Michael Bravo (2019), North Pole.

Recension

North Pole de Michael Bravo

Londres : Reaktion Books, 2019, 254 p.

L’ouvrage de Michael Bravo propose de répondre à une question apparemment simple, posée d’entrée de jeu : « Pourquoi le Pôle Nord est-il important ? » (p.7). L’auteur explore alors les grands mythes, les explorations polaires, en passant par l’histoire de la cartographie et présente une réflexion très riche et passionnante. La dimension légendaire d’un Pôle Nord qui « tient le monde » (chapitre 2) est ainsi largement étudiée – et c’est là tout l’intérêt du volume.

Le livre s’ouvre sur un chapitre consacré au pôle céleste, et par une comparaison captivante : pour les navigateurs inuit, l’étoile Polaire n’a que peu d’importance pour se repérer, car elle est située trop haut dans le ciel. Pour les contemporains de Ptolémée en revanche, le pôle céleste était un point de repère central. Michael Bravo souligne pourtant qu’à l’époque de Pytheas, aucune étoile n’était suffisamment proche du zénith pour pouvoir avoir le statut d’étoile polaire… Il aurait alors utilisé un groupe de trois étoiles situées proche du pôle céleste pour se repérer, trois étoiles qui auraient formé non pas un triangle, mais un carré – le pôle céleste constituant l’étoile manquante et donc le 4e angle du polygone (p.37-38). Ce chapitre, fascinant, dessine ainsi le pôle comme un point d’ancrage et de repère majeur pour les civilisations occidentales et européennes – et c’est donc sur elles que le reste de l’ouvrage se concentre.

Après le pôle céleste, l’auteur se penche sur le pôle terrestre et propose une histoire de la cartographie, forcément centrée sur les projections polaires et les projections cordiformes comme celle de Werner, où le pôle constitue le point de convergence principal. C’est le seul chapitre consacré directement à la cartographie – même si les cartes représentent la grande majorité des très nombreuses illustrations de l’ouvrage. En interrogeant les cartes, l’auteur s’attache encore une fois à la valeur symbolique du Pôle Nord. Sur les globes par exemple, le pôle tenait – littéralement – le monde en place au moyen d’épingles qui sont progressivement devenues des objets symboliques de grande valeur, véritable démonstration de prestige de la part des commanditaires (p.75). Avec la Renaissance, la cartographie s’affirme comme un instrument de démonstration du pouvoir où le pôle a ainsi toute son importance.

Si la cartographie donne au pôle géographique une valeur symbolique particulière, la découverte du pôle magnétique lui ajoute une dimension mystérieuse et presque mystique, sur laquelle se concentre le chapitre 3. L’auteur y décrit la découverte du pôle magnétique donc, et le développement d’instruments de mesure et de navigation qui en découle. Cela ouvre alors naturellement la voie au chapitre 4 qui se focalise lui sur les voyages polaires. L’auteur se concentre essentiellement sur les grands explorateurs européens qui se sont lancés dans « la course aux pôles ». Michael Bravo souligne que le pôle était, dès le départ, une destination secondaire : les premiers explorateurs comme Thorne (1527) ou Barentsz (1596) étaient d’ailleurs à la recherche de routes commerciales à destination de Cathay. Il était considéré comme plausible à l’époque que le pôle soit entouré d’une mer ouverte, avec donc un potentiel commercial : la recherche du pôle était donc souvent associée à la recherche de cette route. Par la suite, ce sont plutôt les passages que le pôle qui étaient recherchés, et il n’y a d’ailleurs pas vraiment de consensus quant à l’expédition qui aurait atteint le pôle en premier.

Cette absence de consensus contribue justement à nourrir la dimension légendaire du pôle, que le chapitre 5 explore cette fois par le prisme des représentations littéraires et artistiques. Cela permet alors de faire un lien avec les premiers chapitres et de renouer avec la symbolique presque mystique du pôle : « […] la quête du pôle n’a jamais été simplement celle d’un point distant sur la surface de la Terre. Depuis l’époque moderne, le pôle a toujours été synonyme de forces cachées, d’harmonies célestes, de vision de la Terre depuis les cieux […] » (p. 156). Là encore, l’auteur puise dans de très nombreuses références littéraires qui enrichissent considérablement le chapitre. La section permet aussi l’intervention de la question du genre : alors que l’exploration polaire renvoie souvent à une imagerie très masculine et virile, le pôle est souvent représenté sous la forme d’une femme « attendant d’être conquise » (p.158).

Le chapitre 6 vient dans la continuité poser la question de la souveraineté après celle des découvertes et des explorations. L’auteur mentionne notamment un ouvrage de Jules Verne intitulé Voyages et aventures du capitaine Hatteras (en anglais, The Purchase of the North Pole), où l’on retrouve, déjà, l’ouvrage paraît en 1891, deux grands thèmes qui paraissent encore bien actuels : le pôle comme un endroit de spéculation à la fois économique, mais aussi et peut-être surtout technologique. Le chapitre est intéressant, car il souligne à quel point le pôle demeure un espace de fantasmes, quant aux ressources éventuellement disponibles, mais surtout quant aux technologies toujours plus inventives qui permettront de les exploiter et des les contrôler. Le dernier chapitre, en forme de conclusion, se penche sur les nouvelles représentations du pôle, mais sans abandonner les références mythologiques et notamment celle d’Antée, le fils de Gaïa. Le chapitre se nomme d’ailleurs « le deuil d’Antée » et il évoque les questions politiques, et, bien sûr environnementales d’un pôle qui n’a rien perdu de ses dimensions symboliques.

Au total, l’ouvrage est absolument passionnant et d’une très grande richesse. Il est évident que l’auteur est un spécialiste des pôles et qu’il a une connaissance très fine du sujet. On pourra alors peut-être regretter la taille de l’ouvrage, qui ne permet pas de rentrer dans les détails aussi profondément que le lecteur le souhaiterait parfois. Ce format a cependant l’avantage de rendre l’ouvrage très accessible. Plus ennuyeux, on regrette en fait surtout l’absence d’une perspective autochtone plus affirmée. Le premier chapitre s’entame sur une mise en perspective de la cosmographie grecque et inuit. C’est le seul qui entre dans le détail, notamment grâce à un travail de terrain tout-à-fait passionnant. Après, la perspective autochtone s’efface et c’est très dommage, notamment lorsque l’auteur évoque les grandes explorations. Bien sûr, les populations autochtones ne sont pas complètement absentes de ce travail, et apparaissent au détour de l’évocation de telle ou telle expédition par exemple, mais il aurait été intéressant – notamment compte tenu de la connaissance du sujet et du terrain par l’auteur – de plonger plus en avant dans la question.

La lecture de l’ouvrage permet certainement d’obtenir de solides éléments de réponse à la question initiale : pourquoi le pôle est important ? Mais à la question « pour qui », posée plus tard (p.9), le lecteur regrettera donc d’avoir des éléments de réponse surtout puisés dans l’histoire des sciences occidentales suggérant que le Pôle est surtout important pour l’Occident. Le récit est passionnant mais la connaissance palpable du terrain par l’auteur rend d’autant plus dommageable et visible cette absence. L’ouvrage reste un travail de synthèse d’une très grande richesse, délivrant une large somme d’informations – et de ce point de vue, le lecteur ne sera pas déçu.

Pauline Pic

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