Julien Lebel1
1 Doctorant à l’Institut français de géopolitique (IFG), Université Paris 8 Saint Denis; Julien_lebel@orange.fr
Julien Lebel est doctorant à l’Institut français de géopolitique (IFG) de l’université Paris 8 Saint-Denis. Ses recherches portent sur les concurrences et les stratégies des compagnies aériennes, ainsi que leurs liens avec les acteurs politiques et économiques.
RG v2 n4, 2016
Résumé : La réintégration de l’Iran au sein de la communauté internationale vient bouleverser les équilibres de pouvoir au Moyen-Orient où certains États cherchent à affirmer leur leadership régional. Les enjeux que suscite l’essor futur du secteur aérien iranien s’inscrivent tout particulièrement dans ce contexte, marqué par une forte concurrence entre les compagnies aériennes pour capter les flux internationaux, tout autant que des tensions et conflits qui ne manquent pas d’influer sur la stabilité de la région.
Summary: The reintegration of Iran within the international community is causing a disruption of power balances in the Middle East where some states try to assert their regional leadership. The stakes coming from a future growth of Iranian aviation sector particularly fit into this context, alongside stiff competition between airlines to attract international flows. Moreover, rivalries and conflicts strongly affect the stability of the region.
Mots-clés : Iran, Moyen-Orient, transport aérien, concurrence, politique étrangère.
Keywords : Iran, Middle East, air transport, competition, foreign policy.
Introduction
L’accord sur le programme nucléaire iranien signé en juillet 2015 à Vienne et entré en vigueur en janvier 2016 a conduit à la levée des principales sanctions internationales imposées à l’Iran qui est désormais reconnu comme un acteur légitime sur la scène internationale. Cette évolution augure d’une nouvelle ère pour la République islamique qui s’imposait déjà à l’échelle régionale comme un État influent en opposition avec l’Arabie Saoudite et en concurrence avec la Turquie. Le retour annoncé de l’Iran sur la scène internationale ne sera pas sans conséquence pour le secteur aérien du pays qui s’avère aujourd’hui peu compétitif. Il s’inscrit d’autant plus dans un environnement régional où des entités politiques voisines ont favorisé l’essor de puissantes compagnies d’envergure mondiale qui leur permettent d’asseoir leurinfluence internationale. C’est en effet le cas des émirats de Dubaï, d’Abu Dhabi, du Qatar, ainsi que de la Turquie, faisant du Moyen-Orient un nœud majeur dans le réseau mondial des routes aériennes. L’Iran projette ainsi de s’y insérer dans le cadre de sa réintégration au sein de la communauté internationale afin de soutenir son développement économique et affirmer son leadership régional. Le pays a-t-il cependant les moyens de ses ambitions ? Un essor des transporteurs iraniens pourrait-il compromettre la croissance des compagnies de certains États voisins ?
Un pays resté en marge des flux aériens mondiaux
Les nombreuses sanctions internationales qui ont affecté l’Iran ces dernières décennies et largement affaibli l’économie du pays ont placé celui-ci en marge des évolutions de la mondialisation contemporaine.Le secteur aérien n’a pas été épargné par un tel contexte, se traduisant par une faible évolution du nombre de passagers transportés par les compagnies locales. Alors que l’Iran compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants (ce qui est comparable à la Turquie), Mahan Air et Iran Air – les deux compagnies majeures que compte l’Iran – n’enregistrent annuellement qu’entre 5 et 6 millions de passagers chacune, contre plus de 60 millions pour Turkish Airlines en 2015 [CAPA, 2015]. L’embargo international a directement restreint le développement de Mahan Air (compagnie privée) et d’Iran Air (détenue par l’Etat), notamment sur le plan technique puisque les transporteurs de la République islamique ne pouvaient se fournir en pièces détachées pour assurer la maintenance de leurs avions, ou même tout simplement prendre commande d’appareils neufs auprès des grands constructeurs comme Boeing ou Airbus. La flotte des
compagnies iraniennes est donc particulièrement vétuste (âge moyen se situant autour de 20 ans) et compte de nombreux avions « d’occasion » achetés auprès d’autres transporteurs afin de contourner l’embargo [CAPA, 2015].
Cela n’a pas manqué de conduire certains États ou organismes supranationaux comme l’Union européenne à imposer des restrictions aux compagnies iraniennes. Bien que des problèmes de sécurité soient évidents – à tel point qu’une grande partie des aéronefs iraniens sont actuellement remisés sur décision des compagnies elles-mêmes – le placement d’Iran Air ou de Mahan Air sur la liste noire des compagnies jugées dangereuses établie par certaines institutions (la Direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne pour l’espace aérien de l’UE, ou encore la Federal Aviation Administration aux États-Unis) tend à coïncider avec les crises diplomatiques qui ont souvent caractérisé les relations entre Téhéran et les Occidentaux, notamment durant les mandats du président M. Ahmadinejad (2005-2013).
Ainsi, lorsque les États-Unis imposent de nouvelles sanctions à l’Iran début juillet 2010, l’Union européenne met au ban les 2/3 de la flotte d’Iran Air dans les jours qui suivent. Parallèlement, les entreprises qui entretiennent des liens commerciaux avec l’Iran subissent une pression accrue, poussant ainsi les fournisseurs de kérosène présents sur les aéroports de l’UE à cesser d’approvisionner les quelques appareils iraniens autorisés à opérer des liaisons vers l’Europe dès 2011 (ces-derniers exploitent des escales techniques en Europe orientale où la pression des sanctions internationales est moins forte, jusqu’à janvier 2016). Ces nombreuses contraintes ont ainsi pesé sur l’essor du secteur aérien de la République islamique, faisant des compagnies du pays des acteurs marginaux dans le transport aérien international.
De nouvelles perspectives suite à l’accord de Vienne
Pourtant, l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 marque un réel changement et se traduit depuis par une ouverture du marché iranien. L’isolement de l’Iran qui a suivi la Révolution de 1979 et l’instauration de la République islamique a eu de fortes répercussions sur l’économie du pays. Les infrastructures ont été peu développées, mais la volonté du gouvernement de H. Rouhani d’assurer la « renaissance » de l’Iran ne manque pas d’intéresser les investisseurs internationaux souhaitant s’implanter sur un marché jugé prometteur. Les multiples rencontres diplomatiques entre l’Iran et de larges délégations étrangères au lendemain de la signature de l’accord de Vienne en attestent. Le secteur aérien est tout particulièrement impliqué dans les évolutions en cours : de nombreuses compagnies internationales, notamment européennes, ont rouvert ou renforcé leurs liaisons vers la République islamique au cours de l’année écoulée, facilitant de fait les contacts économiques, diplomatiques ou encore culturels entre l’Iran et des États tiers. Le
gouvernement iranien a d’ailleurs lancé d’importants programmes de modernisation et d’expansion concernant les principaux aéroports du pays, laissant augurer une croissance du trafic. Le retour des Occidentaux en Iran, et tout particulièrement des Européens, ne doit cependant pas masquer le renforcement de la présence des acteurs asiatiques. Ces derniers ont maintenu des liens économiques avec la République islamique, profitant du vide laissé par les Européens et les Américains du fait des sanctions imposées au pays. Ainsi, en 2012 la Chine assurait 15% des importations iraniennes (2ème position) et la Corée du Sud 9% (3ème position). Les pays asiatiques sont par ailleurs les principaux clients des exportations de pétrole iranien, suite à l’obtention de dérogations aux sanctions internationales leur permettant de couvrir leurs besoins importants en hydrocarbures [Hourcade, 2016]. Ces liens entre la République islamique et ses voisins orientaux appellent toutefois à se matérialiser davantage au travers des liaisons aériennes : bien qu’Iran Air et Mahan Air assurent plusieurs dessertes dans la région, les transporteurs est-asiatiques ne se sont pas développés en Iran, à l’exception de China Southern Airlines, et plus récemment Air Asia depuis Kuala Lumpur. La réintégration de l’Iran au sein de la communauté internationale apparaît donc comme une opportunité pour le pays de se désenclaver et de participer pleinement aux dynamiques de la mondialisation contemporaine. Le transport aérien constitue un outil stratégique pour réaliser un tel objectif et le gouvernement semble en avoir pleinement conscience : la commande de 118 appareils auprès d’Airbus en janvier 2016, puis celle réalisée auprès de Boeing en juin 2016 pour 100 aéronefs, traduisent les ambitions de Téhéran [Arabian Aerospace, 2016].
Des relais vers le monde extérieur appelés à devenir des concurrents majeurs
L’Iran s’insère toutefois dans un environnement régional où le transport aérien s’avère hautement concurrentiel, du fait de la présence de compagnies d’envergure mondiale et s’affichant comme de véritables leaders du secteur. Les émirats de Dubaï, d’Abu Dhabi et de Doha mènent ainsi une politique ambitieuse depuis plusieurs années qui a permis l’essor d’Emirates Airline, Etihad Airways et Qatar Airways (souvent appelées « compagnies du Golfe »). Ces-dernières semblent aujourd’hui bien installées dans le paysage aéronautique et axent leur stratégie sur le développement du trafic de transit via leur hub respectif entre les différents continents de la planète [Ulrichsen, 2015]. Leur croissance rapide et exacerbée montre à quel point les dirigeants des émirats perçoivent ces transporteurs comme des outils stratégiques qu’ils n’ont pas hésité à soutenir massivement et veillent à ce qu’ils restent influents vis-à-vis des autres acteurs du secteur (signatures de partenariat stratégique, prises de participation, créations d’alliances et de joint-ventures, etc.). Il est d’ailleurs intéressant de relever que l’Iran est resté en contact avec le monde extérieur grâce à ces émirats hyperconnectés, notamment Dubaï qui constitue une plateforme de réexportation privilégiée permettant de contourner l’embargo international. En s’appuyant quasi exclusivement sur un trafic de transit, les compagnies du Golfe constituent certes de puissants concurrents pour la plupart des transporteurs mondiaux, mais s’avèrent néanmoins vulnérables face à l’émergence d’autres compagnies potentiellement capables de capter ce même trafic de transit, ce qui pourrait ainsi être le cas des acteurs iraniens. Toutefois, les compagnies du Golfe peuvent s’appuyer sur leur marque et leurs distinctions largement reconnues par l’ensemble des voyageurs internationaux qui perçoivent également les émirats comme des lieux récréatifs et donc adaptés pour effectuer une correspondance. A l’inverse, la République islamique ne bénéficie pas encore d’une image positive au sein de l’opinion internationale, ce qui pourrait néanmoins être amené à évoluer au regard du potentiel touristique dont dispose notamment le pays.
La Turquie constitue, quant à elle, un concurrent historique de l’Iran, bien que les deux pays trouvent des convergences portant sur la perception de menaces communes (opposition à l’autonomie des mouvements kurdes). Ankara se démarque toutefois par la continuité de son ancrage au sein du monde occidental – malgré la volonté affichée par le
président R. T. Erdogan de s’en distinguer pour mieux conforter son pouvoir – caractérisé par son adhésion à l’OTAN dès 1952 et l’importance des échanges entretenus avec l’Europe, son premier partenaire commercial. La forte extension du réseau de Turkish Airlines à l’échelle mondiale depuis les années 2000 est venue consolider l’influence de la Turquie sur la scène internationale, faisant du hub d’Istanbul un précieux relais vers l’Europe. Avec 7 escales desservies en Iran et 12% des capacitésoffertes au départ de ce même pays en 2015, Turkish Airlines est d’ailleurs la première compagnie internationale en Iran [CAPA, 2015]. Néanmoins, l’instabilité géopolitique qui affecte aujourd’hui la Turquie et les activités de Turkish Airlines (la compagnie a revu ses objectifs à la baisse pour l’année 2016 et réduit ses fréquences, voire suspendu certaines routes pendant la saison hivernale) peut constituer une occasion pour Mahan Air et Iran Air, à l’heure où ces derniers préparent leur expansion internationale. L’émergence de ces compagnies requiert cependant des investissements importants – notamment pour venir égaler la puissance des compagnies du Golfe et de Turkish Airlines – et plus globalement un véritable soutien des acteurs politiques à l’ouverture de l’Iran pour permettre à ces transporteurs de se développer au-delà d’un trafic point-à-point. La construction d’un hub international offrirait d’ailleurs à l’Iran l’opportunité de se distinguer de son voisin saoudien.
FIGURE 1
L’instabilité régionale, un défi pour les ambitions iraniennes
L’essor du trafic aérien reste donc corrélé aux décisions politiques qui seront mises en œuvre par la République islamique, notamment sur le plan diplomatique. L’environnement régional se caractérise aujourd’hui par de nombreuses tensions qui accaparent l’attention des États moyen-orientaux cherchant à limiter l’instabilité tout en essayant de tirer parti des conflits pour asseoir leur influence. Parallèlement à son retour sur la scène internationale, l’Iran doit gérer différents dossiers majeurs qui s’entrecroisent tous dans le conflit syrien actuel : tensions avec l’Arabie Saoudite et conflits dérivés (Yémen notamment), essor de groupes djihadistes sunnites, faiblesse de l’État central irakien, regain d’activité des mouvements kurdes, activisme de la diplomatie russe au Moyen-Orient. Malgré cet environnement instable, la volonté d’ériger l’Iran en hub régional semble pourtant bien réelle à travers les décisions prises par Téhéran depuis la signature de l’accord de Vienne. Le pays soutient ainsi le développement de corridors internationaux alternatifs, notamment pour assurer son intégration dans la mondialisation de façon autonome. Le contournement de la Turquie constitue un des objectifs affichés, alors que le retour d’un conflit ouvert dans l’est de ce pays entre les autorités turques et certains mouvements kurdes (notamment le PKK) complique le transfert de convois commerciaux sur la frontière irano-turque. L’Iran privilégie ainsi l’émergence de nouveaux axes, tout particulièrement via les Républiques caucasiennes qui s’inscriraient dans le cadre d’un corridor Golfe Persique – Mer Noire permettant ensuite de rejoindre l’Europe par la Bulgarie et la Grèce, tout en affirmant le rôle pivot de l’Iran au Moyen-Orient. En matière de transport aérien, le ciel iranien a d’ailleurs enregistré un triplement du nombre de vols internationaux le traversant depuis 2013 [Bizær, 2016]. Téhéran a en effet pu tirer parti de l’instabilité en Syrie et en Irak ayant entraîné une réorganisation des routes aériennes régionales afin d’éviter les zones de conflit, et donc une redistribution du trafic survolant les États moyen-orientaux [Lebel, 2016].
L’Iran tend ainsi à montrer qu’il a les capacités pour devenir un véritable hub. Néanmoins, son opposition à l’Arabie Saoudite, ses divergences avec d’autres puissances mondiales (notamment autour du conflit syrien), ou encore son alliance controversée avec la Russie constituent d’importants freins à ses ambitions. En cherchant à conquérir un leadership régional afin de garantir ses intérêts, la République islamique entend conserver un rôle de premier plan dans la gestion des crises qui agitent la région et contrer l’influence de son voisin saoudien.
Un tel contexte peut donc conduire de nombreux acteurs externes à douter de la stabilité de l’environnement régional iranien, mais aussi empêcher la construction d’une image relativement positive de l’Iran à l’échelle internationale, comme ont su le faire les émirats du Golfe. Mahan Air et Iran Air ont d’ailleurs souvent été perçus comme des outils au service de la politique étrangère de l’Iran, alimentant les soupçons et les spéculations de certains observateurs occidentaux quant à l’implication probable de ces compagnies pour le transport d’armes et de combattants sur des théâtres d’opérations extérieurs où le rôle de l’Iran était avéré, à commencer par le Liban et la Syrie. Ainsi, les États-Unis maintiennent un embargo à l’encontre des activités de Mahan Air, accusé de collusions avec les Gardiens de la Révolution en facilitant leur implication dans le conflit syrien actuel.
Conclusion
L’Iran affiche ses ambitions pour émerger comme un hub majeur au Moyen-Orient et le secteur aérien fait tout particulièrement partie de cette stratégie. Avec une population de près de 80 millions d’habitants souvent éduqués mais relativement restés en marge du reste du monde, des infrastructures qui appellent à être développées et un certain potentiel touristique, la République islamique dispose de nombreux atouts pour garantir le développement d’un trafic aérien point-à-point. Celui-ci pourrait constituer une base solide qui permettrait au pays de s’ériger en hub international. Cependant, la concurrence s’avère importante à l’échelle régionale et l’Iran reste aussi impliqué dans d’autres dossiers qui agitent la région, ce qui rend incertain l’essor d’un secteur aérien puissant à l’international à court-terme. Une évolution des équilibres de pouvoir à l’échelle régionale et donc le renforcement d’un leadership iranien au Moyen-Orient offrirait toutefois des perspectives intéressantes pour construire un véritable hub aérien qui appuierait lui-même l’influence internationale de l’Iran.
Références bibliographiques
Arabian Aerospace (2016). Meeting Iran Air’s dealmaker. Arabian Aerospace : http://www.arabianaerospace.aero/meeting-iran-air-s-dealmaker.html
Bizær, M. (2016). Can Iran go around Turkey to reach Europe? Al Monitor : http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/08/iran-persian-gulf-black-sea-corridor-azerbaijan-georgia.html
CAPA Center for Aviation (2015). Country Report : Iran.
Hourcade, B. (2016). Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une renaissance. Paris, Armand Colin.
Lebel, J. (2016). Flux aériens Europe – Asie. Entre concurrence, stratégies et tensions géopolitiques. Diploweb.com : http://www.diploweb.com/Flux-aeriens-Europe-Asie-Entre.html
Ulrichsen, K. C. (2015). Gulf Airlines and the changing map of Global Aviation. Center for the Middle East, Rice University’s Baker Institute for Public Policy.