Peut-on encore parler de diplomatie sportive au Qatar ?

Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

Samy Laarbaui

Samy Laarbaui est juriste, diplômé en relations internationales et auteur d’un mémoire analysant la diplomatie sportive du Qatar. Il étudie actuellement les études européennes, tout en officiant en tant que collaborateur politique pour la préparation de la Présidence belge du Conseil de l’Union européenne.

samy_laarbaui@live.be

Résumé

Dès 1995, avec l’arrivée sur le trône de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani, le Qatar a développé une stratégie de diversification de son économie. Le sport fut identifié comme l’élément central des futures politiques que mèneraient l’émirat.

Ainsi, après avoir remporté l’attribution de la Coupe du monde 2022, le Qatar acquiert le club du Paris Saint-Germain et développe une chaîne de télévision sportive, beIN Sports.

Ces trois événements sont les reflets de l’aboutissement du soft power qatari. Les relations troubles avec son proche voisinage n’ont pas empêché l’émirat de conquérir une place centrale sur l’échiquier international.

Mots clés : Qatar, diplomatie, sport, Coupe du monde, soft power

Abstract

Since 1995, with the arrival on the throne of Emir Hamad ben Khalifa Al Thani, Qatar has developed a strategy to diversify its economy. Sport was identified as the central element of the emirate’s future policies.

Thus, after winning the hosting of the 2022 World Cup, Qatar acquired the Paris Saint-Germain club and developed a sports television channel, beIN Sports.

These three events reflect the success of Qatari soft power. The troubled relations with its close neighborhood have not prevented the emirate from conquering a central place on the international scene.

Keywords : Qatar, diplomacy, sport, World Cup, soft power.

 

Introduction

« Le sport rend la puissance sympathique et populaire. L’étalage de la puissance militaire fait peur, elle peut provoquer le rejet. Pas la victoire d’un sportif » (Delteuil, 2016).

Le sport est un outil géopolitique, utilisé parfois comme moyen de pression, qu’il soit politique ou commercial, parfois comme une vitrine sur le monde. Au fil du temps, les nations ont commencé à utiliser le soft power du sport. Concrètement, l’objectif est de montrer la puissance de son pays à travers des exploits sportifs ou l’organisation d’événements internationaux.

À peine plus grand que l’Île-de-France, d’une superficie de 11 571 km2, l’État du Qatar, situé dans le Golfe arabo-persique et relié à la péninsule arabique, compte 2,9 millions d’habitants. Grand producteur de gaz naturel, le Qatar a décidé que le sport serait un axe structurant de sa stratégie de développement. Ainsi, après avoir organisé les Jeux asiatiques de 2006, les championnats du monde de handball de 2015, les championnats du monde de cyclisme sur route de 2016 et les championnats du monde d’athlétisme en 2019, le Qatar accueillera la Coupe du monde de football en 2022.

L’acquisition du club du Paris Saint-Germain et les transferts de stars internationales sont également des éléments de la stratégie du soft power sportif qatari. Il en est de même de la télévision d’État, Al-Jazeera, ainsi que de sa petite sœur, BeIN Sports, chaîne axée sur la retransmission d’événements sportifs.

Alors que le Qatar était un territoire sans ressource ni rayonnement il y a cinquante ans, il est aujourd’hui l’une des nations les plus prospères du globe. Toutefois, l’investissement effréné de l’émirat dans son domaine de prédilection qu’est le sport, commence à être remis en question. La notion de soft power est-elle toujours pertinente ?

1.     Les relations internationales du Qatar

La vision internationale du Qatar est décrite dans l’article 7 de sa Constitution : « La politique étrangère nationale repose sur le principe du renforcement de la paix et de la sécurité internationale par l’encouragement à la résolution pacifique des litiges internationaux ; elle soutient le droit des peuples à l’autodétermination ; elle ne s’immisce pas dans les affaires intérieures des autres États ; elle coopère avec les nations soucieuses de paix ».

Pour un État naissant et ancré dans « un environnement géographique et géopolitique hostile » (Lazar, 2013), se faire une place sur la scène internationale s’est révélé être un réel défi, mais également une nécessité, afin de préserver l’intégrité de son territoire et de ses ressources qui suscitent une convoitise non-dissimulée de la part des autres nations golfiennes. Les relations diplomatiques du Qatar sont définies comme étant opportunistes et contradictoires, à tout le moins fortement différentes de celles de ses voisins du Golfe (Lazar, 2013), mais toujours dans l’optique de gagner en influence, tant régionalement qu’internationalement.

Le Qatar adopte une politique internationale contradictoire en apaisant les relations du proche voisinage tout en tissant des liens forts avec les États-Unis en leur permettant d’installer la plus importante base militaire américaine au Moyen-Orient. Il préserve également des relations étroites avec plusieurs mouvements islamistes sévissant dans la région, tels que l’État islamique, Hezbollah ou encore les talibans avant qu’ils reprennent le contrôle de l’Afghanistan, et offre l’asile à leurs représentants (Levallois, 2013). De même, tout en se présentant comme grand défenseur de la Palestine, il renforce ses relations avec Israël (Rabi, 2009), qui avait, jusqu’en 2009, un bureau de représentation commercial à Doha. Cette décision s’apparente à un désir de l’émirat de créer des liens sécuritaires avec une nation plus puissante que ses proches voisins (Wright, 2016). Enfin, Doha, tout en affirmant son identité arabo-sunnite, garde des liens très forts avec l’Iran chiite (Sader, 2013).

Depuis son indépendance, le Qatar, « au regard du différentiel de puissance qui existe avec ses grands voisins » (Sader, 2013), subit le syndrome du Koweït. Ce concept renvoie à l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990. L’occupation qui en résulte a engendré pour le Qatar une perception de la menace d’invasion existante, principalement au niveau de sa frontière avec l’Arabie saoudite et a obligé les dirigeants qataris à adopter de nouvelles politiques de défense. L’armée du Qatar étant composée de 14 000 hommes, quasiment tous des étrangers, sauf en ce qui concerne l’État-major, les dirigeants ont dû se tourner vers l’étranger afin d’assurer leur sécurité. Ainsi, après avoir été sous le protectorat des Al-Saoud, des Ottomans et des Britanniques, Doha a passé un accord de défense avec les États-Unis en 1992. Cette assurance d’une protection militaire permet à l’émirat de conserver une autonomie politique et diplomatique (Wright, 2011).

Cette politique multidimensionnelle a pu être menée efficacement grâce aux revenus élevés dont l’État jouit et à sa stabilité affichée durant les différentes révolutions du Printemps arabe. Toutefois, le Qatar doit rester prudent sur différents volets qui pourraient le fragiliser dans le futur tels que la dépendance alimentaire à laquelle il est contraint, la très faible proportion de population autochtone et les luttes de pouvoir au sein de la famille dirigeante. En raison de sa situation géographique, le Qatar est « contraint à une politique étrangère volontariste qui s’inscrit dans une stratégie de diversification des actifs et de sanctuarisation du territoire » (Sader, 2013).

2.     Le système économique du Qatar

Avant d’investir dans les hydrocarbures, le Qatar était reconnu pour son commerce de perles. C’est à la suite de la crise de la pêche des perles, résultant de la grande dépression de 1930 couplée à l’intensification de l’élevage des huîtres perlières par le Japon, que le Qatar et ses voisins plongèrent dans une grave crise économique. Une forte proportion de la population qatarie décide alors de quitter la côte occidentale pour rejoindre le littoral entourant Doha (Sader, 2013).

Pour relancer son économie, Doha commence à produire du gaz associé au pétrole dès 1949. Avant cette date, 90 % des revenus du Qatar découlaient des ressources pétrolières (Renard-Gourdon, 2017). Dans les années 1960, l’exploitation du gisement de North Field débute et débouche en 1971 sur la première découverte de gaz par Shell Company of Qatar. Trois ans plus tard, la compagnie Qatar General Petroleum Corporation (QGPC) est nationalisée dans l’optique de développer North Field (Srour-Grandon, 2013).

Les chocs pétroliers de 1973 et en 1979 ont permis à l’émir de profiter des revenus dégagés pour établir un large plan de développement des infrastructures. Dans le même temps, la population qatarie voit ses conditions sociales, de santé et d’éducation s’améliorer, ce qui a pour effet de renforcer l’adhésion au pouvoir. Ce système, appelé Riyal Politik, renvoie à la politique également exercée par ses proches voisins et qui consiste à « acheter la paix sociale et la légitimité dynastique à grand renfort de pétrodollars » (Srour-Grandon, 2013).

Le moment clé de l’histoire économique qatarie se situe dans les années 1980. La production pétrolière et de gaz associé étant en baisse constante, l’émir décide d’investir plus largement dans l’exploitation des réserves gazières, et principalement dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Le GNL consiste en un processus liquéfiant le gaz naturel par moins de 160 °C pour le transporter via des bateaux-citernes vers les marchés tiers. Une fois livré, le GNL est retransformé via des terminaux de regazéification. Dans cette optique, la Qatar LNG Company (Qatargas) est créée en 1984. L’exploitation de North Field se déroule en trois étapes. La première, allant jusqu’en septembre 1991, vise à installer les infrastructures de production, de transformation et de transport de GNL. La seconde est de vendre et d’exporter le GNL aux pays du Golfe. La troisième vise à exporter le GNL dans les marchés asiatique, américain et européen. La production de GNL débute en 1992.

L’économie du Qatar est désormais principalement liée à ses exploitations en hydrocarbures qui représentent, en 2021, 39 % de son PIB, 87 % de ses exportations (pour un total de 42 milliards d’euros dont 75 % proviennent du gaz) et 78 % des recettes budgétaires (Direction générale du Trésor, 2022). En 2020, il était le cinquième producteur de gaz naturel après les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Chine et le Canada. Il est également le premier exportateur de gaz naturel liquéfié et un producteur de pétrole de taille moyenne (25,2 Mds de barils en 2020, soit 1,5 % des réserves mondiales), et a fait partie de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) de 1961 à 2018, organisation qu’il quitte afin de se concentrer sur la production de gaz naturel liquéfié.

Même si l’économie du Qatar peut continuer à se reposer sur l’exploitation des ressources gazières pour de très nombreuses années, le Cheikh Hamad a décidé, en 2005, de ne pas attendre l’essoufflement des réserves pour diversifier l’économie dans d’autres volets d’activités. Selon lui, cette politique devrait « renforcer l’économie nationale en la diversifiant dans différentes classes d’actifs ». C’est le fond souverain, Qatar Investment Authority (QIA), qui a la charge de ce projet et qui réinvestit l’argent des revenus gaziers et pétroliers, dans des secteurs variés (culture, éducation, finance, industrie, sport et tourisme), que ce soit au niveau local ou international. Ce programme est détaillé dans le Qatar Vision 2030, un document reprenant la stratégie nationale à long terme et qui a pour objectif de faire du Qatar « un pays prospère qui offre une justice économique et sociale pour tous et en harmonie avec la nature » (Qatar News Agency, 2022).

3.     Le soft power comme ligne de conduite du Qatar

3.1.          Les notions de soft power et de diplomatie sportive

Pourquoi utiliser le sport comme un moyen de soft power ? Cette activité n’est effectivement pas la plus connue des pans que peut revêtir la notion de diplomatie. Pourtant, elle est entrée dans le langage des Affaires étrangères depuis plusieurs décennies. Parfois vecteur de convergence, parfois exutoire de tensions nationales, souvent pacifique, mais pouvant aussi être utilisé en signe de protestation, le sport est un volet à part entière du soft power d’un pays si l’on s’en réfère aux travaux de Joseph Nye qui commence à le définir en 1990 dans l’ouvrage Bound to Lead : The Changing Nature of American Power. Père de ce concept, Nye continue de l’affiner dans plusieurs ouvrages jusqu’à atteindre une définition détaillée en 2004 :

« Un pays peut obtenir les résultats qu’il veut dans la politique mondiale parce que d’autres pays – qui admirent ses valeurs, s’inspirent de son exemple, aspirent à son niveau de prospérité et de liberté – veulent le suivre. En ce sens, il est également important d’inspirer les priorités de la politique internationale et d’y rallier d’autres nations, et non simplement de les forcer au changement en les menaçant par la force militaire ou les sanctions économiques. Ce soft power – amener les autres à souhaiter le résultat que l’on recherche – coopte les nations plutôt qu’il ne les force » (Nye, 2004).

Quatre éléments contribuent à faire du sport un vecteur efficace de soft power : la popularité, la médiatisation, l’universalité et la neutralité politique (Verschuuren, 2013). La diplomatie sportive peut revêtir plusieurs formes. Historiquement, elle était utilisée pour servir à rapprocher deux États par l’intermédiaire d’événements sportifs (Gassman et Ruellan, 2014). Cela a notamment été le cas lors du célèbre match de ping-pong entre les États-Unis et la Chine le 10 avril 1971, durant la guerre froide, ou encore à l’occasion de matchs de cricket entre l’Inde et le Pakistan.

Les leaders politiques utilisent également le sport pour créer une image de marque et s’implanter sur l’échiquier international (Amara, 2014). Cette réalité est particulièrement marquée dans la région du Golfe où on en a aperçu les prémices à la suite de la première guerre du Golfe. Les dirigeants ont cherché à attirer les investisseurs étrangers afin d’assurer la sécurité de leur territoire et de renforcer l’économie locale, dans l’optique de l’ère post-pétrolière. De nombreuses manifestations sportives majeures ont été organisées dans la région afin de mettre en relation les multinationales étrangères, les organisations sportives internationales et les mégaprojets urbains tels que Zayed Sports City à Abu Dhabi, Dubaï Sport City ou encore Aspire à Doha (Amara, 2010). Ainsi, le Qatar a accueilli, dès 2006, les Jeux asiatiques, l’Arabie Saoudite a créé son grand-prix de Formule 1 et les Émirats arabes unis organisent chaque année un tournoi de tennis renommé.

En la matière, l’organisation de la Coupe du monde de football de 2022 au Qatar a été célébrée comme un moment historique dans le Golfe, car ce sera le premier méga-événement organisé dans un pays arabe. Pour l’obtenir, le Qatar a usé d’un activisme intense, ce qui lui a permis de l’emporter, le 2 décembre 2010, sur l’Australie, le Japon, la Corée du Sud et les Etats-Unis, alors qu’il ne s’était jamais qualifié pour cette compétition.

La grande visibilité qui émanera de cette réception, couplée aux parrainages d’événements sportifs internationaux par des entreprises de la région du Golfe et l’acquisition de clubs de football européens de premier plan, place la région sous le feu des projecteurs de la communauté internationale (Amara, 2014).

3.2.          Le soft power qatari

Le Qatar a décidé d’investir largement dans le soft power par le biais de « l’attraction et des carottes » (Antwi-Boateng, 2013). Comme instruments d’attractions, le Qatar peut faire valoir sa stabilité politique, son alliance militaire avec les États-Unis, sa politique de distribution de revenus ainsi qu’un enseignement supérieur assez progressif pour la région. Comme outils d’influences, le Qatar dispose de sa chaîne de télévision Al-Jazeera, de ses investissements sportifs et de sa politique d’aide étrangère. La puissance de ces moyens d’attractions et d’influences doit toutefois être relativisée, compte tenu de la faiblesse démocratique du pays et de quelques soutiens douteux (Antwi-Boateng, 2013).

e Qatar a identifié plusieurs secteurs clef à développer pour renforcer son image de marque à l’étranger : le tourisme, la culture, l’éducation et le sport. L’investissement dans ces domaines permet également à l’émirat de masquer les manquements au droit humain qui sévissent en son sein en donnant une image positive de ses retombées économiques.

Pour le volet touristique, avec l’organisation de la Coupe du monde durant l’hiver 2022, les autorités qataries ont décidé d’investir 200 milliards de dollars pour améliorer et créer des infrastructures permettant d’accueillir les touristes du monde entier. L’objectif est de doubler les capacités hôtelières tout en élargissant l’offre de restauration déjà présente (Srour-Grandon, 2013).

En ce qui concerne la culture, Doha veut surpasser ses proches voisins en la matière et a lancé un important programme culturel, avec la construction d’un musée d’Art Islamique et d’un musée de la Photographie en 2008 et d’un Musée Arabe d’Art moderne en 2010. En 2019, c’est le Musée national du Qatar qui est inauguré.

L’instrument d’État du soft power culturel est la Fondation du Qatar. Cet organisme, présidé par Moza bint Nasser al Missned, la femme de l’émir Hamad et dirigé par Hint bin Hamad Al-Thani, la sœur de l’émir Tamim, a la charge de créer des liens avec des universités et des centres d’études prestigieux de par le monde (Kamrava, 2011). La Fondation a ainsi érigé Education City, un campus hébergeant des laboratoires d’idées et de nombreuses antennes d’universités, principalement américaines, mais également françaises et britanniques (Charil, 2005). Le fait que la Fondation du Qatar soit une réussite n’est pas étranger à sa gouvernance féminine, ce qui confère au Qatar un statut de pionnier en matière de participation des femmes à la vie publique par l’éducation et l’engagement politique (Barhy et Phebe, 2005).

Pour la réussite du volet éducation de la stratégie d’ouverture du Qatar, l’émirat a décidé d’affecter 2,8 % de son PIB à son enseignement supérieur (Les Échos, 2008). Ainsi, les institutions établies disposent de suffisamment de moyens pour entretenir des relations d’excellence avec les établissements étrangers. Cet investissement est un facteur clé de rapprochement avec l’international et plus particulièrement avec l’Occident (Kamrava, 2011). A côté de ce volet, le Qatar accueille chaque année de nombreuses conférences internationales telles que le Sommet mondial de l’innovation pour l’éducation qui a été créé par la Fondation du Qatar. En 2012, Doha a été le siège de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP 18) qui a débouché sur la prolongation du protocole de Kyoto, preuve de plus de l’ancrage du Qatar sur la scène internationale (Wright, 2016).

3.3.           La diplomatie sportive du Qatar

Doha cherche à diversifier ses activités pour exister. Cette ambition relève tant d’une volonté de prestige que d’une nécessité stratégique (Alem, 2017). Pour y arriver, le Qatar injecte des milliards de dollars dans son outil de soft power le plus puissant : sa diplomatie sportive. Les organes de ce pan du soft power qatari sont le Fond Souverain QIA et sa filiale Qatar Sports Investments (QSI). Ensemble, ils ont établi une stratégie d’intégration verticale sur toute la chaîne de valeur du sport mondial qui consiste en « l’organisation d’événements sportifs majeurs, l’acquisition de structures sportives professionnelles, la création d’un groupe de diffusion audiovisuelle sportive, la création d’un équipementier, la contractualisation de partenariats » (Alem, 2017).

C’est en organisant les Jeux asiatiques en 2006 que l’émirat s’est rendu compte du potentiel de ce domaine d’activités (Gillon, 2006). Depuis ce jour, Doha accueille régulièrement des compétitions internationales comme le Tour cycliste du Qatar, l’Open de tennis de Doha, la course hippique Qatar Prix de l’Arc de triomphe ou encore le Grand prix de moto. Mais c’est dans le football que le Qatar a le plus investi, en rachetant à hauteur de 100 % le club Paris Saint-Germain en 2012 et avec le sponsoring du club FC Barcelone par la Fondation Qatar entre 2010 et 2016 et par Qatar Airways ensuite.

L’émirat suit la même ligne directrice que pour le volet éducation et décide de mettre en place un projet semblable à Education City en créant, en 2003, Aspire, une académie qui a la particularité de regrouper les sports les plus pratiqués à travers le monde en un seul centre : The Dome. Aspire peut recevoir jusqu’à 200 athlètes chaque année, avec l’objectif de former les champions de demain (Gray, 2013). Le lancement d’une chaîne de télévision sportive destinée à un public international en 2012, beIN SPORTS, est également un vecteur de diplomatie sportive car elle permet à l’émirat de partager ses idées et valeurs via un canal de diffusion mondial.

Sur la scène internationale, le Qatar est la référence de la diplomatie par le sport, en témoigne la déclaration du directeur de la Communication du Qatar en 2004, Hamad Abdulla Al-Mulla : « Il est plus important d’être reconnu au Comité international olympique qu’à l’Organisation des Nations Unies, car le sport est le moyen le plus rapide de délivrer un message et d’assurer la promotion d’un pays » (Lyant, 2022).

Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et précurseur du concept de géopolitique du football (Boniface, a réalisé en 2014 une interview de Nasser Al-Khelaïfi, Président de Qatar Sports Investments (QSI), Président de beIN Media Group, Président-Directeur général du Paris Saint Germain, membre du Comité d’organisation de la Coupe du monde 2022, membre du Comité exécutif de l’UEFA en tant que Président de l’Association européenne des clubs et Ministre d’État du Qatar. Cette interview est révélatrice des ambitions qataries en termes de diplomatie sportive.

Nasser Al-Khelaïfi clame l’attachement de son pays pour les valeurs et les bienfaits du sport, matière qui fait partie des priorités du Qatar dans son plan de développement. Selon lui, les investissements qataris dans le domaine du sport se justifient par l’envie étatique de renouveler les sources de revenus et la croissance nationale. Cette diversification est déjà bien en place comme peut l’attester le fait que plus de 50 % du PIB du Qatar est désormais produit par des secteurs qui ne sont pas ceux des hydrocarbures, tels que le tourisme et la culture (Al-Khelaïfi et Boniface, 2014). L’accueil d’une cinquantaine de grands événements sportifs par an, couplé aux installations de pointe destinées aussi bien à la population locale qu’aux sportifs internationaux, contribuent à faire du Qatar l’une des capitales mondiales du sport. Selon Nasser Al-Khelaïfi, il est également nécessaire de progresser dans la formation des athlètes nationaux (Al-Khelaïfi et Boniface, 2014).

La stratégie de la diplomatie sportive du Qatar peut se résumer en trois axes : proposer les meilleures infrastructures sportives pour recevoir les meilleures équipes du monde, procéder à un lobbying intensif auprès d’institutions internationales sportives et organiser les compétitions les plus prestigieuses. « Derrière l’apparent et séduisant apolitisme du sport, le Qatar réinvente la diplomatie » (Gassman et Ruelan, 2014).

3.4.          2022, année charnière

L’année 2022 est un moment charnière de la diplomatie sportive du Qatar. Deux événements ont marqué l’historique des investissements qataris dans le sport durant cette période : la prolongation de contrat de Kylian Mbappe au Paris-Saint-Germain et les nombreux appels au boycott de la Coupe du monde. Le renouvellement du contrat de Kylian Mbappe, signé le 21 mai 2022, est l’un des arguments les plus concrets pour défendre la thèse du sportwashing. Les chiffres évoqués sont vertigineux : 300 millions d’euros de prime à la signature et 100 millions d’euros par an pendant trois ans. Autre signe de collusion entre la France et le Qatar : Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron se sont immiscés dans le dossier en appelant le joueur parisien à plusieurs reprises pour le convaincre de prolonger dans le club de la capitale. Les supporters des autres clubs, tout comme les observateurs et les dirigeants d’autres fédérations de football ont largement protesté face à la surpuissance économique du club parisien, qui tend à s’éloigner de toutes les valeurs que le sport souhaitait initialement promouvoir.

Second élément entravant la séduction par le sport du Qatar : les nombreux appels au boycott de « sa » Coupe du monde. La notion de boycott renvoie à « une violence contrôlée à l’encontre d’un ennemi ou adversaire avec lequel un litige grave n’a pu être traité par la négociation » (Béliveau, 2014). L’idée d’un boycott de la Coupe du monde a émergé des pays nordiques, et plus principalement de la Norvège, où des clubs nationaux ont fait valoir auprès de leur fédération leur opposition à cet événement qui était contre toutes les valeurs qu’ils souhaitent défendre. Toutefois, l’initiative fut rejetée lors d’un congrès extraordinaire de la fédération norvégienne (368 contre, 121 pour) , la FIFA ayant menacé la fédération norvégienne de l’exclure de la Coupe du monde 2026 si elle décidait de ne pas se rendre au Qatar. Depuis le mois de septembre 2022, des pétitions, des articles et certains médias défendent le fait de ne pas participer à la réussite de la Coupe du monde 2022 en boycottant les matchs, les articles et tout autre élément se référant au tournoi. D’autres ONG, tel qu’Amnesty International, défend la thèse selon laquelle le dialogue constructif permet davantage de changements positifs que le boycott pur et simple.

3.5.          Le sportwashing

Le Qatar investit chaque année plusieurs centaines de millions de dollars dans sa diplomatie sportive. La question se pose de savoir si on est toujours dans le cadre du soft power, qui, rappelons-le est l’utilisation d’une diplomatie « douce » visant à provoquer un sentiment d’adhésion de la part d’autres acteurs. Son ancrage européen, le club du Paris Saint-Germain, dispose de fonds qui semblent illimités. Les transferts record qu’il effectue à chaque période de mercato ternissent son image auprès des autres clubs et des fans d’un football davantage populaire (Dupré et Barthe, 2017).

De même, la procédure de désignation du pays-hôte de la Coupe du monde 2022 fait polémique et, depuis le vote du 2 décembre 2010 qui a vu le Qatar remporter l’organisation de la vingt-deuxième Coupe du monde de football, quatorze des vingt-deux membres ayant le droit de vote ont été poursuivis pour fraude par la justice. La notion de sportwashing semble désormais être davantage adéquate pour évoquer l’investissement qatari dans le domaine sportif. Ce concept désigne le fait de dépenser des sommes astronomiques dans l’organisation de tournois sportifs et dans le domaine du sport en général afin de faire oublier des pratiques condamnables sur le plan des droits humains au sein de son pays (Schepper, 2022).

Tout comme certaines entreprises polluantes prévoient un budget conséquent pour leur stratégie marketing qui vise à mettre en lumière les petits gestes écologiques qu’elles réalisent[1], des juridictions et des États dépensent sans compter lorsqu’il s’agit de montrer une « version idéalisée de leur société » (Schepper, 2022). C’est le cas du Qatar et de l’organisation de sa Coupe du monde en 2022, mais également d’entreprises renommées telles que Coca Cola, situé aux antipodes de la bonne santé, qui commandite pourtant les Jeux Olympiques ou encore la COP27 qui se tiendra en novembre 2022 en Égypte. Le dépassement de soi est utilisé comme une stratégie pour véhiculer une image positive de ses produits.

Conclusion

La diplomatie sportive est primordiale pour le Qatar. Elle doit lui permettre de revêtir une image de marque afin de définitivement s’émanciper d’une région agitée. Choisir la voie du soft power plutôt que celle du hard power a été, dans un premier temps, un choix gagnant pour l’émirat qui n’a jamais été aussi reconnu que depuis le début des années 2010, alors qu’il a successivement remporté l’organisation de la Coupe du monde 2022 (2010), acheté le club du Paris Saint-Germain (2011) et développé une chaîne de retransmission sportive (2012).

Le plan de diversification de l’économie qatarie, Vision 2030, a été intelligemment pensé et porte déjà ses fruits, l’émirat se targuant désormais que plus de la moitié de ses revenus ne proviennent plus du marché des hydrocarbures. La vitesse du processus a impressionné les observateurs, de même que sa logique structurelle. Il est vrai que dans un régime tel que celui du Qatar, les décisions sont prises plus rapidement qu’au sein des nations démocratiques. Le clan Al-Thani se devra d’ailleurs d’accélérer les réformes humaines et sociales car, si le sport a permis à l’émirat de se placer sur l’échiquier mondial, l’exposition médiatique qui en a découlé le voit contraint de se ranger du côté des valeurs que défend le sport (Côme et Raspaud, 2018). Sans cela, son avant-gardisme régional ne suffira plus à l’épargner de toutes critiques occidentales.

Pour autant, le Qatar se doit de rester vigilant. Si l’acquisition du Paris Saint-Germain a amplement renforcé l’image du football parisien et du championnat français en général, le fait de n’avoir pas encore réussi à soulever la coupe de la Ligue des Champions est sujet aux moqueries des fans d’un football plus traditionnel. Si la création de beIN Sports a considérablement appuyé la stratégie du soft power qatari par la diffusion, en direct chez des millions d’abonnés, de son savoir-faire national, la chaîne a également attisé la jalousie de grands groupes de médias qui n’apprécient pas l’investissement qatari dans leur domaine de compétence. Si la Coupe du monde sera certainement un grand succès planétaire, avec une organisation sans-faille, à l’image des autres tournois que le Qatar a eu l’occasion d’organiser « pour se préparer », c’est également l’occasion pour des milliers de touristes de constater la réalité du terrain. Le Qatar est-il prêt à confronter ses valeurs avec celles des autres cultures ? Rien n’est moins sûr.

Il semblerait que le soft power ne soit pas le terme adéquat lorsqu’il s’agit d’évoquer les diplomaties sportives des nations golfiennes. La notion de sportwashing qui renvoie aux dépenses excessives réalisées par des États dans le domaine sportif afin d’occulter la situation humanitaire de leurs pays semblent convenir davantage. Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile pour l’émirat de cacher cette situation. Depuis l’attribution de la Coupe de monde de football 2022 à l’émirat, de nombreuses ONG dénoncent régulièrement les conditions des travailleurs sur les chantiers des stades[2], les atteintes faites aux personnes homosexuelles, ainsi que la condition des femmes dans la société qatarie.

 

Références

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[1] On parle alors de greenwashing.

[2] The Guardian estimait en janvier 2020 que plus de 6750 travailleurs migrants avaient trouvé la mort sur les chantiers de la Coupe du monde.

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