Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation

v7n3 (2021)

Meier, Daniel (2020). Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation. Paris, Le Cavalier bleu.

Les frontières structurent notre espace de mouvement et en même temps constituent des lieux où s’actualisent représentations, identités et pouvoir. Remodelées par la mondialisation, elles s’effacent dans certaines de leurs fonctions pour favoriser les échanges. Lieux de franchissement des migrations, elles trient les individus, discriminent et rejettent les indésirables. Lieux barrière contre les épidémies, elles enferment et confinent… Les frontières sont des repères et nous permettent d’appréhender le monde. Or, elles apparaissent comme beaucoup plus complexes qu’une simple ligne sur une carte. Leur disparition annoncée ne se concrétisant pas, il demeure pertinent de s’interroger sur le dynamique, leur mode de gestion, leurs transformations. L’auteur procède ainsi à un tour d’horizon des réalités frontalières à travers plusieurs questions et clichés sur les frontières. Y a-t-il des frontières naturelles ? Les états sont-ils seuls à définir les frontières ? Quid des frontières maritimes ? De l’effet du terrorisme sur les frontières ? Les murs frontaliers freinent-ils l’immigration ? La mondialisation efface-t-elle vraiment les frontières ? à travers de multiples exemples, cet ouvrage analyse quelques idées reçues et ouvre le débat, en convoquant l’histoire, mais aussi en écoutant les acteurs des frontières et en observant les pratiques et les politiques frontalières. Oscillant entre flux et contrôle, les frontières d’aujourd’hui constituent « un prisme original pour appréhender le monde dans lequel nous vivons et les rapports que nous entretenons entre nous ».

Pas de nouvelle grille de lecture ici donc : l’auteur ne propose pas de refondation du concept, ni d’approche novatrice, mais une relecture, à travers de nombreux cas, de la dynamique des frontières et de leur gestion

L’auteur structure son ouvrage en trois parties : la première, « Entre histoire et politique », aborde l’origine des frontières, ce qu’elles sont, comment l’État et d’autres acteurs orientent leur gouvernance. Le terme de frontière est d’abord précisé, reprenant notamment la définition du Dictionnaire de l’Académie française – quoi qu’il y en ait de nombreuses autres. Il s’agit d’une « ligne conventionnelle marquant la limite d’un État, séparant les territoires de deux États limitrophes ». L’auteur rappelle que dans le cadre de la mondialisation et de la fin des territoires chère à Bertrand Badie, on a pu croire à leur disparition, jusqu’à ce que la pandémie de covid-19 montre un processus de refrontiérisation du monde, en réalité déjà bien en cours au-delà de cet épisode fort du recours à l’outil du contrôle de la frontière par les États.

L’auteur explique notamment que, bien plus qu’une ligne, une frontière recouvre aussi un processus, dans sa gestion, du fait du décentrement des points de contrôle et des procédures destinées à gérer le franchissement des frontières par les biens et les personnes. L’auteur revient également sur le mythe tenace des frontières naturelles. La frontière est une construction imaginaire et symbolique qui peut certes, parfois, s’appuyer sur des éléments naturels, mais par définition, une frontière n’existe que dans les esprits des humains et demeure donc artificielle.

La seconde partie, « États et migrations », se concentre sur le rôle de la frontière dans la réaction des États face aux processus migratoires. Longue partie consacrée à un élément très contemporain, l’accroissement marqué des pressions migratoires aux frontières, pas seulement des pays occidentaux d’ailleurs, elle est donc très pertinente car elle pose la double question de la gestion de ces flux migratoires, qui conduit certains États à délocaliser le contrôle des migrations chez des États tiers – moyennant financement – et de la réalité de cette ouverture des frontières promue par les discours occidentaux. Le lien de certaines sections avec la thématique des migrations est parfois ténu, notamment la section sur les frontières maritimes, ou la digression – au demeurant intéressante – sur les autonomies et indépendances recherchées par certains mouvements régionaux comme en Écosse ou en Catalogne.

Enfin, la 3e section présente une série d’études de cas sous le titre « Enjeux » : contrôle frontalier entre Mexique et États-Unis ; rôle des épidémies dans la gouvernance des frontières ; la frontière dans les représentations islamiques ; la Méditerranée comme frontière Nord-Sud ; les frontières tracées par les pays issus de l’indépendance post-coloniale.

L’ouvrage, d’accès très facile, aborde une variété de thématique, ce qui en rend la lecture agréable. Très pédagogique, il permettra à de nombreux lecteurs de réfléchir à la dynamique de l’évolution contemporaine des frontières.

Il n’est cependant pas exempt de défauts. Parmi les principaux, tout d’abord, la section sur les frontières maritimes donne une impression de confusion entre les différentes catégories de frontières et limites maritimes. Un détroit n’est pas une frontière maritime, mais il peut être traversé par une frontière maritime, à charge pour les États d’en déterminer la position. L’auteur passe du concept de zone économique exclusive (ZEE) à celle de détroits internationaux, de canaux stratégiques puis à celui du contrôle du trafic à travers la définition de corridors de circulation des navires, toutes choses fort différentes. Les ZEE sont des espaces maritimes dans lesquels l’État côtier détient des droits souverains sur les ressources, mais pas la souveraineté. Les détroits internationaux renvoient au statut de ces eaux, mais ne sont pas un type de frontière ; les canaux, même stratégiques, demeurent sous la souveraineté de l’État, et les systèmes de navigation ne sont pas des outils de souveraineté, mais de régulation du trafic convenus sous le contrôle de l’Organisation Maritime internationale. Par ailleurs, que les limites maritimes, même celles des ZEE et des plateaux continentaux étendus, comportent de forts enjeux politiques ne surprendra personne.

On notera également le prisme apparent d’une conception récurrente de la frontière comme barrière à la circulation et outil d’appropriation. C’est fondamentalement sous cet angle que l’auteur aborde la dynamique frontalière, à travers son rôle de contrôle des points de passage des biens et des personnes, à travers l’enjeu migratoire ou de gestion des épidémies. Certes, c’est une facette importante de la réalité frontalière ; mais la frontière ne se réduit pas à cet aspect-ci, de même que ce n’est pas la frontière en elle-même qui est une barrière, mais sa gouvernance : un même tracé peut être très perméable et se transformer, sur décision d’un des deux États limitrophes, en barrière complexe à franchir : l’auteur en fait pourtant mention dans le cas des agglomérations très intégrées en Europe, Bâle-Mulhouse, en Sarre, ou Lille-Roubaix-Tourcoing, et ce cas de figure a été déjà exposé dans la littérature, notamment à travers le cas de figure des villages transfrontaliers Québec-États-Unis, pourtant totalement imbriqués dans leur tissu habité mais pourtant objet d’un vif raidissement dans la posture de contrôle de la part des agents frontaliers américains après 2001 (Lasserre, Forest et Arapi, 2012). La frontière, c’est aussi la limite des espaces des normes, des lois, de la fiscalité, et c’est avant tout un outil dont le tracé en soi ne freine rien, mais dont la gouvernance traduit les décisions politiques concernant les mouvements transfrontaliers.

Frédéric Lasserre

Référence

Lasserre, F.; Patrick F. et E. Arapi (2012). Politique de sécurité et villages-frontière entre États-Unis et Québec. Cybergéo : European Journal of Geography, nº595, http://cybergeo.revues.org/25209 ; doi: 10.4000/cybergeo.25209.

L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e)

Delphine Papin et Bruno Tertrais (2021), L’Atlas des frontières. Murs, migrations, conflits (2e).

Paris, Les Arènes.

« Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. » Régis Debray

Brexit, conflits au Moyen-Orient, tensions en Méditerranée orientale, fermeture des frontières suite à la pandémie de Covid-19 : la question des frontières est au cœur de notre actualité, malgré le cliché qui voudrait qu’elles aient été effacées par la mondialisation. Mais, demandent les auteurs, savons-nous vraiment ce qu’est une frontière ? Il y a des frontières que l’on traverse aisément et d’autres qui sont infranchissables : il y a des frontières visibles et d’autres, invisibles; il y a des frontières terrestres et d’autres, maritimes, politiques, culturelles.

Cette 2e édition de l’Atlas des frontières présente un plan similaire à la 1ère ; mais son contenu a été mis à jour, son format adapté, son visuel bonifié.

L’Atlas s’articule autour de cinq parties. La première, « Frontières en héritage », se propose de présenter des tracés anciens qui ont encore des impacts significatifs dans le monde. Songeons ainsi aux frontières du Moyen-Orient issues des accords Sykes-Picot de 1916 ; à l’héritage de la décolonisation, ou de la guerre froide, ou encore à l’histoire déjà complexe des relations entre les États issus des indépendances en Amérique du Sud.

La seconde partie expose la diversité et la complexité des limites maritimes, dans le processus en cours de territorialisation des espaces maritimes par les États côtiers. Les grands domaines maritimes sont présentés, ainsi que des cas intéressants, l’Arctique, le Svalbard, la mer Caspienne au statut particulier depuis août 2018, le golfe arabo-persique, les tensions en Méditerranée orientale, le golfe de Guinée ou la classique mer de Chine du Sud.

La troisième partie est consacrée aux murs et aux migration : accélération du processus de construction de barrières et de murs pour clore les frontières, notamment (mais pas seulement) en réaction à des mouvements migratoires qu’un État veut contrôler ou bloquer. Les auteurs soulignent adéquatement la multiplication de ce mode de gestion de la frontière – fermeture et construction d’une barrière – et la diversité des causes, contrôle de l’immigration, mais aussi lutte contre les trafics, enjeux de sécurité qui masquent souvent des relations très dégradées. Une carte mondiale permet de dépeindre la réalité des flux migratoires mondiaux tandis que plusieurs points de passage majeurs sont étudiés, enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, frontière Mexique – États-Unis notamment. Est évoqué le mur des sables, outil de conquête du Sahara ex-espagnol par le Maroc face à l’opposition armée du Front Polisario et à son désir d’indépendance sahraouie. Le cas de la Cisjordanie est également évoqué, avec la construction d’un mur dit de sécurité, mais en territoire palestinien, et dont la vocation sécuritaire masque mal les finalité connexes d’extension du territoire contrôlés par la colonisation juive israélienne. L’atlas présente également les murs du Cachemire et de Chypre, deux exemples de frontière emmurée reflétant un conflit qui perdure et durcit la limite de contrôle actuel des belligérants.

La quatrième partie expose des frontières particulières, le cas de la base américaine de Guantanamo par exemple, la complexité des enclaves indo-bangladaises de Cooch Behar avant le règlement de 2015, les enclaves belgo-néerlandaises de Baerle, autant d’héritages que les États concernés ont dû gérer car ils se heurtaient au modèle désormais universel de la frontière linéaire et marqueur d’une souveraineté unique sur un territoire. Des bizarreries frontalières répertoriées soulignent les arrangements particuliers que les États ont parfois pu trouver pour régler leurs frontières communes.

La cinquième et dernière partie revient sur des frontières contestées, certaines depuis fort longtemps, d’autres depuis peu. Des cartes instructives illustrent ainsi la déstabilisation des frontières dans la zone sahélienne ou au Proche-Orient; les projets d’échanges de territoires entre Kosovo et Serbie (voir Lasserre, 2019); la nouvelle donne suite à la guerre arméno-azerbaidjanaise de 2020 dans le cadre du conflit pour le Haut-Karabakh ; et la politique d’affirmation turque en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient.

On peut regretter la part belle faite au concept des guerres de civilisation de Samuel Huntington. L’idée est de montrer que des frontières culturelles traversent aussi les espaces des États. Certes, mais le propos, peu critique d’une thèse pourtant très contestée, aurait pu souligner, justement, le caractère très controversé de cette théorie en soulignant par la carte le caractère discutable des « civilisations » identifiées par Huntington : pourquoi le Sahel ne ferait-il pas partie de la civilisation africaine ? Pourquoi le Japon, où le bouddhisme coexiste avec le shinto, ou le Vietnam, lui aussi terre de bouddhisme, ne feraient-ils pas partie de la civilisation bouddhiste ? Les Philippines font-elles partie de la civilisation occidentale, simplement parce qu’elles sont catholiques ?  Si le marqueur religieux est ici discutable, alors l’ancrage de l’Indonésie et de la Malaisie, aux pratiques et aux cultures si différentes de l’islam moyen-oriental, à la civilisation islamique est-il si solide que cela? Pourquoi tracer une illusoire limite du 10e parallèle comme limite entre chrétiens et musulmans en Afrique et en Asie, alors que cette limite ne s’applique que mal en Afrique (voir le cas de l’Éthiopie) et pas du tout en Asie?

De même, on peut se questionner sur la présentation de certaines informations. Ainsi, dans la planche présentant l’héritage des anciennes limites religieuses et culturelles en Europe (36-37), la légende oppose « royaumes de l’Ouest » (une catégorie non culturelle) aux « peuples slaves » pour définir une « frontière culturelle », mais cette approche englobe dans la zone slave les Baltes, les Finnois, les Magyars, les futurs Roumains, les Grecs et les Illyriens/proto-Albanais, pour alimenter le cliché de l’équation Europe de l’Est = peuples slaves. Relever que la limite de l’influence soviétique en 1945 coïncidait avec « l’avance maximale des tribus slaves », de ce point de vue, est-il pertinent ? De même, les auteurs veulent voir une correspondance entre le rideau de fer et la limite de l’orthodoxie, mais pour ce faire on classe la Pologne, les pays baltes, la Hongrie et la Croatie dans la zone orthodoxe, donc au prix d’une distorsion majeure des réalités socio-religieuses de ces territoires. C’est précisément ce genre de raisonnement, les distorsions méthodologiques pour exposer des coïncidences qui ne sont pas des preuves, qui permettent l’avènement de thèses réductrices comme celle de Samuel Huntington sur le prétendu choc des civilisations.

Des approximations subsistent ici et là : ainsi dans la planche sur l’Arctique (52-53), la route maritime du Nord ne passe pas fondamentalement par les eaux territoriales russes, mais par les eaux intérieures russes dans les détroits séparant les archipels de la côte sibérienne. Dans les eaux territoriales, le droit de transit existe toujours, ce statut ne limiterait pas le trafic maritime. En mer de Chine du Sud, cela fait plusieurs années que les Philippines comme le Vietnam ont modifié leurs revendications sur les espaces maritimes, qui ne correspondent plus aux tracés présentés p.66.

Mais, malgré ses défauts, l’ouvrage n’en constitue pas moins un travail riche et éclairant. Il ne constitue pas un ouvrage de réflexion théorique sur l’évolution contemporaine des frontières; il propose plutôt, à travers une cartographie synthétique ou analytique, et la mobilisation de projections originales, de présenter au lecteurs différentes facettes de la réalité des frontières dans le monde contemporain. Ouvrage didactique donc, très à jour (décembre 2020) qui permet d’illustrer et de soutenir des réflexions sur la dynamique de phénomènes frontaliers, les enjeux de pouvoir qu’ils représentent et les choix politiques des États qui sous-tendent la gouvernance de ces frontières. La cartographie, sobre et efficace, alterne entre cartes à grande et petite échelle; et entre cartes simples, voire simplifiées sans verser dans la schématisation du style des chorèmes, et cartes plus élaborées soulignant la complexité de certaines problématiques.  Un ouvrage donc fort intéressant.

Frédéric Lasserre

RG v7 n2, 2021

Références

Lasserre, F. (2019). Le projet d’échange de territoires entre Serbie et Kosovo : une avenue crédible pour la paix? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 5(3) – octobre : 25-40.