L’heure des choix stratégiques pour l’Inde

Regards géopolitiques vol. 10 n. 1 (2024)

Frédéric Lasserre

Emmanuel Gonon

Frédéric Lasserre est professeur au département de Géographie de l’Université Laval, et titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques. Frederic.lasserre@ggr.ualaval.ca

Emmanuel Gonon est directeur de l’Observatoire Européen de Géopolitique. emmanuel.gonon@gmail.com

Résumé : l’Inde détermine largement sa politique étrangère en fonction des menaces perçues. Ces menaces provenaient des États-Unis il n’y a pas si longtemps, et, de manière croissante, de la Chine, avec comme constante la rivalité avec le Pakistan. Avec l’émergence des discours sur l’indo-pacifique se pose la question, pour l’Inde, de sa relation tant avec Washington qu’avec Pékin, dans un ballet à trois dans lequel Dehli s’efforce de conserver au moins les apparences d’une autonomie stratégique qui lui est chère.

Mots-clés : Inde, politique, Chine, rivalité, autonomie.

Summary : India’s foreign policy is largely determined by perceived threats from the United States, not so long ago, and increasingly from China, with the constant rivalry with Pakistan. The advent of the Indo-Pacific discourse raises the question of India’s relationship with both Washington and Beijing, in a three-way ballet in which Delhi strives to maintain at least the appearance of its cherished strategic autonomy.

Keywords : India, policy, China, rivalry, autonomy.

Le regain des tensions frontalières entre la Chine et l’Inde, l’expansion du projet chinois des Nouvelles routes de la soie (NRS, ou BRI pour Belt and Road Initiative en anglais), l’invasion russe de l’Ukraine et le relatif isolement de la Russie, les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine ont, au cours des dernières années, remis en cause les fondements de la politique étrangère de l’Inde et les représentations qu’elle se faisait de ces trois acteurs majeurs.

Plusieurs indices laissent entrevoir une rivalité géopolitique grandissante en Asie: l’exacerbation des tensions militaires à la frontière sino-indienne en 2020 lors des combats dans la vallée de la Galwan ; la lecture par Dehli du projet chinois perçu comme un encerclement maritime au travers de la construction d’un réseau de bases et points d’appui navals, appelé « collier de perles » (string of pearls) (Lasserre et al, 2022), auquel elle répond par le projet de « collier de diamants » (diamond necklace) en Asie centrale et dans l’espace océanique (Javaid, 2020; Bubna et Mishra, 2020; Jha, 2022). S’y ajoute le poids d’une rivalité américaine de plus en plus affirmée avec la Chine, qui conduit Washington à chercher à resserrer ses alliances ou coopérations stratégiques avec ses partenaires asiatiques ou océaniens, Australie avec l’alliance AUKUS; Australie, Japon et Inde à travers le regroupement diplomatique du Quad (Quadrilateral Security Dialogue). Ces évolutions conduisent le gouvernement indien à réévaluer ses priorités stratégiques dans une région de plus en plus appelée Indo-Pacifique, un qualificatif à géométrie variable mais qui incarne certainement la lecture, de la part de ses partisans, de la recomposition des relations régionales dans le contexte de l’ascension politique, économique et militaire de la Chine (Patman et al, 2022), comme de l’Inde et de leur concurrence multiforme accrue.

Parallèlement, les attentes indiennes nées d’une longue proximité avec Moscou connaissent une brutale remise en cause avec l’invasion de l’Ukraine en 2022. Si Dehli refuse de condamner Moscou en s’abstenant lors du vote des résolutions du 2 mars 2022 et du 23 février 2023 et lui achète de grandes quantités de pétrole et de charbon, à prix cassés il faut le souligner, il n’empêche que la coopération militaire avec la Russie est désormais limitée par les sanctions occidentales[1] tandis que l’enlisement du conflit pousse davantage Moscou dans l’orbite de Pékin, sans doute au détriment de la solidité du soutien accordé à l’Inde.

C’est dans ce contexte que l’Inde semble amorcer un processus de remise en cause de ses postulats de politique étrangère, dont une prémisse a été la définition de la Look East Policy (1991) approfondie en 2014 par la Act East Policy (2014) par le premier ministre Narendra Modi, reconduit en 2019. Comment s’articulent les paramètres de cette réflexion stratégique indienne ?

1. Abattre les dogmes ?

1.1. Envers la Chine

Un dogme fondamental de la politique étrangère indienne reposait pendant la guerre froide sur le principe de non-alignement, à la fois pour se prémunir des pressions des deux grands d’alors, mais aussi pour offrir une possibilité de constitution d’une 3e voie dont l’Inde pouvait constituer le chef de file et reposait sur les cinq principes simples du Panchsheel. Cette option diplomatique a connu des succès mitigés, mais a surtout conduit l’Inde du premier ministre Nehru à opter pour une politique de main tendue avec la Chine, même si cette approche ne faisait pas l’unanimité : le ministre des Affaires étrangères, Vallabhbhai Patel, déclarait le 7 novembre 1950, peu après l’invasion chinoise du Tibet, que « même si nous nous considérons comme des amis de la Chine, les Chinois ne nous considèrent pas comme leurs amis… » (cité par Ganguly, 2023 :99). Patel avait mis le doigt sur un travers majeur de la stratégie indienne : elle analysait le monde en termes de rivalité Est-Ouest au travers du prisme conceptuel de l’impérialisme occidental. Si cette grille d’analyse a pu se révéler fonctionnelle pendant la seconde moitié du 20e siècle, elle ne l’est plus désormais, dans un monde où l’impérialisme, y compris ses traductions heurtant directement les intérêts stratégiques de l’Inde, émanent aussi de puissances non-occidentales, Chine et Russie. En particulier, la Chine ne cesse de réaffirmer des revendications territoriales fondées sur l’extension supposée de l’autorité de l’empire des Qing, en particulier en mer de Chine du Sud ou dans l’Himalaya, comme son intention de recouvrer Taiwan, par la force au besoin.

Ce prisme analytique pèse encore sur les représentations indiennes. Dehli a certes officiellement abandonné le principe du non-alignement (Chatterjee Miller, 2021; Raja Mohan, 2021; Kliem, 2022) pour celui de multi-alignement et de son corolaire d’autonomie stratégique (Saint-Mézard, 2022), lui permettant de justifier une posture complexe et multidimensionnelle par laquelle elle opère un rapprochement avec le Japon, l’Australie et les États-Unis ainsi qu’avec la France, sans pour autant abandonner son attitude conciliante envers la Russie ni sa politique de main tendue envers la Chine.

1.2. Envers les États-Unis

Parmi les facteurs freinant un rapprochement plus appuyé avec Washington, figurent les craintes du renouveau d’une politique isolationniste de Washington en cas de retour au pouvoir en 2024 d’une administration républicaine peut-être dirigée par Donald Trump, et l’incertitude quant au soutien réel que pourraient offrir les États membres du Quad en cas de conflit avec la Chine. Mais la méfiance indienne repose aussi sur le poids des représentations historiques.

Un épisode ancré dans le discours historique indien remonte à la guerre indo-pakistanaise de 1971, initié par la guerre civile née du mouvement indépendantiste bangladais. Washington s’aligna alors sur Islamabad et Kissinger encourageait la Chine à ouvrir un second front contre l’Inde dans l’Himalaya. Enfin, le président Nixon dépêcha la 7e flotte dans le golfe du Bengale, d’ailleurs surveillée à distance par un détachement de la flotte soviétique. Le face à face aurait pu dégénérer tant la tension était vive avant que la garnison pakistanaise ne capitule à Dacca. Ce souvenir des tractations diplomatiques comme du déploiement hostile de la flotte américaine contribue, au-delà de l’intense coopération russo-indienne en matière de fourniture militaire, à la persistance de l’image positive de Moscou à ce jour (Sengar, 2022; Ganguly, 2023) et négative, de Washington.

Mais cette représentation historique, volontiers cultivée par la Russie dans le cadre de ses relations avec l’Inde, trouve son image inverse dans un autre épisode, moins connu. Lors de la guerre sino-indienne de 1962, le président Kennedy avait ordonné le déploiement du porte-avion USS Kitty Hawk dans le golfe du Bengale pour y établir un pont aérien et livrer près de 40 000 tonnes d’armes et de matériel militaire. L’URSS, qui n’avait pas encore rompu les liens avec la Chine, a cédé aux pressions de Pékin et s’est cantonnée à une position de neutralité dans ce conflit, repoussant toutefois la livraison de chasseurs soviétiques MiG-21 à l’Inde (Athale, 2012; Brewster, 2020).

2. Les dilemmes indiens

2.1. La pérennité du soutien russe

Ces épisodes historiques soulignent, d’une part, la dimension de facto subjective des représentations historiques ; mais, au-delà de cet aspect théorique, rappellent crûment à Dehli sa dépendance militaire envers la Russie. Le principal risque militaire auquel l’état-major indien pourrait faire face serait un double conflit dans l’Himalaya contre la Chine et le Pakistan[2]. En 1962, l’URSS était le partenaire senior du duo Chine-URSS et pourtant il s’est aligné sur Pékin ; depuis plusieurs années et encore davantage depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie est devenue le partenaire junior et la question de la fiabilité du soutien militaire russe se fait prégnante aux yeux des décideurs indiens (Ganguly, 2023).

L’Inde doit ainsi composer avec le poids de ses représentations alors que des questions stratégiques se posent avec acuité. La grande majorité de son équipement militaire est d’origine russe et Dehli est dépendante du soutien de Moscou pour son approvisionnement en pièces et munitions (Jaffrelot et Sud, 2022)[3]. Mais en cas de conflit avec la Chine et son allié pakistanais, la Russie aura-t-elle la capacité de composer avec les pressions chinoises et lui apporter soutien diplomatique et assistance logistique ? Sur le long terme, la coopération technologique avec Moscou peut-elle encore permettre le développement de systèmes d’armes efficaces, comme les missiles de croisière supersoniques Brahmos, sachant qu’à court terme toute coopération technique avec Moscou est compromise et que la pérennisation des sanctions risque d’accentuer le fossé technologique entre les Occidentaux et la Russie ? (Ganguly, 2023). Même si elle tient à ce partenariat, l’Inde ne peut plus se permettre de lui être exclusive.

La France pourrait constituer une alternative durable à cette coopération militaire indo-russe. Après la vente de 26 avions de combat Rafale et de trois sous-marins diesel Scorpène en 2023, Paris et Delhi souhaitent approfondir leur coopération militaire (Cabirol, 2023; Vincent et Philip, 2023) qui s’articule autour du discours commun sur l’importance de la région indo-pacifique (Milhiet, 2022). Si cette coopération, en matière d’achat d’armements, se heurte tant à la lenteur de la bureaucratie indienne qu’à la politique d’indigénisation de la production (Atmanirbhar Bharat) lancée par le premier ministre Modi en 2020 (Sénat, 2020), elle a toutefois abouti à la reformulation et à l’approfondissement en janvier 2023 d’un partenariat stratégique signé 25 ans plus tôt[4].

2.2. L’autonomie stratégique

On peut argumenter que la reformulation des orientations stratégiques indiennes est le reflet d’une approche très pragmatique, ce que S. Jaishankar, le ministre des Affaires étrangères indien, a récemment résumé : « l’esprit d’indépendance qui a conduit au non-alignement […] peut aujourd’hui mieux s’exprimer dans le cadre de partenariats multiples » (Jaiskankar, 2019). Alors que sa situation sécuritaire commençait à se dégrader avec la montée en puissance de la Chine et son agressivité croissante le long des frontières terrestres et maritimes dans les années 2000, Delhi a commencé à intensifier sa coopération en matière de défense et de sécurité avec les États-Unis. Si l’Inde s’était maintenue proche de la Russie et de la Chine après les années 1990 pour préserver son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis, dans les faits, l’aggravation du déséquilibre des forces avec la Chine et ses conséquences l’ont poussée à se rapprocher de Washington (Raja Mohan, 2021).

Dans cette analyse, le calibrage continu des relations de l’Inde avec les grandes puissances ne serait plus motivé par des notions abstraites de non-alignement et d’autonomie stratégique, mais par l’évaluation des conditions concrètes auxquelles l’Inde est ou pourrait être confrontée. Cependant, il est certain que le discours politique et académique sur la politique étrangère de l’Inde a eu tendance à présenter le non-alignement comme un cadre idéologique immuable dans une orientation politique anti-occidentale (Raja Mohan, 2021), teintant nécessairement les analyses du gouvernement indien.

De fait, plusieurs observateurs font valoir que la position actuelle du gouvernement indien, consistant à conserver une relative neutralité afin de ne pas froisser la Chine et de maintenir ainsi une certaine ouverture, pourrait, elle aussi, ne pas être viable à terme. Cette impossibilité de maintien d’une politique d’équidistance (fence sitting en anglais, plus péjorativement) que traduit le refus de toute alliance formelle, revient sous la plume de plusieurs analystes (Ganguly, 2023 ; Bajpaee, 2022).

Il est certain que ce dogme fondamental, couplé avec les représentations historiques à l’endroit des États-Unis, teintent négativement l’idée d’un partenariat stratégique avec ces derniers qu’ils apprécieraient, leur permettant de réduire les effectifs de la 5eme et de la 6eme flotte dans l’océan, mais dans lequel l’Inde ne veut pas être un partenaire junior (Stephens, 2015).

D’autres analystes font valoir que l’Inde est confrontée à des menaces pressantes et qu’elle n’a pas le luxe de maintenir l’apparence de son autonomie stratégique, davantage une illusion qu’une réalité, avec le risque d’une marginalisation stratégique du pays alors qu’autour se nouent des coopérations de long terme, entre Pakistan et Chine, mais aussi entre Iran et Chine, Myanmar et Chine ; Australie et Japon ; Vietnam et Japon (Bajpaee, 2022, 2023).

2.3. Ouvrir l’économie indienne

La seule issue pour l’Inde face à l’impossible autonomie stratégique est de construire son attractivité commerciale. Alors que les deux États avaient un PIB équivalent en 1987, celui de la Chine représentait environ 5,5 fois celui de l’Inde en 2021 (Statistic Times, 2021). Ce découplage entre la croissance des deux économies est préoccupant pour l’Inde car il réduit le levier financier disponible pour son gouvernement tout en limitant l’intérêt comparatif du marché indien auprès des acteurs de la région indo-pacifique. Le principal atout de la Chine contemporaine est à l’inverse la taille de son marché et ses liquidités pour investir ou prêter à des partenaires potentiels, domaines dans lesquels l’Inde ne peut pas encore la concurrencer. Si la croissance est devenue plus active en Inde et supérieure à celle de la Chine depuis deux ans (Allison, 2023), pour envisager un rattrapage économique sur le long terme et pouvoir concurrencer la Chine sur le plan géoéconomique, le gouvernement indien devra promouvoir une politique plus favorable aux investissements étrangers, une plus grande stabilité de l’environnement d’affaires, et contrôler sa tentation de retourner aux politiques protectionnistes qui ont longtemps prévalu en Inde, avec une hausse des tarifs douaniers depuis 2017 (Stephens, 2015; Ganguly, 2023). Certes, l’Inde a signé un accord commercial avec l’Australie et un partenariat économique avec les Émirats Arabes Unis, et est en train de négocier des accords de libre-échange avec l’Union européenne avec le Royaume-Uni, mais elle s’est retirée du RCEP[5] en novembre 2019, sans doute parce que la Chine en est signataire, tandis que les négociations avec le Canada piétinaient déjà avant la crispation des relations entre les deux États en septembre 2023.

Conclusion

Dans la région, l’Inde n’est pas le seul acteur à hésiter à s’engager sur la voie d’une coopération accrue avec les États-Unis ou le Japon pour contenir l’ascension politique et militaire de la Chine. En effet, le potentiel de confrontation entre le Quad et la Chine suscite de profondes inquiétudes dans toute l’Asie. Plusieurs ont adopté le langage de la neutralité pour faire face à la nouvelle fracture géopolitique en Asie, neutralité nuançant leur discours sur l’Indo-Pacifique tout en l’embrassant afin d’en atténuer les contours anti-chinois, comme l’Indonésie, l’ASEAN, voire le Japon.

Le risque pour l’Inde est cependant, d’une part, de ne pas saisir une piste de coopération dans le contexte du durcissement apparent de la posture chinoise ; et d’autre part, de perdre une occasion d’asseoir l’affirmation de la puissance indienne, dans un contexte de coopération renforcée. En 2017, l’analyste Amitav Acharya résumait ainsi le dilemme géostratégique de l’Inde : « New Delhi semble toujours paralysée par un déficit de vision. Alors que de nombreuses idées originales de [Jawaharlal] Nehru, premier Premier-ministre de l’Inde, semblent réalisables, l’Inde semble toujours en proie au doute et au fardeau des idéologies héritées. » (Acharya, 2017 : 165). Le Quad, le concept d’Indo-Pacifique, l’AUKUS mettent en lumière certains des dilemmes auxquels l’Inde est confrontée en ce qui concerne la redéfinition de ses priorité stratégiques et diplomatiques: partager le fardeau de l’endiguement de la Chine dans l’Indo-Pacifique, ou opter pour une approche d’apaisement ; s’engager ou non à dépendre des États-Unis en tant que partenaire de défense (Chatterjee Miller, 2021), car elle ne peut se passer d’être un partenaire à l’heure actuelle, au cœur d’un Indo-pacifique qu’elle a elle-même, volontairement ou pas, suscité. La posture intellectuellement élégante de S. Jaishankar du multi-alignement ne lui gagnera aucun allié en cas d’affrontement avec la Chine.

Références

Acharya, A. (2017). East of India, South of China: Sino-Indian encounters in Southeast Asia. Oxford: Oxford University Press.

Allison, G. (2023). Will India Surpass China to Become the Next Superpower? Foreign Policy, 24 juin, https://foreignpolicy.com/2023/06/24/india-china-biden-modi-summit-great-power-competition-economic-growth/, c. le 24 sept. 2023.

Athale, A. (2012). The Untold Story: How Kennedy came to India’s aid in 1962. Rediff, 4 déc., https://www.rediff.com/news/special/the-untold-story-how-the-us-came-to-indias-aid-in-1962/20121204.htm, c. le 24 sept. 2023.

Bajpaee, C. (2022). Is Strategic Autonomy a boon or burden for India ? The Diplomat, 9 avril, https://thediplomat.com/2022/04/is-strategic-autonomy-a-boon-or-burden-for-india/, c. le 22 sept. 2023.

Bajpaee, C. (2023). Reinvigorating India’s ‘Act East’ Policy in an age of renewed power politics, The Pacific Review, 36(3), 631-661

Brewster, D. (2020). India-China conflict: A move from the Himalayas to the high seas? The Interpreter, Lowy Institute, 10 juillet, https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/india-china-conflict-move-himalayas-high-seas, c. le 24 sept. 2023.

Bubna, V. et Mishra, S. (2020). String of Pearls vs Necklace of Diamonds. Asia Times, 14 juillet, https://asiatimes.com/2020/07/string-of-pearls-vs-necklace-of-diamonds/

Cabirol, M. (2023). Inde/France : un partenariat très stratégique qui s’inscrit dans le temps très long. La Tribune, 15 juillet, https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/inde-france-un-partenariat-tres-strategique-qui-s-inscrit-dans-le-temps-tres-long-969803.html, c. le 24 sept. 2023.

Chatterjee Miller, M. (2021). The Quad, AUKUS, and India’s Dilemmas. Asia Program, Council on Foreign Relations, 13 oct., https://www.cfr.org/article/quad-aukus-and-indias-dilemmas, c. le 24 sept. 2023.

Ganguly, S. (2023). Shifting geopolitical tides : India’s choice. Global Asia, 18(2), 98-107.

Jaffrelot, C. et Sud, A. (2022). Indian Military Dependence on Russia, Expressions, Institut Montaigne, 5 juillet, https://www.institutmontaigne.org/en/expressions/indian-military-dependence-russia

Jaishankar, S. (2019). Discours du ministre des Affaires étrangères à la 4ème conférence Ramnath Goenka, 14 novembre, https://www.mea.gov.in/Speeches-Statements.htm?dtl/32038

Javaid, A. (2020). What is Necklace of Diamonds Strategy? Jagran Josh, 21 juoin, https://www.jagranjosh.com/general-knowledge/necklace-of-diamond-strategy-1592404137-1

Jha, Y. (2022). Necklace of diamonds vs string of pearls : India-China standoff. Times of India, Readers Blog, 23 juin, https://timesofindia.indiatimes.com/readersblog/youthwrites/necklace-of-diamonds-vs-string-of-pearls-india-china-standoff-43458/

Kliem, F. (2022). Great Power Competition and Order Building in the Indo-Pacific: Towards a New Indo-Pacific Equilibrium. Londres : Routledge.

Lasserre, F. ; Athot, J-M; Su, Z. (2022). Projets portuaires et collier de perles : une stratégie de prise de contrôle de la route maritime de la soie ? Dans Lasserre, F., É. Mottet et B. Courmont (dir.) (2022). À la croisée des nouvelles routes de la soie. Coopérations et frictions. Québec, Presses de l’Université du Québec, 27-44.

Milhiet, P. (2022).Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Enjeux internationaux, perspectives françaises. Paris : Le Cavalier Bleu.

Patman, E. ; Köllner, P. et Kiglics, B. (dir.) (2022). From Asia-Pacific to Indo-Pacific. Diplomacy in a contested region. Londres : Palgrave Macmillan.

Raja Mohan, C. (2021). Non-Alignment, nationalism and the Quad. ORF Online, Observer Research Foundation, 13 avril, https://www.orfonline.org/expert-speak/non-alignment-nationalism-and-the-quad/, c. le 24 sept. 2023.

Saint-Mézard, I. (2022). Géopolitique de l’Indo-Pacifique. Paris : PUF.

Sénat (2020). L’Inde, un partenaire stratégique. Rapport d’information n° 584 (2019-2020), déposé le 1er juillet 2020, https://www.senat.fr/rap/r19-584/r19-584.html

Sengar, S. (2022). When Russia Stunned US & UK Naval Forces And Helped India Win The 1971 War. India Times, 1er mars, https://www.indiatimes.com/news/india/when-russia-stunned-us-uk-naval-forces-helped-india-win-1971-war-563248.html, c. le 24 sept. 2023.

Statistic Times (2021). Comparing China and India by Economy. 16 mai,  https://statisticstimes.com/economy/china-vs-india-economy.php#:~:text=Among%20Asian%20countries%2C%20China%20and,both%20countries%20was%20almost%20equal., c. le 24 sept. 2023.

Stephens, P. (2015). Is this the Indo-Pacific century ? Gulf News, 10 oct., https://gulfnews.com/opinion/op-eds/is-this-the-indo-pacific-century-1.1598323, c. le 24 sept. 2023.

Vincent, E. et Philip, B. (2023). L’Inde a donné son accord de principe pour l’achat de 26 Rafale et 3 sous-marins français. Le Monde, 13 juillet, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/13/l-armee-indienne-pourrait-acquerir-26-avions-de-combat-rafale_6181774_3210.html, c. le 24 sept. 2023.


[1] L’accord de production de 600 000 AK-203 en Inde, signé fin 2021, échappe aux sanctions, mais les batteries S400 commandées en 2018 ne sont pas livrées, sans doute parce qu’elles doivent être payées en dollars américains.

[2] C’est d’ailleurs ce risque qui a incité la Commission permanente pour la Défense, à requérir un budget dépassant 3% du PIB pour l’année budgétaire 2023-2024; Standing Committee on Defence (2022-23), 17th Lok Sabha, Ministry of Defence, Demands for Grants (2023-24), 36th Report, Lok Sabha Secretariat, mars 2023.

[3] Elle est d’environ 40% pour la marine, devant l’aviation (70%) et l’armée de terre (90%); voir Jaffrelot et Sud (2022).

[4] Signé le 26 janvier 1998, ce partenariat prévoyait notamment le développement de la coopération sur les questions relatives à la défense, au nucléaire civil, à l’espace et à la sécurité. France Diplomatie, « Le partenariat stratégique franco-indien en 4 questions », 15 mars 2023, https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/inde/le-partenariat-strategique-franco-indien-en-4-questions/

[5] Le Partenariat économique régional global, en anglais Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) et davantage connu sous ce nom, est un accord de libre-échange proposé par l’ASEAN qui regroupe 15 États de l’Asie de l’Est et du Sud-Est et est entré en vigueur en 2022.

La présence maritime de l’Union européenne : état des lieux et enjeux

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Alexia Marchal

Alexia Marchal est diplômée en Sciences politiques de l’Université Catholique de Louvain.
alexia.marchal@gmail.com

Résumé : Depuis 2008, trois opérations militaires de sécurité maritime, Atalanta, Sophia et Irini, ont été mises en œuvre dans l’océan Indien et la mer Méditerranée par l’Union européenne. En 2019, l’Union européenne a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cet article revient sur ces différentes initiatives et explique leurs enjeux ainsi que les intérêts de l’Union européenne à cet égard.

Mots-clés : Union européenne, présence maritime, opération maritime, présences maritimes coordonnées

Summary : Since 2008, three military maritime security operations, Atalanta, Sophia and Irini, have been implemented in the Indian Ocean and the Mediterranean Sea by the European Union. In 2019, the European Union has also launched the concept of coordinated maritime presences in the Gulf of Guinea and the Indian Ocean. This article comes back to these different initiatives and explains their stakes as well as the EU’s interests in this regard.

Keywords : European Union, maritime presence, maritime operation, coordinated maritime presences

Introduction

Depuis 2008, l’Union européenne (UE) a lancé trois opérations militaires de sécurité maritime, menées par la Force Navale de l’Union européenne (EUNAVFOR), dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La première est l’opération de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, Atalanta, et la deuxième est l’opération de lutte contre le trafic de migrants en mer Méditerranée, Sophia (Larsen, 2019). Cette dernière a été remplacée par l’opération Irini en 2020 (Larsson et Widen, 2022). L’Union européenne n’a pas sa propre marine, ses forces proviennent des États membres (Germond, 2011). Ceux-ci participent de manière volontaire aux opérations de la PSDC en mettant à disposition des navires, des équipements militaires ou du personnel. Les États participants prennent en charge les coûts opérationnels. Dans le cas de l’opération Atalanta, la plupart des États membres prennent part à différents degrés (Larsson et Widen, 2022). En ce qui concerne l’opération Sophia, 26 États membres y ont contribué (EUNAVFOR Med, 2020). Actuellement, 23 États membres participent à l’opération Irini (Service européen pour l’action extérieure, 2023). Si les premières missions militaires de l’UE lancées avant 2008 reflétaient des objectifs basés sur des valeurs telles que la mise en œuvre d’accords de paix ou la protection de civils et de réfugiés, les opérations mises en place à partir de 2008 sont davantage justifiées par des « considérations basées sur l’utilité » (Palm et Crum, 2019 :524) Cela signifie que ces opérations sont justifiées par les intérêts matériels des États membres de l’UE, notamment la sécurité géopolitique et les intérêts économiques (Palm et Crum, 2019). De manière plus générale, les intérêts de l’UE sont devenus beaucoup plus importants dans ses affaires extérieures (Palm et Crum, 2019 ; Biscop cité par Palm et Crum, 2019). Cela est visible dans la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016 (Biscop, 2016).

Par ailleurs, en août 2019, lors de la conférence de presse suivant une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense à Helsinki, la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité de l’époque, Federica Mogherini, a présenté « le concept de Présences Maritimes Coordonnées dans certaines zones d’intérêt stratégique pour l’Union européenne » [traduction] (Larsen, 2019 ; Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les présences maritimes coordonnées ne sont pas des missions ou opérations de la PSDC et sont définies comme un outil additionnel et complémentaire aux opérations militaires (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Ce nouveau mécanisme a été lancé dans le golfe de Guinée en janvier 2021 et dans le nord-ouest de l’océan Indien en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cet instrument a pour but de permettre à l’UE de renforcer « la coordination des moyens navals et aériens des États membres présents dans des zones spécifiques présentant un intérêt pour l’UE […] afin d’accroître la capacité de l’UE à agir en tant que partenaire fiable et garant de la sécurité maritime » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2021a :para.3). La notion d’intérêt intervient donc également dans le cadre de ce mécanisme.

Au vu de ces différents éléments, l’article pose la question suivante : « quels sont les intérêts de l’Union européenne à lancer de telles initiatives et quels en sont les enjeux ? ». L’article revient tout d’abord sur les différentes opérations maritimes et leurs résultats (1) ainsi que sur le concept de présences maritimes coordonnées (2). En outre, les intérêts et enjeux pour l’Union européenne derrière ces mécanismes sont analysés (3).

1. Les opérations de sécurité maritime

1.1. L’opération Atalanta

1.1.1 Contexte et objectifs : augmentation de la piraterie et protection des voies de navigation

Au milieu des années 2000, le phénomène de la piraterie s’est fortement amplifié dans l’ouest de l’océan Indien et dans le golfe d’Aden (Larsen, 2019). En 2008, le nombre d’attaques a augmenté de 75%, s’élevant à 130 pour l’année. Des prises d’otages et demandes de rançon ont également commencé à être observées et la portée opérationnelle en mer des raids des pirates a augmenté (Germond et Smith, 2009). Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a alors adopté la Résolution 1816 (2008), encourageant la communauté internationale à agir contre la piraterie dans cette région. Trois flottes navales ont donc été créées internationalement dont l’opération Atalanta (ou EUNAVFOR Somalia) (Larsen, 2019 ; Larsson et Widen, 2022). Celle-ci a été approuvée par le Conseil de l’Union européenne en novembre 2008 et lancée en décembre 2008 (Larsson et Widen, 2022; Larsen, 2019). Elle était la première opération maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Les quartiers généraux opérationnels se trouvaient à Northwood, au Royaume-Uni, et ont été déplacés à Rota, en Espagne, en raison du Brexit (Larsen, 2019).

Le but est de protéger les voies de navigation internationales contre la piraterie dans l’ouest de l’océan Indien (Larsen, 2019). Plus précisément, l’opération vise à « dissuader, prévenir et réprimer la piraterie et les vols à main armée en mer » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.3). Elle contribue également « à la protection des navires du Programme alimentaire mondial (PAM) et de la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) ainsi que d’autres navires internationaux vulnérables » et « assure la surveillance des activités de pêche en dehors des eaux territoriales somaliennes et soutient d’autres missions PSDC de l’UE et des organisations internationales qui s’efforcent de renforcer la sûreté maritime et les capacités maritimes dans la région » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.7 et 8). Selon Germond (2011), l’objectif est également de protéger la navigation commerciale de l’Union européenne. L’opération Atalanta « se situe ainsi à l’interface entre deux types de protection : celle des intérêts propres à l’UE et celle du bien de la Société internationale » (Proutière-Maulion, 2016 :171).  Son mandat a été prolongé plusieurs fois et en décembre 2022, il a été étendu jusqu’en décembre 2024 (Larsson et Widen, 2022 ; Conseil de l’Union européenne, 2022a).

1.1.2 Résultats : diminution de la piraterie, pas d’éradication

En 2011, lorsque que la crise de la piraterie était à son plus haut niveau, 736 otages et 32 bateaux étaient détenus par des pirates somaliens. Le nombre d’attaques a ensuite diminué[1] (Service européen pour l’action extérieure, 2018). 171 pirates présumés ont été arrêtés par les forces navales de l’UE et transmis aux systèmes de justice régionaux. 145 condamnations ont ainsi été prononcées (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Aucun incident de piraterie n’a été déclaré pour 2021. Néanmoins, la piraterie est fortement réduite par la présence des forces navales mais elle n’est pas éradiquée. En 2017, deux attaques de piraterie ont réussi. Cela montre que l’activité des pirates se poursuit malgré la présence des forces navales (Larsson et Widen, 2022). L’UE le constate en effet et explique que les réseaux criminels se sont diversifiés et réorientés vers d’autres crimes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Selon Larsson et Widen (2022), il est donc peu probable que l’UE puisse mettre fin à l’opération prochainement.

Néanmoins, l’opération est un succès pour l’Union européenne « en ce qui concerne sa capacité à maintenir une opération loin de chez elle et à se coordonner pour réduire les épisodes de piraterie » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :872). Ainsi, l’opération « a démontré la capacité de l’UE à opérer au-delà des côtes européennes (et donc, par conséquent, en tant que force mondiale) » et « a permis aux responsables de l’UE de continuer à renforcer son image d’acteur mondial du droit et de la justice » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :874). Cependant, la réelle contribution de l’intervention de l’UE à la réduction de la piraterie est difficile à évaluer. D’autres facteurs ont pu jouer un rôle, comme l’intervention des forces américaines, de l’OTAN et de forces indépendantes. De plus, la navigation commerciale s’est adaptée à la menace des pirates et des évolutions ont eu lieu en Somalie, même si leurs effets sont discutables. L’UE poursuit d’ailleurs des missions sur terre, parallèlement à celle en mer, pour améliorer la gouvernance somalienne. Toutefois, l’UE n’a pas réussi à renforcer les capacités somaliennes et à résoudre les causes de la piraterie (Dombrowski et Reich, 2019). L’instabilité politique en Somalie s’est également aggravée et il existe toujours des « facteurs d’incitation à s’engager dans des activités illégales » [traduction] (Conseil de sécurité de l’ONU cité par  Larsson et Widen, 2022 ; Larsson et Widen, 2022 :13).

Par contre, la contribution des forces maritimes de l’UE aux patrouilles maritimes a été importante et la navigation commerciale dans la région est devenue plus sûre, notamment dans le golfe d’Aden (Dombrowski et Reich, 2019 ; Besenyő et Sinkó, 2022). En 2015, les attaques à distance de frappe des côtes africaines avaient presque disparu. Les forces européennes ont donc été réduites et la marine américaine et l’OTAN ont arrêté leur mission. La menace est néanmoins réapparue en 2017, comme expliqué précédemment (Dombrowski et Reich, 2019). La présence européenne étant réduite, des navires chinois ont empêché des attaques (Ali cité par Dombrowski et Reich, 2019). Selon Dombrowski et Reich (2019), l’engagement de l’UE a diminué et a en réalité été remplacé par une présence efficace de la Chine. Les conditions ont en effet changé à la suite de la crise migratoire de 2015. L’afflux de migrants en Europe est devenue une question stratégique et politique plus urgente. Les ressources navales de l’UE ont donc été relocalisées en Méditerranée (Dombrowski et Reich, 2019).

1.2. Les opérations Sophia et Irini

1.2.1 Contexte et objectifs : afflux de réfugiés et lutte contre les passeurs de migrants

En 2015, l’Union européenne a fait face à un afflux massif de réfugiés, c’est-à-dire à un niveau très élevé de migration irrégulière. Les migrants venaient principalement d’Afrique, traversant la mer Méditerranée à partir des côtes libyennes. Les systèmes d’asile et social européens étaient sous pression, principalement dans les pays au sud de l’Europe (Larsen, 2019). Depuis 2013, l’Italie avait plaidé pour une opération navale à l’échelle de l’UE afin de remplacer son opération de recherche et de sauvetage, Mare Nostrum. L’Italie voulait en effet partager la charge de la gestion de la migration. La proposition italienne avait été refusée car cela apparaissait disproportionnément en sa faveur. L’opération Triton de Frontex avait néanmoins été mise en place à la suite de l’opération Mare Nostrum mais elle était plus limitée financièrement et géographiquement (Nováky, 2018). A la suite du décès de 800 personnes traversant la Méditerranée en avril 2015, l’Union européenne a changé d’attitude et a décidé d’agir (Boșilcă et al., 2021 ; Nováky, 2018). Le Conseil de l’Union européenne a ainsi mandaté le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) afin de mettre en place une opération (Larsen, 2019). L’opération EUNAVFOR MED a ainsi été établie en mai 2015 et lancée en juin 2015 (Conseil de l’Union européenne cité par Larsen, 2019).

Le but était de lutter contre les passeurs de migrants en mer Méditerranée. L’opération était composée de quatre phases consécutives. La première consistait en un déploiement de patrouilles navales et une collecte d’informations afin de surveiller les activités de contrebande (Larsen, 2019). Le 7 octobre 2015, la seconde phrase a été enclenchée à la suite d’une décision du Conseil de l’UE. L’opération a alors été renommée Sophia (Larsson et Widen, 2022). Des actions militaires directes ont été introduites lors de cette deuxième phase (Molnár et Vecsey, 2022). Celle-ci était composée de deux étapes (Larsen, 2019). L’objectif était d’abord de mener en haute mer des opérations d’arraisonnement, de fouille et de saisie de navires suspectés d’être utilisés pour le trafic ou la traite d’êtres humains et ensuite d’étendre celles-ci aux eaux territoriales et intérieures de la Libye, sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou du consentement de la Libye (Molnár et Vecsey, 2022 ; Larsen, 2019). La troisième phase avait pour but de démanteler les réseaux criminels et de détruire leurs navires, toujours sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ou du consentement de la Libye. La dernière phase clôturait l’opération. Cependant, l’opération a été bloquée dans sa deuxième phase. La Résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU a en effet autorisé les opérations en haute mer uniquement. L’Union européenne a donc décidé l’année suivante d’élargir le mandat en ajoutant une mission de formation de la marine et des garde-côtes libyens ainsi que la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye (Larsen, 2019). En 2017, il a également été ajouté au mandat de l’opération « des activités de surveillance et la collecte d’informations sur le trafic illicite d’exportations de pétrole en provenance de Libye » [traduction] (Conseil de l’Union européenne cité par Boșilcă et al., 2021 :221). Des opérations de recherche et de sauvetage ne faisaient officiellement pas partie du mandat mais certaines ont été réalisées (Cusumano cité Boșilcă et al., 2021).

L’opération Sophia s’est terminée le 31 mars 2020. L’opération Irini lui a ainsi succédée (Larsson et Widen, 2022). Celle-ci se concentre sur la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU et utilise des moyens aériens, satellites et maritimes. Des inspections de navires suspectés de transporter des armes sont réalisées en haute mer au large des côtes de la Libye, conformément à la Résolution 2292 (2016) du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération poursuit également la formation de la marine libyenne, le démantèlement du trafic d’êtres humains ainsi que la surveillance et la collecte d’informations sur les exportations illicites de pétrole (Conseil de l’Union européenne, 2020). Elle est actuellement prévue jusqu’au 31 mars 2025 (Conseil de l’Union européenne, 2023).

1.2.2 Résultats : une opération Sophia controversée

L’opération Sophia a permis l’arrestation de 143 passeurs présumés et la destruction de 545 embarcations. De plus, 477 garde-côtes libyens ont été formés (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023b). Lors de l’opération, 44916 personnes ont été secourues (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023a). Cependant, l’opération a été critiquée. Tout d’abord, des organisations non-gouvernementales (ONG) ont souligné le fait que la recherche et le sauvetage n’était pas une des priorités de l’opération et donc cette dernière a été accusée d’empêcher les migrants d’atteindre l’Europe (Human Rights Watch citée par Larsson et Widen, 2022). En 2017, le Comité européen de la Chambre des Lords du Royaume-Uni (citée par Larsson et Widen, 2022) a également estimé que l’opération ne permettait pas de perturber les réseaux de passeurs ou d’entraver les trafics mais que la destruction des navires a eu pour conséquence l’adaptation des passeurs. Ceux-ci utiliseraient alors des navires en mauvais état pour les migrants, augmentant le nombre de décès (Chambre des Lords du Royaume-Uni citée par Larsson et Widen, 2022). D’autres critiques du même ordre mentionnaient le fait que l’aspect recherche et sauvetage permettait aux trafiquants d’utiliser des navires de mauvaise qualité en convaincant les migrants qu’ils allaient être assistés. Les migrants seraient alors encouragés à réaliser la traversée, voire même à la faire sans passeurs. Cela aiderait donc les passeurs et attirerait les passeurs et migrants (Larsson et Widen, 2022). Amnesty International (citée par Dombrowski et Reich, 2019) estimait ainsi que la destruction des bateaux en bois des passeurs lors de l’opération impliquait l’utilisation de canots, augmentant le nombre de décès. Cependant, Larsson et Widen (2022) expliquent qu’en réalité, une coopération avait lieu entre les ONG et les forces navales et le conflit entre les deux était exagéré. Néanmoins, le succès de l’opération Sophia est moindre que celui de l’opération Atalanta. La complexité et la proximité de la question des réfugiés ainsi que les désaccords sur la nature et les objectifs de l’opération ont conduit à des troubles aux niveaux politique et opérationnel (Larsson et Widen, 2022).

En ce qui concerne les chiffres actuels (février 2023) de l’opération Irini, 25 navires suspects ont été inspectés depuis son lancement. Trois saisies de cargaisons considérées comme violant l’embargo sur les armes des Nations Unies ont été réalisées, en redirigeant les navires vers le port d’un État membre. Des enquêtes par appel radio ont été effectuées pour 8647 navires marchands et 434 navires ont été visités avec le consentement de leur capitaine. L’opération a également fourni 41 rapports spéciaux au groupe d’experts des Nations Unies sur la Libye (Service européen pour l’action extérieure, 2023).

2. Les Présences Maritimes Coordonnées

Cet instrument a été imaginé pour « mieux coordonner la présence navale des États membres dans une certaine zone spécifique qui serait reconnue comme stratégiquement importante pour l’Union européenne en tant que telle, en tirant le meilleur parti des ressources navales nationales d’une manière européenne coordonnée » et est décrit comme un « outil flexible et léger »  [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.15 et 31). Comme expliqué précédemment, il ne s’agit pas d’opérations militaires avec une structure lourde (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Les opérations de la PSDC sont également plus compliquées en termes d’accord au niveau du Conseil de l’UE et demandent plus de ressources pour les conduire. Le mécanisme permet ainsi à l’UE d’utiliser des moyens navals qui étaient déjà présents dans la région pour son agenda politique. Cela permet également à l’UE d’avoir accès de manière permanente à des capacités navales et donc d’avoir une portée plus grande et plus souple en mer (Larsen, 2019).

Concrètement, l’outil peut être mis en place dans une zone maritime du monde définie par le Conseil de l’UE comme une zone d’intérêt maritime (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cela implique d’utiliser, sur base volontaire, les moyens navals des États membres, ceux-ci restant sous commande des autorités nationales mais partageant « les informations, la sensibilisation, l’analyse » et promouvant « ensemble la coopération internationale en mer et le partenariat avec les pays côtiers des zones concernées » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les moyens navals et aériens utilisés sont déjà présents sur place ou seront déployés (Service européen pour l’action extérieure, 2022). De plus, l’initiative « vise à accroître la capacité de l’UE en tant que partenaire fiable et pourvoyeur de sécurité maritime, en renforçant l’engagement européen, en assurant une présence et une couverture maritimes continues dans les zones d’intérêt maritimes désignées établies par le Conseil » (Conseil de l’Union européenne, 2022b :para 4.).

2.1. Dans le golfe de Guinée

En août 2019, lors d’une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense, il a été décidé de lancer un premier test ou cas pilote du mécanisme de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée. Cette région a été choisie car l’instrument requiert l’adhésion des États côtiers à cette approche coordonnée et un intérêt commun dans la lutte contre la piraterie ou d’autres menaces pour les routes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2019). La région fait en effet face à un taux élevé d’enlèvements avec demande de rançon, à la piraterie, à des vols à main armée en mer, à de la criminalité transnationale organisée ainsi qu’à de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Le nombre d’attaques de pirates dans le golfe a, selon le Bureau maritime international, dépassé le nombre de celles perpétrées au large de la Somalie (ICC Commercial Crime Services cité par Larsen, 2019). La nécessité d’améliorer la sécurité maritime dans cette région est donc une des raisons pour lesquelles elle a été choisie (Nováky, 2022). L’UE surveille également la sécurité maritime dans le golfe depuis des années et donc connaît également la région (Germond cité par Nováky, 2022). Le projet pilote avait également comme objectif de permettre à l’UE « de renforcer la visibilité de sa présence maritime et soutenir les objectifs stratégiques et politiques de l’Union, y compris la prévention des conflits, en étroite coopération avec les partenaires internationaux et régionaux » (Conseil de l’Union européenne, 2021 :3).

Le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée a ainsi été réalisé en janvier 2021, faisant de cette région une zone d’intérêt maritime (Nováky, 2022). Le but est de soutenir la région face aux problèmes de sécurité qui entravent la liberté de navigation et de garantir une présence continue des États membres de l’UE dans la zone. La coopération avec les États côtiers et les organisations de l’architecture Yaoundé est également accrue (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cette architecture de sûreté et sécurité maritimes du golfe de Guinée est un mécanisme intrarégional, réunissant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et la Commission du Golfe de Guinée (CGG) (Service européen pour l’action extérieure, 2021b). Selon le Conseil de l’Union européenne (2022b), la mise en œuvre du concept est efficace et a permis de renforcer la sûreté maritime. Les incidents de sécurité maritime ont en effet diminué de 50% en 2021 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). En février 2022, la mise en œuvre a été prolongée de deux ans avec une évaluation prévue d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

2.2 Dans le nord-ouest de l’océan Indien

Une grande majorité du commerce mondial passe par l’océan Indien, qui est également une région riche en ressources naturelles. Des voies maritimes sécurisées sont donc importantes dans cette zone pour relier le commerce entre les continents (Service européen pour l’action extérieure, 2022). L’UE est en effet un des principaux partenaires commerciaux de la région indo-pacifique, avec quatre des dix principaux partenaires de l’UE, et les échanges entre les deux régions sont très importants. L’Indo-Pacifique représente la deuxième destination des exportations de l’UE et l’UE constitue la première destination des exportations des produits de la mer de l’Indo-Pacifique. Les voies maritimes de cette région sont cruciales pour les échanges commerciaux de l’UE (Commission européenne et Le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, 2021). Les présences maritimes coordonnées ont ainsi été lancées dans cette région en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Celles-ci complètent les actions de l’UE dans la région, c’est-à-dire l’opération Atalanta, tout en respectant son mandat. La zone d’intérêt maritime établie dans le nord-ouest de l’océan Indien s’étend du détroit d’Ormuz au tropique du Capricorne et du nord de la mer Rouge au centre de l’océan Indien (Conseil de l’Union européenne, 2022b). L’UE vise ainsi à renforcer ses actions et avoir une présence navale dans la zone, renforcer la coopération dans la région ainsi que son rôle de garant de la sécurité maritime à l’échelle mondiale (Service européen pour l’action extérieure, 2022). La mise en œuvre du concept dans la région doit être évaluée par le Conseil de l’UE d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

3. Intérêts et enjeux pour l’Union européenne

Les États membres de l’Union européenne dépendent du transport maritime pour l’importation et l’exportation de biens. En 2021, le transport maritime comptait pour 43,6% des marchandises exportées et 52,6% des marchandises importées en valeur, ce qui correspond à 75,7% des exportations et 72,7% des importations en volume (Eurostat, 2022). Le secteur européen de la pêche est également important en termes d’importations et de production. Les frontières maritimes représentent 70% des frontières extérieures de l’Union européenne. En outre, la sécurité énergétique européenne repose sur les infrastructures et le transport maritimes (Conseil de l’Union européenne, 2014). La préservation de la sécurité des océans est donc une priorité politique de l’Union européenne (Larsen, 2019). La prospérité et la sécurité européennes nécessitent des routes maritimes ouvertes et sécurisées (Larsson et Widen, 2022). L’UE est également dépendante de ces routes commerciales pour la projection de puissance. Le renforcement de sa présence maritime est donc justifié pour des raisons économiques et sécuritaires (Fiott, 2021).

Par ailleurs, la dimension navale de la sécurité et de la défense de l’UE est de plus en plus apparente depuis la fin des années 2000. Cela est percevable aux lancements des opérations maritimes Atalanta, Sophia et Irini mais également dans les documents de l’UE, par exemple la Stratégie de sûreté maritime de 2014 et la Stratégie globale de 2016. Ces deux stratégies expliquent notamment la volonté de l’UE d’être un acteur naval effectif à l’échelle globale (Nováky, 2022). L’opération Atalanta est un exemple du potentiel de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime et a permis de promouvoir l’UE en tant qu’acteur de la sécurité (Pejsova, 2019). Larsen (2019 :6) explique également que les différentes initiatives de l’UE montrent que celle-ci « accorde une importance accrue aux domaines maritimes mondiaux en tant que priorité politique pour renforcer son profil de sécurité » [traduction]. Selon Pejsova (2019 :1), la sécurité maritime est « l’un des intérêts stratégiques fondamentaux de l’Union européenne » [traduction]. Lors de la conférence de presse de la réunion informelle des ministres européens de la Défense à Helsinki, Federica Mogherini a déclaré :

« Et nous constatons une demande croissante pour un rôle de l’Union européenne en tant que garant de la sécurité maritime non seulement dans notre région, mais aussi plus loin – je pense à l’Asie ou au Pacifique, à l’océan Indien -, où l’Union européenne et les États membres ont un intérêt évident à garantir la liberté de navigation et la sécurité des routes maritimes » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.8).

Selon Palm et Crum (2019), de plus en plus, les opérations militaires de l’UE prennent part à une stratégie de politique étrangère plus large. Avec l’opération Atalanta, l’UE s’est imposée « non seulement au nom de la sécurisation du transport maritime mondial mais également en faisant prévaloir une vision globale alliant action militaire et judiciaire à l’aide au développement » (Proutière-Maulion, 2016 :166). L’UE s’occupe ainsi des causes de la piraterie pour que la lutte soit à la fois politique et juridique, participant à une politique plus globale d’aide au développement. Allier les différents enjeux sécuritaires, économiques et humanitaires concorde avec la vision présentée dans la Stratégie européenne de la sécurité de 2003 (Proutière-Maulion, 2016). L’opération Atalanta participe donc à une démarche globale qui vise à éradiquer la piraterie et « à proposer un nouveau modèle de construction pour les pays en voie de développement » (Proutière-Maulion, 2016 :167). Elle s’intègre également dans le Cadre stratégique pour la Corne de l’Afrique de l’UE (Palm et Crum, 2019). Concernant l’opération Sophia, celle-ci s’inscrit également dans l’approche globale de l’UE en termes de migration (Proutière-Maulion, 2016). Le but est donc également de combattre les symptômes mais aussi les « causes profondes du phénomène, telles que les conflits, la pauvreté, les changements climatiques et les persécutions » (Proutière-Maulion, 2016 :175). L’UE utilise des instruments similaires afin de lutter contre la piraterie et contre le trafic de migrants : une opération militaire, un renforcement de la coopération bilatérale et avec les organisations régionales et internationales ainsi qu’un soutien au niveau local. Dans les deux cas, une approche régionale est donc utilisée par l’UE pour un problème régional tout en développant une démarche globale (Proutière-Maulion, 2016).

En ce qui concerne les présences maritimes coordonnées, selon Pejsova (2019 :3), celles-ci pourraient « renforcer considérablement la capacité maritime et le rayonnement de l’Union à l’échelle mondiale » et « accroître la visibilité de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime à long terme » [traduction]. Le but de ce mécanisme est en effet de renforcer le rôle de l’UE en tant qu’acteur de la sécurité dans le domaine maritime et la mise en œuvre indique également que cela est devenu une priorité dans sa stratégie de défense et de sécurité (Sobrino-Heredia, 2022). De plus, l’initiative démontre l’intention de l’UE « non seulement d’être une puissance maritime civile mais aussi de devenir une puissance navale selon les lignes définies en 2016 dans sa Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité […] » [traduction] (Sobrino-Heredia, 2022 :108).

En outre, les trois régions où l’UE déploie une présence maritime ont chacune des enjeux importants pour l’Union européenne. L’océan Indien est une ligne de communication stratégique pour l’UE. Il constitue une route commerciale majeure entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe où circule des produits manufacturés, des denrées alimentaire et de l’énergie. Des communautés locales et lointaines dépendent également de ses ressources marines. L’UE et les États membres y ont des flottes de pêche (Larsen, 2019). Germond (2011 :567) explique que l’opération Atalanta est « la première opération militaire de l’Union européenne qui vise directement à défendre un intérêt central de ses États membres, à savoir le commerce maritime » [traduction]. Avec la crise financière de 2008, les conséquences sur le commerce de l’insécurité dans la Corne de l’Afrique auraient été difficiles à supporter pour l’Europe (Besenyő et Sinkó, 2022). Pejsova (2019) a ainsi déclaré que la piraterie est le seul problème de sécurité de l’Indo-Pacifique qui a été pris en charge par la communauté internationale du fait des conséquences économiques qui en découlent. La sécurité maritime et le libre accès aux lignes de communication maritimes sont en effet un important défi de la région. Ces lignes sont d’ailleurs essentielles pour le fonctionnement et la croissance de l’économie mondiale et des télécommunications numériques qui s’effectuent grâce à un réseau de câbles sous-marins (Pacheco Pardo et Leveringhaus, 2021).

De plus, comme expliqué précédemment, l’UE a des partenaires économiques importants en Asie. En 2018, les échanges entre l’Asie et l’UE s’élevaient à 1,4 billion d’euros et 50% de ceux-ci ont transité par l’océan Indien (Pejsova, 2019). Pacheco Pardo et Leveringhaus (2021) expliquent que des perturbations au niveau de l’accès ou de la navigation dans les eaux indo-pacifiques ont des impacts importants, notamment sur la vie quotidienne, dans l’Union européenne. Selon Pejsova (2019 :1), l’UE a donc un intérêt à ce que le domaine maritime soit sûr et il est donc « naturel qu’elle contribue à sa préservation, en particulier dans les eaux qui la relient à ses principaux partenaires économiques en Asie » [traduction]. Les pays d’Asie souhaitent également que l’Union européenne soit davantage engagée « dans la résolution des nombreux problèmes de sécurité maritime […] dans la région Indo-Pacifique, notamment en raison de son aspiration à jouer un rôle plus important en matière de sécurité dans la région » [traduction] (Pejsova, 2019 :1-2).

De même, la mer Méditerranée est importante pour l’UE car elle relie l’Europe au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord et elle est également une source de subsistance qui sert aux industries européennes de la pêche et du tourisme (Larsen, 2019). Par ailleurs, l’opération Irini est « liée à la question des hydrocarbures », notamment car « elle intervient dans une région où les hydrocarbures représentent un enjeu important pour l’Union européenne » (Peyronnet, 2022 :6). La Libye a d’importants gisements d’hydrocarbures (OPEC cité par Peyronnet, 2022). Ces ressources pétrolières sont, en raison de leur qualité et de leur position proche, « particulièrement attractives pour les États membres de l’Union européenne, qui n’en bénéficie à ce jour que très peu » (Galtier cité par Peyronnet, 2022 :6 ; Peyronnet, 2022 :6).

Le golfe de Guinée est également une région stratégique. Elle inclut 17 pays de l’ouest de l’Afrique et est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, minéraux et ressources halieutiques. Le golfe est également important pour le trafic maritime africain dont il représente 20% et il comprend 20 ports commerciaux (Nováky, 2022). 1500 navires y transportent chaque jour les exportations en matières premières, notamment le pétrole, de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe. Les États membres de l’UE y ont également des flottes de pêche (Service européen pour l’action extérieure cité par Sobrino-Heredia, 2022). Ce commerce maritime, qui est essentiel pour l’UE, est donc menacé par la piraterie et les vols à main armée sur les navires (Escuela Superior de las Fuerzas Armadas cité par Sobrino-Heredia, 2022 ; Sobrino-Heredia, 2022). Selon Nováky (2022), le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe vise à renforcer la présence maritime de l’UE ainsi que son influence politique dans la région.

Conclusion

L’opération Atalanta est la première opération militaire de sécurité maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. Elle a été lancée en 2008 dans l’ouest de l’océan Indien afin de lutter contre la piraterie et les vols à main armée en mer. D’autres missions lui sont également attribuées. Son mandat est actuellement prévu jusqu’en décembre 2024. L’opération a permis jusqu’à présent l’arrestation de pirates présumés, des condamnations ainsi qu’une diminution des actes de piraterie. Néanmoins, les réseaux criminels se sont adaptés et la piraterie n’a pas été éradiquée. La réelle contribution de l’opération européenne n’est pas certaine mais cela a permis à l’UE de démontrer sa capacité à opérer en dehors des côtes européennes.

La crise des réfugiés de 2015 a également conduit l’UE à lancer l’opération EUNAVFOR MED, rebaptisée Sophia par la suite. Le but était de lutter contre le trafic de migrants en mer Méditerranée. Quatre phases étaient prévues mais les opérations dans les eaux libyennes n’ayant pas été autorisées, l’opération a été bloquée dans sa seconde phase. D’autres missions avaient été ajoutées, notamment la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye. L’opération a permis l’arrestation de passeurs présumés, la destruction d’embarcations et la formation de garde-côtes libyens. Plus de 40000 personnes ont également été secourues. L’opération a cependant été critiquée pour son orientation, c’est-à-dire non-centrée sur la recherche et le sauvetage, et ses conséquences indirectes, notamment l’adaptation des passeurs augmentant la dangerosité de la traversée et le nombre de décès. L’opération s’est terminée fin mars 2020 et a été remplacée par l’opération Irini, dont la mission principale est la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU. Celle-ci mène des inspections, saisies, enquêtes et rapports.

En août 2019, l’UE a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées afin de coordonner la présence maritime des États membres dans une certaine région, désignée comme zone d’intérêt maritime. Celles-ci ne constituent pas des opérations militaires de la PSDC. En janvier 2021, un projet pilote a été lancé dans le golfe de Guinée afin de soutenir la région face aux problèmes et incidents de sécurité. En février 2022, le mécanisme a également été mis en place dans le nord-ouest de l’océan Indien. La mise en œuvre du concept dans les deux régions est actuellement prévue jusqu’en février 2024.

Ces différentes opérations et initiatives soutiennent différents intérêts de l’UE. En effet, les importations et exportations ainsi que la sécurité énergétique de l’UE dépendent du transport maritime. Le secteur de la pêche est également important. Des routes maritimes ouvertes et sécurisées sont donc essentielles pour l’économie et la sécurité européennes. Les opérations maritimes et les présences maritimes coordonnées montrent également que la dimension navale est de plus en plus apparente et est devenue une priorité dans la politique de sécurité et de défense de l’UE. L’UE cherche également à mettre en avant son rôle en tant qu’acteur et garant de la sécurité maritime. Par ailleurs, les différentes initiatives mises en place s’inscrivent dans une stratégie politique plus globale de l’UE.

En outre, les trois zones d’intervention représentent également des enjeux importants pour l’UE. L’océan Indien est une route commerciale et une zone de pêche majeure pour l’UE. Il constitue également une région où l’UE a des partenaires économiques importants. La mer Méditerranée est également une zone de pêche ainsi qu’une source de subsistance et d’hydrocarbures. Enfin, le golfe de Guinée est riche en ressources naturelles et constitue une zone majeure de transport commercial.

Alexia Msrchal

Références

Besenyő, János et Sinkó, Gábor (2022). Combating piracy strategically: Analysing the successes and challenges of NATO and EU interventions off the Somali coast. South African Journal of International Affairs, 29(3) : 295-309.

Biscop, Sven (2016). The EU Global Strategy: Realpolitik with European Characteristics. Security Policy Brief, (75) : 1-6.

Boșilcă, Ruxandra-Laura ; Stenberg, Matthew et Riddervold, Marianne (2021). Copying in EU security and defence policies: the case of EUNAVFOR MED Operation Sophia. European Security, 30(2) : 218-236.

Commission européenne et Le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité (2021). Communication Conjointe au Parlement Européen et au Conseil – La stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, 16 septembre 2021. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/join_2021_24_f1_communication_from_commission_to_inst_fr_v2_p1_1421169.pdf, c. le 21 mars 2023.

Conseil de l’Union européenne (2014). European Union Maritime Security Strategy, 24 juin, https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST%2011205%202014%20INIT/EN/pdf, c. le 16 janvier 2023.

Conseil de l’Union européenne (2020). L’UE lance l’opération IRINI pour faire respecter l’embargo sur les armes imposé à la Libye, 31 mars 2020. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/03/31/eu-launches-operation-irini-to-enforce-libya-arms-embargo/, c. le 16 janvier 2023.

Conseil de l’Union européenne (2021). Conclusions du Conseil portant lancement du projet pilote du concept de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée, 25 janvier 2021. https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-5387-2021-INIT/fr/pdf, c. le 21 mars 2023.

Conseil de l’Union européenne (2022a). Opération ATALANTA, EUTM Somalia et EUCAP Somalia: mandats prorogés de deux ans, 12 décembre. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2022/12/12/operation-atalanta-eutm-somalia-and-eucap-somalia-mandates-extended-for-two-years/, c. le 12 janvier 2023.

Conseil de l’Union européenne (2022b). Présences maritimes coordonnées: le Conseil prolonge de deux ans la mise en œuvre dans le golfe de Guinée et établit une nouvelle zone d’intérêt maritime dans le nord-ouest de l’océan Indien, 21 février. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2022/02/21/coordinated-maritime-presences-council-extends-implementation-in-the-gulf-of-guinea-for-2-years-and-establishes-a-new-concept-in-the-north-west-indian-ocean/, c. le 18 janvier 2023.

Conseil de l’Union européenne (2023). Council extends mandate of EU military Operation IRINI in the Mediterranean until 2025, 20 mars. https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2023/03/20/council-extends-mandate-of-eu-military-operation-irini-in-the-mediterranean-until-2025/, c. le 23 mars 2023.

Conseil européen et Conseil de l’Union européenne (2023a). Infographie – Vies sauvées lors des opérations de l’UE en Méditerranée (2015-2022), 19 janvier. https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/saving-lives-sea/, c. le 19 janvier 2023.

Conseil européen et Conseil de l’Union européenne (2023b). Sauver des vies en mer et s’attaquer aux réseaux criminels, 5 janvier. https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-migration-policy/saving-lives-sea/, c. le 19 janvier 2023.

Dombrowski, Peter et Reich, Simon (2019). The EU’s maritime operations and the future of European Security: learning from operations Atalanta and Sophia. Comparative European Politics, 17(6) : 860-884.

EUNAVFOR Med (2020). EUNAVFOR MED operation SOPHIA, 21 février. https://www.operationsophia.eu/wp-content/uploads/2020/02/PRESS-KIT-2.pdf, c. le 7 février 2023.

Eurostat (2022). International trade in goods by mode of transport, 7 décembre. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=International_trade_in_goods_by_mode_of_transport, c. le 8 février 2023.

Fiott, Daniel (2021). Naval Gazing? The Strategic Compass and the EU’s maritime presence. European Union Institute for Security Studies Brief, 16 : 1-8.

Germond, Basil (2011). The EU’s security and the sea: defining a maritime security strategy. European Security, 20(4) : 563-584.

Germond, Basil et Smith Michael E. (2009). Re-Thinking European Security Interests and the ESDP: Explaining the EU’s Anti-Piracy Operation. Contemporary Security Policy, 30(3): 573-593.

Larsen, Jessica (2019). THE EUROPEAN UNION AS A SECURITY ACTOR. Perspectives from the maritime domain. DIIS Report, (06) : 1-50.

Larsson, Oscar L. et Widen, Jerker J. (2022). The European Union as a Maritime Security Provider – The Naval Diplomacy Perspective. Studies in Conflict & Terrorism : 1-23.

Molnár, Anna et Vecsey, Mariann (2022). The EU’s Missions and Operations from the Central Mediterranean to West Africa in the Context of the Migration Crisis. International Journal of Euro-Mediterranean Studies, 15(1) : 55-82.

Nováky, Niklas (2018). The road to Sophia: Explaining the EU’s naval operation in the Mediterranean. European View, 17(2) : 197-209.

Nováky, Niklas (2022). The Coordinated Maritime Presences concept and the EU’s naval ambitions in the Indo-Pacific. European View, 21(1) : 56-65.

Pacheco Pardo, Ramon et Leveringhaus, Nicola (2021). Security and defence in the Indo-Pacific: What is at stake for the EU and its strategy?, 8 décembre 2021.  https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2022/653660/EXPO_IDA(2022)653660_EN.pdf, c. le 10 février 2023.

Palm, Trineke et Crum, Ben (2019). Military operations and the EU’s identity as an international security actor. European Security, 28(4) : 513-534.

Pejsova, Eva (2019). The EU As A Maritime Security Provider. European Union Institute for Security Studies Brief, 13 : 1-8.

Proutière-Maulion, Gwenaele (2016). De la capacité de l’UE en tant qu’acteur régional à développer une action à vocation universelle. De la lutte contre la piraterie à la lutte contre les trafiquants et passeurs dans le cadre de l’immigration clandestine. Dans Chaumette, Patrick (dir.), Espaces marins : surveillance et prévention des trafics illicites en mer, pp. 161-177. Bilbao : Gomylex.

Service européen pour l’action extérieure (2018). Warships, Tuna and Pirates – EU NAVFOR Operation Atalanta’s contribution to security and development in Horn of Africa and Indian Ocean, 28 décembre. https://www.eeas.europa.eu/node/55884_en, c. le 18 janvier 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2019). Remarks by High Representative/Vice-President Federica Mogherini at the press conference following the Informal Meeting of EU Defence Ministers, 28 août. https://www.eeas.europa.eu/eeas/remarks-high-representativevice-president-federica-mogherini-press-conference-following_en, c. le 18 janvier 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2021a). Coordinated Maritime Presences, 3 décembre. https://www.eeas.europa.eu/eeas/coordinated-maritime-presences_en, c. le 16 février 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2021b). EU Maritime Security Factsheet: The Gulf of Guinea, 25 janvier. https://www.eeas.europa.eu/eeas/eu-maritime-security-factsheet-gulf-guinea_en, c. le 24 janvier 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2021c). Operation Atalanta, The European Union Naval Force For Somalia Takes Stock After 13 Years Operating, 10 septembre. https://www.eeas.europa.eu/eeas/operation-atalanta-european-union-naval-force-somalia-takes-stock-after-13-years-operating_en, c. le 17 janvier 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2022). Coordinated Maritime Presences, 21 mars. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2022-03-coordinated-maritime-presences-newlayout.pdf, c. le 18 janvier 2023.

Service européen pour l’action extérieure (2023). Operation EUNAVFOR MED IRINI – February Report, 2 mars. https://www.eeas.europa.eu/eeas/operation-eunavfor-med-irini-february-report_en, c. le 23 mars 2023.

Sobrino-Heredia, José Manuel (2022). The European Union as a Maritime Security Actor in the Gulf of Guinea: From Its Strategy and Action Plan to the New Concept of “Coordinated Maritime Presences”. Ocean Development & International Law, 53(2-3) : 105-122.

[1] Pour des chiffres détaillés par année, voir le site de l’EU Naval Force Operation ATALANTA https://eunavfor.eu/key-facts-and-figures

L’École de Copenhague et l’évolution des études critiques de sécurité avant et après le 11 septembre

Maureen Walschot

Université Catholique de Louvain

(maureen.walschot@uclouvain.be)

Maureen Walschot est assistante d’enseignement et de recherche à l’UCLouvain. Elle est également doctorante en relations internationales et chercheure au Centre d’étude des crises et des conflits internationaux (CECRI, UCLouvain).

Regards géopolitiques, 7(4)

Résumé : Outre l’élargissement et l’approfondissement du champ d’études sécuritaires induits à la fin de la Guerre Froide, 9/11 et la lutte globale contre le terrorisme ont également impacté les études de sécurité. Entre un retour à la sécurité étatique et l’importance grandissante du focus géographique à travers le complexe régional de sécurité, l’évolution des études critiques de sécurité continue de s’adapter aux nouveaux enjeux contemporains. Cet article discute l’École de Copenhague et l’évolution des études critiques de sécurité après 9/11 et la lutte globale contre le terrorisme.

Mots-clés : études critiques de sécurité ; sécurité étatique ; 9/11 ; sécurité régionale ; enjeux contemporains

Summary: In addition to the broadening and deepening of the field of security studies brought by the end of the Cold War, 9/11 and the global fight against terrorism have also impacted security studies. Between a return to state security and the growing importance of geographic focus through the regional security complex, the evolution of critical security studies continues to adapt to new contemporary challenges. This article discusses the Copenhagen School and the evolution of critical security studies after 9/11 and the global fight against terrorism.

Keywords: critical security studies; state security; 9/11; regional security; contemporary issues

Introduction

Définie par Arnold Wolfers dès 1952, « la sécurité, dans un sens objectif, mesure l’absence de menaces sur les valeurs centrales (acquired) ou, dans un sens subjectif, l’absence de peur que ces valeurs centrales ne fassent l’objet d’une attaque » (Battistella, 2012). Apparues au début du XXe siècle dans le courant réaliste des théories des relations internationales, les études de sécurité se sont avant tout focalisées sur les principales préoccupations liées à cette époque : les menaces militaires contre l’État national. Cette première vague de théories de la sécurité, dites traditionnelles, se rapproche des études stratégiques. Dans les années 1990, avec la fin de la guerre froide, un glissement s’opère de la domination des théories réalistes vers celle des théories constructivistes dans la littérature des relations internationales. Parmi les différentes approches critiques qui émergent, plusieurs positionnements se distinguent, notamment épistémologiques et ontologiques (Balzacq & Ramel, 2013). La posture ontologique observe la nature même d’un problème sécuritaire et ce sur quoi portent les études de sécurité (Balzacq, 2013). Dans ce contexte, l’École de Copenhague élargit l’éventail des menaces au-delà de la portée militaire et de la sécurité de l’État. Les spécialistes de la sécurité intègrent dans leur domaine l’étude de la sécurité économique, de la sécurité environnementale ou encore de la sécurité humaine. Outre un rappel de l’élargissement et l’approfondissement du champ d’études sécuritaires à la fin de la Guerre Froide au travers de l’École de Copenhague, cette contribution répond à la question : Quelle est l’évolution des études critiques de sécurité après 9/11 et la lutte globale contre le terrorisme ?

1.    Les études critiques de sécurité pré-9/11 : entre élargissement et approfondissement

L’École de Copenhague, à travers les travaux de Buzan, Wæver et de Wilde entre autres, a enrichi le débat sur la sécurité, en formulant un concept de sécurité plus large. L’approche constructiviste des études de sécurité prônée par cette École se focalise sur la construction discursive de la réalité, et surtout de la notion de sécurité. À la question « qu’est-ce que la sécurité ? », Wæver (1995) soutient que :

« Avec l’aide de la théorie du langage, je peux considérer la ‘sécurité’ comme un acte de langage. Dans cet usage, la sécurité n’a pas d’intérêt en tant que signe qui renvoie à quelque chose de plus réel ; l’énoncé lui-même est l’acte. […] En prononçant ‘sécurité’, un représentant de l’État déplace un développement particulier vers un domaine spécifique et revendique ainsi un droit spécial d’utiliser tous les moyens nécessaires pour le bloquer » [Traduction libre].

L’une des contributions majeures de l’École de Copenhague aux études de sécurité se trouve dans les théories de la sécuritisation et de la désécuritisation. Ces théories mettent en évidence un processus particulier de construction de la réalité et de la sécurité. La sécuritisation consiste à sortir une question de la politique dite quotidienne (everyday politics) et à la placer en politique régalienne, en acceptant la prise de mesures exceptionnelles pour y faire face. La désécuritisation, en revanche, se produit lorsqu’une communauté politique diminue progressivement ou cesse de traiter une problématique comme une menace existentielle pour un objet référent, et réduit ou arrête ses appels à la prise de mesures exceptionnelles pour faire face à la menace.

Les processus de (dé)sécurisation définis par l’École de Copenhague permettent de comprendre « qui sécuritise, sur quel sujet (menaces sécuritaires), pour qui (objets référents), pourquoi, avec quels résultats, et surtout, dans quelles conditions (c’est-à-dire qu’est-ce qui explique le succès de la sécuritisation) » [Traduction libre] (Buzan, Wæver, & de Wilde, 1998:32). En ce sens, le processus de sécuritisation ne résulte pas seulement du fait qu’une problématique est une menace pour la sécurité, mais est avant tout un choix politique.

1.1. L’élargissement des études de sécurité 

Dans leur livre Security: A new framework for analysis, Buzan et al. (1998) examinent le débat « large » versus « étroit » sur les études de sécurité. Avec l’émergence des agendas environnementaux, sociétaux et économiques, de nombreux érudits ont en effet élargi leur champ d’analyse, ne se limitant plus à une vision étroite de menaces sécuritaires uniquement militaires et nucléaires. De manière générale, ceux-ci ont plaidé en faveur d’un élargissement du secteur purement militaire à un cercle plus large d’enjeux sécuritaires (Miller, 2007 ; Peoples et Vaughan-Williams, 2020 ; Sjoberg, 2010). Les penseurs traditionalistes se sont opposés à cet élargissement en vue d’éviter une incohérence intellectuelle du domaine : le sens de la sécurité s’affaiblirait à mesure que l’éventail des sujets de sécurité s’élargirait. Walt (1991) illustre cet argument en expliquant que définir le domaine sécuritaire de cette manière détruirait sa cohérence intellectuelle et rendrait plus difficile la conception de solutions à l’un ou l’autre de ces problèmes importants.

Buzan et al. (1998), dans leurs travaux, reconnaissent qu’un tel élargissement pourrait générer deux évolutions problématiques. Premièrement, un éventail plus large de questions considérées comme des menaces pourrait nécessiter une mobilisation plus conséquente de l’État. Une telle mobilisation pourrait être indésirable et contre-productive dans certains secteurs (Deudney, 1990). Deuxièmement, avec l’inclusion d’un éventail plus large de problèmes de sécurité, il existe un risque de voir la sécurité devenir une condition positive vers laquelle tous les problèmes pourraient évoluer. Néanmoins, Wæver (1995) soutient que la sécurité n’est au mieux qu’une situation menaçante stabilisée. Selon l’auteur, même si l’on préfère souvent la sécurité à l’insécurité (menaces contre lesquelles aucune contre-mesure adéquate n’est disponible), une situation sécuritisée peut demeurer conflictuelle. Par conséquent, la sécurité ne doit pas toujours être considérée comme un élément positif (Buzan et al., 1998). Au lieu de cela, la désécuritisation, en déplaçant les questions des mesures de mobilisation d’urgence de l’État et en les remettant dans le domaine de la politique quotidienne, pourrait représenter un but en soi.

1.2. L’approfondissement des études de sécurité

Parallèlement à la diversification au niveau horizontal, les études critiques de sécurité ont apporté une diversification au niveau vertical du domaine d’études. Bien qu’émanant d’une approche critique, cette évolution reste profondément ancrée dans les théories classiques. Comme déjà mentionné, les cadres théoriques du réalisme et du néoréalisme ont eu un impact conséquent sur la littérature existante. Par conséquent, les études de sécurité ont longtemps été liées au centrisme étatique. D’un autre côté, les questions intra-étatiques et internationales autres que la guerre n’étaient jusqu’alors pas prises en compte dans le domaine d’étude.

Cet élargissement a permis l’apparition de la notion de niveaux, définis comme « les référents ontologiques des lieux où les choses se passent plutôt que des sources d’explication elles-mêmes » [Traduction] (Buzan et al., 1998 :5). Étant donné que les niveaux d’analyse dans les relations internationales se sont développés au sein du néoréalisme, l’approche stato-centrée spécifique à cette théorie a eu tendance à avoir un impact sur les niveaux, « représentant les sous-unités comme au sein d’États et les sous-systèmes et systèmes comme étant constitués d’États » [Traduction] (Buzan et al., 1998 :6). Par conséquent, le schéma des niveaux d’analyse a fait l’objet de certaines critiques. Cependant, Buzan et al. soutiennent que, bien qu’elles soient profondément enracinées dans un cadre centré sur l’État, les contributions théoriques sur la sécurité développées par l’École de Copenhague ont rejeté l’argument affirmant que l’État est le seul référent pour la sécurité.

2.    Les études critiques de sécurité post-9/11 : entre continuité et ouverture

Bien que la problématique du terrorisme existât déjà dans les réflexions sur les questions sécuritaires depuis la Guerre froide, les évènements du 11 septembre 2001 et leurs réponses étatiques ont placé le terrorisme au centre des études de sécurité (Philpott, 2002 ; Thomas, 2005). En ce sens, la carte des opérations militaires étasuniennes de Barnett (2003) intitulée « War and Peace in the Twenty-First Century » illustre ces préoccupations. Les discussions ont alors porté principalement sur la lutte globale contre le terrorisme et son impact sur l’objet de référence, notamment sur le lien de parenté entre terrorisme et État, ainsi que sur le retour de l’État comme objet référent central dans le discours occidental de lutte contre le terrorisme. Pourtant, bien que 9/11 ait déplacé le centre de gravité de la littérature des études de sécurité, il n’a pas pour autant balayé toutes les préoccupations et débats antérieurs concernant l’élargissement des études sécuritaires (Buzan & Hansen, 2009).

Figure 1 : Nouvelle carte du Pentagone : Guerre et Paix au XXIe siècle

Source : Thomas Barnett (2003).

2.1. Le 9/11 et un possible retour à une sécurité étatique

Les courants critiques portant sur l’élargissement et l’approfondissement des études de sécurité ont répondu de deux manières à la lutte globale contre le terrorisme. Certains l’ont affirmé comme un événement politique important qui a révolutionné les relations internationales, et donc les études de sécurité internationale (Der Derian, 2004). D’autres ont minimisé son importance ou ont poursuivi leurs recherches théoriques et empiriques en analysant cet évènement comme tant d’autres. Parmi les perspectives critiques portées sur l’élargissement des études de sécurité, le poststructuralisme, le féminisme et le post-colonialisme se sont notamment engagés sur la question du 11 septembre et ses conséquences, à savoir la guerre en Afghanistan et la guerre en Irak (Buzan et Hansen, 2009).

Vingt ans plus tard, force est de constater que le 11 septembre n’a pas fondamentalement modifié les études de sécurité. La lutte globale contre le terrorisme a remis en question la place de l’État en tant qu’objet référent dans la mesure où les terroristes n’opèrent pas comme un État rationnel souverain avec un centre de décision défini. Néanmoins, les politiques mises en place ont également été largement perçues comme renforçant l’État, d’où la nécessité d’examiner de manière critique les discours sur la sécurité nationale post-9/11. Ainsi, en ce qui concerne l’élargissement de la notion de sécurité, il est vrai que la sécurité militaire a gardé une place prépondérante. En revanche, d’autres courants analytiques plus empiriques ont continué leur propre réflexion, en particulier dans les domaines de la sécurité environnementale, de la sécurité sociétale, et de la sécurité et du genre. Les études critiques de sécurité ont donc connu une certaine continuité depuis le 9/11, en particulier dans les débats de longue date sur la polarité des grandes puissances et les armes nucléaires (Buzan & Hansen, 2009).

2.2. La sécurité régionale et les enjeux contemporains

Au lendemain du 11 septembre 2001, plusieurs courants parmi les théories critiques de la sécurité ont, au contraire, rejeté l’argument du retour de l’État comme seul référent de la sécurité. Un pan de la littérature a ainsi souligné l’importance du niveau régional face aux enjeux sécuritaires contemporains, dont le terrorisme fait partie (Bailes & Cottey, 2006 ; Hettne & Miller, 2007). Dans l’approche développée par l’École de Copenhague, les régions représentent un type particulier de sous-systèmes, renvoyant à la théorie du complexe régional de sécurité. La structure et la dynamique de ce complexe proviennent généralement des perceptions de la sécurité des unités le composant et de leurs interactions.

Le concept de complexe régional de sécurité introduit la notion de focalisation géographique, de proximité. Des mouvements dynamiques apparaissent avec l’élargissement du champ des études de sécurité et l’ouverture à quatre nouveaux secteurs autres que militaire : la sécurité politique, la sécurité économique, la sécurité environnementale et la sécurité sociétale. Or, les complexes régionaux de sécurité traversent souvent plusieurs de ces différents secteurs. Par conséquent, il devient difficile de considérer un secteur spécifique comme une entité homogène. Lorsque ces dynamiques issues de secteurs différents se confondent, elles forment un « millefeuille » considéré comme un seul et même complexe. Par conséquent, les menaces sécuritaires dans un secteur peuvent provenir ou alimenter les menaces provenant d’autres secteurs. Les acteurs agissent en termes de sécurité globale, ce qui, selon Buzan et al. (1998), confirme le concept de sécuritisation intersectorielle. De plus, appliqué aux processus de sécuritisation, l’élément intersubjectif au cœur de cette approche constructiviste rejoint le concept d’interdépendance sécuritaire qui reflète le degré de complexité des questions sécuritaires contemporaines, telles que les questions de migration (Figure 2) ou les changements climatiques (Figure 3).

Figure 2 : Cartographie des personnes réfugiées et déplacées internes en juin 2015

Source : Philippe Rekacewicz (2015)

Figure 3 : Cartographie des risques liés à la montée des eaux

Source : Bournay et Rekacewicz (2005) ; Rekacewicz (2015)

Conclusion

En élargissant le concept de sécurité à de nouveaux acteurs autres que l’État (approfondissement vertical) et à de nouveaux secteurs autres que politique et militaire (élargissement horizontal), les études critiques de sécurité ont déconstruit l’approche traditionnelle de la sécurité et formulé une nouvelle compréhension de la notion de sécurité en tant que réalité discursive. Dans cette approche, la sécurité n’est plus une menace militaire objective pour l’État mais devient une pratique sociale spécifique fondée sur des discours de sécuritisation. Or, le 11 septembre et la lutte globale contre le terrorisme n’ont pas échappé à ces discours de sécuritisation, relançant par la même occasion le débat sur l’État comme objet référent en matière de sécurité. Entre un possible retour à une sécurité étatique stricte et l’ouverture à d’autres niveaux d’analyse tel que le niveau régional, les études critiques de sécurité et les nombreux courants qui les composent ont néanmoins poursuivi la réflexion autour de l’élargissement et de l’approfondissement de la notion de sécurité qui leur est propre.

Bibliographie

Bailes A. J.K., A. Cottey. (2006). « Regional security cooperation in the early 21st century », SIPRI Yearbook 2006 : Armements, Disarmements and International Security, Stockholm International Peace Research Institute.

Balzacq T. (2013). « Les études de sécurité », dans T. Balzacq et F. Ramel (dir.), Traité de relations internationales, Paris, Sciences Po Les Presses : 685-715.

Balzaq T., F. Ramel (dir.). (2013). Traité de relations internationales, Paris, Sciences Po Les Presses.

Barnett T. (2003). “Pentagon’s New Map”, dans Nick Danforth, “The End of History and the Last Map”, Foreign Policy, 14 février 2020. En ligne sur https://foreignpolicy.com/2020/02/14/map-cartography-shaped-war-peace-end-of-history/.

Battistella, D. (2012). Théories des relations internationales, Sciences Po Les Presses.

Bournay, E. et Rekacewicz (2005). Ceux que la mer menace. Le Monde diplomatique, février, https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/menacemaritime2005 

Buzan B., et L. Hansen (dir.). (2009). The Evolution of International Security Studies, Cambridge, Cambridge university Press.

Buzan B., O. Wæver, et J. de Wilde. (1998). Security: A New Framework for Analysis. Lynne Rienner Publications.

Der Derian J. (2004). 9/11 and its consequences for the discipline , Zeitschrift für Internationale Beziehungen, 1 :89-110.

Deudney D. (1990). The case against linking environemtnal degradation and national security, Millenium, 19(3) :461-76.

Hettne B. (2008). « Security Regionalism in Theory and Practice », dans H.G. Brauch, U.O. Spring, C. Mesjasz, J. Grin, P. Dunay, N.C. Behera, B. Chourou, P. Kameri-Mbote et P. H. Liotta, Globalization and Environmental Challenges Reconceptualizing Security in the 21st Century, Hexagon Series on Human and Environmental Security and Peace book series (HSHES, vol. 3), 403-412.

Miller B. (2007). States, Nations, and the Great Powers The Sources of Regional War and Peace, Cambridge University Press.

Peoples C., et N. Vaughan-Williams. (2015). Critical Security Studies, An Introduction, New York, Routledge.

Philpott D. (2002). The challenge of September 11 to secularism in International Relations, World Politics, 55(1), 66-95.

Rekacewicz P. (2015). « Planetary security maps », Conference on Planetary Security: Peace and Cooperation in Times of Climate Change and Global Environmental Challenges, La Haie, 2-3 novembre 2015. En ligne sur https://www.envirosecurity.org/news-archives/planetary-security-maps-on-display-at-peace-palace.

Sjoberg L. (2010). Gender and International Security Feminist Perspectives. Routledge, New York.

Thomas S. M. (2005). The global resurgence of religion and the transformation of International Relations : The struggle for the soul of the twenty-first century, Basingstoke : Palgrave.

Wæver O. (1995). Securitization and Desecuritization. Dans R. D. Lipschutz (dir.), On Security, 46-86. Columbia University Press, New York.

Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation

v7n3 (2021)

Meier, Daniel (2020). Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation. Paris, Le Cavalier bleu.

Les frontières structurent notre espace de mouvement et en même temps constituent des lieux où s’actualisent représentations, identités et pouvoir. Remodelées par la mondialisation, elles s’effacent dans certaines de leurs fonctions pour favoriser les échanges. Lieux de franchissement des migrations, elles trient les individus, discriminent et rejettent les indésirables. Lieux barrière contre les épidémies, elles enferment et confinent… Les frontières sont des repères et nous permettent d’appréhender le monde. Or, elles apparaissent comme beaucoup plus complexes qu’une simple ligne sur une carte. Leur disparition annoncée ne se concrétisant pas, il demeure pertinent de s’interroger sur le dynamique, leur mode de gestion, leurs transformations. L’auteur procède ainsi à un tour d’horizon des réalités frontalières à travers plusieurs questions et clichés sur les frontières. Y a-t-il des frontières naturelles ? Les états sont-ils seuls à définir les frontières ? Quid des frontières maritimes ? De l’effet du terrorisme sur les frontières ? Les murs frontaliers freinent-ils l’immigration ? La mondialisation efface-t-elle vraiment les frontières ? à travers de multiples exemples, cet ouvrage analyse quelques idées reçues et ouvre le débat, en convoquant l’histoire, mais aussi en écoutant les acteurs des frontières et en observant les pratiques et les politiques frontalières. Oscillant entre flux et contrôle, les frontières d’aujourd’hui constituent « un prisme original pour appréhender le monde dans lequel nous vivons et les rapports que nous entretenons entre nous ».

Pas de nouvelle grille de lecture ici donc : l’auteur ne propose pas de refondation du concept, ni d’approche novatrice, mais une relecture, à travers de nombreux cas, de la dynamique des frontières et de leur gestion

L’auteur structure son ouvrage en trois parties : la première, « Entre histoire et politique », aborde l’origine des frontières, ce qu’elles sont, comment l’État et d’autres acteurs orientent leur gouvernance. Le terme de frontière est d’abord précisé, reprenant notamment la définition du Dictionnaire de l’Académie française – quoi qu’il y en ait de nombreuses autres. Il s’agit d’une « ligne conventionnelle marquant la limite d’un État, séparant les territoires de deux États limitrophes ». L’auteur rappelle que dans le cadre de la mondialisation et de la fin des territoires chère à Bertrand Badie, on a pu croire à leur disparition, jusqu’à ce que la pandémie de covid-19 montre un processus de refrontiérisation du monde, en réalité déjà bien en cours au-delà de cet épisode fort du recours à l’outil du contrôle de la frontière par les États.

L’auteur explique notamment que, bien plus qu’une ligne, une frontière recouvre aussi un processus, dans sa gestion, du fait du décentrement des points de contrôle et des procédures destinées à gérer le franchissement des frontières par les biens et les personnes. L’auteur revient également sur le mythe tenace des frontières naturelles. La frontière est une construction imaginaire et symbolique qui peut certes, parfois, s’appuyer sur des éléments naturels, mais par définition, une frontière n’existe que dans les esprits des humains et demeure donc artificielle.

La seconde partie, « États et migrations », se concentre sur le rôle de la frontière dans la réaction des États face aux processus migratoires. Longue partie consacrée à un élément très contemporain, l’accroissement marqué des pressions migratoires aux frontières, pas seulement des pays occidentaux d’ailleurs, elle est donc très pertinente car elle pose la double question de la gestion de ces flux migratoires, qui conduit certains États à délocaliser le contrôle des migrations chez des États tiers – moyennant financement – et de la réalité de cette ouverture des frontières promue par les discours occidentaux. Le lien de certaines sections avec la thématique des migrations est parfois ténu, notamment la section sur les frontières maritimes, ou la digression – au demeurant intéressante – sur les autonomies et indépendances recherchées par certains mouvements régionaux comme en Écosse ou en Catalogne.

Enfin, la 3e section présente une série d’études de cas sous le titre « Enjeux » : contrôle frontalier entre Mexique et États-Unis ; rôle des épidémies dans la gouvernance des frontières ; la frontière dans les représentations islamiques ; la Méditerranée comme frontière Nord-Sud ; les frontières tracées par les pays issus de l’indépendance post-coloniale.

L’ouvrage, d’accès très facile, aborde une variété de thématique, ce qui en rend la lecture agréable. Très pédagogique, il permettra à de nombreux lecteurs de réfléchir à la dynamique de l’évolution contemporaine des frontières.

Il n’est cependant pas exempt de défauts. Parmi les principaux, tout d’abord, la section sur les frontières maritimes donne une impression de confusion entre les différentes catégories de frontières et limites maritimes. Un détroit n’est pas une frontière maritime, mais il peut être traversé par une frontière maritime, à charge pour les États d’en déterminer la position. L’auteur passe du concept de zone économique exclusive (ZEE) à celle de détroits internationaux, de canaux stratégiques puis à celui du contrôle du trafic à travers la définition de corridors de circulation des navires, toutes choses fort différentes. Les ZEE sont des espaces maritimes dans lesquels l’État côtier détient des droits souverains sur les ressources, mais pas la souveraineté. Les détroits internationaux renvoient au statut de ces eaux, mais ne sont pas un type de frontière ; les canaux, même stratégiques, demeurent sous la souveraineté de l’État, et les systèmes de navigation ne sont pas des outils de souveraineté, mais de régulation du trafic convenus sous le contrôle de l’Organisation Maritime internationale. Par ailleurs, que les limites maritimes, même celles des ZEE et des plateaux continentaux étendus, comportent de forts enjeux politiques ne surprendra personne.

On notera également le prisme apparent d’une conception récurrente de la frontière comme barrière à la circulation et outil d’appropriation. C’est fondamentalement sous cet angle que l’auteur aborde la dynamique frontalière, à travers son rôle de contrôle des points de passage des biens et des personnes, à travers l’enjeu migratoire ou de gestion des épidémies. Certes, c’est une facette importante de la réalité frontalière ; mais la frontière ne se réduit pas à cet aspect-ci, de même que ce n’est pas la frontière en elle-même qui est une barrière, mais sa gouvernance : un même tracé peut être très perméable et se transformer, sur décision d’un des deux États limitrophes, en barrière complexe à franchir : l’auteur en fait pourtant mention dans le cas des agglomérations très intégrées en Europe, Bâle-Mulhouse, en Sarre, ou Lille-Roubaix-Tourcoing, et ce cas de figure a été déjà exposé dans la littérature, notamment à travers le cas de figure des villages transfrontaliers Québec-États-Unis, pourtant totalement imbriqués dans leur tissu habité mais pourtant objet d’un vif raidissement dans la posture de contrôle de la part des agents frontaliers américains après 2001 (Lasserre, Forest et Arapi, 2012). La frontière, c’est aussi la limite des espaces des normes, des lois, de la fiscalité, et c’est avant tout un outil dont le tracé en soi ne freine rien, mais dont la gouvernance traduit les décisions politiques concernant les mouvements transfrontaliers.

Frédéric Lasserre

Référence

Lasserre, F.; Patrick F. et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209 ; doi: 10.4000/cybergeo.25209.