun navire militaire de l’OTAN ne s’est avisé de transiter sur la RMN[20], cette législation russe qui est à la marge de la légalité des conventions internationales de libre circulation en haute mer irrite les Etats très attachés à la liberté de navigation, les Etats-Unis en premier. Si les enjeux géopolitiques ne sont pas équivalents à ceux que l’on peut voir en zone indopacifique, on peut néanmoins redouter une augmentation de la tension dans la zone arctique si les Américains venaient à revendiquer leur droit à la liberté de navigation en faisant des incursions dans la ZEE russes seuls ou avec ses alliés de l’OTAN. Ces FONOPS[21] seraient alors considérées par la Russie comme une agression directe dans ce qu’elle considère comme un bastion, tant en termes militaires qu’économiques. Les démonstrations de force avec des exercices récurrents de tirs de missiles, en mer de Barents en particulier, sont un signal ferme du Kremlin pour affirmer sa souveraineté dans cet espace. Les sanctions occidentales ont également entraîné des restrictions de navigation dans les ports russes, en Arctique comme en Baltique. Les compagnies de croisière norvégienne Hurtigruten Expéditions et américaine Regent Seven Seas Cruises ont annoncé leur intention de suspendre leurs escales dans les ports russes de Saint-Pétersbourg, Mourmansk, Arkhangelsk et Solovki de leurs circuits de croisière en Arctique. La Russie souhaitait développer la croisière de navires étrangers dans ces ports francs (Nilsen, 2022). Toutes les lignes de destination de fret aux conteneurs des grandes compagnies occidentales, Maersk, CMA-CGM ont suspendu leurs dessertes vers Saint-Pétersbourg. Les ports anglais ont interdit toute escale de tankers en provenance de Russie. Maersk, qui était présent en Russie depuis 1992, a annoncé qu’il vendrait tous ses actifs en Russie, y compris sa participation de 30,75 % dans l’opérateur portuaire russe Global Ports Investments.
Conclusion
Alors que nous avons vu les conséquences directes des sanctions occidentales sur l’espace arctique, nous pouvons nous interroger sur l’avenir de cette région si la guerre avec l’Ukraine s’éternise et que les relations se durcissent entre les occidentaux et la Russie. Peut-on redouter que les tensions extérieures à l’Arctique, comme c’est déjà le cas entre la Chine et les Etats-Unis, s’invitent-elles aussi entre les pays arctiques et la Russie, plus déterminée encore à s’imposer dans cet espace qu’elle a toujours revendiqué comme son « bastion ». Alors que le spectre de nouvelles tensions, pourtant souvent évoquées mais pas toujours crédibles, pourraient émerger, la Russie pourrait se sentir menacée et prôner une affirmation encore plus forte de sa souveraineté. Sur le plan sécuritaire, les tensions dans l’espace arctique ne risquent-elles pas de rediviser cette région en deux blocs qui rappelleraient la guerre froide ? Avec le gel des échanges au sein du Conseil de l’Arctique, on pourrait craindre que la Russie cesse de s’aligner sur les avancées nécessaires à la préservation durable de l’environnement de l’océan Arctique déjà très impacté par le réchauffement climatique. Les deux partenaires de circonstances chinois et Russes ne semblent plus vouloir se plier à un modèle de gouvernance onusienne jugé trop favorable aux démocraties occidentales. Ainsi l’Arctique, jusqu’alors relativement préservé, pourrait devenir un espace de lutte politique des grandes puissances dans lequel la Russie fera tout pour s’imposer, ses ressources de l’Arctique étant une source de revenus considérables pour les décennies à venir, justifiant sa détermination à s’opposer aux puissances occidentales.
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Alexeeva, O. et F. Lasserre (2018). An Analysis on Sino-Russian cooperation in the Arctic in the BRI era. Advances in Polar Sciences, 29(4): 269-282.
[1] Même si le processus d’adhésion de la Suède est entravé par les conditions formulées par la Turquie quant à la posture de la Suède à l’endroit des associations kurdes. En mars 2023, les négociations entre Stockholm et Ankara n’avaient toujours pas abouti.
[2] TotalEnergies a été contraint de céder ses parts mais aurait conservé le bénéfice de ses contrats à long terme d’approvisionnement de GNL liés à Yamal LNG. TotalEnergies avait investi 2Md€ dans Arctic LNG2 associé à des contrats à long terme de 25 ans et avait une participation de 10 % dans les hubs de transbordement de GNL aux extrémités de Route maritime du Nord.
[4] La seule alternative viable serait la construction d’une centrale nucléaire flottante comme celle amarrée au port de Pevek en Tchoukotka, l’Akademik Lomonosov, d’une puissance de 64MW. Même s’il existe un projet de programme de construction d’une dizaine d’unités, rien n’a été planifié pour la péninsule de Gydan.
[5] En 2021, le tiers du gaz consommé dans l’Union européenne provenait de la Russie. Le deuxième fournisseur de l’UE est la Norvège. La Russie représentait 20 % des importations des 27 États membres. L’Europe était la destination de près de la moitié des exportations russes de pétrole brut, soit un peu plus d’un quart des importations de pétrole de l’UE en 2020. L’UE dépendait de la Russie pour environ 45 % de ses importations de charbon.
[6] Avec des dérogations pour la Slovaquie et la Hongrie.
[7] AIS : transpondeur embarqué obligatoire qui émet la position du navire et ses informations de voyage.
[8] En termes de contraintes technologiques et financières, la Russie a presque atteint le niveau de l’Iran. Ce pays possède la deuxième plus grande réserve de gaz au monde, dont la grande majorité est concentrée sur la côte du golfe Persique. Avant l’imposition de sanctions en raison du programme nucléaire, l’Iran prévoyait de construire 3 usines de GNL d’une capacité totale de 37 Mt par an. Après l’imposition des sanctions, les projets sont encore gelés (Kommersant, 2022e).
[9] Soit de 5 à 6 navires en exploitation par train de liquéfaction pour le projet Arctic LNG2.
[10] Une nacelle azipod entraîne une hélice qui peut tourner sur 360°, servant à la fois de propulsion et de gouvernail. Ce type de propulsion, moteur dual fuel Wärtsilä et Azipod ABB, est un standard retenu pour la très grande majorité des navires de classe de glace élevée (Baudu, 2018).
[11] Deux complexes gravitaires de transbordement offshore de GNL de 360 000m3 et d’une capacité annuelle de 21,7Mt par an sont en construction au chantier naval sud-coréen DMSE. Le premier sera amarré dans la baie d’Ura Guba en péninsule de Kola et le second dans la baie de Bechevinskaya sur la côte pacifique de la péninsule de Kamtchatka. Ces barges seront capables de recevoir 2 tankers en même temps.
[12] Les pétroliers ont traditionnellement deux types d’assurance : l’assurance Hull & Machinery (H&M) et l’assurance Protection & Indemnity (P&I). La première couvre les dommages physiques au navire, tandis que la seconde offre une protection contre un large éventail de responsabilités civiles, y compris la perte de cargaison, la collision et la pollution.
[14] En 2021, Yamal LNG a réalisé 266 expéditions (19,5 MT), dont 199 (75%) sous contrats à long terme, les 25% restants ont été vendus sous contrats spot.
[15] Ces données sont accessibles via des portails Internet comme MarineTraffic.com, Vesselfinder.com etc.
[17] Zone maritime qui s’étend sur 200 milles marins à partir des côtes, et dans laquelle l’État côtier détient des droits souverains sur les activités économiques.
[19] Il s’agit en particulier du passage des détroits de Sannikov et Vilkitsky dont la Russie s’est appropriée comme des Eaux intérieures alors qu’elles sont considérées par les occidentaux comme détroits internationaux avec un droit de passage inoffensif.
[20] A l’exception d’un navire auxiliaire de la Marine nationale française, le Rhône, en septembre 2018.
[21] FONOPS : Freedom Of Navigation Operations. Transit dans les eaux internationales disputées.
Oriane Legrand vient d’achever sa première année de master « Relations Internationales » à l’Iris Sup’, à Paris. Elle s’intéresse aux questions de défense et a rédigé un mémoire portant sur ces enjeux, appliqués à l’Arctique, sous la direction de M. Alexandre Taithe, chargé de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique.
L’Arctique est un espace qui suscite un intérêt grandissant. Longtemps délaissé car considéré comme hostile et inhospitalier, cet espace connait depuis quelques années un regain d’intérêt, notamment dans les médias. Ces derniers n’hésitent plus à le présenter comme un eldorado empli de richesses et dont le réchauffement climatique pourrait révéler tout le potentiel, au risque d’entraîner de nouveaux conflits entre puissances.
Toutefois, pour une partie de la communauté scientifique, qui conçoit à l’inverse l’Arctique comme un espace à protéger, où prévaut la coopération, cette vision agace. De ce désaccord est né un malentendu quant à l’Arctique, qui semble être devenu un espace ambivalent tiraillé entre une apparence d’opulent territoire à conquérir et une image de territoire vulnérable, un espace à protéger où règnerait l’entente entre puissances.
The Arctic is a space of growing interest. Long neglected because considered hostile and inhospitable, this space has experienced a renewed interest in recent years, especially in the media, which no longer hesitate to present it as an Eldorado full of wealth and whose global warming could reveal its full potential, at the risk of leading to new conflicts between powers.
But for a part of the scientific community, which conceives the Arctic as a space to be protected, where cooperation prevails, this vision annoys. From this disagreement arose a misunderstanding about the Arctic, which seems to have become an ambivalent space torn between its face of opulent territory to be conquered and its more vulnerable image of space to be protected where agreement between powers reigns.
Keywords: Arctic – media – representations – strategic stakes – military stakes.
Introduction
« Comme dans un remake de la guerre froide, les silhouettes des bombardiers stratégiques russes reviennent s’aventurer dans les cieux longtemps désertés du Grand Nord, plaçant sur le qui-vive les chasseurs de l’Otan »
(AFP, 2008).
Voilà un exemple parmi tant d’autres d’extrait d’article dans lequel l’Arctique est présenté comme étant un espace hautement stratégique, à nouveau lieu de déploiement de la puissance, futur nœud potentiel de navigation maritime. De nombreux médias n’hésitent en effet plus à louer les très nombreuses ressources dont regorgerait cet espace, celles-ci étant d’ailleurs susceptibles de devenir plus accessibles à l’avenir, du fait du réchauffement climatique, et d’entraîner dans le sillage de leur découverte une compétition acharnée entre États pour leur appropriation. Ressources, réchauffement climatique, nouvelles routes maritimes, multiplication de faits militaires et compétition interétatique : les différents jalons du récit médiatique sont ainsi posés. Tout semble tendre vers l’idée que les enjeux stratégiques et militaires sont grandissants et d’une importance de plus en plus tangible en Arctique, certains articles allant même jusqu’à mentionner le terme de nouvelle guerre froide.
C’est pourtant un tout autre discours que tiennent certains chercheurs à propos de cette zone : « Ainsi, serions-nous à l’aube d’une nouvelle guerre froide, voire d’un conflit armé. Or, une analyse précise de la situation et des acteurs en présence nous montre que ces scénarios- catastrophes sont grandement exagérés » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021). Pour une partie de la communauté scientifique, l’Arctique représente plutôt un modèle de coopération internationale, symbolisé par l’existence du Conseil de l’Arctique, dans laquelle les questions géopolitiques sont traditionnellement laissées de côté.
On s’intéresse donc ici à cette dichotomie entre ces différents discours et représentations de l’Arctique, en se penchant notamment sur la façon dont cet espace est construit dans la presse française, russe et canadienne, en particulier sur les plans stratégiques et militaires. Il s’agissait d’extraire des journaux étudiés les représentations dominantes données de l’Arctique sur une période prédéfinie, puis d’étudier de quelle manière celles-ci reflétaient ou non les travaux scientifiques sur cet espace, sans pour autant réduire la complexité de ce dernier en opposant de façon simpliste et duale visions médiatiques et scientifiques.
1. L’Arctique dans la presse
1.1. Explicitation de la méthodologie employée
Le mémoire susmentionné s’est penché sur la façon dont l’Arctique est construit dans les quotidiens français Libération et Le Figaro, dans les journaux russes Izvestia (Известия) et Argumenti i Fakti (Аргументы и Факты), ainsi que dans le quotidien canadien en ligne Radio Canada. La barrière de la langue ne permettait pas d’étudier les journaux d’autres pays arctiques, tels que la Norvège ou la Finlande. En ce qui concerne les États-Unis, les moteurs de recherche des journaux n’étaient pas assez précis ou donnaient un nombre trop important de résultats pour que ceux-ci soient analysés de façon satisfaisante. Enfin, le choix d’inclure la presse d’un pays non-arctique, ici la France, visait à vérifier s’il y avait des différences de discours avec les journaux des pays arctiques.
La période retenue pour cette étude court de 2005 à 2019. Si lors de la guerre froide, l’Arctique a pu être perçu comme un bouclier stratégique entre les deux superpuissances de l’époque, cet espace a été ensuite délaissé, à partir des années 1990. Le planter de drapeau russe sous le pôle Nord en 2007 a pu raviver un certain intérêt pour l’Arctique. Commencer l’étude journalistique en 2005 permettait donc d’observer si l’année 2007 a constitué, ou non, un tournant dans la façon dont cet espace est traité médiatiquement. L’année 2019, quant à elle, a marqué un tournant pour l’Arctique sur le plan politique, notamment avec le discours de Mike Pompeo à Rovaniemi, en Finlande, en marge du Conseil de l’Arctique. Quelques années clés ont été retenues pour l’étude : 2005, 2007, 2008, 2013, 2018 et 2019, afin d’étudier les évolutions statistiques et de discours liées à l’Arctique. Les articles ont ensuite été étudiés un par un pour être classés dans les catégories suivantes : Environnement, géopolitique, science, autochtonie et autre. La catégorie géopolitique recouvre en réalité plusieurs éléments, à savoir les ressources naturelles, la militarisation de l’Arctique, ou encore les routes maritimes. Cette classification a permis de faire apparaître des évolutions dans la place accordée à chaque thématique concernant l’Arctique au fil des années étudiées. Chaque article n’a été classé qu’une seule fois, en fonction du thème apparaissant comme étant le plus dominant.
Cette étude s’est structurée par années, tranches d’années et mots-clés. Les années et tranches d’années en question étaient les suivantes : 2005, 2005-2007, 2007- 2008, 2013, 2018-2019, 2005-2019, mais également 2020-2021 et enfin, une dernière tranche d’années regroupant toutes celles où des articles sur l’Arctique ont été publiés jusqu’en décembre 2021. Quant aux mots-clés, ceux qui ont été retenus étaient : sécurité (Безопасность), militaire (Военные), défense (Оборона), convoitises (желание завладеть signifiant « désir de posséder », le terme « convoitise » n’ayant pas vraiment de traduction littérale en russe), stratégies (Стратегии) et stratégiques (Стратегический) ainsi qu’environnement (окружающая среда). La plupart de ces mots-clés font référence au domaine de la défense et des enjeux économiques. L’objectif était d’observer le pourcentage d’articles qui apparaissent en entrant ces différents mots, par rapport au nombre total d’articles portant sur l’Arctique et à ceux portant sur le thème environnemental.
Ce travail statistique s’est doublé d’une lecture de nombreux articles, afin d’analyser la façon dont l’Arctique est construit dans le discours journalistique. Ce travail a permis de faire apparaître des dynamiques intéressantes quant au traitement médiatique de cet espace, tant sur le plan quantitatif que sur le fond.
1.2. L’Arctique : un espace qui suscite un intérêt grandissant, notamment via le prisme géopolitique
Il est indéniable qu’aujourd’hui « l’Arctique fascine » (Landriault, 2013). L’étude statistique réalisée sur les journaux susmentionnés l’illustre bien. À titre d’exemple, dans le quotidien français Le Figaro, en seulement deux ans, entre 2005 et 2007, le nombre d’articles portant sur l’Arctique a connu un accroissement de 2900%, et de 5450% entre 2005 et 2019. Cette évolution est moins prégnante pour Libération, avec une augmentation de seulement 75% entre 2005 et 2019, mais qui tranche pourtant avec des titres parfois très sensationnalistes à propos de l’Arctique. Pour le quotidien russe Izvestia, on observe une augmentation des articles de 10 500%, entre 2005 et 2019. Pour Argumenti i Fakti, l’augmentation est de 1767%, un pourcentage donc moins élevé que pour le quotidien, mais qui peut aussi s’expliquer par le fait qu’il s’agisse d’un hebdomadaire. Dans les deux cas, l’augmentation est tout de même très significative, ce qui peut naturellement s’expliquer par l’importance de l’Arctique pour la Russie. Enfin, pour notre dernier journal, le quotidien en ligne Radio Canada, l’augmentation d’articles entre 2005 et 2019 est de 240%.
Ce travail de statistiques illustre, vraisemblablement, un phénomène d’ampleur plus important dans les médias, à savoir la montée de la popularité de cet Arctique, longtemps délaissé, souvent considéré comme hostile et inhospitalier. Il est pourtant inévitable que l’Arctique soit amené à prendre de plus en plus d’importance dans les années à venir, notamment en raison de son statut de victime et d’observatoire du réchauffement climatique. Pourtant, c’est souvent pour de tout autres raisons que l’Arctique est placé sous le feu des projecteurs par nombre de médias qui le considèrent depuis quelques décennies comme un point chaud géopolitique. Ce fait peut s’illustrer par les chiffres produits lors de l’étude statistique des journaux étudiés.
Par exemple, pour les deux quotidiens français, on observe un nombre certes plus élevé d’articles portant sur l’environnement, par rapport à d’autres thèmes. En ce qui concerne le thème géopolitique, le nombre d’articles augmente également, entre 2005 et 2019, mais de façon beaucoup plus spectaculaire pour Le Figaro que pour Libération. Cela peut certainement s’expliquer par la différence de ligne éditoriale entre ces deux quotidiens, Le Figaro étant un journal de droite, libéral et conservateur, Libération étant un journal de centre-gauche, donc plus susceptible d’aborder le thème environnemental à propos de l’Arctique. En observant plus finement les statistiques, on remarque que l’année 2007, qui est celle du planter du drapeau russe au pôle Nord, marque un tournant en ce qui concerne le nombre d’articles pour Le Figaro. Enfin, le nombre d’articles portant sur le thème environnemental semble dominer et augmente au fil des années. Ce nombre reste donc, à l’exception de l’année 2008 pour Le Figaro, toujours plus important que le nombre d’articles portant sur le thème géopolitique. Néanmoins, le nombre d’articles portant sur le thème environnemental connait une augmentation bien moins importante que le nombre d’articles portant sur le thème géopolitique. En effet, si l’on prend l’exemple du Figaro où l’évolution statistique est plus notable, en 2007, 36% des articles sur l’Arctique portent sur le thème environnemental, contre 26% pour le thème géopolitique. En revanche, en 2019, on est respectivement à 32% et 28%, soit une augmentation certes peu conséquente du nombre d’articles portant sur le thème géopolitique, mais une baisse tout de même assez notable de la part de ceux portant sur le thème environnemental, alors même que ces questions prennent de plus en plus d’ampleur dans les débats publics, médiatiques et politiques à cette période.
Dans les deux journaux russes, l’environnement est un thème qui n’est que très peu présent dans les articles sur l’Arctique. Le thème géopolitique est bien plus important. Il représente environ 67% des articles pour le quotidien et 60% pour l’hebdomadaire en 2019. Pour cette même année, le thème environnemental représente respectivement 5,6% et 7,1%. Pour les autres années, la proportion d’articles sur le thème géopolitique est également effectivement plus élevée par rapport au thème environnemental. Par rapport aux journaux français, on a donc une surreprésentation du thème géopolitique dans la presse russe alors que les considérations environnementales semblent délaissées, ce qui n’est guère surprenant étant donné la place de l’exploitation et de l’exportation des énergies fossiles dans les structures économiques russes. En ce qui concerne les statistiques produites à partir des mots-clés, des années, et tranches d’années, pour tous les journaux et toutes les périodes étudiés, le mot-clé « environnement » accolé à «_Arctique » l’emporte sur tous les autres, sauf pour le quotidien russe où se sont les mots-clés « Безопасность » (« sécurité ») ou « Военные » (« militaire ») qui dominent. La dimension sécuritaire arctique semble donc extrêmement importante dans les articles russes et plus particulièrement la sécurité militaire ou énergétique, la Russie considérant sa zone arctique comme une chasse gardée et le poumon économique du pays.
Enfin, pour le quotidien canadien, les articles sur le thème géopolitique sont un peu plus nombreux que ceux sur le thème environnemental, peut-être en raison des inquiétudes nourries quant à sa souveraineté arctique depuis quelques décennies. Il n’en reste pas moins que le thème environnemental demeure important.
Ce qu’il y a de commun à tous ces journaux, c’est le fait que les articles portant sur la science ou les communautés autochtones sont peu nombreux, ce qui peut surprendre lorsque l’on connait la dimension importante qu’occupe la recherche dans la politique arctique française par exemple, ou encore la diversité et l’importance des peuples autochtones en Arctique. Pourtant, très peu d’articles leur sont consacrés. Concernant les peuples autochtones, pour les journaux français et russes, ce n’est pas vraiment étonnant : la France n’est pas un pays arctique et il est possible que la faible connaissance de la région par les médias ne leur ait pas permis d’associer plus clairement géopolitique, changements climatiques et communautés autochtones ; quant à la Russie, le sujet est peu abordé, car il s’agit de populations marginales et périphériques, peu impliquées dans les prises de décision. Les conditions et le mode de vie des populations autochtones sont pourtant des sujets importants dans le débat public au Canada, y compris les risques liés aux changements climatiques sur leur environnement et leur sécurité au sens large. Mais ici, on ne l’observe pas dans les statistiques de Radio Canada.
Bien que le thème environnemental demeure important et largement dominant (sauf pour la presse russe), les éléments liés au thème géopolitique semblent prendre une ampleur nouvelle. De plus, si la dimension environnementale est de plus en plus traitée également, le nombre d’articles associés à ce thème augmente néanmoins moins vite que ceux traitant des enjeux plus géopolitiques. Néanmoins, cette étude n’a pas permis d’observer de différence importante du nombre d’articles d’une année à une autre, et ce pour aucun thème, à l’exception d’une augmentation vraiment notable du nombre d’articles entre 2005 et 2007 pour Le Figaro. L’augmentation se fait de façon lente et plus ou moins constante. La seule différence statistique notable que l’on peut remarquer pour certains des journaux étudiés est celle du nombre d’articles total et de ceux portant sur le thème géopolitique, entre 2005 et 2019, ce qui illustre encore l’importance croissante de ce thème dans les articles portant sur l’Arctique. Il est enfin intéressant de noter que le journal traitant le plus de l’Arctique entre le premier article paru et décembre 2021 est Le Figaro, avec 2 261 articles, suivi par Izvestia (1109), Libération (690) et enfin Radio Canada (374). Cela peut paraître étonnant alors que la France n’est pas un pays riverain de cet espace, contrairement au Canada ou à la Russie, mais illustre une nouvelle fois le fait que l’Arctique est un espace qui fascine, même au-delà de ses limites.
Les statistiques obtenues montraient donc globalement une augmentation du nombre d’articles portant sur l’Arctique, ainsi qu’une importance croissante des considérations géopolitiques quant à cet espace. Une fois ces considérations prises en compte, il a été intéressant de les mettre en perspective avec le contenu des articles, ce qui a permis d’apposer à ces premiers résultats une seconde lecture afin de mieux comprendre la façon dont l’Arctique est construit dans les journaux étudiés et mettre en exergue des différences de discours entre les différents pays auxquels appartiennent ces derniers.
2. Les principales représentations médiatiques de l’Arctique
2.1. L’Arctique dans la presse française : le triptyque réchauffement climatique – ressources – tensions.
Dans les quotidiens français Libération et Le Figaro, si l’environnement reste le thème majeur, certains titres demeurent pourtant très évocateurs d’enjeux géopolitiques en Arctique. Pour ne citer que quelques exemples, on trouve dans Libération « Haro sur le pétrole de l’Arctique », dès 2005, « la deuxième guerre froide » en 2008, ou encore en 2019 « Routes arctiques : dégel et nouvelles tensions ». Dans Le Figaro, les articles sur le thème géopolitique sont tout de même bien plus nombreux et les titres tout aussi évocateurs : « Moscou à l’assaut des richesses cachées de l’Arctique » en 2007, « Le Pôle Nord fait l’objet de toutes les convoitises » ou encore « les ressources de l’Arctique attisent les appétits » en 2008. Les exemples abondent. Pour ces deux journaux, des mots ou expressions tels que « conquête », « à l’assaut », « renforcent leur présence militaire », « convoitises », « richesses » ou encore « nouvelle frontière » reviennent très souvent dans les titres d’articles à propos de l’Arctique, de même que les mots ou expressions ayant trait au vocabulaire martial. Tous ces titres font miroiter ici l’existence d’enjeux économiques importants en Arctique, de richesses, attisant les convoitises de nombreux États, prêts à renforcer leur présence militaire dans cet espace pour l’occuper et le défendre. Néanmoins, cette image de l’Arctique est davantage véhiculée dans Le Figaro que dans Libération. Quoi qu’il en soit, l’Arctique est ici construit comme un espace à conquérir. Il est également présenté comme une sorte d’eldorado, empli de ressources en tout genre, de nombreux articles évoquant très régulièrement cet aspect. Il est également présenté comme étant un espace de tensions croissantes entre deux blocs en particulier : la Russie et l’Occident. La Russie est présentée dans les articles des quotidiens français comme une puissance conquérante, en pleine expansion militaire et économique en Arctique, en opposition constante avec les Occidentaux dans la zone.
En définitive, le constat reste le même : la plupart des articles sont construits de la même manière, selon un triptyque réchauffement climatique – accès aux ressources – tensions entre pays, l’un en entrainant un autre puisque la fonte des glaces, pouvant permettre l’accès à de nouvelles ressources et de nouvelles routes maritimes, aurait pour conséquence une concurrence accrue entre puissances pour le contrôle et l’exploitation de cet espace.
Ainsi, les représentations les plus frappantes et peut-être moins exactes de l’Arctique se trouvent sûrement dans la presse française.
2.2. L’Arctique russe : le symbole d’une puissance renouvelée
Dans les journaux russes, l’Arctique est érigé comme un véritable symbole de puissance retrouvée. Cet espace est présenté comme le poumon économique du pays. La Russie conçoit l’Arctique comme faisant partie intégrante de son territoire et cette idée est répercutée dans la presse. Jusqu’alors périphérique, cet espace devient central et représentatif de la vigueur de la nation russe et de la capacité de cette dernière à innover et à repousser toujours plus loin les limites du possible. En effet, l’Arctique est un espace extrêmement hostile, froid et aride. Pourtant, les entreprises russes, notamment Gazprom, parviennent à y exploiter de gigantesques gisements d’hydrocarbures. Les articles à ce sujet sont d’ailleurs très nombreux. D’autre part, de nombreux articles évoquent les expéditions d’explorateurs ou de scientifiques russes, effectuées en Arctique il y a de cela plusieurs années, voire siècles. Le fait d’évoquer ces expéditions et de les présenter comme de véritables prouesses humaines permet de montrer aux lecteurs russes qu’ils appartiennent à un peuple ayant compté parmi les siens des hommes capables de jouer avec les limites de ce qui est humainement réalisable. Il y a également une véritable évolution des thèmes abordés dans les journaux russes. Pour les années 2005, 2007, 2008 et 2013, les articles évoquent souvent les ressources contenues en Arctique, alimentant ainsi la vision de cet espace comme eldorado. On retrouve le même triptyque que dans la presse française. Mais en 2018 et 2019, le thème de l’eldorado s’efface pour laisser place à d’autres préoccupations, à savoir le développement de l’espace arctique russe et sa protection. En réalité, cette transition est même visible dès 2013, notamment dans Izvestia. L’exploitation des ressources reste néanmoins un thème extrêmement présent dans la presse russe, à la différence près que l’Arctique n’est plus conçu et présenté comme un eldorado où tout serait encore à découvrir. Si l’exploitation des ressources arctiques, notamment des hydrocarbures, est une priorité dans les articles d’Izvestia et d’Argumenti i Fakti, il est toujours question de projets en cours, donc de ressources déjà découvertes et en cours d’exploitation ou en passe de l’être.
Si la vision de l’Arctique comme théâtre de tensions avec les autres nations arctiques, voire comme future zone de conflit contre les Occidentaux, transparait parfois, elle est beaucoup moins prégnante que dans les quotidiens français, du moins dans Argumenti i Fakti. Beaucoup d’articles russes évoquent les tensions avec les Occidentaux et l’OTAN, mais l’Arctique n’est
que très peu présenté comme la cause de ces tensions. Il l’est certes dans les années 2000, avec la volonté de la Russie d’étendre son plateau continental dans l’océan Arctique. Les articles de cette époque évoquent alors des tensions avec les autres nations arctiques, provoquées par cette volonté expansionniste. Mais l’Arctique n’est plus ainsi conçu par la suite dans Argumenti i Fakti. Cependant, le thème de la militarisation de l’Arctique revient très régulièrement, dans une optique de protection de l’espace arctique russe ainsi que du passage du nord-est qui serpente au large des côtes russes, bien que la possibilité d’une guerre contre les Occidentaux ne soit pas directement évoquée dans les articles. En revanche, dans Izvestia, cette vision de l’Arctique comme espace de tensions transparait beaucoup plus.
En fait, la presse russe sur l’Arctique est extrêmement autocentrée, terme entendu au sens où les articles se concentrent vraiment sur le territoire arctique russe, sur des enjeux très internes et moins sur des enjeux plus internationaux comme c’est le cas dans la presse française. Ainsi, quelques thèmes majeurs dominent dans le traitement médiatique russe de cet espace : son développement, sa protection et l’exploitation de ses ressources, présentés comme étant une nécessité vitale pour la Russie.
2.3. La presse canadienne et la « crise de souveraineté » arctique (Landriault, 2013, 14)
La presse canadienne est également assez autocentrée, terme entendu dans le sens défini plus haut pour la presse russe. Cette fois-ci, c’est le thème de la souveraineté canadienne en Arctique qui domine. On ressent une inquiétude à la lecture de certains articles, notamment dans les premières années de notre étude, quant à la souveraineté du pays dans sa zone arctique. Certains articles effectuent une comparaison entre les efforts et les moyens investis par la Russie dans son espace arctique et ceux fournis par le Canada, qui seraient moindres. Le constat d’un retard important du Canada sur la Russie est ainsi fait, et ce dans tous les domaines : développement du passage du nord-ouest, des infrastructures, des moyens militaires. Ce retard, de nombreux articles l’abordent, posant ainsi de réelles questions quant à la capacité du Canada à s’approprier correctement son espace arctique et à le développer suffisamment, afin d’en faire une véritable vitrine, à l’image de ce que la Russie a réussi à faire ces dernières années. La vision de l’Arctique comme eldorado est peu présente, voire absente. En revanche, celle de l’Arctique comme théâtre de conflit l’est davantage. L’environnement est un thème également très présent, avec de nombreuses inquiétudes exprimées quant aux dégradations environnementales en Arctique.
2.4. Bilan général des principales représentations médiatiques arctiques
Si l’on devait résumer, trois grandes idées principales reviennent donc à propos de l’Arctique dans les journaux étudiés pour ce travail. D’abord, celle de l’Arctique comme eldorado, assimilé en tant que tel à partir de la parution en 2008 du rapport de l’USGS sur les ressources en hydrocarbures présentes en Arctique. Dès lors, de nombreux médias en général, se sont extasiés sur les potentielles réserves d’hydrocarbures contenues dans la zone, prenant comme principale référence cette étude de l’USGS. Certains des articles étudiés, notamment dans la presse française, se fondent d’ailleurs sur cette étude pour construire leur propos.
La deuxième idée qui revient le plus souvent à propos de l’Arctique, c’est la vision de cet espace comme futur théâtre de conflit. Cette vision semble être apparue plus récemment que celle de l’Arctique comme eldorado. En fait, l’Arctique est présenté comme futur théâtre de conflit de deux manières différentes. D’abord, c’est un espace de tensions entre les pays arctiques eux-mêmes. Cette première vision est plus ancienne. Ensuite, l’Arctique est à nouveau construit, depuis quelques années, comme espace de tensions, voire de futur conflit entre Russes et Occidentaux. Le terme de guerre froide est même parfois mentionné.
De façon plus générale, de nombreux articles évoquent de plus en plus les projets et progrès effectués en Arctique quant à la militarisation de cet espace. Entrainements de fantassins, construction de brise-glaces, nouveaux équipements adaptés aux températures extrêmes et sorties de sous-marins : les exemples abondent et donnent l’image d’une militarisation très importante de l’Arctique, rapportée parfois directement à l’éventualité d’un conflit dans cette zone.
Le dernier thème revenant le plus souvent à propos de l’Arctique est bien entendu le phénomène du réchauffement climatique et de ses conséquences sur cet espace. Au fur et à mesure que des études et rapports comme ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur les changements climatiques (GIEC) paraissent, le sujet semble prendre de l’ampleur : fonte des glaces, conséquences du réchauffement climatique sur les écosystèmes arctiques et les courants marins… la question environnementale en Arctique doit en effet constituer un sujet de préoccupation majeur aujourd’hui, tant cette zone est importante dans la régulation du système climatique mondial. Pourtant, le réchauffement climatique est trop souvent présenté, de façon assez ambivalente, comme une véritable opportunité d’exploration et d’exploitation économique, ouvrant de nouvelles perspectives en Arctique, rendant celui-ci moins hostile, plus accueillant, une sorte de nouveau « front pionnier » (Vaguet, 2021), en somme. Si de nombreux articles s’alarment des conséquences du réchauffement climatique sur l’Arctique, d’autres n’hésitent pas à louer les vertus qu’il pourrait avoir : accès aux ressources, ouverture de nouvelles routes maritimes… Présenter ainsi le réchauffement climatique semble réellement problématique au regard des prévisions déjà désastreuses de ces dernières années sur l’impact de ce phénomène sur notre planète.
3. Le fort clivage médiatique et scientifique à propos de l’Arctique
3.1. La coopération : le leitmotiv prédominant en Arctique ?
La vision de certains chercheurs est bien différente de celles présentées dans les médias. Pour eux, l’Arctique est loin d’être cette terre emplie de richesse intarissables, ou encore le théâtre d’une prétendue guerre froide, mais plutôt un espace à protéger sur le plan environnemental et surtout un espace de coopération, au point qu’il existerait un « exceptionnalisme » arctique (Exner-Pirot et Murray, 2017). Heather Exner-Pirot a publié en 2018 (Exner-Pirot, 2018) un article sur le site Arctic Today, intitulé « How to write an Arctic story in 5 easy steps ». Dans cet article, celle-ci se moque de la façon dont la plupart des journalistes construisent l’Arctique. Cet exemple est assez révélateur du hiatus qui existe entre vision scientifique et vision médiatique quant à cet espace.
Et les faits semblent en effet accréditer la vision de ces scientifiques.
D’abord, la représentation de l’Arctique comme eldorado est à nuancer. En effet, les ressources annoncées sont probablement surestimées, « beaucoup de spéculation [ayant] entouré l’estimation des ressources probables de la région. » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021, p. 35). Le rapport de 2008 de l’USGS semble avoir relancé l’idée de l’Arctique comme eldorado, mais « ce travail se base sur des modèles probabilistes, et non des forages. Les explorations menées depuis se sont révélées décevantes. » (Observatoire de l’Arctique, FRS – DGRIS, 2022).
De plus, l’Arctique demeure un espace difficile d’accès, toujours pris dans les glaces la majeure partie de l’année, et ce malgré l’espoir de certains articles de voir un jour le réchauffement climatique permettre l’accès à ces ressources. De ce fait, il est encore extrêmement difficile et coûteux d’exploiter ces gisements d’hydrocarbures, si bien que de nombreux projets ont été abandonnés par des entreprises soucieuses notamment de préserver leur image sur le plan environnemental, telles que Shell ou Total. Enfin, il faut rappeler que l’Arctique, contrairement à l’Antarctique, est un espace maritime, en bonne partie approprié (zones économiques exclusives et plateaux continentaux, et bordé de terres appartenant à des États souverains. Or, la plupart des ressources arctiques se trouvent précisément sur ces territoires souverains ou dans les espaces maritimes leur appartenant, et il semble peu raisonnable d’envisager qu’un pays puisse partir à l’assaut de ressources appartenant à un autre État.
Mais, comme susmentionné, cette idée de l’Arctique comme eldorado est de moins en moins prégnante ces dernières années, laissant sa place à une autre représentation semble-t-il plus populaire : celle de l’Arctique comme nouveau futur théâtre de conflit, notamment entre Russes et Occidentaux. Pourtant, il faut nuancer cette idée. Depuis son arrivée au pouvoir en Russie, en 2000, Vladimir Poutine a, semble-t-il, toujours eu pour objectif de redorer le blason de son pays et de lui rendre sa puissance d’antan. Sa politique extérieure agressive a véritablement relancé les tensions entre la Russie et les Occidentaux. Pour autant, ces tensions méridionales sont projetées, à tort, sur l’Arctique, par les médias. Si un conflit devait avoir lieu en Arctique, celui-ci s’expliquerait probablement par des raisons uniquement géographiques, la Russie, ainsi que certains pays de l’OTAN étant riverains de ce dernier.
La question de la militarisation de l’Arctique est également souvent utilisée par les médias pour montrer que cet espace devient un théâtre de tensions et de potentiel conflit. Mais parler de militarisation serait surestimer la réalité. Dans le cas de la Russie par exemple, on assiste non pas à une militarisation de l’Arctique, mais à une « modernisation et une réoccupation d’anciennes bases militaires »[1], selon le chercheur Florian Vidal, ce qui serait perçu comme étant un « signal belliqueux de la part des Russes »[2], d’après Michael Delaunay.
Pour certains chercheurs, c’est la coopération qui prévaut en Arctique, notamment par le biais du Conseil de l’Arctique, remettant en cause l’idée d’une montée croissante des tensions. « La dynamique politique des pôles est souvent dépeinte dans les médias comme source de frictions, voire de conflits à venir. […] En réalité, au-delà des images souvent diffusées de course à l’appropriation et de far west polaire, ces espaces sont régis par une coopération institutionnalisée. » (Lasserre, Choquet et Escudé-Joffres, 2021, p.75). La particularité du Conseil de l’Arctique est que les questions sécuritaires n’y sont a priori jamais abordées. Il permet donc un dialogue apaisé entre des pays pourtant en froid dans le reste du monde, comme la Russie et les Occidentaux.
Pourtant, pour certains journalistes, il existerait une modération excessive parmi certains chercheurs. L’hypothèse de l’existence d’un angélisme scientifique posait donc la question d’une potentielle mésestimation par le milieu scientifique des enjeux stratégiques, militaires et sécuritaires en Arctique.
3.2. Un angélisme parmi les chercheurs ?
En 2019, le consensus régnant au sein du Conseil de l’Arctique est remis en cause par Mike Pompeo, dans une allocution prononcée à Rovaniemi, en Finlande, en 2019. L’ancien Secrétaire d’État des États-Unis, tout en réaffirmant la légitimité des États-Unis en tant que pays arctique, se montre extrêmement virulent envers la Chine et la Russie, fustigeant leur comportement agressif et leur manque de coopération ailleurs dans le monde qui selon lui en disent long sur la façon dont ces pays pourraient agir en Arctique. Il reprend également certaines idées relayées par les médias, vantant les ressources de l’Arctique, ressuscitant les données avancées en 2008 par l’USGS, ainsi que les nouvelles opportunités de navigation, en avançant que les passages du nord-ouest et du nord-est « pourraient devenir les canaux de Suez et du Panama du XXIème siècle ». Pour lui, « la région est devenue un centre de pouvoir et de compétition ». Par ces mots, Mike Pompeo remettait ainsi en cause l’esprit de consensus censé prévaloir en Arctique ainsi que la règle tacite qui est de ne pas évoquer les questions sécuritaires en Arctique.
Dans un reportage réalisé en 2020 par la journaliste et réalisatrice Agnès Hubschman, intitulé Arctique : la guerre du pôle, de nombreux responsables militaires et politiques semblent accréditer par leur propos la vision des médias sur l’Arctique, ainsi que celle de Mike Pompeo. Il apparait alors que la vision de l’Arctique comme eldorado et comme théâtre de nouveaux conflits d’envergure est relayée jusque dans les milieux politiques. Ce fossé entre vision scientifique d’une part et vision politique d’autre part est assez surprenant. Selon Mme Hubschman, il existerait donc un décalage entre la vision scientifique de l’Arctique comme modèle de coopération internationale et les démonstrations de force de pays qui organisent de nombreux exercices militaires dans cet espace. L’idée de coopération arctique qui prévaudrait sur tout le reste ne serait donc plus si évidente.
Existe-t-il donc réellement un angélisme parmi le milieu scientifique, au point que celui-ci resterait figé sur une vision coopérative de l’Arctique aux dépens d’une réalité stratégique qui aujourd’hui évoluerait ?
Il existe en relations internationales deux écoles de pensée qui peuvent s’appliquer aux chercheurs à propos de l’Arctique. D’abord, l’école réaliste, qui rassemblerait une majorité de chercheurs canadiens, américains et russes, selon Camille Escudé-Joffres[3], docteure en science politique et chercheuse en relations internationales. Les chercheurs appartenant à cette école conçoivent effectivement l’Arctique comme un futur théâtre d’affrontements, s’attachant au schéma de guerre froide pour décrire les relations entre nations dans cet espace et pour qui les intérêts de chaque État priment sur l’esprit de coopération. Et l’école libérale, croyant à l’inverse en la coopération et au rôle essentiel des institutions tel que le Conseil de l’Arctique. Toujours d’après Camille Escudé-Joffres, une majorité de chercheurs scandinaves et certains chercheurs français appartiennent à cette école, parfois qualifiée d’angéliste, qui insiste sur le fait que « le Conseil de l’Arctique a fonctionné envers et contre tout, même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. C’est ce qui a poussé certains chercheurs à considérer l’Arctique comme une sorte de bulle géopolitique, isolée des tensions et conflits qui ont lieu ailleurs dans le monde. »[4]
Pour Michael Delaunay, docteur en science politique et chercheur, « il y a bien dans les mots et les écrits un durcissement américano- canadien contre la Chine et la Russie dans l’Arctique, discours qui découle des relations plus tendues entre ces pays sur la scène internationale. [Il n’y a] pas d’angélisme [de la part des chercheurs], mais une expérience qui [leur] permet de dire qu’effectivement au sein du Conseil de l’Arctique, dans le monde scientifique, c’est la coopération qui prévaut. Cependant, cela était valable jusqu’à l’invasion de l’Ukraine [par la Russie, en février 2022] qui a gelé les travaux du Conseil de l’Arctique. Mais l’Arctique n’est qu’une victime collatérale d’une politique étrangère russe et de la réponse occidentale à celle-ci »[5]. Ces propos de Michael Delaunay mettent donc en avant l’expertise de chercheurs qui travaillent en profondeur, depuis des années, sur les questions arctiques et qui sont donc capables d’apporter les nuances « que certains articles effacent ».
Ainsi, s’il existe pour certains journalistes une modération des chercheurs sur les questions arctiques, il existe pour ces derniers, à l’inverse, un sensationnalisme excessif de la part de certains médias : « Ce qui nous pose un problème, à nous chercheurs, ce sont bien justement ces titres racoleurs qui [sont là] simplement pour faire vendre, ce qui construit une fausse image des tensions actuelles dans la région dans l’esprit du grand public »[6], confie Michael Delaunay.
3.3. Une vision médiatique de l’Arctique exagérément sensationnaliste ?
D’où vient alors cette image parfois exagérée donnée de l’Arctique dans la presse ? Pour Frédéric Lasserre, chercheur et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), il y a « un attrait pour le sensationnalisme »[7]. Voilà un point sur lequel s’entendent chercheurs et journalistes. En effet, il faut jouer le « jeu du public » d’après Agnès Hubschman : « pour vendre, pour faire de l’audience, il faut des titres accrocheurs »[8].
Laura Berny, journaliste pour le quotidien français Les Echos, explique qu’il y a eu une réelle évolution dans la façon que les gens ont de lire les journaux. Étant donné que le public achète de moins en moins les journaux papier, et que l’essentiel des lecteurs se trouve sur le web, les équipes éditoriales cherchent à les attirer par le biais de l’article et non plus par le canal du journal en lui-même, « ce qui pousse les journalistes à présenter les choses sous l’angle le plus croustillant possible. ». C’est peut-être pour cette raison que « les chercheurs essayent de tempérer et d’aller dans le sens contraire de celui des journalistes », car cette façon de construire les articles, en étant dans la recherche du titre le plus accrocheur possible, « les agace ». « Le mieux, [serait] de s’arrêter aux articles de journalistes qui sont allés en Arctique », qui connaissent donc cet espace et qui sont le plus à même d’en parler[9].
La deuxième raison qui explique ce manque de nuance dans les articles, c’est le manque de temps : « la presse n’a pas le temps de se plonger dans un sujet aussi complexe. Cela peut amener à des simplifications. », explique Madame Hubschman. De la même manière, les journalistes (tout comme les chercheurs) abordent leur sujet selon un biais. « On aborde l’Arctique sous un certain angle. Cela ne veut pas dire que c’est la seule façon d’en parler. », continue-t-elle.[10]
C’est donc cette façon de construire les articles qui mène à cette vision exagérément sensationnaliste de la presse sur l’Arctique et que le lecteur averti doit garder à l’esprit.
Conclusion
« Sur l’Arctique, le sensationnalisme est excessif, mais il fait vendre » (Feertchak, 2019)
Ce travail n’entend pas être assez exhaustif pour dire que tous les journaux, journalistes ou médias en général présentent systématiquement l’Arctique de cette façon et en aucune façon ne dénigre le milieu journalistique ou les articles cités. Les journalistes n’ont pas tous les mêmes moyens, la même liberté ou la même façon d’appréhender un sujet. Il a néanmoins permis d’identifier certaines des représentations qui semblent être les plus tenaces à propos de l’Arctique, dans le but de mieux cerner cet espace. Celui-ci fait fantasmer, aussi bien pour l’image que l’on peut se faire de ces immenses étendues de glace, que pour les enjeux dont il serait l’objet. Pourtant, l’Arctique n’est « ni un Far West ni un Eldorado » (Mered, 2019). Ses ressources, souvent vantées par les journaux, se situent soit sur des territoires souverains ou dans les ZEE, soit sont trop difficiles d’accès. En ce qui concerne le trafic maritime, ce dernier est pour le moment le fait d’un trafic local, ou de destination, et non de transit. La fonte des glaces peut-elle changer la donne dans les années à venir ? Peut-être. Mais l’Arctique, pourtant essentiel à la régulation climatique et océanique mondiale, est fortement sujet aux conséquences du réchauffement climatique et ce dernier ne saurait être raisonnablement considéré comme une opportunité, même dans l’espoir de voir un jour s’ouvrir de nouvelles routes maritimes ou d’exploiter de nouvelles ressources. Devant l’urgence, de nombreux pays recherchent des solutions alternatives aux énergies fossiles. Le pétrole et le gaz en faisant partie, il est difficile de donner du crédit aux articles qui parlent de gigantesques gisements arctiques qui pourraient être exploités d’ici quelques décennies, tout en sachant qu’il est question aujourd’hui déjà d’un changement de paradigme dans nos façons de vivre. En revanche, si ce phénomène du réchauffement climatique venait à s’aggraver, peut-être qu’en effet, l’accès aux nouvelles routes maritimes ou d’autres ressources présentes en Arctique, comme les terres rares, pourraient devenir un réel enjeu. Pour le moment, nul ne peut prétendre prédire l’avenir et répondre de façon catégorique à la question.
Quoi qu’il en soit, il apparaît au vu des travaux scientifiques que les enjeux stratégiques et militaires tels que présentés dans les articles étudiés pour ce travail sont largement surestimés et romancés, notamment dans la presse non-arctique, et qu’il y a parfois un manque voire une absence de nuance que les travaux scientifiques, s’inscrivant dans un temps plus long, sont capables d’apporter. Les faits également : l’Arctique n’est pas un théâtre de conflit pour les ressources ou des zones terrestres et maritimes, même s’il est vrai que quelques différends juridiques à propos des routes maritimes ou de certains territoires demeurent des questions toujours en suspens. Si certaines tensions débordent parfois sur cet espace, comme ce fut le cas lors de l’allocution de Rovaniemi, celles-ci trouvent le plus souvent leur cause plus au sud, et non pas en Arctique. Il est donc clair qu’il existe un sensationnalisme médiatique important à propos de cet espace, au regard des corrections faites par les travaux scientifiques.
Quant à l’angélisme qui prévaudrait parmi les chercheurs, il est difficile de l’évaluer. Si certains faits montrent en effet un regain de tensions et d’attention portée sur l’Arctique, d’autres accréditent plutôt le point de vue des chercheurs de cette zone comme véritable lieu de coopération plus que de tensions, comme en témoigne le travail fourni depuis maintenant plusieurs décennies par les groupes de travail du Conseil de l’Arctique. Néanmoins, tous les chercheurs n’ont pas la même façon d’envisager l’Arctique, de la même façon que tous les journalistes ne vont pas écrire leur article à partir du même angle. Il est clair qu’il existe plusieurs visions de ce qu’est l’Arctique, y compris parmi les chercheurs, entre ceux partisans d’une vision plus conflictuelle de l’Arctique et ceux défendant l’idée de coopération. Dans le cadre de ce travail, seuls des chercheurs défendant plutôt cette seconde vision ont accepté d’échanger. Mais il faut être conscient qu’il existe une autre catégorie de chercheurs dont le discours ne vient nullement corroborer cette conception coopérative de l’Arctique.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a marqué un véritable coup d’arrêt aux travaux du Conseil de l’Arctique. Est-ce la fin de « l’exceptionnalisme » arctique dont parle Heather Exner-Pirot ? La vision scientifique réaliste va-t-elle prendre le pas sur la vision plus libérale de l’Arctique ? Seul l’avenir permettra de le dire. Dans l’immédiat, il convient d’être conscient de l’existence de ces différentes visions médiatiques et scientifiques de l’Arctique, afin de mieux le comprendre et de parvenir à l’appréhender de la façon la plus nuancée possible.
Références
AFP (2008), Remake de la guerre froide en Arctique, Libération (Paris), 25 août.
Alonso, Pierre (2019), Routes arctiques : dégel et nouvelles tensions, Libération (Paris), 29 août.
De Malet, Caroline (2008), Le pôle Nord fait l’objet de toutes les convoitises, Le Figaro (Paris), 23 avril.
Lasserre, Frédéric ; Choquet, Anne et Escudé-Joffres, Camille (2021). Géopolitique des pôles, vers une appropriation des espaces polaires ? Paris, Le Cavalier Bleu.
Libération (2005). Haro sur le pétrole de l’Arctique, Libération (Paris), 7 janvier.
Mered, Mikaa (2019). Les Mondes polaires, Paris, PUF.
U.S. Geological Survey (USGS), Bird, J. Kenneth et al. (2008). Circum-Arctic Resource Appraisal : Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle. https://pubs.er.usgs.gov/publication/fs20083049 , c. le 22 décembre 2022.
Zizek, Slavoj (2008), La deuxième guerre froide, Libération (Paris), 13 novembre.
Sources orales (entrevues) :
Berny, Laura, journaliste pour Les Echos, entretien mené le 17/08/2022.
Delaunay, Michael, docteur en science politique et chercheur à l’OPSA (Observatoire de la Politique et la Sécurité de l’Arctique), entretien mené le 18/07/2022.
Escudé-Joffres, Camille, docteure en science politique, chercheuse en relations internationales à Sciences Po (CERI) et professeure agrégée de géographie, entretien mené le 31/08/2022.
Hubschman, Agnès, journaliste et réalisatrice, entretien mené le 25/07/2022.
Lasserre, Frédéric, chercheur à l’École supérieure en Études internationales (ESEI) et à l’Institut Hydro-Québec en Environnement, Développement et Société (IEDS), professeur au Département de géographie de l’Université Laval (Québec), directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), entretien mené le 08/07/2022.
Vidal, Florian, chercheur associé au Centre Russie/NEI à l’IFRI et maître de conférences à l’ESPOL (Institut Catholique de Lille), entretien mené le 20/08/2022.
Annexes
Les données statistiques mentionnées dans le développement sont issues de ces tableaux :
Annexe 1. Tableaux présentant le nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années, pour chaque journal étudié.
Annexe 1.1. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Libération.
Annexe 1.2. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Le Figaro.
Annexe 1.3. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Izvestia.
Annexe 1.4. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Argumenti i Fakti.
Annexe 1.5. Nombre d’articles portant sur l’Arctique, par thèmes et par années pour Radio Canada
Annexe 2. Tableaux présentant le nombre d’articles portant sur l’Arctique, années, tranches d’années et mots-clés, pour chaque journal étudié.
Annexe 2.1. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Libération
Annexe 2.2. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Le Figaro
Annexe 2.3. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Izvestia
Annexe 2.4. Nombre d’articles par années, tranches d’années et mots-clés pour Radio Canada
[1] Cette citation est le fruit d’un entretien mené avec M. Florian Vidal.
[2] Cette citation est le fruit d’un entretien mené avec M. Michael Delaunay.
[3] La réflexion menée dans ce paragraphe est le fruit d’un entretien oral mené avec Madame Camille Escudé-Joffres.
[4] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec Mme Camille Escudé-Joffres.
[5] Cette citation est le fruit d’un entretien oral mené avec M. Michael Delaunay.
Yeukyin Chiu est étudiante au doctorat en sciences géographiques à l’Université Laval, à Québec. Elle s’intéresse au secteur hauturier de la Chine et à la gouvernance des ressources halieutiques en Arctique.
Résumé : Le réchauffement climatique favorisera les conditions de pêche commerciale dans les régions arctiques. Dans les prochaines décennies, il y aura des possibilités que certaines parties de la banquise au centre de l’océan Arctique soient disparues en été; plus de poissons vont migrer vers le nord grâce à la hausse de la température de la mer. En 2018, la Chine a exprimé ses intérêts envers les ressources halieutiques arctiques et son intention de participer dans sa gouvernance. Elle est aussi en train de réviser ses documents juridiques des pêches. Alors, quelle sorte de joueur sera-t-elle dans la gouvernance des stocks en Arctique ? Cet article essaie de trouver une réponse en analysant la compatibilité du présent encadrement juridique de la Chine et des normes internationales qui concernent la pêche commerciale en haute mer, et en examinant les défis que la Chine rencontre lors de sa préparation d’appliquer les mesures de l’État du port.
Mots clés : pêche hauturière de la Chine, les ressources halieutiques arctiques, responsabilités de l’état du pavillon, les mesures de l’État du Port
Abstracts: Global warming may bring positive impacts to commercial fishing in Arctic areas. In the future, parts of the central of the Arctic Ocean may be free of ice in summer. The rise of temperature will also encourage some commercial stocks to move northward. On the other hand, China expressed its interests in Arctic fishery resources and its governance in 2018. Its fishery legal documents are also revising. So, what kind of player will China be in Arctic fish stocks governance? This article tries to find the answer by analysing the compatibility of China’s juridical framework in regulating her own distant water fishing industry and the international standard of commercial fishing in the high sea; and by looking into the difficulties that China encountered in the preparation of applying port state measures in her ports.
Keywords: China distant-water fishing industry, Arctic fishery resources, flag state responsibilities, Ports States Measures Agreement
Introduction
En Arctique, la plupart des ressources halieutiques sont concentrées dans le périphérique de l’océan Arctique. Les stocks sont gouvernés par les États riverains ou par les Organisations régionales de gestion des pêches (ORGP ci-après). Pour le moment, le cœur de l’océan Arctique est encore couvert par les banquises; la pratique de la pêche commerciale n’est pas possible. La fonte de la banquise arctique pourrait changer cette situation. Si la température mondiale augmentait 2°C, certaines parties au centre de l’océan Arctique pourraient être libres de glace en été (Meredith, 2019). Cela donc donnerait des possibilités de la pêche commerciale. Cependant, la disponibilité et la durabilité des stocks sont encore un mystère aujourd’hui.
Bien que la Chine soit le premier pays producteur de captures marines au monde (FAO, 2018; Xue, 2006), elle n’est pas une pêcheuse fréquente dans les eaux en Arctique[1]. Cette situation pourrait changer, parce que Pékin a annoncé ses intentions de participer dans la gestion de ressources halieutiques arctiques en 2018 (The State Council, 2018). En même année, les membres de l’Arctic Five (qui sont les pays riverains de l’océan Arctique, donc le Canada, les États-Unis, le Danemark par le Groenland, la Norvège et la Russie) ont conclu une entente[2] avec l’Islande, la Chine, la Corée du Sud, le Japon et l’Union européenne pour suspendre la pêche commerciale dans le cœur de l’océan Arctique pour 16 ans (Pêches et Océans Canada, 2018, 3 octobre). Les changements climatiques pourraient apporter des défis au système présent de distribution des stocks, et l’apparition d’un nouveau joueur pourrait aussi amener des changements aux règles de jeu. Alors, quelle sorte de joueur serait la Chine dans la gouvernance des stocks en Arctique ? Possède-t-elle un système juridique efficace pour réguler son propre secteur hauturier pour que ses navires puissent pêcher en normes internationales ? Cet article essaie de trouver des réponses en étudiant les normes internationales aujourd’hui, l’encadrement juridique de la Chine pour régir le secteur, les défis du système et les efforts qu’elle consacre pour se préparer à atteindre de nouvelles normes internationales. L’étude de ces éléments sera basée sur les informations apparues dans les sites web du Gouvernement de la Chine et les organisations internationales et les articles académiques.
Les normes internationales pour les pêcheurs hauturiers aujourd’hui
La gestion des ressources halieutiques en haute mer est gérée par un système international chapeauté par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982) (la CNUDM ci-après). En théorie, les ressources halieutiques en haute mer sont ouvertes à tous[3]. La conclusion de l’Accord de conformité de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture en 1993 (l’Accord de conformité ci-après) et de l’Accord des Nations Unies sur les stocksde poissons en 1995 (l’Accord sur les stocks ci-après) établissent les responsabilités de l’État du pavillon. Ces documents exigent que l’État du pavillon soit responsable des comportements de leurs navires. En haute mer, les États forment des ORGP pour gérer des ressources halieutiques. L’État du pavillon doit faire partie de l’ORGP qui gère les stocks dans la région auxquelles leurs navires puissent pêcher, il doit régir leurs navires et respecter les règles et les quotas établis par les ORGP.
Par la suite, comme la pêche hauturière en haute mer est devenue une activité traçable, la lutte contre les pêches illégales devenait le thème principal de la conservation des stocks dans les années 2000. Cependant, le contrôle de débarquement des prises illégales demeure difficile. Comme la souveraineté des navires repose sur l’État du pavillon, l’État du port n’a pas le droit de réaliser des enquêtes lorsqu’il soupçonne des débarquements des prises illégales dans leurs ports. Pour éliminer la pêche illégale efficacement, l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du Port (PSMA ci-après) fut conclu en 2009. Selon l’Accord, les signataires doivent désigner des ports de débarquement; les navires ont besoin de demander la permission de débarquement à l’avance; l’État du port a le droit de refuser la demande de débarquement. Les signataires doivent aussi échanger des données et permettre des inspections sur des navires qui battent leur pavillon[4].
Sommairement, les normes internationales du secteur hauturier aujourd’hui réfèrent à deux responsabilités principales : les responsabilités de l’État du pavillon et les responsabilités de l’État du port. L’attitude de la Chine pour la conservation et l’utilisation des ressources halieutiques pourrait être comme contradictoire. D’un côté, elle n’a pas signé l’Accord de conformité (FAO, 2003) et n’a pas ratifié l’Accord sur les stocks en raison de la question de l’inspection coercitive sur les navires, car elle croit que cela peut nuire à sa souveraineté (Nations unies, 1995, 4 décembre). Elle n’a pas signé le PSMA non plus (FAO, n.d.). De l’autre côté, la Chine fait partie de plusieurs ORGP mondialement[5]. Pour comprendre sa prise de position, il faut donc examiner son encadrement juridique pour voir si elle possède des lois pour s’assurer le comportement de ses navires de pêche.
2. La Chine et les responsabilités de l’État du pavillon
Selon les Directives volontaires pour la conduite de l’État du pavillon publié par la FAO[6] en 2014, les responsabilités de l’État du pavillon pourraient être divisées en 4 parties : l’engagement politique, l’enregistrement des navires, l’autorisation et la surveillance et le contrôle. Il est demandé aux États d’incorporer les principes du guide dans leurs législations et réglementations afin de s’assurer de l’efficacité des mesures (FAO, 2014).
L’engagement politique réfère à l’existence d’une organisation autorisée avec un mandat de la gestion de la pêche; juridiquement, l’État du pavillon doit adopter des lois et des règlements établis par les ORGP afin d’être à même de faire appliquer des mesures de conservation. En Chine, le Bureau des pêches, qui est sous le chapeau du ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales (MAAR ci-après), est responsable de la gestion de pêche (Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2020). Juridiquement, la Loi sur les pêches (渔业法) et les Règlements de la gestion de la pêche hauturière (远洋渔业管理规定) (les Règlements ci-après) sont les documents principaux qui régulent le secteur. Le MAAR établit aussi des ordres administratifs pour s’adapter aux nouvelles exigences des ORGP, comme la Méthode de la gestion du système de surveillance des navireshauturiers (远洋渔船船位监测管理办法 ).
La FAO exige que les États du pavillon soient responsables de bien vérifier des informations des navires avant l’immatriculation; d’interdire les navires qui ont participé dans la pêche illégale; de gérer l’émission de permis de pêche et d’avoir la capacité d’appliquer son contrôle juridique sur les navires (FAO, 2017). En Chine, les navires de pêche sont régis par la Méthode de l’enregistrement des navires de pêche (渔业船舶登记办法). La gouvernance du secteur est réalisée par la gestion des navires[7], des entreprises[8], des projets de pêche[9] et des travailleurs. Le gouvernement central évalue les entreprises hauturières, octroie leur statut et approuvé des permis de pêche à l’extérieur. Il y a aussi un système de liste noire pour bloquer les travailleurs et les entreprises qui sont condamnés d’avoir participé dans la pêche illégale à retourner dans le secteur[10].
3. Les responsabilités de l’État du port et les défis d’application
En théorie, l’encadrement juridique de la Chine lui permet de respecter les responsabilités de l’État du pavillon. Cependant, les éléments des mesures de l’État du port sont absents. Ni la loi sur les pêches ni les Règlements n’exigent des navires hauturiers de débarquer leurs prises dans les ports désignés. Le pouvoir concerne le refus des demandes de débarquement et la réalisation des inspections n’est aussi pas précisé[11]. Cependant, la Chine a exprimé son appui aux mesures de l’État du port dans le livre blanc des exécutions des conventions du secteur de la pêche hauturière de la Chine 2020. Alors, quels sont des défis qui l’empêchent de réaliser des mesures de l’État du port ?
Pour que l’inspection du débarquement des prises illégales soit faisable, la capacité de retracer des informations à jour comme le nom propre des poissons, le lieu et le temps de pêche est essentielle. Ces informations doivent être à jour afin de permettre la réalisation des enquêtes. Pour avoir ces informations, la Chine a besoin d’un système qui permet la synchronisation et la circulation des informations des navires hauturiers. De plus, les ports de pêche doivent être équipés pour assister les inspections. En réalité, la majorité des ports de pêche en Chine n’étaient pas équipés pour soutenir les opérations d’inspection; de plus, la responsabilité de la gestion des ports n’est pas bien définie et elle relevait de différents ministères : le ministère de transports s’occupait la conformité des navires, les douanes s’occupaient les débarquements des produits, le MAAR s’occupait les pêches; tous ces facteurs rendent l’application des mesures de l’État du port difficile (Wang et al., 2017).
Les défis pourraient aussi être une question intergouvernementale. Même si le but ultime de l’État est de développer le secteur, les responsabilités de chaque niveau du gouvernement ne sont pas pareilles. Par conséquent, il y a des nuances dans leurs objectives et leurs visions. Le bureau des pêches au niveau du gouvernement central s’occupe de la planification et la gestion des pêches nationales. Il s’occupe des négociations des ententes internationales, des crises diplomatiques et de l’établissement des nouveaux règlements, etc. Les bureaux provinciaux, de municipalité et de comté s’occupent du développement du secteur dans leur région[12]. Il n’est pas clair si ces derniers bureaux sont sous la direction du bureau des pêches au niveau central, ou ils sont sous la direction du gouvernement local où ils appartiennent géographiquement. La question du patronat de ces bureaux pourrait causer une nuance sur leur objectif. En réalité, le développement économique local est souvent un indicateur de la performance du gouvernement local (Li, 2020). Les intérêts amenés par le secteur hauturier ne viennent pas seulement des revenus engendrés par la vente des poissons, mais aussi par le développement des hubs de pêche, des chaînes de transformation des poissons et des centres de logistique, etc. Le secteur crée des postes de travail et amènent d’autres avantages économiques[13] (Le groupe de travail sur l’étude de renforcement du secteur de la pêche hauturière chinois, 2010). Ces intérêts sont souvent importants pour les municipalités et les comtés éloignés des grandes villes. Leurs gouvernements ne sont pas responsables de la diplomatie du secteur, ils s’occupent plutôt la construction des infrastructures et ils visent à attirer plus d’investissements dans leurs territoires.
La construction de la base nationale des pêches hauturières (国家远洋渔业基地) à Lianjiang (连江) démonte le fardeau du gouvernement de comté. En 2019, après Zhoushan (舟山) et Rongcheng (荣成), le MAAR a approuvé la construction de la troisième base nationale des pêches hauturières; le coût de construction estimé est 20 milliards renminbis (Li, 2019). Cependant, le gouvernement central a accordé seulement 50 millions renminbis, qui est l’équivalent de 0,05% du coût total (Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire de la province du Fujian, 2021). Le financement du projet est un défi pour le gouvernement de Lianjiang. Il est clair que la participation des investisseurs privés est nécessaire. Un document publié par le gouvernement de Lianjiang indique que le Groupe Hongdong Fishery (une entreprise hauturière chinoise) et le Groupe Vanke (un groupe de promoteur immobilier) ont co-investi 3,5 milliards renminbis pour créer le parc industriel dans la base (Le gouvernement du comté de Lianjiang, 2020). Une autre exemple, dans les développements des ports des pêches, le gouvernement central subventionne juste vingt-cinq pour cent du budget pour le développement du port, les gouvernements de municipalité et de comté sont responsables de financer ou d’attirer les investissements pour terminer les projets, ces derniers doivent aussi respecter plusieurs exigences comme avoir la présence des entreprises hauturières réputées pour obtenir cet appui financier (Bureau de l’Agriculture et des Affaires rurales de la province du Liaoning, 2021). À certains égards, les intérêts des gouvernements de municipalité ou de comté et ceux des entreprises du secteur sont relatifs.
En comparaison, les problèmes environnementaux comme la pollution de sources d’eau ou la déforestation, l’épuisement du stock de poissons en haute mer lointain ne provoquerait pas un impact négatif immédiat à la population locale. En revanche, les politiques qui pourraient induire des impacts négatifs aux entreprises hauturières privées pourraient causer des situations non souhaitables pour ces gouvernements. Il est logique que les gouvernements locaux valorisent davantage les intérêts du secteur que la lutte contre des prises illégales en haute mer.
4. La préparation pour appliquer des mesures de l’État du port
À la fin de 2018, les bureaux des pêches au niveau provincial étaient demandés par le gouvernement central à proposer des ports désignés de débarquements des prises dans leur province. Ces ports doivent être équipés pour permettre la supervision par internet (Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2019b). Finalement, 107 ports ont été sélectionnés (Ministère de l’agriculture et des affaires rurales, 2020, 2021)[14]. En 2019, le MAAR a publié l’Ébauche des lois sur la pêche (version révisée) (l’Ébauche ci-après). Des éléments des mesures de l’État du port comme débarquement des prises au port désigné, inspection du port, autorisation et enregistrement des prises sont aussi ajoutés[15]. La responsabilité de la gestion des ports et des investigations des prises illégales est confiée principalement[16] aux gouvernements de municipalités et de comté (Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2019).
Parmi les trois niveaux du gouvernement (central, provincial et de municipalité et de comté), les intérêts des gouvernements de municipalités et de comtés semblent le plus proches avec ceux des entreprises privées. En absence d’autres motivations ou d’un bon système de supervision politique, l’efficacité du contrôle de débarquement des prises illégales pourrait être douteuse. Un document officiel publié par le gouvernement central en 2019 fait écho de ce doute de la qualité de gestion du port. Dans le Rapport concernant l’inspection d’application des lois sur les pêches, le problème de la qualité de la gestion des ports est souligné :
« il existe des gestions non régulées dans certains endroits, certains parmi eux prendre une partie de profit dans les prises sans bien vérifier des navires ni vérifier si les prises sont venues des sources illégales ou non, il faut renforcer la capacité de la réalisation de la gestion des navires, des individus et des prises dans les ports… » (…渔港管理中一些地方存在经营管理不规范现象,有的甚至是从进港渔船的渔获物中进行抽成,对进港渔船不加区分,不管渔获物是否为合法捕捞,依港管船管人管渔获责任仍需强化落实。)(Wu, 2019)[17].
D’ailleurs, le partage des informations sur les enquêtes concernant des prises illégales n’est pas mentionné dans les documents officiels pour le moment. On ne sait donc pas si la Chine partage ces informations avec les États qui ont signés le PSMA.
Conclusion
Pour conclure, l’encadrement juridique de la Chine lui permet de respecter les obligations de l’État du pavillon. La Chine est aussi en train de développer sa capacité de mettre en oeuvre des mesures de l’État du port. Cependant, on constate une différence de perception politique selon le palier de gouvernement. Pour que la Chine soit capable de pêcher en respectant les responsabilités de l’État du pavillon et de l’État du port, une amélioration de la coordination horizontale (interministérielle) et verticale (entre différents niveaux de gouvernement) semble une étape incontournable. Pour que la Chine puisse avoir une image d’une puissance hauturière responsable (Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2017; Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2022), peut-être, faut-il créer davantage d’incitations politiques pour que la gestion des prises illégales soit perçue comme aussi importante, aux yeux des gouvernements de municipalités ou de comté, que l’aspect économique. Mise en contexte dans la gouvernance des stocks arctiques, une capacité discutable pour mettre en oeuvre les mesures de l’État du port ne contribue pas à établir la confiance avec les partenariats dans la région et la communauté internationale. Une histoire à suivre…
Références
Bureau de l’Agriculture et des Affaires rurales de la province du Liaoning (2021). 辽宁省农业农村厅关于对省十三届人大五次会议第1123号建议的协办意见 (L’idée du bureau des agricultures et des affaires rurales de la province de Liaoning concernant la proposition numéro 1123 dans le 5e réunion dans le 13e Assemblée populaire provinciale). 13 septembre 2021. http://nync.ln.gov.cn/zfxxgk_145801/fdzdgknr/jyta/srddbjy/srdssjychy_152322/202109/t20210913_4241065.html c. le 1 avril 2022.
Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales (2017). La treizième planification quinquennale sur le développement de pêche hauturière nationale (“十三五”全國遠洋漁業發展規劃). 21 décembre 2017. http://www.moa.gov.cn/gk/ghjh_1/201712/t20171227_6128624.htm c. le 6 mars 2021.
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Bureau de presse du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales (2020). Le commencement de la 29e réunion du Comité de la coopéation halieutique sino-russe (中俄渔业合作混合委员会第29次会议召开). 28 avril 2020. http://www.moa.gov.cn/xw/zwdt/202004/t20200428_6342644.htm c. le 2 mars 2022.
Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire de la province du Fujian (2021). 省十三届人大三次会议_雷见华代表_关于加大力度支持福州(连江)国家远洋渔业基地建设的建议(第1380号) (la troisième réunion de la treizième Assemblée populaire provinciale, représentant Lei Jianhua, les conseils sur le renforcement du support à la construction de la base nationale des pêches hauturières à Fuzhou (Lianjiang) (Nº1380). http://www.fjrd.gov.cn/ct/1166-170756
FAO (2018). The State of World Fisheries and Aquaculture – Meeting the Sustainable Development Goal. Rome. http://www.fao.org/3/i9540en/i9540en.pdf c. le 1 février 2022.
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Li, Wenping (李文平) (2019). L’établissement de la base nationale des pêche hauturières de Fuzhou (Lianjiang) a été approuvée 福州(连江)国家远洋渔业基地获批设立. 9 juiillet 2019. https://www.mnr.gov.cn/dt/hy/201907/t20190709_2444419.html c. le 28 août 2022.
Meredith, M., M. Sommerkorn, S. Cassotta, C. Derksen, A. Ekaykin, A. Hollowed, G. Kofinas, A. Mackintosh, J. Melbourne-Thomas, M.M.C. Muelbert, G. Ottersen, H. Pritchard, et E.A.G. Schuur, (2019). Polar Regions. In: IPCC Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate. 203-320. https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/3/2022/03/05_SROCC_Ch03_FINAL.pdf.
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Wang, T. et Tang, Y. (2017). 港口国措施对治理IUU捕捞的有效性及《港口国措施协定》对我国的影响分析 (Effectiveness of the port state measures on combating IUU Fishing and the influence of Port State Measures Agreement to China). Journal of Shanghai Ocean University 上海海洋大学学报.26(5), 751-756. http://html.rhhz.net/shhydxxb/20170301997.htm.
Wu, W. (2019). China Information News. 全国人民代表大会常务委员会执法检查组关于检查《中华人民共和国渔业法》实施情况的报告 (Rapport concernant l’inspection d’application des lois sur les pêches réalisée par le groupe d’inspection du Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire), http://www.npc.gov.cn/npc/c30834/201912/022a2e6da6374d1dab4cb4606c54092d.shtml c. le 2 sept. 2022.
Xue, Guifang (Julia) (2006). China’s distant water fisheries and its response to flag state responsibilities. Marine Policy. 30(6), 651-658.
[1] La Chine a une entente bilatérale avec la Russie dans la mer de Béring, mais le quota accordé par la Russie n’est pas publié (Bureau de presse du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2020) (Sobolevskaya et al., 2015). Parmi les 3 ORGP qui gouvernent les stocks dans les hautes mers en Arctique, dont la Commission des pêches de l’Atlantique du Nord-Est (la CPANE ci-après), l’Organisation des pêches de l’Atlantique du Nord-Ouest (l’OPANO) et la Convention sur la conservation et la gestion des ressources en colin dans la partie centrale de la mer de Béring (la Convention de Béring ci-après), la Chine a seulement signé la dernière convention. Cependant, la Convention de Béring n’accorde plus de quota aux signataires à cause de pénurie du stock.
[2] L’Accord international pour la prévention d’activités non réglementées de pêche en haute mer dans le centre de l’océan Arctique (l’Accord pour la prévention de pêche ci-après)
[5] La Chine est membre de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (1996), la Commission des thons de l’océan Indien (1998), la Commission de la pêche de Pacifique Ouest et central (2004), la Commission interaméricaine du thon tropical (n.d.), la Commission régionale de la gestion de pêche du Pacifique Sud (2009), la Commission de pêche du Pacifique Nord (2015), l’Accord de pêche du Sud de l’océan Indienne (2006) et la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Atlantique (2006).
[6] FAO est une abréviation anglaise de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organisation)
[11] Article 38 des Règlements a seulement indiqué que « le chef de chaque bureau des pêches de chaque niveau du gouvernement doit travailler avec les départements concernés pour bien gérer des ports » sans bien préciser des responsabilités.
[13] Le Chinese Fishery Statistics Yearbook n’a pas distingué le nombre d’employés qui travaillent dans le secteur hauturier et ceux qui travaillent dans le secteur de pêche dans les eaux internes et l’aquaculture, on ne peut pas savoir le nombre officiel de travaillants dans le secteur hauturier.
[14] Parmi les ports sélectionnés, certains n’ont jamais été mentionnés dans la planification de la construction des ports de pêche 2018-2025, la logique de la sélection pourrait être difficile à comprendre, cela pourrait démontrer la différence de vision entre les gouvernements locaux et le gouvernement central.
Hervé Baudu (2022). Les routes maritimes arctiques. Paris : L’Harmattan, 155 p.
Avec le réchauffement climatique trois fois plus important aux pôles que sur le reste de la planète, les eaux polaires arctiques sont en théorie de plus en plus accessibles au trafic maritime, et ce sur de plus en plus longues périodes estivales. Cette ouverture accroit également l’accès aux ressources naturelles en mer et dans les espaces côtiers. La construction de brise-glaces russes, les projets gigantesques d’extraction d’hydrocarbures du côté russe, et dans une moindre mesure du côté norvégien, n’ont jamais été aussi importants que dans cette décennie et viennent faire écho à l’exploitation pétrolière en Alaska active depuis les années 1970. Les routes maritimes arctiques plus courtes sont-elles appelées à concurrencer les routes classiques par les canaux de Panama et de Suez ? L’augmentation du trafic maritime est-elle source de tension dans cette zone de plus en plus soumise à son exploitation ? Cet ouvrage entreprend de mieux cerner les enjeux maritimes, environnementaux, économiques et géopolitiques liés à l’exploitation de cet espace arctique en décrivant les principes qui les régissent.
Membre de l’Académie de Marine, Hervé Baudu est professeur de sciences nautiques à l’École Nationale Supérieure Maritime. Ses travaux sur la navigation dans les glaces l’ont conduit à naviguer à de nombreuses reprises en Arctique et en Antarctique. Il est expert des sujets maritimes polaires auprès du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. Son expertise est donc précieuse pour permettre de départager la réalité des clichés, encore trop nombreux, sur l’avènement de futures autoroutes polaires du seul fait de la fonte estivale de la banquise – car cela est déjà un point important : la glace sera toujours présente en Arctique en hiver et imposera donc aux armateurs une saisonnalité marquée entre un hiver très froid, dans la nuit polaire et avec des glaces annuelles conséquentes, et un été au cours duquel effectivement la tendance est au déclin rapide de la banquise, en épaisseur comme en extension.
Le plan de l’ouvrage suit une démarche analytique claire. La 1ere partie présente l’environnement dans lequel se déploie la navigation arctique, en croissance effectivement. Quelles sont les caractéristiques environnementales de l’espace arctique et comment les changements climatiques l’ont-ils marqué ? Quelles sont les routes maritimes développées, en soulignant bien la différence entre trafic de destination, en croissance – les navires qui viennent dans l’Arctique pour y effectuer une activité économique, desserte des communautés, pêche, tourisme ou extraction des ressources – et le trafic de transit, les navires qui s’efforcent de mettre à profit la distance plus courte entre Asie et Europe via les eaux arctiques, un trafic encore fort limité. L’auteur présente également les infrastructures de la Route maritime du Nord, côté russe donc, soulignant la faiblesse des équipements côté canadien.
La seconde partie organise une discussion des conditions de navigation en Arctique. Quels sont les navires qui peuvent y circuler ? Quelle est la réglementation concernant l’architecture des navires et les normes en matière de coque ? Quels sont les brise-glace en service destinés à faciliter la circulation des navires, ces brise-glace tout comme des navires à forte capacité de navigation arctique étant de plus en plus puissants, tant il est vrai que la navigation arctique n’est pas une question de technologie, mais de coûts et d’opportunité stratégique pour les entreprises, qui ne raisonnent pas qu’en termes de distance plus courte.
La troisième partie décrit la réglementation et la gouvernance de cette région : comment sont définis les espaces maritimes et comment ceux-ci encadrent-ils la navigation ou l’exploitation des ressources naturelles ? Quelles sont les institutions arctiques (notamment de Conseil de l’Arctique) et quel rôle joue-t-il ? Que peut-on dire de la militarisation de ;la région arctique, avec la tendance réelle du pouvoir russe à renforcer ses capacités de défense côtière, mais après de nombreuses années de déclin accéléré suite à l’implosion de l’Union soviétique en 1991 ?
La Russie est l’acteur qui imprime le plus sa marque dans la région, du fait d’un volontarisme d’État qui conduit la Russie à rouvrir de vieilles bases militaires, à construire de nouveaux ports, de nouveaux brise-glace, à explorer le potentiel économique des régions arctiques sans la retenue que la rentabilité fragile de tels projets impose aux autres acteurs arctiques, en Europe (Norvège, Islande, Suède, Finlande) ou en Amérique du Nord (Canada et États-Unis). Les résultats décevants de nombreuses campagnes de prospection pétrolière et gazière au Groenland, en mer de Beaufort on relativisé l’attrait de la région arctique pour les entreprises pétrolière, tandis que les compagnies minières évaluent avec attention chaque projet tant les coûts d’extraction demeurent élevés. Le trafic de transit attire peu d’armateurs et c’est essentiellement la navigation de destination qui tire la croissance du trafic maritime arctique. Certes, l’Arctique est une région stratégique pour la Russie qui entend bien mettre en valeur, quoi qu’il en coûte, son potentiel minier, en hydrocarbures et en matière de transport. La poursuite de la fonte des glaces pourrait permettre la poursuite de la croissance du trafic dans les décennies à venir. Mais on est loin, nous rappelle l’auteur, des scénarios grandioses du tournant du 21e siècle, des autoroutes maritimes et de l’eldorado arctiques. En ce sens, cet ouvrage clair et bien structuré constitue un rappel qu’il est toujours risqué de se laisser emporter par l’enthousiasme d’analyses à courte vue.
Yeukyin Chiu est étudiante à la maîtrise en études internationales à l’Université Laval, à Québec. Elle s’intéresse au secteur hauturier de la Chine et à la gouvernance des ressources halieutiques en Arctique.
Résumé : Compte tenu de l’avènement des changements climatiques et de la fonte accélérée de la banquise, la pêche commerciale au centre de l’océan Arctique pourrait être possible dans le futur. En 2018, la Chine a exprimé clairement ses intérêts pour les ressources halieutiques de l’Arctique et son intention de participer à la gouvernance de la gestion des ressources en Arctique. Cet article vise à discuter l’encadrement juridique de la gestion des poissons en Arctique aujourd’hui et les défis rencontrés par la Chine pour l’accès aux stocks.
Mots clés : changements climatiques, ressources halieutiques arctiques, la Chine, secteur hauturier,
Abstract: The climatic change and the melt of ice sheets make the commercial fishing in the center of Arctic Ocean possible in the future. In 2018, China expressed its interests in Arctic fishery resources and their governance. This article aims at understanding the current international judicial system which governs the stocks in the Arctic and the challenges that China is facing when trying to have access to Arctic fishery resources.
Keywords: Climatic change, Arctic fishery resource, China, distant water fishing
Introduction
Aujourd’hui, les impacts des changements climatiques sont manifestes. Le réchauffement planétaire implique que l’environnement de l’Arctique est en train de changer. L’étendue de la banquise affichait une tendance à diminuer entre 1979 et 2019 (Pörtner et al., 2019). Certains chercheurs ont estimé qu’il n’y aura plus de glace durant l’été avant la fin du 21e siècle (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 2019). Si la fonte de banquise permet d’avoir des étés sans banquise en Arctique, il se peut que la pêche commerciale au cœur de l’océan Arctique devienne possible (Van Pelt et al., 2017). Pour les États riverains de l’océan Arctique, le secteur de la pêche est important pour le développement régional. Par ailleurs, la pêche hauturière, qui réfère à la pratique que des navires de pêche commerciale pêchent en dehors des eaux territoriales de leur pays d’origine, continue de se développer (Yozell et al., 2019). Certains pays asiatiques, comme la Chine, le Japon et la Corée du Sud ont gagné de l’importance dans le secteur de la pêche hauturière dans les dernières décennies. La Chine, qui est de loin la plus grande productrice de captures marines au monde (FAO, 2018b), continue d’élargir son espace de pêche. En 2018, Pékin a exprimé ses intérêts pour l’exploitation des ressources halieutiques en Arctique tout comme son intention de participer dans la gouvernance de gestion des stocks de poissons en haute mer dans l’océan Arctique (The State Council, 2018). Étant donné que la ressource halieutique est une ressource mobile sensible aux changements climatiques, le réchauffement climatique et l’apparition des nouveaux joueurs impliquent de nouveaux défis quant à la gestion des ressources halieutiques dans la région. Quelles sont les contraintes qui pèsent sur l’accès de la Chine aux ressources halieutiques arctiques ?
Pour comprendre les impacts de la Chine sur le développement de la pêche hauturière en Arctique, la discussion sera divisée en trois parties. Les deux premières parties discutées dans cet article aborderont le secteur de la pêche commerciale en Arctique et le système de gestion internationale des ressources halieutiques dans cette région aujourd’hui, et le développement du secteur de la pêche hauturière en Arctique par la Chine et ses défis. Un deuxième article abordera les moyens juridiques et politiques que Pékin utilise pour gérer son secteur de la pêche hauturière. Les analyses seront basées sur les données et les annonces publiées par des gouvernements, des organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (le FAO ci-après), l’Union européenne (UE), les Nations Unies, des organisations non gouvernementales, des think tanks et des articles académiques.
1. Le développement de la pêche commerciale en Arctique et le système international de la gestion des stocks de poisson dans la région
En Arctique, la basse température annuelle et la grande fluctuation de la disponibilité de la lumière ne favorisent pas le développement de l’agriculture. Par conséquent, la pêche et la chasse en mer sont les principaux moyens d’acquérir de la protéine animale pour la population locale (FAO, 2018b). Aujourd’hui, la capacité des pêcheurs s’est beaucoup améliorée quant aux distances de voyages et à la conservation des poissons grâce à l’évolution rapide de la technologie.
1.1. L’importance de la pêche commerciale pour les pays arctiques
Le développement de la pêche commerciale est souvent un des moteurs du développement économique pour les régions arctiques. Par exemple, l’exportation des poissons et des crevettes représente 92% des exportations totales du Groenland (Booth et al., 2014). En Alaska, l’exportation de poissons représente plus de la moitié de ses exportations totales (Resources Development Council, n.d.). En 2018, les cinq États riverains de l’océan Arctique (dont le Canada, les États-Unis, le Danemark par le Groenland, la Norvège et la Russie) et l’Islande figuraient parmi les 25 premiers pays producteurs de captures marines au monde (FAO, 2018b).
Cependant, ce ne sont pas toutes les régions de l’Arctique qui pourraient profiter des ressources halieutiques. Selon un rapport réalisé par l’Arctic Monitoring & Assessment Programme en 2005 (Vilhjálmsson et al., 2005), la distribution des poissons est concentrée dans quatre zones de pêche importantes : l’Atlantique nord-est (la mer de Barents et la mer de Norvège), l’Atlantique nord-central (le Groenland et l’Islande), Terre-Neuve, la mer du Labrador et le nord-est du Canada, et le nord du Pacifique (la mer de Béring, la mer de Tchouktches et les îles Aléoutiennes) (veuillez référer à figure 1)(Vilhjálmsson et al., 2005). Selon Sea Around Us, un projet de recherche initié par l’Université de la Colombie-Britannique qui vise à analyser les conséquences des activités de pêche sur les écosystèmes marins, les prises dans ces quatre zones comptent pour 97% du volume de pêche total de la région (Sea Around Us, n.d.-a) (voir fig. 1).
Au-delà d’une répartition naturellement inégale, la disponibilité du stock en Arctique n’est pas garantie. Plusieurs effondrements de stocks sont notables, comme la chute de stocks de hareng dans les années 1960 et 1970 en Norvège (Lorentzen et al., 2006), la chute du stock de colin dans le bassin aléoutien à la fin des années 1980 (Bailey, 2011) et la quasi-disparition de la morue au Canada atlantique dans les années 1990 (Myers et al., 1997). L’effondrement du stock est souvent suivi par une interdiction de pêche dans la région et cela a des conséquences socio-économiques majeures pour les communautés de pêcheurs.
Figure 1 – Les quatre zones de pêche principales et leur volume de prise, les zones de haute mer et les zones qui sont gouvernées par les ORGP en Arctique.
Source : autrice, d’après une présentation du Molenaar en 2016 et des informations de Sea Around Us, de l’AMAP, de la CPANE et de la FAO (“Convention on the Conservation and Management of Pollock Ressources in the Central Bering Sea,” 1994; Molenaar, 2016; Sea Around Us, n.d.-a, n.d.-b; The 20th Annual Conference of the Parties to the Convention on the Conservation and Management of Pollock Resources in the Central Bering Sea, 2015; Vilhjálmsson et al., 2005)
La poursuite de la contraction de la banquise en Arctique a conduit à des changements dans l’écosystème marin en Arctique. Pour le moment, on observe que deux phénomènes pourraient influencer l’activité de la pêche : la migration vers le Nord des poissons et la menace de l’acidification. La première réfère au déplacement vers le nord des poissons. En raison de l’augmentation de la température de l’océan, certaines espèces épipélagiques (les espèces qui vivent de la surface jusqu’à 200 mètres de profondeur) subarctiques ou tempérées pourraient coloniser des eaux arctiques (Cheung et al., 2016; Haug et al., 2017). Certains chercheurs estiment que la distribution des poissons s’est déplacée vers le pôle Nord à une vitesse de 52 km par décennie en moyenne (Pörtner et al., 2019). Le deuxième phénomène, l’acidification de l’océan, est causé par la hausse d’absorption du dioxyde de carbone par les océans (Arctic Monitoring and Assessment Programme, 2013). Il pourrait nuire à la formation des squelettes des poissons et des coquilles des mollusques qui pourrait enchaîner des problèmes pour la chaîne alimentaire (Haug et al., 2017).
1.2.Comment les stocks en Arctique sont-ils gérés ?
Aujourd’hui, le principal encadrement du régime juridique de la conservation des ressources halieutiques en Arctique est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM ci-après). Elle fut conclue en 1982. Tous les États riverains de l’océan Arctique et l’Islande ont signé et ratifié la CNUDM sauf les États-Unis, mais ces derniers appliquent les principes de la CNUDM comme des droits coutumiers (Congressional Research Service, 2020). La CNDUM délimite les espaces maritimes, indique les droits et les responsabilités des États sur l’exploitation économique de la mer, sur la liberté de navigation, sur la recherche scientifique et sur la protection environnementale.
Selon la Convention, les États jouissent de la souveraineté territoriale dans les eaux intérieures et les mers territoriales[1]. À partir des lignes de base jusqu’à la limite des 200 milles marins se trouve la zone économique exclusive (ZEE). Les États côtiers conservent les droits souverains d’exploitation sur les ressources naturelles biologiques et non biologiques dans sa ZEE [2]; ils ont la responsabilité de les conserver et de s’assurer de ne pas les surexploiter. Dans le cas où une espèce existe aussi dans la ZEE des pays voisins, les États ont la responsabilité de former des organisations régionales de gestion des pêches (ORGP ci-après) pour conserver les stocks[3]. La zone en dehors de la ZEE est la haute mer, qui est un espace ouvert à tous pour pêcher et pour faire des recherches scientifiques[4]. La CNUDM encourage la coopération internationale par la création des ORGP[5].
Cependant, la CNUDM n’a pas précisé les responsabilités des ORGP. Cela rend parfois la coopération internationale en haute mer difficile et inefficace (Lugten, 2010). Dans les années 1990, deux accords contraignants furent conclus : l’Accord de conformité en 1993 de la FAO et l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons en 1995. Le premier oblige les États à prendre leurs responsabilités quant à leurs propres navires qui pêchent en haute mer. Les navires peuvent seulement pêcher lorsqu’ils sont autorisés par leur État; les États du pavillon sont donc capables d’exercer leurs responsabilités à régler leurs navires (FAO, 2018a; Lugten, 2010). Le deuxième accord oblige les États à se joindre à l’ORGP qui gouverne ladite région en haute mer pour avoir accès à ses ressources halieutiques, et confère des droits à l’État côtier pour le contrôle des prises de stocks de poissons chevauchant, c’est-à-dire passant d’un côté à l’autre de la limite de la ZEE[6].
En Arctique, la plupart des espaces maritimes se situent dans les ZEE des membres de l’Arctic Five et de l’Islande. Les stocks dans ces zones sont donc protégés par les lois domestiques et les ORGP qui les couvrent. Par contre, il y a quatre zones en haute mer : le Banana Hole dans la mer de Norvège, le Loophole dans la mer de Barents, le Donut Hole dans la mer de Béring et le centre de l’océan Arctique (Molenaar, 2016). Ils sont gouvernés par trois ORGP : la Commission des pêches de l’Atlantique Nord-Est (CPANE ci-après), l’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord-Ouest (OPANO ci-après) et la Convention sur la conservation et la gestion des ressources en colin dans la partie centrale de la mer de Béring (la Convention de la mer de Béring ci-après). Ces ORGP couvrent les stocks dans le Banana Hole, le Loophole et le Donut Hole. Pour le moment, aucune ORGP n’est encore établie pour protéger les stocks dans le centre de l’océan Arctique car la pêche commerciale n’est pas encore possible. (Pour la situation géographique des zones de haute mer en Arctique, voir la figure 1).
En 2018, les membres de l’Arctic Five ont conclu l’Accord international pour la prévention d’activités non réglementées de pêche en haute mer dans le centre de l’océan Arctique (ci-après l’Accord pour la prévention de pêche) avec l’Islande, l’Union européenne, la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Les signataires conviennent d’adopter une approche prudente sur la ressource halieutique dans le centre de l’océan Arctique et affirment vouloir empêcher la pêche commerciale dans cette région avant d’avoir acquis suffisamment de connaissances sur la durabilité des stocks (“Declaration concerning the prevention of unregulated high seas fishing in the Central Arctic Ocean,” 2015). Bien que l’Accord suspende la pêche commerciale temporairement dans le centre de l’océan Arctique, celui-ci n’a pas établi une ORGP, ni précisé des mesures de protection (Papastavridis, 2018). Juridiquement, c’est comme une espace vide pour la conservation du stock.
2. Le développement du secteur hauturier chinois en Arctique
La Chine est la plus grande productrice mondiale de captures marines depuis des années 1990 (Xue, 2006). Aujourd’hui, on peut trouver les flottes chinoises qui pêchent partout dans le monde. Selon l’estimation du think tank américain Stimon Center, la Chine et Taiwan partagent 60% des efforts de pêche hauturière mondiale dans les dernières décennies, tandis que le Japon, la Corée du Sud et l’Espagne partagent chacun 10% des efforts (Yozell et al., 2019). Le développement du secteur hauturier chinois a commencé relativement tard par rapport aux autres puissances hauturières; les premiers voyages des flottes chinoises à l’ouest de l’Afrique et en mer de Béring furent réalisés en 1985 (Chen et al., 2019; Mallory, 2013).
L’appétit de la Chine pour les poissons arctiques a commencé à apparaître dans les documents officiels de haut niveau dans le treizième plan quinquennal (2017-2021). Dans ce plan, la participation active dans les affaires de pêche dans les zones polaires est un des trois objectifs du secteur hauturier[7] (Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2017). En 2018, Pékin a publié le Livre blanc des politiques de l’Arctique de la Chine et a annoncé ces intentions concernant la gestion des stocks en Arctique : elle appuie l’idée de la création d’une ORGP dans le cœur de l’océan Arctique, du renforcement de la surveillance et de la recherche sur les stocks et aussi de la coopération scientifique avec les États riverains de l’océan Arctique (The State Council, 2018).
2.1. Pourquoi la Chine s’intéresse-t-elle à la gouvernance des poissons arctiques ?
Selon les données disponibles sur le UN Comtrade Database, la valeur des poissons et des fruits de mer exportée par les pays arctiques vers la Chine s’est accrue de 1324% entre 1998 et 2018, soit une augmentation annuelle moyenne de 14,2% par an[8]. Pour la Chine, les ressources halieutiques en Arctique sont importantes à cause de plusieurs facteurs. Concernant les facteurs socio-économiques, la demande des ressources halieutiques arctiques en provenance des pays arctiques est énorme, et cette demande a continué d’augmenter dans les dernières décennies. L’enrichissement du pays et la croissance de la classe moyenne augmentent les besoins en fruits de mer et en poissons de grande valeur. L’urbanisation change le goût des consommateurs chinois. Aujourd’hui, la majorité des consommateurs en Chine sont équipés d’un congélateur à la maison, favorisant la vente de poissons congelés; les problèmes de pollutions domestiques sensibilisent les consommateurs chinois à la sécurité alimentaire, ils sont prêts à payer plus cher pour acheter des poissons qui viennent de sources propres et dont l’origine est traçable (Crona et al., 2020; Wang et al., 2009). De plus, les banquets de fruits de mer ou de poissons de grande valeur sont aussi une activité sociale importante (Fabinyi et al., 2016).
La deuxième raison d’une augmentation de l’importation de poissons et de fruits de mer en Chine concerne le développement des usines de traitement des poissons et des fruits de mer. La Chine ne consomme pas tous les poissons qu’elle pêche; une partie des poissons est envoyée aux usines pour être traitée et pour être réexportées après. Par exemple, 50% des ressources halieutiques d’Alaska exportées en Chine vont retourner vers le marché américain après avoir été traités en Chine (Haddon et al., 2018). Entre 2008 et 2018, le secteur de la transformation des poissons et des fruits de mer en Chine a augmenté sa production de 42%; les usines de transformation sont concentrées dans les provinces au bord de la mer, comme le Liaoning (11,5%), le Shangdong (31,4%) et le Fujian (19,1%) et contribuent au développement économique de ces provinces (Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales et al., 2018).
La troisième raison concerne la diminution des prises dans les eaux domestiques qui peut s’expliquer par deux facteurs principaux. Le premier est relié à la ratification de la CNUDM en 1996, puisqu’elle oblige la Chine à conclure des ententes avec les États voisins comme le Japon, la Corée du Sud et le Viêtnam afin de partager les stocks dans les ZEE qui se chevauchent. La Chine a donc dû fermer plusieurs zones de pêche traditionnelle à ses pêcheurs une fois des accords bilatéraux conclus (Colin, 2016). De plus, la surexploitation et l’effondrement des stocks font partie du problème. Dans la mer Jaune et la mer de Chine orientale, plus de 50% des stocks sont surexploités ou se sont effondrés (Sea Around Us, n.d.-c, n.d.-d). La situation est si grave que le gouvernement chinois a dû établir une série de politiques pour conserver ses écosystèmes marins, comme l’établissement de moratoires de pêche dans ses eaux intérieures, la politique de la « croissance nulle »[9] sur les prises domestiques (Cao et al., 2017). Peu importe les efforts du gouvernement, ils se heurtent à une réalité du marché : la demande intérieure pour les poissons n’a jamais cessé de croitre rapidement. La consommation de poissons par habitant a augmenté de 3,1 kg par personne et par an en 1985 à 11,4 kg en 2019 (Crona et al., 2020). Pour satisfaire le marché domestique, la Chine n’a pas le choix que d’aller plus loin pour chercher de poissons.
Pour Pékin, le secteur de la pêche hauturière a également une mission politique. Il permet à la Chine de développer de bonnes relations avec les pays d’Afrique de l’Ouest comme la Mauritanie, la Guinée-Bissau et la République de Guinée par ses projets de pêche (Bureau des pêches du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2016). En 2010, un groupe ad hoc était créé au sein du gouvernement pour discuter les stratégies pour renforcer le secteur hauturier chinois. Dans le rapport de la discussion, la phrase « celui qui occupe (ou possède) a tous les droits » « 占有即权益 » est apparue. Pour certains fonctionnaires, pêcher régulièrement en haute mer affirme les droits dont la Chine jouit. Ils croient que les pays qui ont une longue histoire d’utilisation des ressources marines et halieutiques ont davantage de droits quand il s’agit de distribuer ou partager ces ressources. Certes, le rapport a aussi précisé qu’une telle occupation des ressources soit fondée sur les principes de respecter le développement durable, l’histoire et le statu quo. Le développement du secteur hauturier a donc une mission politique pour la Chine (Le groupe de travail sur l’étude de renforcement du secteur de la pêche hauturière chinois, 2010).
Sous la direction de Xi Jinping depuis 2013, la Chine a adopté un style de diplomatie qui est plus affirmé et proactif en matière de gouvernance globale (Lin, 2019). Cependant, la Chine n’est pas un État arctique. Elle a besoin d’arguments pour justifier la légitimité de sa présence dans les eaux arctiques, surtout, lorsque son autoportrait comme « un État proche de l’Arctique (near Arctic State) » ne trouve nécessairement pas d’échos dans la communauté internationale[10]. Selon la logique « la possession suit le droit » mentionnée auparavant, si la Chine devenait un pêcheur fréquent dans les hautes mers en Arctique, elle pourrait avoir acquis des droits sur les ressources marines grâce à cette pratique. Ce point est objet de débats et trouve un certain écho dans le monde académique chinois, au point que certains chercheurs chinois encouragent le développement de la pêche hauturière en Arctique, parce que celle-ci suscite pour le moment moins de controverses internationales que l’exploitation des minéraux dans la région (Zhang, 2018).
2.2. Les stratégies de la Chine et ses défis
L’expansion de la pêche hauturière chinoise dans les régions arctiques se révèle en réalité compliquée. Dans le Livre blanc des politiques de l’Arctique de la Chine, la Chine a évoqué la CNUDM et le Traité concernant le Spitzberg (1920) pour défendre ses droits en Arctique. Ainsi, parmi les quatre zones de haute mer en Arctique, le donut hole, dont le stock est régi par la Convention de la mer de Béring, est le plus proche de la Chine géographiquement. Dans les années 1990, la Chine a signé la Convention de la mer de Béring, mais cela ne lui donne pas d’accès aux stocks dans le donut hole, car la quantité de colin ne s’est jamais rétablie comme avant la chute des stocks. Jusqu’en 2015, le taux de reproduction de colin a atteint 11% de la quantité requise par la Convention de mer de Béring pour envisager l’ouverture de la zone à une pêche intense. Par conséquent, les États membres ont décidé de suspendre les prochaines rencontres en attendant la régénération du stock et depuis aucun quota de pêche n’a été distribué parmi les membres (The 20th Annual Conference of the Parties to the Convention on the Conservation and Management of Pollock Resources in the Central Bering Sea, 2015)[11].
Dans les zones de haute mer qui sont gouvernées par la CPANE et par l’OPANO, il n’y a plus de poissons à partager. En 2003, les États membres de la CPANE ont annoncé une directive suspendant la distribution des stocks avec les prochains nouveaux membres (North-East Atlantic Fisheries Commission, n.d.). L’OPANO connaît aussi la même situation, alors qu’une résolution en 1999 a indiqué que la majorité des stocks gouvernés par l’OPANO est partagée par les membres existants et que la pêche pour les nouveaux membres doit être très limitée (OPANO, n.d.).
La Chine a signé le Traité concernant le Spitzberg en 1925 (Traité du Svalbard de 1920). En théorie, la Chine jouit du droit d’accès aux ressources halieutiques de l’archipel (Brady, 2017; Lu, 2016; Polar Research Institute of China, n.d.). Cependant, le gouvernement norvégien maintient une attitude ferme concernant sa souveraineté sur l’archipel (Norway Ministry of Foreign Affairs, 2006). Les quotas de pêche de chaque espèce commerciale dans la zone de protection halieutique de l’archipel du Svalbard sont basés sur les données du Norwegian Institute for Marine Research, sur les conseils de la CPANE, et aussi sur les registres historiques (Molenaar, 2012). Or, comme la Chine n’a jamais pêché dans la région, et qu’elle n’est pas membre de la CPANE, il y a peu de chance qu’elle puisse obtenir des quotas de pêche dans la zone de pêche du Svalbard. (“The Svalbard Treaty,” 1920)
La Chine a commencé de développer son secteur hauturier plus tard que les autres puissances hauturières (Bonfil et al., 1998). Cela la met dans une position très désavantageuse dans la compétition mondiale. Dans cette situation, la Chine peut seulement s’efforcer de négocier des droits de pêche dans les zones de ZEE des pays arctiques. Cependant, pêcher dans les ZEE des pays arctiques demeure difficile. Premièrement, le secteur de la pêche de ces pays est souvent plus mature que celui de la Chine; ils n’ont pas besoin d’aide au développement de la Chine. De plus, puisque les poissons sont une source importante de protéine animale pour l’alimentation des peuples locaux et une ressource naturelle exportable déjà valorisée par les producteurs locaux, les pays arctiques sont souvent réticents à partager cette ressource. Par ailleurs, le Canada, les États-Unis et la Norvège ont des politiques qui visent à limiter la participation des investisseurs étrangers dans leur secteur de pêche[12]. Seule la Russie a une entente de pêche avec la Chine. Cette entente existe depuis l’époque de l’Union soviétique. Elle permet aux flottes chinoises de pêcher dans la ZEE russe dans la mer de Béring (Bureau de presse du Ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales, 2020; Sobolevskaya et al., 2015). La recherche menée pour cet essai ne permet pas de trouver les informations concernant le quota accordé par la Russie à la Chine annuellement, mais il est généralement admis que l’entente n’a pas été modifiée depuis des années (Wang, 2006). Alors, pour la Chine, il reste seulement le centre de l’océan Arctique comme option pour avoir accès aux ressources halieutiques commerciales en hautes mers arctiques, mais cette région est encore largement couverte par la banquise malgré les changements climatiques.
Conclusion
Pour conclure, les ressources halieutiques en Arctique sont des ressources naturelles importantes pour les États riverains, et ces pays pourraient se montrer réticents à partager cette ressource avec des États tiers. En même temps, la Chine s’intéresse beaucoup à cette ressource à cause de sa demande énorme et de son souhaite de pouvoir participer à la gouvernance globale. Sous l’encadrement juridique actuel, l’une des options à considérer demeure bel et bien l’obtention de quotas de pêche dans le centre de l’océan Arctique, bien que celui-ci ne soit pas accessible à court et moyen terme. De plus, pour le moment, la pêche commerciale au centre de l’océan Arctique est suspendue par l’Accord pour la prévention de la pêche, et la Chine est une des signataires de l’Accord. Alors, comment la Chine se prépare-t-elle pour participer aux négociations de la formation d’une ORGP lorsque la pêche commerciale sera permise ? Ce sujet sera discuté dans un prochain article.
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[6] Article 8(4) de l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons.
[7] Les deux autres objectifs réfèrent au renforcement du secteur et à la stabilisation des prises en haute mer.
[8] L’exportation des poissons et des fruits de mers des pays arctiques vers la Chine a augmenté de 373 millions USD en 1998 à 5311 millions USD en 2018, soit une augmentations de 1324% (UN Comtrade Database, n.d.).
[9] La « croissance nulle » est une politique de la Chine qui vise à lutter contre la surexploitation dans ses eaux côtières par ne pas chercher la croissance des prises marines internes mais encourager le développement de l’aquaculture (Cao et al., 2017).
[10] Dans son discours du 6 mai 2019, le Secrétaire d’État des États-Unis, Mike Pompeo a dit : « There are only Arctic States and Non-Arctic States. No third category exists and claiming otherwise entitles China to exactly nothing. » (Pompeo et al., 2019).
[11] Le lien du rapport n’est plus d’ouvert au public. Veuillez contacter le National Oceanic and Atmospheric Administration directement. L’auteur a sauvegardé une copie en 2020.
[12] Par exemple, le gouvernement canadien ne permet pas aux entreprises entièrement possédées par des étrangers d’obtenir un permis de pêche (Pêches et Océans Canada, 1996); l’American Fishery Act ne tolère pas non plus que 25% de financement d’un navire vienne des pays étrangers (U.S. Department of Transportation, 2020); l’Islande et la Norvège gardent le contrôle sur leur flotte nationale dans la gestion et la possession d’entreprises de pêche (OECD, n.d.)
Alexia Marchal est diplômée en Sciences politiques de l’Université catholique de Louvain[1]. alexia.marchal@gmail.com
Résumé : Le Canada connaît un différend territorial avec les États-Unis au sujet du passage du Nord-Ouest. Le Canada considère en effet que les eaux du passage sont des eaux intérieures alors que les États-Unis affirment que le passage est un détroit international. Cet article analyse ainsi les enjeux derrière ces revendications canadiennes, c’est-à-dire l’identité, la sécurité, l’environnement ainsi que les intérêts commerciaux et économiques.
Mots-clés : Canada, Arctique, passage du Nord-Ouest, revendication territoriale, souveraineté
Summary : Canada has a territorial dispute with the United States concerning the Northwest Passage. Canada indeed considers that the waters of the passage are internal waters, while the United States claims that the passage is an international strait. This article analyses the stakes behind these Canadian claims, namely identity, security, environment as well as commercial and economic interests.
Le passage du Nord-Ouest est composé de différentes voies maritimes situées dans l’archipel arctique canadien (Byers, 2013). Il comporte sept routes situées entre le détroit de Béring et le détroit de Davis (Headland, 2020). Le Canada connaît un litige à son sujet, l’opposant principalement aux États-Unis, mais également à l’Union européenne. Le différend ne porte pas sur la souveraineté des îles de l’archipel, qui sont canadiennes, mais concerne uniquement le statut juridique des eaux (Byers, 2013). Le Canada estime que le passage du Nord-Ouest constitue des eaux intérieures et est donc sous sa pleine et entière souveraineté, selon l’article 2 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Lasserre, 2017). Cela implique que l’accès à ces eaux est soumis à la permission de l’État côtier et que le droit interne canadien s’y applique. Les États-Unis affirment cependant que le passage est un détroit international, les navires étrangers pouvant y accéder librement et bénéficiant d’un droit de passage en transit, selon l’article 38 de la Convention sur le droit de la mer (Byers, 2013).
En 1969, un évènement a incité le Canada à renforcer sa position. En effet, le pétrolier américain S.S. Manhattan a traversé le passage du Nord-Ouest sans demander l’autorisation du Canada. Cela a entraîné des tensions entre les deux États. Depuis cet incident, le Canada et les États-Unis sont en désaccord sur le statut des eaux du passage (Lalonde, 2007 ; Plouffe, 2010). En 1985, des tensions entre les deux pays sont à nouveau apparues suite à la traversée du passage par le brise-glace américain Polar Sea. L’autorisation canadienne n’avait pas non plus été accordée au préalable, mais les autorités canadiennes avaient été prévenues du transit (Lasserre et Roussel, 2007 ; Byers cité par van Duyn et Nicol, 2015). La même année, le Canada a défini des lignes de base droites entourant les îles arctiques, ce qui implique que les eaux situées à l’intérieur de ces lignes sont des eaux intérieures selon les articles 7 et 8 de la Convention sur le droit de la mer (Lasserre et Roussel, 2007). Les États-Unis considèrent que ces lignes de base ne respectent pas les principes du droit international (Roach et Smith cités par McDorman, 2009). L’État canadien estime également que ces eaux sont des eaux historiques (Lasserre et Roussel, 2007). Le différend n’implique pas un conflit ouvert entre les deux États. Une entente n’a néanmoins pas encore été trouvée et peu d’évolutions sont observées à cet égard (van Duyn et Nicol, 2015).
Par ailleurs, avec le changement climatique, la projection de l’ouverture du passage du Nord-Ouest a de nouveau mis en avant le différend entre le Canada et les États-Unis (Lasserre et Roussel, 2007). En septembre 2007, un record de la fonte de la banquise a été observé en termes de surface. Le passage du Nord-Ouest est devenu pour la première fois temporairement libre de glace et donc accessible aux navires autres que des brise-glaces. Cela fut encore plus important en 2012 selon l’United States National Snow and Ice Data Center (Byers, 2013). Depuis 2006, une augmentation du trafic est d’ailleurs observée dans l’Arctique canadien, même si cela reste faible (Lasserre, 2011 ; Lasserre, 2020a). Le statut du passage n’était pas une préoccupation très importante lorsque celui-ci était difficile d’accès et que seuls d’imposants brise-glaces pouvaient le traverser. Cependant, avec le changement climatique et la fonte des glaces qu’il entraîne, la navigation augmente et le statut juridique importe donc davantage (Byers, 2013). Le passage pourrait en effet devenir une route commerciale et permettre le transit de navires militaires, notamment américains. Les variations climatiques remettent donc à l’avant-plan les interrogations relatives à la souveraineté du Canada sur le passage (Lasserre, 2010 ; Pic, 2020). Considérant ces différents éléments, cet article a pour but de répondre à la question : « quels sont les différents enjeux liés à la revendication canadienne sur le passage du Nord-Ouest ? ». Quatre principaux enjeux ont ainsi été identifiés et analysés : la dimension identitaire, l’enjeu sécuritaire, l’environnement ainsi que les intérêts commerciaux et économiques.
Fig.1. Le passage du Nord-Ouest
Source : Lasserre, 2011 :3
La dimension identitaire
Une dimension identitaire intervient dans le différend concernant le passage du Nord-Ouest (Lasserre, 2010). Pour les Canadiens, « l’Arctique fait, en effet, partie de leur imaginaire collectif et de l’image qu’ils veulent projeter à l’étranger », l’Arctique étant également un élément qui permet de rallier l’opinion publique (Lasserre et Roussel, 2007 :275-276). En outre, la « nordicité contribue à faire ce que sont les Canadiens, et à définir qui ils sont, tant comme individus que comme nation », cette nordicité apparaît d’ailleurs de manière importante dans la culture et la littérature mais également en politique (Arnold, 2010 :120).
Cependant, ce lien qu’ont les Canadiens avec le Nord est ambigu car la plupart ne s’y sont jamais rendus et n’ont pas beaucoup de connaissances sur la région. Définir le Nord et le situer géographiquement font également l’objet de multiples réponses en raison des différents critères de définition adoptés (climatiques, géographiques …). La nordicité reste néanmoins unificatrice, notamment parce que la notion est floue et a plusieurs sens. Cette caractéristique en fait alors un élément utilisé en politique pour de nombreuses causes (Arnold, 2010). Le premier ministre Stephen Harper avait par exemple développé un discours sur la souveraineté canadienne (Lackenbauer, 2017). Le gouvernement conservateur mettait en évidence le lien entre l’identité et la souveraineté du Canada (Genest et Lasserre, 2015). En 2007, le premier ministre Harper (cité par Genest et Lasserre, 2015 :65) avait déclaré dans un discours au sujet de la souveraineté canadienne en Arctique « soit nous l’utilisons, soit nous la perdons ». L’Arctique a été présentée comme primordiale pour l’identité canadienne et cela a été instrumentalisé dans les discours du gouvernement (Genest et Lasserre, 2015). Genest et Lasserre (2015) ont d’ailleurs montré que l’aspect identitaire est celui qui apparaissait le plus dans les discours du gouvernement de Stephen Harper, par rapport à d’autres tels que les aspects économique, environnemental et sécuritaire. Cet accent mis sur l’identité a été utilisé pour construire la souveraineté canadienne en Arctique, justifier certaines politiques telles que des investissements militaires et les positions du gouvernement au sujet de l’Arctique ainsi que pour façonner la représentation qu’ont les Canadiens de la région arctique (Genest et Lasserre, 2015). Le changement de gouvernement a cependant amené un nouveau discours politique sur l’Arctique (Lackenbauer, 2017). Le premier ministre actuel, Justin Trudeau, met davantage l’accent sur la réconciliation avec les populations autochtones et la « santé socio-culturelle » de ces peuples [traduction] (Lackenbauer, 2017 :309).
De plus, cette identité nordique canadienne est exprimée dans la politique étrangère de l’État. Le Canada utilise en effet cette image de la nordicité dans ses relations avec les autres États (Arnold, 2010). Selon Arnold (cité par Arnold, 2010), la politique étrangère participe à la construction de l’identité nationale à l’intérieur du pays mais est également une projection de cette identité. C’est ainsi le cas de la « nordicité inuite » qui est utilisée par l’État canadien dans sa politique étrangère mais celle-ci participe aussi à la structuration de son identité (Arnold, 2010 :135).
L’aspect identitaire de l’Arctique est également lié à la présence d’Inuits, un peuple autochtone, dans la région (Lasserre et Roussel, 2007). Cette présence est notamment utilisée par le Canada pour justifier sa revendication (Pic, 2020). En effet, les populations inuites occupent les territoires arctiques depuis des milliers d’années et utilisent les eaux ainsi que la glace pour le transport et la chasse (van Duyn et Nicol, 2015 ; Byers, 2013). De même, « la glace couvrant les voies navigables entre les îles a été traitée de la même manière que les terres » [traduction], certains affirmant que cette caractéristique fait que l’archipel arctique canadien doit être considéré différemment dans les discussions sur la souveraineté (Gerhardt et al. cités par van Duyn et Nicol, 2015 :753).
De plus, les Inuits ont contribué à renforcer la souveraineté du Canada en Arctique. Lorsque le Canada a tracé des lignes de base droites autour de l’archipel canadien en 1985, diverses organisations inuites ont soutenu cette initiative (Arnold, 2010). Les Inuits estimaient en effet que « les revendications canadiennes pouvaient être fondées sur l’usage historique de ces territoires terrestres et maritimes par les peuples inuits » (Arnold, 2010 :128). De même, les accords sur les revendications territoriales de ces peuples ont servi à soutenir les revendications canadiennes en Arctique. C’est par exemple le cas de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, même si celui-ci a avant tout été conclu dans le cadre de la politique sur les nouvelles relations et le partenariat entre les peuples autochtones et l’État. Ces accords internes ont donc également une dimension de politique étrangère. Pour les Inuits, cela leur permettait de participer à la gestion de leur territoire et de donner leur avis à cet égard (Arnold, 2010).
Enfin, un autre aspect identitaire du différend est la relation entre le Canada et les États-Unis (Lasserre, 2010). La culture autochtone canadienne est d’abord utilisée par l’État pour se construire une identité nationale différente des Américains (Pupchek, 2001 ; Mackey citée par Arnold, 2010). Par ailleurs, les contestations concernant la souveraineté canadienne sur les eaux de l’archipel proviennent principalement des États-Unis depuis le XXe siècle. Ainsi, la protection de la région est utilisée par les Canadiens pour se distinguer des Américains, ceux-ci se préoccupant parfois moins de l’environnement, notamment sous l’administration de George W. Bush. Le fait que les États-Unis rejettent la souveraineté canadienne sur le passage du Nord-Ouest contribue à accroître le nationalisme canadien (Lasserre et Roussel, 2007 ; Roussel, 2010). Celui-ci se définit principalement « face aux États-Unis dont l’influence politique, économique et culturelle exerce une pression sur l’identité de la société canadienne » (Roussel, 2010 :180-181). Le litige est ainsi perçu par l’opinion publique comme étant une contestation d’une partie du territoire par « l’État qui constitue la plus grande menace identitaire pour le Canada », contester la position américaine représentant alors « un geste d’affirmation nationale » (Lasserre et Roussel, 2016, para. 69). Cette construction identitaire opposée aux Américains est une des raisons pour laquelle le Canada ne parvient pas trouver un compromis avec les États-Unis au sujet du statut du passage du Nord-Ouest. Ces derniers tiennent également à la libre circulation de leurs navires (Lasserre, 2010).
L’enjeu sécuritaire
Si le passage du Nord-Ouest devenait une route maritime plus empruntée, cela pourrait avoir des conséquences sur la sécurité du Canada (Lalonde, 2007). Les trafics d’armes et de drogue, l’immigration clandestine ainsi que le terrorisme sont des risques potentiels. Le fait que le passage soit libre de glace le rend en effet plus accessible et potentiellement utilisable pour transporter des marchandises de contrebande ou des personnes vers l’Europe, l’Amérique ou entre les océans Pacifique et Atlantique (Byers, 2010). Ces risques sont d’autant plus probables puisque le passage du Nord-Ouest est moins surveillé que le canal de Panama, par exemple. Cela rend le passage plus attractif pour de potentiels trafiquants (Byers et Lalonde, 2009).
De plus, les communautés locales n’effectuent pas de contrôles d’immigration alors que des ressortissants étrangers sans papiers y accèdent grâce aux bateaux de croisière accostant dans la région (Byers, 2009). Ainsi, si les eaux du passage du Nord-Ouest étaient reconnues en tant qu’eaux intérieures, des contrôles au niveau des entrées des personnes et des biens pourraient être facilités. En effet, dans ce cas, les navires étrangers, leurs passagers et les cargaisons peuvent être examinés par le Canada. Cela permettrait d’arrêter d’éventuels trafiquants (Byers et Lalonde, 2009 ; Lasserre, 2010). À cet égard, Paul Cellucci, l’ambassadeur des États-Unis au Canada de 2001 à 2005, estime que les Américains auraient plus d’intérêt à reconnaître la souveraineté du Canada sur le passage du Nord-Ouest pour des raisons sécuritaires (La Presse cité par Gagnon, 2009)
En outre, l’Arctique canadien est régulièrement présenté comme étant assiégé, sujet à des menaces en termes de sécurité et où la souveraineté du Canada est remise en question (Sneyd et Charron, 2010 ; Roussel, 2010). Ce discours sécuritaire a été développé par certains gouvernements canadiens, tels que celui de Paul Martin ou de Stephen Harper (Roussel, 2010). Cela se traduit notamment par une augmentation de la présence militaire dans la région, dans le but d’y accroître la présence officielle canadienne (Sneyd et Charron, 2010 ; Lasserre, 2010). Le nombre de patrouilles a donc augmenté et divers investissements en termes d’infrastructures et de matériel ont été annoncés (Sneyd et Charron, 2010 ; Roussel, 2010). Certains de ces projets n’ont néanmoins pas toujours été menés à terme (Roussel, 2010).
Cependant, tous ces risques mentionnés précédemment ne sont pour l’instant que des anticipations. Il n’y a pas eu d’augmentation importante de la criminalité. De même, pour les communautés autochtones, la préoccupation est surtout tournée vers les trafics venant du sud du pays, qui ont des impacts chez eux, que de potentiels trafiquants qui pourraient entrer au Canada par l’Arctique. En effet, les conditions climatiques et les défis logistiques associés à la navigation dans l’Arctique font que la région reste dangereuse, reculée et imprévisible, y compris pour des trafiquants ou des terroristes, et ce, malgré la fonte de la banquise (Roussel, 2010).
Les risques identifiés dans certains discours sécuritaires ne sont donc pas encore observables à l’heure actuelle. Néanmoins, ce manque de faits observables dans la réalité a une certaine utilité politique (Roussel, 2010). En effet, « le discours peut alors justifier n’importe quelle mesure et s’insérer dans n’importe quelle logique » (Roussel, 2010, :174). De plus, si une menace sur l’Arctique est annoncée, cela mobiliserait la population qui est plutôt favorable aux mesures, incluant des mesures militaires, visant à protéger l’Arctique. Par ailleurs, ce discours sécuritaire sert à démontrer aux États-Unis que le Canada prend en considération leurs préoccupations en termes de sécurité (Roussel, 2010). Sur ce point, Sneyd et Charron (2010) expliquent que le Canada collabore considérablement avec les États-Unis en matière de protection de l’Amérique du Nord au sein du NORAD (North American Aerospace Defense Command), alors que ceux-ci sont les principaux opposants à la souveraineté canadienne.
Il existe également un autre aspect à cet enjeu sécuritaire. Comme le soulignent Lasserre et Roussel (2007 :274), « l’augmentation généralisée (actuelle et appréhendée) des activités touristiques, économiques et scientifiques dans l’Arctique a pour conséquence d’alourdir les responsabilités des Forces canadiennes ». La surveillance doit être plus importante et les missions de protection environnementale et de dessertes des populations locales sont appelées à augmenter (Lasserre et Roussel, 2007).
Des accidents peuvent aussi se produire, ce qui implique des opérations de sauvetage difficiles et coûteuses (Lalonde, 2007). La brume et les glaces dérivantes constituent en effet des risques. La région arctique n’est également pas entièrement cartographiée de manière fiable et l’étendue des connaissances varie en fonction des endroits. La disponibilité de cartes bathymétriques n’est pas suffisante (Dupré, 2010 ; Dawson, 2018). De plus, des infrastructures, notamment portuaires, manquent dans le passage et les brise-glaces canadiens doivent être renouvelés. Les moyens en matière de sauvetage ne sont donc pas suffisants dans le cas d’accidents ou de développement important de la navigation dans cette région (Grenier, 2018).
L’environnement
L’Arctique est l’une des régions les plus touchées par le changement climatique, elle se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la Terre (Lasserre, 2020b ; Dawson, 2018). La survie des espèces y est menacée ainsi que la subsistance des peuples arctiques (Halley et al., 2010). La qualité des ressources récoltées, que ce soit au niveau de la faune ou de la flore, est altérée. De plus, les populations autochtones sont impactées par l’amincissement et le rétrécissement de la banquise. Cela affecte les activités de chasse et les habitants deviennent plus exposés aux tempêtes. L’augmentation des températures est également susceptible de faire disparaître les lacs, fragilise les habitations ainsi que les infrastructures de transport. Les infrastructures, telles que les routes ou les pistes d’atterrissage, sont en effet affaiblies par le réchauffement (Pelletier et Desbiens, 2010).
Au changement climatique en lui-même s’ajoutent les risques associés à l’augmentation du trafic maritime. Une navigation plus importante dans le passage du Nord-Ouest, dont les eaux restent peu connues et reculées, peut augmenter le risque d’accidents et causer notamment des marées noires (Lalonde, 2007). Cela aurait des conséquences importantes sur l’environnement arctique ainsi que sur la santé des Inuits (Lalonde, 2007 ; Corell, 2006). Les causes de ces possibles accidents sont multiples : la navigation près des côtes, les conditions climatiques pouvant mener à des collisions et des croisements ainsi que les causes humaines, c’est-à-dire le manque de contrôle, de qualification, de connaissance ou encore le non-respect des règles (Pelletier cité par Dupré, 2010). En ce qui concerne les marées noires, outre les collisions, celles-ci peuvent être causées par un échouage. La brume, la glace ainsi que les icebergs peuvent également provoquer une rupture dans la coque des navires (Dupré, 2010). Par ailleurs, la région étant isolée et les conditions climatiques y étant extrêmes, en cas d’incident comme une marée noire, une intervention serait plus difficile. À ces températures, le pétrole se dissipe lentement. Les tentatives de nettoyage pourraient ainsi s’avérer inefficaces, longues et coûteuses. Le transit de pétroliers dans la région arctique est donc particulièrement risqué en raison de la fragilité de l’environnement (van Duyn et Nicol, 2015 ; Byers, 2010).
Qui plus est, des navires peuvent amener des espèces nuisibles, telles que des algues toxiques, qui causeraient également des dommages à la faune et à la flore de la région (Lalonde, 2007). De plus, un trafic maritime accru peut perturber les espèces de la région, notamment les baleines et leur reproduction (Jessen, 2007 ; Cosens et Dueck cités par Lalonde, 2007). La pollution sonore impacte aussi certains animaux marins, tels que les bélugas et les narvals, dont les Inuits se nourrissent (Grenier, 2018). L’augmentation du trafic maritime dans le passage du Nord-Ouest est donc une préoccupation pour les Inuits en raison des possibles conséquences sur leur environnement et les espèces dont ils dépendent pour subvenir à leurs besoins (Lalonde, 2007 ; Dawson, 2018).
Selon Lalonde (2007), le passage du Nord-Ouest sous souveraineté canadienne permettrait donc une protection de l’environnement arctique et des populations qui y habitent. Le Canada a en effet un devoir de protection envers ses citoyens et leur environnement (Lalonde, 2007). Des eaux intérieures peuvent faire l’objet d’une réglementation plus stricte en matière de protection environnementale qu’un détroit international (Pic, 2020). Étant souverain, le Canada pourrait ne pas autoriser certains navires non-équipés pour la traversée dans les eaux arctiques à emprunter le passage (Lasserre, 2010). L’État canadien a d’ailleurs expliqué qu’il ne voulait pas interdire la navigation mais la réguler en raison de l’environnement fragile (Lasserre, 2017).
Cependant, la protection environnementale a également « le potentiel de renforcer l’expression de la souveraineté de l’État » (Halley et al., 2010 :331). Ainsi, la protection de l’environnement, de la faune et de la flore arctiques permet au Canada de justifier sa souveraineté auprès des autres États. Le fait de gérer correctement le territoire et de répondre à ses responsabilités, notamment vis-à-vis des populations autochtones, donne en effet une légitimité supplémentaire à la souveraineté du Canada (Halley et al., 2010). Le fait que l’environnement arctique soit fragile a été utilisé par certains gouvernements pour démontrer l’importance de la pleine souveraineté du Canada en Arctique afin de protéger cet environnement. Cela peut être expliqué par le fait que le Canada estime que sa souveraineté sur le passage du Nord-Ouest serait mieux acceptée si cela était justifié par la cause environnementale (Genest et Lasserre, 2015).
Les intérêts commerciaux et économiques
Avec la fonte de la glace, la période de navigation est plus longue et le trafic maritime dans le passage du Nord-Ouest pourrait donc augmenter (Lasserre, 2017 ; Lasserre, 2010). En effet, le passage permettrait de raccourcir le trajet entre l’Europe et l’Asie de 7000 kilomètres par rapport au canal de Panama, réduisant ainsi les coûts de transport. De plus, contrairement au canal de Panama, certaines routes du passage du Nord-Ouest permettraient le transit de navires sans limites de taille ou de tirant d’eau (Plouffe, 2010 ; Lasserre et Roussel, 2007). La réduction de la distance des trajets est particulièrement valable si les destinations de départ et d’arrivée se situent dans l’hémisphère nord. Cependant, plus les destinations de départ et d’arrivée des navires de transport se situent dans l’hémisphère sud, moins l’avantage de réduction de la distance est important (Lasserre, 2011 ; Lasserre, 2020a). Entre 2009 et 2019, le trafic a été multiplié par 1,92 dans l’Arctique canadien. Néanmoins, le trafic de destination reste la principale source de navigation en Arctique. Le trafic commercial de transit reste peu développé dans le passage du Nord-Ouest. Celui-ci est de zéro à deux cargos par an, à l’exception de 5 en 2019. Les bateaux de plaisance constituent la part la plus importante du trafic de transit. (Lasserre, 2020b ; Lasserre, 2021). Depuis 2005, les bateaux de plaisance ont augmenté de 400% dans l’Arctique canadien et les navires de croisière de 75% (Dawson, 2018).
Par ailleurs, les conditions climatiques de la région font que la navigation est encore difficile. Les glaces dérivantes constituent des contraintes et peuvent ralentir la navigation. Des parties de la banquise se détachent et bloquent certaines routes maritimes. Cela peut donc mener à un trajet plus long, malgré une distance plus courte, ainsi que des pertes financières. Un transit dans la région arctique implique dès lors des coûts supplémentaires, notamment en termes d’assurance, d’investissements et d’équipements (Lasserre, 2010 ; Dawson, 2018). De même, en hiver, le passage du Nord-Ouest n’est pas ouvert à la navigation. Le trajet doit donc être modifié deux fois par an, ce qui engendre des coûts et une complexité supplémentaire. Les compagnies maritimes dans le domaine des conteneurs travaillent aussi sur base du principe du juste-à-temps. Les délais de livraison doivent ainsi être respectés (Lasserre, 2020b). Les retards que pourraient avoir des navires de transport face à des glaces dérivantes, qui les obligeraient à ralentir, contrebalancent donc les gains en carburant et ces coûts pourraient même être supérieurs aux bénéfices. L’absence de ports le long du passage du Nord-Ouest réduit également la taille du marché pour les compagnies (Lasserre, 2010).
En outre, la Route maritime du Nord (aussi appelée passage du Nord-Est) est une concurrente du passage du Nord-Ouest pour le trafic commercial. En effet, la présence de ports en eau profonde est plus significative le long de la Route maritime du Nord que dans le passage du Nord-Ouest, cette lacune fut soulignée précédemment. La route au nord de la Russie bénéficie également d’une plus grande flotte de brise-glaces, incluant des brise-glaces nucléaires, et d’une fonte des glaces en été relativement plus importante que du côté du Canada (Lasserre, 2021). La Russie demande un droit de péage, mais les transits sont escortés et des ports sont opérationnels, ce qui n’est pas le cas pour le passage du Nord-Ouest (Lasserre, 2010).
Des ressources pétrolières et gazières sont également situées dans la région arctique et notamment dans l’archipel canadien. Des minerais, par exemple du plomb, de l’or et de l’uranium, sont présents. Ces réserves sont moindres du côté canadien que du côté russe mais la géologie de la zone n’est pas entièrement connue (Lalonde, 20007 ; Lasserre et al., 2020). L’United States Geological Survey a d’ailleurs estimé en 2008 que 13% des réserves pétrolières et 30% des réserves gazières non découvertes se trouvaient au nord du cercle arctique (USGS, 2008). Avec la fonte des glaces, ces ressources seraient plus faciles d’accès. Leur exploitation contribuerait donc à l’augmentation de la navigation commerciale dans le passage du Nord-Ouest (Lalonde, 2007). Cette exploitation pourrait en effet être optimisée avec un transport maritime rendu possible plus longtemps (Lasserre, 2010). Elle pourrait, dans ce cas, être effectuée pendant une plus longue période. De plus, cela permettrait de réduire les coûts matériels et de transport. Avec des destinations aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe ou en Asie, ces compagnies pourraient également acquérir de nouveaux acheteurs (Lasserre et al., 2020).
Cependant, le coût d’exploitation de ces ressources présentes en Arctique est élevé (Lasserre, 2017). Les cours du pétrole font également que l’exploitation est peu rentable et la fonte du pergélisol rend le transport difficile car le sol est moins stable. Les routes se déforment avec l’affaissement du sol et leur construction est très coûteuse (Lasserre, 2020b). De plus, tout comme pour la navigation, l’exploitation est compliquée dans la région en raison du climat défavorable (Lasserre et al., 2020). Par ailleurs, les eaux du passage du Nord-Ouest font partie de la zone économique exclusive du Canada, même dans le cas où le passage serait un détroit international. L’exploitation des ressources naturelles serait donc toujours sous le contrôle du Canada et dès lors, ne constitue pas un enjeu dans ce différend (Lasserre, 2010).
Conclusion
Le statut juridique des eaux du passage du Nord-Ouest est contesté. Le Canada considère ainsi que celles-ci constituent des eaux intérieures, soumises à sa souveraineté, tandis que les États-Unis estiment que le passage est un détroit international, soumis au droit de passage en transit. Derrière ces revendications canadiennes, différents enjeux peuvent être identifiés. L’identité, la sécurité, l’environnement ainsi que les intérêts commerciaux et économiques en sont les principaux.
La dimension identitaire est importante dans le différend territorial. Même si la plupart des Canadiens n’y sont jamais allés, l’Arctique fait partie de l’identité canadienne. Cet argument a été principalement mis en avant par le gouvernement de Stephen Harper. La présence de communautés autochtones est également un élément qui intervient et celles-ci contribuent à renforcer la souveraineté canadienne. De plus, le différend est ancré dans la relation entre les États-Unis et le Canada, ce dernier désirant distinguer son identité de celle des Américains.
Un enjeu sécuritaire entre aussi en ligne de compte. Une navigation accrue dans le passage du Nord-Ouest présente des risques en termes de sécurité. Cependant, ceux-ci ne sont que potentiels et ne représentent pas des faits observables. Cet aspect sécuritaire est néanmoins utilisé pour justifier les revendications canadiennes, notamment face aux États-Unis, ainsi que certaines mesures politiques, telles que des mesures de protection de l’Arctique.
En outre, la prise en compte de l’environnement est importante dans le cas du passage du Nord-Ouest. Le changement climatique impacte la région et ses habitants. De même, une augmentation de la navigation dans le passage aurait des conséquences néfastes pour l’environnement, les espèces et donc, les populations locales. La souveraineté canadienne permettrait ainsi une protection environnementale plus importante. Cela constitue une manière additionnelle de justifier les revendications sur le passage.
Enfin, les intérêts commerciaux et économiques du passage du Nord-Ouest peuvent être nuancés. Il ne constitue pas encore une route maritime, malgré la fonte des glaces. Le trafic de transit est encore limité et les conditions climatiques restent difficiles, ce qui engendre des contraintes. La Route maritime du Nord est également une concurrente. Par ailleurs, si des ressources sont présentes en Arctique et leur exploitation pourrait devenir plus facile avec la fonte des glaces, cela n’intervient pas dans le différend étant donné que le passage du Nord-Ouest restera dans la zone économique exclusive du Canada, même s’il est défini en tant que détroit international.
Au vu de ces différents éléments, l’identité et l’environnement semblent être les enjeux qui interviennent le plus dans les revendications canadiennes sur le passage du Nord-Ouest. Les risques sécuritaires ne sont en effet pas confirmés. De plus, les intérêts commerciaux et économiques sont modérés, du moins pour l’instant. Dans tous les cas, ces différents enjeux sont utilisés par le Canada pour justifier ses revendications sur le passage du Nord-Ouest.
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[1] Cet article est en partie basé sur son mémoire intitulé « Les revendications territoriales du Canada en Arctique : enjeux et perspectives ».