Les relations Union européenne-Japon : Une analyse géo-juridique de la dimension sécuritaire à l’aune de la stratégie indo-pacifique de l’UE

Regards géopolitiques, v9n3, 2023

Erwan Lannon

Professeur à l’Université de Gand

Résumé 

L’analyse porte sur l’évolution des relations entre l’Union européenne et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce, à la lumière de la Stratégie coopération de l’UE dans la région indo-pacifique de 2021. L’analyse géo-juridique prend en compte le Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines de la sécurité maritime, le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique et la transformation numérique.

Mots-clés: Union Européenne ; Japon ; Sécurité Maritime, cyberespace, espace extra-atmosphérique

Summary

The analysis focuses on the evolution of relations between the European Union and Japan in the field of security and in the light of the EU cooperation strategy for the Indo-Pacific region of 2021. The geo-legal analysis takes into account the EU-Japan Strategic Partnership and initiatives in the field of security in the Asia-Pacific region. The focus is on cooperation in the areas of maritime security, cyberspace, outer space and digital transformation.

Keywords: European Union; Japan; Maritime Security, cyberspace, outer space

Introduction

Si l’ambassadeur du Japon en Belgique fût accrédité auprès des trois Communautés européennes en 1959 et la première délégation des Communautés à Tokyo créée en 1974, force  est de constater que ces relations ont été assez limitées lors de la première période qui a été marquée par des différends importants dans le domaine commercial (Surzur, A., 1998).

En 2001, la mise en place d’un Partenariat stratégique entre l’Union européenne (UE) et le Japon constitue un tournant. Il sera suivi, en 2006, par la signature d’un accord de coopération sur les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire puis, en 2011, d’un accord d’entraide judiciaire en matière pénale. Mais c’est surtout, depuis 2018, avec la signature de l’Accord de partenariat stratégique (APS) et de l’Accord de partenariat économique (APE), que les relations nippo-européennes ont connu une avancée spectaculaire et ce, notamment dans le domaine de la sécurité. Trois ans plus tard, en 2021, l’adoption de la Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, inscrit cette relation bilatérale dans le contexte plus large de la première stratégie des 27 États membres de l’UE dans cette région.

L’objectif de cette contribution est de mettre en lumière le développement des relations entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce dans le contexte de l’adoption, en 2021, de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique et de la guerre en Ukraine. L’analyse, de nature géo-juridique, aborde les questions liées au Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives pertinentes relevant de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines maritimes. Les dimensions sécuritaires de la coopération entre le Japon et l’UE dans le cadre du cyberespace, de l’espace extra-atmosphérique et de la transformation numérique sont également prises en compte. Il s’agit de prendre la mesure des changements récents et à venir mais aussi d’identifier certains défis ainsi que les limites des ambitions affichées par l’UE et le Japon.

 

 1. La volonté de l’UE de jouer un rôle en matière de sécurité en Asie-Pacifique

Depuis la mise en œuvre de la PESC en 1993, les structures et les actions de l’UE se sont multipliées dans les domaines de la sécurité au sens large (sécurité humaine, traditionnelle, non-traditionnelle, sécurité sanitaire, sécurité environnementale …). Ce sont les Balkans, l’Afrique et le Moyen-Orient qui ont été, en 1992, identifiés comme principales priorités d’action de cette politique. Toutefois, dès 2005, la mise en place d’une mission en Indonésie (Aceh), indique la volonté des États membres de l’UE d’être présents, en matière de sécurité, dans la région Asie-Pacifique. Depuis lors, les programmes et cadres de coopération et de dialogue se sont multipliés.

1.1. Les forums de dialogue et les missions et opérations en matière de sécurité et de défense

Il existe en effet plusieurs fora euro-asiatiques multilatéraux de dialogue dans le cadre desquels les questions de sécurité sont abordées:

i) Les sommets Asie-Europe (Asia-Europe Meeting (ASEM)) qui promeuvent un dialogue politique global et abordent les questions de sécurité entre 53 partenaires, y compris la Russie;

ii) Le Forum régional de l’ANASE (ARF) ;

iii) Le Partenariat stratégique UE-ANASE ;

iv) Le dialogue de Shangri-La auquel a participé la Haute représentante de l’UE (SEAE, 2019)

Au niveau des missions et opérations de la PSDC, on relèvera dans la région Indo-pacifique, outre la première mission dite civile PSDC de surveillance à Aceh en Indonésie en 2005, des programmes contribuant à la paix et à la stabilité aux Philippines à partir de 2007 (conflit du sud du Mindanao) et surtout l’opération navale militaire EUNAVFOR Atalanta conçue à l’origine pour protéger les convois d’aide humanitaire et lutter contre la piraterie (Lannon, 2021). Il est désormais prévu d’étendre ses activités vers le Pacifique.

1.2. L’importance de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique

Avec la mise en place, en avril 2021, d’une Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, les États membres de l’UE ont donné un cadre stratégique à une région qui n’existait pas encore dans le vocabulaire de l’UE. Ils se sont déclarés conscients d’une  concurrence géopolitique croissante, soulignant que la remise en cause de l’universalité des droits de l’homme et les menaces croissantes sur la stabilité et la sécurité de la région et au-delà avaient des répercussions directes sur les intérêts de l’Union européenne. Sept domaines prioritaires de coopération ont été identifiés : prospérité durable et inclusive, transition écologique, gouvernance des océans, gouvernance et partenariats numériques, connectivité numérique, sécurité et défense et sécurité humaine (Conseil de l’UE, 2021). Depuis quelques années on pouvait s’attendre à la mise en place d’une telle stratégie, mais plusieurs options étaient envisageables entre une stratégie limitée aux domaines maritimes et une nouvelle stratégie régionale à part entière de l’UE dans la région indo-pacifique (Lannon, 2018). L’approche retenue est assez flexible et repose surtout sur les différents cadres de coopération et de dialogue existants entre l’UE et les pays d’Afrique, d’Asie, de l’Océanie et du Pacifique, mais introduit des nouveautés. Étant donné la prolifération des stratégies indopacifiques, initiée par le Japon (Courmont, B., et al. 2023), l’UE doit définir clairement ses objectifs.

Parmi les objectifs généraux figurent la nécessité pour l’UE, en tant qu’acteur mondial, de développer une approche stratégique à l’égard de la région afin de renforcer son autonomie stratégique. Il s’agit de promouvoir un ordre international fondé sur des règles et de préserver des « voies d’approvisionnement maritimes libres et ouvertes dans le respect absolu du droit international », référence étant faite bien entendu à la Convention des Nations-Unies sur le droit de la Mer.

Au niveau des objectifs spécifiques liés à la sécurité, il s’agit notamment pour l’UE d’aider ses partenaires à renforcer la gouvernance régionale et à assurer la sûreté et la sécurité des routes maritimes et aériennes. Il est question de prévenir les trafics d’êtres humains, d’armes et de drogues et d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, dont les ressources marines. Les questions liées à la criminalité transnationale organisée en mer  sont prioritaires (piraterie, criminalité environnementale), de même que la cybercriminalité (actes de cyber malveillance et désinformation). La lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent sont aussi abordés. Il s’agit également de coopérer afin de réduire les risques de catastrophes dans la région indo-pacifique. Parmi les éléments les plus novateurs figurent la coopération entre systèmes de santé dans le domaine de la gestion des crises et la prévention des pandémies, la coopération en ce qui concerne les technologies émergentes et de rupture et la lutte contre les menaces hybrides. La question de la non-prolifération nucléaire du contrôle des armements et de celui des exportations de technologies à double usage figurait déjà sur l’agenda, mais prend une nouvelle dimension depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (Conseil de l’UE, 2021).

Les États membres de l’UE insistent sur la nécessité de coopérer avec des partenaires partageant les mêmes valeurs afin de développer des partenariats, notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense (Conseil de l’UE, 2021). Au niveau des missions et opérations PSDC, il est prévu de conclure de nouveaux accords-cadres de participation avec des partenaires de la région pour qu’ils participent à ces missions et opérations. Il est en effet possible d’y associer des pays non-membres de l’UE. C’est le cas de la Norvège, de l’Ukraine ou de la Nouvelle-Zélande pour l’opération Atalanta (EUNAVFOR Atalanta, 2023). D’autres pays participent à des exercices conjoints, dont le Japon. Il est aussi prévu d’étendre la zone d’opération de l’EUNAVFOR Atalanta vers le Pacifique et de coopérer avec les marines des partenaires en renforçant notamment leurs capacités, les États membres de l’UE soulignant l’importance d’une « présence navale européenne significative dans la région indopacifique » (Conseil de l’UE, 2021). C’est donc dans ce cadre stratégique régional que s’inscrivent, depuis 2021, les relations euro-nipponnes dans le domaine de la sécurité.

  

  1. Les spécificités de la relation euro-nippone d’un point de vue géo-juridique

 2.1. L’espace maritime : élément central de la relation euro-nippone

La relation UE-Japon se caractérise, à priori, par un éloignement géographique important. En réalité, du fait de l’existence, en droit de l’UE, des Pays et territoires d’outre-mer (PTOM) et des régions ultrapériphériques (RUP), cette distance s’amoindrit, car ces territoires et régions se situent dans les océans Pacifique et Indien. L’adhésion éventuelle de l’Ukraine, devenue officiellement candidate en 2022, rapprochera aussi l’UE de l’Asie centrale et du Japon, Kiev étant plus proche de Tokyo que Papeete. Autres données à retenir, un seul pays : la Russie, sépare sur le continent eurasiatique, le Japon du territoire douanier de l’UE. Il faut aussi prendre en compte la Turquie, qui fait partie intégrante de l’union douanière de l’UE. Cela signifie que le Japon est le voisin d’un voisin de l’UE (Lannon, E., 2014). Rappelons qu’en 2022, le Japon était le deuxième partenaire commercial de l’UE en Asie, après la Chine. La Commission européenne souligne d’ailleurs qu’ensemble, l’UE et le Japon représentent environ un quart du PIB mondial et sont liés par une zone de libre-échange qui pose les bases d’une intégration économique ayant vocation à se développer (Commission européenne, 2022)

Le Japon étant un archipel, l’espace maritime est, par définition, un élément central de sa relation avec l’UE. L’existence des PTOM et des RUP, à proximité de routes maritimes reliant le Japon à l’UE, via Suez ou Panama, change la perspective et permet d’envisager la relation UE-Japon de manière différente. Ces îles et archipels sont autant de relais, et éventuellement des escales, le long ou à proximité de routes maritimes critiques qui relient les grands ports européens et japonais. L’UE, du fait de l’existence des PTOM français est présente dans le Pacifique. Certains PTOM sont plus proches du Japon (la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, la Polynésie française et les îles Wallis-et-Futuna) que les RUP françaises de l’océan Indien (Mayotte, depuis juillet 2012, et La Réunion). Les PTOM ne sont cependant qu’associés à l’UE. En effet, contrairement aux RUP, ils ne font pas partie du Marché intérieur de l’UE, mais bénéficient de relations particulières avec cette dernière. Le but de l’association des PTOM à l’UE est la promotion du développement économique et social et l’établissement de relations économiques étroites (articles 198 et s. du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE)).

Mayotte et La Réunion bénéficient, quant à elles, d’un régime juridique différent puisque les dispositions des traités de l’UE s’appliquent aux RUP, y compris les politiques communes de l’UE (politique agricole, commerciale, des transports). En d’autres termes, les RUP font partie intégrante de l’UE, de son Marché intérieur, et bénéficient de régimes dérogatoires étendus (fiscalité, aides d’État) ainsi que des fonds structurels et des programmes horizontaux de l’Union européenne (article 349 du TFUE).

Depuis plusieurs années, la Commission européenne renforce son approche ultra-marine et promeut les relations des PTOM et des RUP avec leurs voisins au sens (très) large. Les possibilités en termes de coopération sont significatives. Loic Grard plaide en faveur de la création d’une « forme nouvelle de collectivité outre-mer en droit européen entre RUP et PTOM » afin de « consacrer une gamme de statuts intermédiaires ». Les conséquences du BREXIT sont en effet importantes pour l’UE qui tente de s’affirmer comme puissance maritime (Grard, 2017 et Lannon, 2022). Pour ce qui est de la relation euro-nippone, ce sont donc désormais les PTOM et RUP français qui sont les avant-postes. L’échec de la vente de sous-marins français à l’Australie est toutefois un exemple assez probant des limites de l’action de cet État-membre de l’UE dans la région indo-pacifique. En effet, le 15 septembre 2021, l’Australie a rompu un contrat majeur concernant la vente de 12 sous-marins conventionnels Français au profit de sous-marins à propulsion nucléaire développés par les États-Unis et le Royaume-Uni. Les États-Unis ont annoncé simultanément la mise en place d’un « partenariat de sécurité avec l’Australie et le Royaume-Uni » (AUKUS) dans la zone indo-pacifique et ce « sans que la France n’ait été consultée, malgré son implication dans la région ». Deux des porte-parole de l’UE ont, quant à eux, déclaré que cette dernière n’avait pas non-plus « été informée du pacte de sécurité conclu entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni pour la région indo-pacifique » (Le Monde avec AFP, 2021).

La carte suivante permet de visualiser les distances entre le Japon et les PTOM français qui se situent entre le tropique du Capricorne et l’Équateur, alors que l’archipel japonais se situe au-delà du tropique du Cancer. 9 496 km séparent Papeete de Tokyo.

Figure 1. Les territoires ultra-marins français

Source : Jean-Benoît Bouron, Mise à jour des planisphères de l’Outre-Mer français, 11 novembre 2014, https://geotheque.org/tag/outre-mer-2/

 

2.2 Le potentiel de l’Accord de partenariat et de sécurité UE-Japon

L’un des objets de l’APS UE-Japon de 2018 est de contribuer à la paix et à la stabilité internationales en s’appuyant sur une série de principes dont la promotion d’un règlement pacifique des différends et la promotion de valeurs et principes communs, en particulier « la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme et les libertés fondamentales » (Article 1).

En matière de sécurité, 14 articles de l’APS concernent directement ces thématiques. Leurs intitulés sont reproduits dans le tableau ci-dessous.

Article 3 Promotion de la paix et de la sécurité ;

Article 4 Gestion de crise ;

Article 5 Armes de destruction massive ;

Article 6 Armes conventionnelles, y compris les armes légères et de petit calibre ;

Article 7 Crimes graves de portée internationale et Cour pénale internationale ;

Article 8 Lutte contre le terrorisme ;

Article 9 Atténuation des risques chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires ;

Article 10 Coopération internationale et régionale et réforme des Nations unies (réforme des Nations unies, … y compris le Conseil de sécurité) ;

Article 12 Gestion des catastrophes et action humanitaire ;

Article 16 Espace extra-atmosphérique (aspects des activités spatiales liés à la sécurité ) ;

Article 21 Société de l’information (sûreté et la sécurité en ligne);

Article 33 Lutte contre la corruption et le crime organisé ;

Article 36 Coopération sur les questions liées au cyberespace ;

Article 35 Lutte contre les drogues illicites.

Tableau 1. Les articles de l’APS UE-Japon relatifs à la sécurité.

Force est donc de constater à quel point ces dispositions en matière de sécurité sont étendues. Le nombre, la diversité et la modernité des domaines visés sont à souligner. Cela signifie que le potentiel de coopération est très important. En ce qui concerne l’espace extra-atmosphérique, on rappellera les essais russes en matière de destruction de satellites et donc la nécessité de développer des coopérations à ce niveau entre partenaires partageant les mêmes valeurs, mais bénéficiant aussi des capacités nécessaires, ce qui est le cas du Japon. C’est la raison pour laquelle l’Article 16 de l’APS couvre l’espace extra-atmosphérique et se réfère à des domaines tels que l’observation et la surveillance de la Terre, le changement climatique, la science de l’espace et des technologies spatiales, mais aussi à des aspects des activités spatiales liés à la sécurité.

Au niveau de la recherche, il convient de mentionner que des négociations ont été amorcées en mai 2022 concernant l’association du Japon au programme « Horizon Europe » qui est le 9e programme-cadre de l’UE pour la recherche et l’innovation (2021-2027). Il s’agit d’une évolution importante qui pourrait avoir un impact régional puisque des négociations sont aussi en cours avec le Canada et la République de Corée (European Commission, 2022), celles avec la Nouvelle-Zélande ayant été finalisées le 20 décembre 2022 (European Commission, 2021). Il faut en effet souligner que ce programme contient un volet en matière de sécurité civile qui couvre notamment la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, la cybercriminalité ou encore la sécurité maritime.

Finalement, il ne faut pas oublier le second accord bilatéral qui lie, depuis sa signature en 2018, le Japon et l’UE : l’Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique. Il s’agit d’un accord commercial préférentiel qui établit une zone de libre-échange bilatérale constituant un vecteur d’intégration économique très important (Nakanishi, Y., 2017, 2019). En effet, au-delà des aspects purement commerciaux, il contient des dispositions relatives à la sécurité énergétique, la cybersécurité et la coopération industrielle spatiale et aérospatiale ou encore des références à la législation liée à l’industrie des armes et des explosifs.

 

  1. Une convergence stratégique UE-Japon amplifiée par la guerre en Ukraine

 3.1 Le Japon, partenaire clé de l’UE en Asie en matière de sécurité

Un document du 17 octobre 2019, préparé par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le service diplomatique de l’UE, et intitulé : « EU Asia Security » identifie les espaces de coopération prioritaires en la matière. L’importance stratégique croissante de la relation UE-Japon est mise en exergue dans ce cadre régional puisque la première des priorités de la coopération sécuritaire entre l’UE et l’Asie est celle de la sécurité et de la sûreté de l’espace maritime, le Japon étant identifié, à cet égard, comme un partenaire clé. Ce document du SEAE se réfère aussi aux domaines traditionnels de coopération tels que la lutte contre le terrorisme, la prévention des conflits, les menaces hybrides et la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, mais également à des questions plus contemporaines.

Ce qui fait la valeur ajoutée de la coopération entre l’UE et le Japon au niveau de la sécurité, c’est justement que des coopérations en matière de cybersécurité, dans le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique sont envisageables. En effet, non seulement peu de pays disposent des capacités suffisantes au niveau technique, scientifique et financier mais, de plus, ils ne sont pas tous considérés comme étant des partenaires partageant les mêmes valeurs. Ainsi, la coopération relative à la transformation/transition numérique s’est concrétisée par l‘adoption d’un Partenariat UE-Japon sur la connectivité en septembre 2019. Il contient une dimension sécuritaire importante. Lors du sommet UE-Japon de 2021, les partenaires ont en effet annoncé les premiers projets concrets de coopération au titre de ce partenariat en précisant que la collaboration concernait notamment la promotion des normes mondiales et des approches globales, y compris réglementaires, pour les politiques et technologies, dont la cybersécurité et la 5G sécurisée. Il s’agit de faciliter la sécurité des flux de données en exploitant les avantages de l’économie numérique, tout en soutenant une transformation numérique inclusive, durable et centrée sur l’humain (UE-Japon, 2021).

Le sommet UE-Japon de 2022 a été l’occasion de lancer partenariat numérique UE-Japon et d’adopter un document sur ce partenariat, dont l’annexe mentionne un premier échantillon d’actions communes impressionnant. Est notamment mentionnée la promotion de la recherche sur les technologies des semi-conducteurs afin de définir la future architecture de l’informatique de prochaine génération. Il est aussi question de développer une intelligence artificielle fiable et responsable dans le cadre du Partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (UE-Japon, 2022).

 

3.2 La multiplication des exercices navals UE-Japon

Au niveau maritime, deux ans après la signature de l’APS, fin octobre 2020, un premier exercice naval conjoint entre l’UE et le Japon s’est tenu au large du Golfe d’Aden. Il impliquait un navire de la Force maritime d’autodéfense japonaise, soutenant les avions de patrouille maritime de l’opération EUNAVFOR Atalanta au large de la Somalie. Il s’agit de diplomatie navale, l’UE entend ainsi se profiler comme étant un fournisseur de sécurité maritime. Le Communiqué, publié par le SEAE à l’issue de l’exercice, met l’accent sur le fait que l’UE et le Japon réaffirment le caractère universel et unifié de la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Il insiste aussi sur le fait que le Japon et l’UE sont déterminés à poursuivre et à renforcer leur coopération en matière de liberté de navigation et de sûreté maritime, par le biais de futures initiatives de formation et d’activités opérationnelles en mer devant associer d’autres partenaires dans l’océan Indien et dans la région du Pacifique (SEAE, 2020).

Ce premier exercice sera suivi par d’autres en 2021. Ainsi la déclaration conjointe du sommet UE-Japon de 2021 met en avant l’intensification de la coopération navale entre le Japon et l’opération EUNAVFOR Atalanta, en se référant à la première escale conjointe à Djibouti et au premier exercice antipiraterie trilatéral UE-Japon-Djibouti (UE-Japon, 2021). Le 15 mars 2023, la Force navale de l’opération navale EUNAVFOR Atalanta de l’UE et la Force de surface de déploiement japonaise pour la lutte contre la piraterie au large des côtes de la Somalie et du golfe d’Aden, ont signé un arrangement administratif pour la communication et la coordination des exercices conjoints de lutte contre la piraterie. Ce dernier s’inscrit explicitement dans le cadre de la mise en œuvre de l’APS (SEAE, 2023).

Nous sommes donc seulement au début d’une coopération maritime importante entre l’UE et le Japon. Les fondements juridiques ont été posés en 2019, le cadre stratégique régional défini en 2021 et la guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie en février 2022, amplifient ce rapprochement stratégique.

3.3 Les initiatives dans le domaine sécurité de l’espace aérien et extra-atmosphérique

La guerre en Ukraine est en train de mettre un terme à la coopération UE-Russie liée à l’espace extra-atmosphérique. Dans ce domaine, les coopérations se développent rapidement. À titre d’exemple, Space. Japan est un projet créé par le Centre de coopération industrielle UE-Japon pour promouvoir la coopération dans les industries liées à l’espace, ainsi que dans les industries des applications et utilisations spatiales (EU-Japan Center for industrial cooperation, 2023). Des secteurs tels que les communications spatiales, l’observation de la Terre et les systèmes mondiaux de navigation par satellite (GNSS) sont considérés comme étant prioritaires.

Nous avons déjà souligné que la guerre dans l’espace extra-atmosphérique n’était plus une fiction depuis les essais russes en la matière (Le Monde, 2021). De hauts responsables américains de l’espace ont en effet exhorté les opérateurs spatiaux militaires et commerciaux à se préparer à d’éventuelles cyberattaques lors du déclenchement de la guerre en Ukraine (C4ISR, 2022). Les répercussions de l’affaire du ballon-espion chinois, qui a été abattu le 4 février 2023 alors qu’il survolait les États-Unis dans la stratosphère, doivent aussi être prises en compte, car il s’agit sans doute d’un domaine de convergence réglementaire potentielle entre partenaires partageant les mêmes valeurs. Pour l’instant, au niveau de l’espace aérien, il existe un accord UE-Japon sur la sécurité de l’aviation civile conclu en juin 2020.

3.4 Le renforcement du multilatéralisme effectif

Un autre élément, souligné lors du  sommet UE-Japon de 2021, est particulièrement intéressant. En effet, une annexe à la déclaration du Sommet intitulée : Politique étrangère et sécurité, contient un point (g), qui identifie des priorités du multilatéralisme effectif, qui consiste à favoriser entre partenaires des convergences de vues, voire des positions communes, dans les enceintes régionales et internationales. Il est d’abord question de la reprise des dialogues régionaux. Sont mentionnés : l’Arctique, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, les Balkans occidentaux et l’Asie. Ensuite, c’est la promotion d’un programme d’action des Nations Unies concernant le comportement responsable des États dans le cyberespace qui est mentionné, avant le renforcement des capacités pour la sécurité en Afrique, dans l’océan Indien et dans le Sud-Est asiatique (UE-Japon, 2021). Ensuite, le développement de la « coopération en matière de sécurité en Asie et avec l’Asie » est souligné, mention étant faite du programme ESIWA (Enhancing Security Cooperation In and With Asia), qui concerne la lutte contre le terrorisme, la cybernétique, la sécurité maritime et la gestion des crises et qui impliquait en 2022, outre l’UE et le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Singapour et le Vietnam (Expertise France, 2022).

Avec la guerre en Ukraine les références à l’accroissement de la coopération entre l’UE et le Japon sur les résolutions relatives aux droits de l’homme au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et à propos du renforcement du régime de désarmement et de non-prolifération, prennent malheureusement une nouvelle dimension. Les réactions à la guerre en Ukraine lors des votes aux Nations unies ont été largement commentées. Dès le départ, le Japon s’est retrouvé aux côtés des États-Unis, du Canada, des États membres de l’UE, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces votes, à l’instar de ceux de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Syrie et de l’Iran ont été constants, alors que suivant les thèmes des votes (condamnation, sanction…), ces derniers ont été rejoints par l’Érythrée, le Mali, le Myanmar et le Nicaragua.

Alors qu’une nouvelle donne géopolitique mondiale apparaît progressivement, le Japon et l’UE renforcent leur convergence, sous le signe d’un multilatéralisme effectif consolidé entre partenaires partageant les mêmes valeurs et ayant des intérêts communs dans le domaine de la sécurité. La déclaration commune du Sommet UE-Japon de 2022 est très claire à cet égard. Elle se réfère à toutes les initiatives communes, dont les sanctions envers la Russie ou la condamnation du rôle du régime du président du Belarus par exemple. La question des missiles balistiques de la Corée du Nord et la situation en mer de Chine orientale, y compris dans les eaux entourant les îles Senkaku et en mer de Chine méridionale, font aussi l’objet de développements conséquents, consacrant ce rapprochement stratégique global (UE-Japon 2022).

  

Conclusion

Les bouleversements géopolitiques et la remise en cause de l’architecture européenne de sécurité, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont une opportunité pour renforcer la coopération entre le Japon et l’UE dans le domaine de la sécurité. Bien entendu, pour l’instant, la principale limite est celle de l’article 9 de la Constitution du Japon qui prévoit que ce dernier renonce à jamais à la guerre et à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Mais cet article est l’objet d’interprétations plus ou moins extensives et de demandes de révision, certes anciennes, mais de plus en plus insistantes (Delamotte, G., 2020 et Péron-Doise, M., 2004, 2022). Il s’agit là de l’un des défis les plus importants à surmonter pour développer la relation nippo-européenne dans le domaine de la sécurité.

Le conflit en Ukraine va conduire à la réorganisation de l’espace européen de sécurité en prenant mieux en considération l’Asie au sens large. Il est le catalyseur d’une relation plus approfondie entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité. Cela implique de mener une réflexion sur l’espace eurasiatique qui, comme le rappelle Michel Bruneau, est le « plus grand espace continental de la planète, bordé à l’Est et au sud-ouest par deux Méditerranées, européenne et asiatique, environné par quatre océans (Pacifique, Indien, Atlantique, Arctique) », et « s’étend sur l’Asie et l’Europe, mais aussi l’Afrique du Nord » (Bruneau, 2018, 15). Cette réflexion ne sera pas aisée à mener, mais il s’agit là d’un défi que l’UE doit surmonter pour devenir un acteur plus crédible en Asie. A cet égard, l’octroi du statut de candidat à l’adhésion à l’UE à la Géorgie constituerait un tournant, car elle se situe dans le Caucase méridional, en Eurasie, aux portes de l’Asie centrale.

Force est donc de constater qu’en l’espace de quelques années seulement les relations entre l’Union européenne et le Japon sont devenues éminemment stratégiques. La guerre en Ukraine amplifie un mouvement initié en 2019 lorsque l’UE a reconnu la Chine comme étant un concurrent et un rival systémique de l’UE (Lannon, 2021) et en 2020 lorsque l’UE a adopté les premières sanctions contre des cyberattaques d’origine chinoise (Conseil de l’UE, 2020). En décembre 2021, la mise en place de la stratégie dite « Global Gateway » qui vise à développer des liens intelligents, propres et sûrs dans les domaines du numérique, de l’énergie et des transports et à renforcer les systèmes de santé, d’éducation et de recherche dans le monde, répond aussi au projet chinois des nouvelles routes de la Soie (Lasserre et al, 2019).

Au Japon, la guerre en Ukraine ravive les débats sur le nucléaire. L’ancien premier ministre japonais, Shinzo Abe, assassiné le 8 juillet 2022, avait à cet égard évoqué la possibilité d’autoriser l’installation d’armes nucléaires américaines sur le territoire japonais. Le président russe, Vladimir Putin, a quant à lui décidé, fin mars 2023, le déploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire du Belarus. Le monde est entré dans une nouvelle ère. La résurgence des questions liées aux armes nucléaires en est la triste illustration. Les solutions à la crise actuelle se trouvent autant en Europe qu’en Asie et aux États-Unis. Le partenariat UE-Japon dans le domaine de la sécurité est donc l’un des facteurs d’une nouvelle équation stratégique qui reste encore à résoudre.

Erwan Lannon

 

Références

Accord de partenariat stratégique entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et le Japon, d’autre part, Journal officiel de l’UE, 24 août 2018, n° L 216, 4.

Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique, Journal officiel de l’UE, 27 décembre 2018, n° L 330, 1.

Accord sur la sécurité de l’aviation civile entre l’Union européenne et le Japon, Journal officiel de l’UE, 16 juillet 2020, 4.

Bruneau, M. (2018). « L’Eurasie-Continent, empire, idéologie ou projet », CNRS, 15.

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La présence maritime de l’Union européenne : état des lieux et enjeux

Regards géopolitiques vol.9, n.2, 2023

Alexia Marchal

Alexia Marchal est diplômée en Sciences politiques de l’Université Catholique de Louvain.
alexia.marchal@gmail.com

Résumé : Depuis 2008, trois opérations militaires de sécurité maritime, Atalanta, Sophia et Irini, ont été mises en œuvre dans l’océan Indien et la mer Méditerranée par l’Union européenne. En 2019, l’Union européenne a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cet article revient sur ces différentes initiatives et explique leurs enjeux ainsi que les intérêts de l’Union européenne à cet égard.

Mots-clés : Union européenne, présence maritime, opération maritime, présences maritimes coordonnées

Summary : Since 2008, three military maritime security operations, Atalanta, Sophia and Irini, have been implemented in the Indian Ocean and the Mediterranean Sea by the European Union. In 2019, the European Union has also launched the concept of coordinated maritime presences in the Gulf of Guinea and the Indian Ocean. This article comes back to these different initiatives and explains their stakes as well as the EU’s interests in this regard.

Keywords : European Union, maritime presence, maritime operation, coordinated maritime presences

Introduction

Depuis 2008, l’Union européenne (UE) a lancé trois opérations militaires de sécurité maritime, menées par la Force Navale de l’Union européenne (EUNAVFOR), dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La première est l’opération de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, Atalanta, et la deuxième est l’opération de lutte contre le trafic de migrants en mer Méditerranée, Sophia (Larsen, 2019). Cette dernière a été remplacée par l’opération Irini en 2020 (Larsson et Widen, 2022). L’Union européenne n’a pas sa propre marine, ses forces proviennent des États membres (Germond, 2011). Ceux-ci participent de manière volontaire aux opérations de la PSDC en mettant à disposition des navires, des équipements militaires ou du personnel. Les États participants prennent en charge les coûts opérationnels. Dans le cas de l’opération Atalanta, la plupart des États membres prennent part à différents degrés (Larsson et Widen, 2022). En ce qui concerne l’opération Sophia, 26 États membres y ont contribué (EUNAVFOR Med, 2020). Actuellement, 23 États membres participent à l’opération Irini (Service européen pour l’action extérieure, 2023). Si les premières missions militaires de l’UE lancées avant 2008 reflétaient des objectifs basés sur des valeurs telles que la mise en œuvre d’accords de paix ou la protection de civils et de réfugiés, les opérations mises en place à partir de 2008 sont davantage justifiées par des « considérations basées sur l’utilité » (Palm et Crum, 2019 :524) Cela signifie que ces opérations sont justifiées par les intérêts matériels des États membres de l’UE, notamment la sécurité géopolitique et les intérêts économiques (Palm et Crum, 2019). De manière plus générale, les intérêts de l’UE sont devenus beaucoup plus importants dans ses affaires extérieures (Palm et Crum, 2019 ; Biscop cité par Palm et Crum, 2019). Cela est visible dans la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016 (Biscop, 2016).

Par ailleurs, en août 2019, lors de la conférence de presse suivant une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense à Helsinki, la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité de l’époque, Federica Mogherini, a présenté « le concept de Présences Maritimes Coordonnées dans certaines zones d’intérêt stratégique pour l’Union européenne » [traduction] (Larsen, 2019 ; Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les présences maritimes coordonnées ne sont pas des missions ou opérations de la PSDC et sont définies comme un outil additionnel et complémentaire aux opérations militaires (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Ce nouveau mécanisme a été lancé dans le golfe de Guinée en janvier 2021 et dans le nord-ouest de l’océan Indien en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cet instrument a pour but de permettre à l’UE de renforcer « la coordination des moyens navals et aériens des États membres présents dans des zones spécifiques présentant un intérêt pour l’UE […] afin d’accroître la capacité de l’UE à agir en tant que partenaire fiable et garant de la sécurité maritime » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2021a :para.3). La notion d’intérêt intervient donc également dans le cadre de ce mécanisme.

Au vu de ces différents éléments, l’article pose la question suivante : « quels sont les intérêts de l’Union européenne à lancer de telles initiatives et quels en sont les enjeux ? ». L’article revient tout d’abord sur les différentes opérations maritimes et leurs résultats (1) ainsi que sur le concept de présences maritimes coordonnées (2). En outre, les intérêts et enjeux pour l’Union européenne derrière ces mécanismes sont analysés (3).

1. Les opérations de sécurité maritime

1.1. L’opération Atalanta

1.1.1 Contexte et objectifs : augmentation de la piraterie et protection des voies de navigation

Au milieu des années 2000, le phénomène de la piraterie s’est fortement amplifié dans l’ouest de l’océan Indien et dans le golfe d’Aden (Larsen, 2019). En 2008, le nombre d’attaques a augmenté de 75%, s’élevant à 130 pour l’année. Des prises d’otages et demandes de rançon ont également commencé à être observées et la portée opérationnelle en mer des raids des pirates a augmenté (Germond et Smith, 2009). Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a alors adopté la Résolution 1816 (2008), encourageant la communauté internationale à agir contre la piraterie dans cette région. Trois flottes navales ont donc été créées internationalement dont l’opération Atalanta (ou EUNAVFOR Somalia) (Larsen, 2019 ; Larsson et Widen, 2022). Celle-ci a été approuvée par le Conseil de l’Union européenne en novembre 2008 et lancée en décembre 2008 (Larsson et Widen, 2022; Larsen, 2019). Elle était la première opération maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Les quartiers généraux opérationnels se trouvaient à Northwood, au Royaume-Uni, et ont été déplacés à Rota, en Espagne, en raison du Brexit (Larsen, 2019).

Le but est de protéger les voies de navigation internationales contre la piraterie dans l’ouest de l’océan Indien (Larsen, 2019). Plus précisément, l’opération vise à « dissuader, prévenir et réprimer la piraterie et les vols à main armée en mer » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.3). Elle contribue également « à la protection des navires du Programme alimentaire mondial (PAM) et de la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) ainsi que d’autres navires internationaux vulnérables » et « assure la surveillance des activités de pêche en dehors des eaux territoriales somaliennes et soutient d’autres missions PSDC de l’UE et des organisations internationales qui s’efforcent de renforcer la sûreté maritime et les capacités maritimes dans la région » (Conseil de l’Union européenne, 2022a :para.7 et 8). Selon Germond (2011), l’objectif est également de protéger la navigation commerciale de l’Union européenne. L’opération Atalanta « se situe ainsi à l’interface entre deux types de protection : celle des intérêts propres à l’UE et celle du bien de la Société internationale » (Proutière-Maulion, 2016 :171).  Son mandat a été prolongé plusieurs fois et en décembre 2022, il a été étendu jusqu’en décembre 2024 (Larsson et Widen, 2022 ; Conseil de l’Union européenne, 2022a).

1.1.2 Résultats : diminution de la piraterie, pas d’éradication

En 2011, lorsque que la crise de la piraterie était à son plus haut niveau, 736 otages et 32 bateaux étaient détenus par des pirates somaliens. Le nombre d’attaques a ensuite diminué[1] (Service européen pour l’action extérieure, 2018). 171 pirates présumés ont été arrêtés par les forces navales de l’UE et transmis aux systèmes de justice régionaux. 145 condamnations ont ainsi été prononcées (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Aucun incident de piraterie n’a été déclaré pour 2021. Néanmoins, la piraterie est fortement réduite par la présence des forces navales mais elle n’est pas éradiquée. En 2017, deux attaques de piraterie ont réussi. Cela montre que l’activité des pirates se poursuit malgré la présence des forces navales (Larsson et Widen, 2022). L’UE le constate en effet et explique que les réseaux criminels se sont diversifiés et réorientés vers d’autres crimes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2021c). Selon Larsson et Widen (2022), il est donc peu probable que l’UE puisse mettre fin à l’opération prochainement.

Néanmoins, l’opération est un succès pour l’Union européenne « en ce qui concerne sa capacité à maintenir une opération loin de chez elle et à se coordonner pour réduire les épisodes de piraterie » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :872). Ainsi, l’opération « a démontré la capacité de l’UE à opérer au-delà des côtes européennes (et donc, par conséquent, en tant que force mondiale) » et « a permis aux responsables de l’UE de continuer à renforcer son image d’acteur mondial du droit et de la justice » [traduction] (Dombrowski et Reich, 2019 :874). Cependant, la réelle contribution de l’intervention de l’UE à la réduction de la piraterie est difficile à évaluer. D’autres facteurs ont pu jouer un rôle, comme l’intervention des forces américaines, de l’OTAN et de forces indépendantes. De plus, la navigation commerciale s’est adaptée à la menace des pirates et des évolutions ont eu lieu en Somalie, même si leurs effets sont discutables. L’UE poursuit d’ailleurs des missions sur terre, parallèlement à celle en mer, pour améliorer la gouvernance somalienne. Toutefois, l’UE n’a pas réussi à renforcer les capacités somaliennes et à résoudre les causes de la piraterie (Dombrowski et Reich, 2019). L’instabilité politique en Somalie s’est également aggravée et il existe toujours des « facteurs d’incitation à s’engager dans des activités illégales » [traduction] (Conseil de sécurité de l’ONU cité par  Larsson et Widen, 2022 ; Larsson et Widen, 2022 :13).

Par contre, la contribution des forces maritimes de l’UE aux patrouilles maritimes a été importante et la navigation commerciale dans la région est devenue plus sûre, notamment dans le golfe d’Aden (Dombrowski et Reich, 2019 ; Besenyő et Sinkó, 2022). En 2015, les attaques à distance de frappe des côtes africaines avaient presque disparu. Les forces européennes ont donc été réduites et la marine américaine et l’OTAN ont arrêté leur mission. La menace est néanmoins réapparue en 2017, comme expliqué précédemment (Dombrowski et Reich, 2019). La présence européenne étant réduite, des navires chinois ont empêché des attaques (Ali cité par Dombrowski et Reich, 2019). Selon Dombrowski et Reich (2019), l’engagement de l’UE a diminué et a en réalité été remplacé par une présence efficace de la Chine. Les conditions ont en effet changé à la suite de la crise migratoire de 2015. L’afflux de migrants en Europe est devenue une question stratégique et politique plus urgente. Les ressources navales de l’UE ont donc été relocalisées en Méditerranée (Dombrowski et Reich, 2019).

1.2. Les opérations Sophia et Irini

1.2.1 Contexte et objectifs : afflux de réfugiés et lutte contre les passeurs de migrants

En 2015, l’Union européenne a fait face à un afflux massif de réfugiés, c’est-à-dire à un niveau très élevé de migration irrégulière. Les migrants venaient principalement d’Afrique, traversant la mer Méditerranée à partir des côtes libyennes. Les systèmes d’asile et social européens étaient sous pression, principalement dans les pays au sud de l’Europe (Larsen, 2019). Depuis 2013, l’Italie avait plaidé pour une opération navale à l’échelle de l’UE afin de remplacer son opération de recherche et de sauvetage, Mare Nostrum. L’Italie voulait en effet partager la charge de la gestion de la migration. La proposition italienne avait été refusée car cela apparaissait disproportionnément en sa faveur. L’opération Triton de Frontex avait néanmoins été mise en place à la suite de l’opération Mare Nostrum mais elle était plus limitée financièrement et géographiquement (Nováky, 2018). A la suite du décès de 800 personnes traversant la Méditerranée en avril 2015, l’Union européenne a changé d’attitude et a décidé d’agir (Boșilcă et al., 2021 ; Nováky, 2018). Le Conseil de l’Union européenne a ainsi mandaté le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) afin de mettre en place une opération (Larsen, 2019). L’opération EUNAVFOR MED a ainsi été établie en mai 2015 et lancée en juin 2015 (Conseil de l’Union européenne cité par Larsen, 2019).

Le but était de lutter contre les passeurs de migrants en mer Méditerranée. L’opération était composée de quatre phases consécutives. La première consistait en un déploiement de patrouilles navales et une collecte d’informations afin de surveiller les activités de contrebande (Larsen, 2019). Le 7 octobre 2015, la seconde phrase a été enclenchée à la suite d’une décision du Conseil de l’UE. L’opération a alors été renommée Sophia (Larsson et Widen, 2022). Des actions militaires directes ont été introduites lors de cette deuxième phase (Molnár et Vecsey, 2022). Celle-ci était composée de deux étapes (Larsen, 2019). L’objectif était d’abord de mener en haute mer des opérations d’arraisonnement, de fouille et de saisie de navires suspectés d’être utilisés pour le trafic ou la traite d’êtres humains et ensuite d’étendre celles-ci aux eaux territoriales et intérieures de la Libye, sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou du consentement de la Libye (Molnár et Vecsey, 2022 ; Larsen, 2019). La troisième phase avait pour but de démanteler les réseaux criminels et de détruire leurs navires, toujours sous réserve d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ou du consentement de la Libye. La dernière phase clôturait l’opération. Cependant, l’opération a été bloquée dans sa deuxième phase. La Résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU a en effet autorisé les opérations en haute mer uniquement. L’Union européenne a donc décidé l’année suivante d’élargir le mandat en ajoutant une mission de formation de la marine et des garde-côtes libyens ainsi que la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye (Larsen, 2019). En 2017, il a également été ajouté au mandat de l’opération « des activités de surveillance et la collecte d’informations sur le trafic illicite d’exportations de pétrole en provenance de Libye » [traduction] (Conseil de l’Union européenne cité par Boșilcă et al., 2021 :221). Des opérations de recherche et de sauvetage ne faisaient officiellement pas partie du mandat mais certaines ont été réalisées (Cusumano cité Boșilcă et al., 2021).

L’opération Sophia s’est terminée le 31 mars 2020. L’opération Irini lui a ainsi succédée (Larsson et Widen, 2022). Celle-ci se concentre sur la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU et utilise des moyens aériens, satellites et maritimes. Des inspections de navires suspectés de transporter des armes sont réalisées en haute mer au large des côtes de la Libye, conformément à la Résolution 2292 (2016) du Conseil de sécurité de l’ONU. L’opération poursuit également la formation de la marine libyenne, le démantèlement du trafic d’êtres humains ainsi que la surveillance et la collecte d’informations sur les exportations illicites de pétrole (Conseil de l’Union européenne, 2020). Elle est actuellement prévue jusqu’au 31 mars 2025 (Conseil de l’Union européenne, 2023).

1.2.2 Résultats : une opération Sophia controversée

L’opération Sophia a permis l’arrestation de 143 passeurs présumés et la destruction de 545 embarcations. De plus, 477 garde-côtes libyens ont été formés (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023b). Lors de l’opération, 44916 personnes ont été secourues (Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, 2023a). Cependant, l’opération a été critiquée. Tout d’abord, des organisations non-gouvernementales (ONG) ont souligné le fait que la recherche et le sauvetage n’était pas une des priorités de l’opération et donc cette dernière a été accusée d’empêcher les migrants d’atteindre l’Europe (Human Rights Watch citée par Larsson et Widen, 2022). En 2017, le Comité européen de la Chambre des Lords du Royaume-Uni (citée par Larsson et Widen, 2022) a également estimé que l’opération ne permettait pas de perturber les réseaux de passeurs ou d’entraver les trafics mais que la destruction des navires a eu pour conséquence l’adaptation des passeurs. Ceux-ci utiliseraient alors des navires en mauvais état pour les migrants, augmentant le nombre de décès (Chambre des Lords du Royaume-Uni citée par Larsson et Widen, 2022). D’autres critiques du même ordre mentionnaient le fait que l’aspect recherche et sauvetage permettait aux trafiquants d’utiliser des navires de mauvaise qualité en convaincant les migrants qu’ils allaient être assistés. Les migrants seraient alors encouragés à réaliser la traversée, voire même à la faire sans passeurs. Cela aiderait donc les passeurs et attirerait les passeurs et migrants (Larsson et Widen, 2022). Amnesty International (citée par Dombrowski et Reich, 2019) estimait ainsi que la destruction des bateaux en bois des passeurs lors de l’opération impliquait l’utilisation de canots, augmentant le nombre de décès. Cependant, Larsson et Widen (2022) expliquent qu’en réalité, une coopération avait lieu entre les ONG et les forces navales et le conflit entre les deux était exagéré. Néanmoins, le succès de l’opération Sophia est moindre que celui de l’opération Atalanta. La complexité et la proximité de la question des réfugiés ainsi que les désaccords sur la nature et les objectifs de l’opération ont conduit à des troubles aux niveaux politique et opérationnel (Larsson et Widen, 2022).

En ce qui concerne les chiffres actuels (février 2023) de l’opération Irini, 25 navires suspects ont été inspectés depuis son lancement. Trois saisies de cargaisons considérées comme violant l’embargo sur les armes des Nations Unies ont été réalisées, en redirigeant les navires vers le port d’un État membre. Des enquêtes par appel radio ont été effectuées pour 8647 navires marchands et 434 navires ont été visités avec le consentement de leur capitaine. L’opération a également fourni 41 rapports spéciaux au groupe d’experts des Nations Unies sur la Libye (Service européen pour l’action extérieure, 2023).

2. Les Présences Maritimes Coordonnées

Cet instrument a été imaginé pour « mieux coordonner la présence navale des États membres dans une certaine zone spécifique qui serait reconnue comme stratégiquement importante pour l’Union européenne en tant que telle, en tirant le meilleur parti des ressources navales nationales d’une manière européenne coordonnée » et est décrit comme un « outil flexible et léger »  [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.15 et 31). Comme expliqué précédemment, il ne s’agit pas d’opérations militaires avec une structure lourde (Service européen pour l’action extérieure, 2019). Les opérations de la PSDC sont également plus compliquées en termes d’accord au niveau du Conseil de l’UE et demandent plus de ressources pour les conduire. Le mécanisme permet ainsi à l’UE d’utiliser des moyens navals qui étaient déjà présents dans la région pour son agenda politique. Cela permet également à l’UE d’avoir accès de manière permanente à des capacités navales et donc d’avoir une portée plus grande et plus souple en mer (Larsen, 2019).

Concrètement, l’outil peut être mis en place dans une zone maritime du monde définie par le Conseil de l’UE comme une zone d’intérêt maritime (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cela implique d’utiliser, sur base volontaire, les moyens navals des États membres, ceux-ci restant sous commande des autorités nationales mais partageant « les informations, la sensibilisation, l’analyse » et promouvant « ensemble la coopération internationale en mer et le partenariat avec les pays côtiers des zones concernées » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.9). Les moyens navals et aériens utilisés sont déjà présents sur place ou seront déployés (Service européen pour l’action extérieure, 2022). De plus, l’initiative « vise à accroître la capacité de l’UE en tant que partenaire fiable et pourvoyeur de sécurité maritime, en renforçant l’engagement européen, en assurant une présence et une couverture maritimes continues dans les zones d’intérêt maritimes désignées établies par le Conseil » (Conseil de l’Union européenne, 2022b :para 4.).

2.1. Dans le golfe de Guinée

En août 2019, lors d’une réunion informelle entre les ministres européens de la Défense, il a été décidé de lancer un premier test ou cas pilote du mécanisme de présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée. Cette région a été choisie car l’instrument requiert l’adhésion des États côtiers à cette approche coordonnée et un intérêt commun dans la lutte contre la piraterie ou d’autres menaces pour les routes maritimes (Service européen pour l’action extérieure, 2019). La région fait en effet face à un taux élevé d’enlèvements avec demande de rançon, à la piraterie, à des vols à main armée en mer, à de la criminalité transnationale organisée ainsi qu’à de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Le nombre d’attaques de pirates dans le golfe a, selon le Bureau maritime international, dépassé le nombre de celles perpétrées au large de la Somalie (ICC Commercial Crime Services cité par Larsen, 2019). La nécessité d’améliorer la sécurité maritime dans cette région est donc une des raisons pour lesquelles elle a été choisie (Nováky, 2022). L’UE surveille également la sécurité maritime dans le golfe depuis des années et donc connaît également la région (Germond cité par Nováky, 2022). Le projet pilote avait également comme objectif de permettre à l’UE « de renforcer la visibilité de sa présence maritime et soutenir les objectifs stratégiques et politiques de l’Union, y compris la prévention des conflits, en étroite coopération avec les partenaires internationaux et régionaux » (Conseil de l’Union européenne, 2021 :3).

Le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe de Guinée a ainsi été réalisé en janvier 2021, faisant de cette région une zone d’intérêt maritime (Nováky, 2022). Le but est de soutenir la région face aux problèmes de sécurité qui entravent la liberté de navigation et de garantir une présence continue des États membres de l’UE dans la zone. La coopération avec les États côtiers et les organisations de l’architecture Yaoundé est également accrue (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Cette architecture de sûreté et sécurité maritimes du golfe de Guinée est un mécanisme intrarégional, réunissant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et la Commission du Golfe de Guinée (CGG) (Service européen pour l’action extérieure, 2021b). Selon le Conseil de l’Union européenne (2022b), la mise en œuvre du concept est efficace et a permis de renforcer la sûreté maritime. Les incidents de sécurité maritime ont en effet diminué de 50% en 2021 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). En février 2022, la mise en œuvre a été prolongée de deux ans avec une évaluation prévue d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

2.2 Dans le nord-ouest de l’océan Indien

Une grande majorité du commerce mondial passe par l’océan Indien, qui est également une région riche en ressources naturelles. Des voies maritimes sécurisées sont donc importantes dans cette zone pour relier le commerce entre les continents (Service européen pour l’action extérieure, 2022). L’UE est en effet un des principaux partenaires commerciaux de la région indo-pacifique, avec quatre des dix principaux partenaires de l’UE, et les échanges entre les deux régions sont très importants. L’Indo-Pacifique représente la deuxième destination des exportations de l’UE et l’UE constitue la première destination des exportations des produits de la mer de l’Indo-Pacifique. Les voies maritimes de cette région sont cruciales pour les échanges commerciaux de l’UE (Commission européenne et Le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, 2021). Les présences maritimes coordonnées ont ainsi été lancées dans cette région en février 2022 (Service européen pour l’action extérieure, 2022). Celles-ci complètent les actions de l’UE dans la région, c’est-à-dire l’opération Atalanta, tout en respectant son mandat. La zone d’intérêt maritime établie dans le nord-ouest de l’océan Indien s’étend du détroit d’Ormuz au tropique du Capricorne et du nord de la mer Rouge au centre de l’océan Indien (Conseil de l’Union européenne, 2022b). L’UE vise ainsi à renforcer ses actions et avoir une présence navale dans la zone, renforcer la coopération dans la région ainsi que son rôle de garant de la sécurité maritime à l’échelle mondiale (Service européen pour l’action extérieure, 2022). La mise en œuvre du concept dans la région doit être évaluée par le Conseil de l’UE d’ici février 2024 (Conseil de l’Union européenne, 2022b).

3. Intérêts et enjeux pour l’Union européenne

Les États membres de l’Union européenne dépendent du transport maritime pour l’importation et l’exportation de biens. En 2021, le transport maritime comptait pour 43,6% des marchandises exportées et 52,6% des marchandises importées en valeur, ce qui correspond à 75,7% des exportations et 72,7% des importations en volume (Eurostat, 2022). Le secteur européen de la pêche est également important en termes d’importations et de production. Les frontières maritimes représentent 70% des frontières extérieures de l’Union européenne. En outre, la sécurité énergétique européenne repose sur les infrastructures et le transport maritimes (Conseil de l’Union européenne, 2014). La préservation de la sécurité des océans est donc une priorité politique de l’Union européenne (Larsen, 2019). La prospérité et la sécurité européennes nécessitent des routes maritimes ouvertes et sécurisées (Larsson et Widen, 2022). L’UE est également dépendante de ces routes commerciales pour la projection de puissance. Le renforcement de sa présence maritime est donc justifié pour des raisons économiques et sécuritaires (Fiott, 2021).

Par ailleurs, la dimension navale de la sécurité et de la défense de l’UE est de plus en plus apparente depuis la fin des années 2000. Cela est percevable aux lancements des opérations maritimes Atalanta, Sophia et Irini mais également dans les documents de l’UE, par exemple la Stratégie de sûreté maritime de 2014 et la Stratégie globale de 2016. Ces deux stratégies expliquent notamment la volonté de l’UE d’être un acteur naval effectif à l’échelle globale (Nováky, 2022). L’opération Atalanta est un exemple du potentiel de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime et a permis de promouvoir l’UE en tant qu’acteur de la sécurité (Pejsova, 2019). Larsen (2019 :6) explique également que les différentes initiatives de l’UE montrent que celle-ci « accorde une importance accrue aux domaines maritimes mondiaux en tant que priorité politique pour renforcer son profil de sécurité » [traduction]. Selon Pejsova (2019 :1), la sécurité maritime est « l’un des intérêts stratégiques fondamentaux de l’Union européenne » [traduction]. Lors de la conférence de presse de la réunion informelle des ministres européens de la Défense à Helsinki, Federica Mogherini a déclaré :

« Et nous constatons une demande croissante pour un rôle de l’Union européenne en tant que garant de la sécurité maritime non seulement dans notre région, mais aussi plus loin – je pense à l’Asie ou au Pacifique, à l’océan Indien -, où l’Union européenne et les États membres ont un intérêt évident à garantir la liberté de navigation et la sécurité des routes maritimes » [traduction] (Service européen pour l’action extérieure, 2019 :para.8).

Selon Palm et Crum (2019), de plus en plus, les opérations militaires de l’UE prennent part à une stratégie de politique étrangère plus large. Avec l’opération Atalanta, l’UE s’est imposée « non seulement au nom de la sécurisation du transport maritime mondial mais également en faisant prévaloir une vision globale alliant action militaire et judiciaire à l’aide au développement » (Proutière-Maulion, 2016 :166). L’UE s’occupe ainsi des causes de la piraterie pour que la lutte soit à la fois politique et juridique, participant à une politique plus globale d’aide au développement. Allier les différents enjeux sécuritaires, économiques et humanitaires concorde avec la vision présentée dans la Stratégie européenne de la sécurité de 2003 (Proutière-Maulion, 2016). L’opération Atalanta participe donc à une démarche globale qui vise à éradiquer la piraterie et « à proposer un nouveau modèle de construction pour les pays en voie de développement » (Proutière-Maulion, 2016 :167). Elle s’intègre également dans le Cadre stratégique pour la Corne de l’Afrique de l’UE (Palm et Crum, 2019). Concernant l’opération Sophia, celle-ci s’inscrit également dans l’approche globale de l’UE en termes de migration (Proutière-Maulion, 2016). Le but est donc également de combattre les symptômes mais aussi les « causes profondes du phénomène, telles que les conflits, la pauvreté, les changements climatiques et les persécutions » (Proutière-Maulion, 2016 :175). L’UE utilise des instruments similaires afin de lutter contre la piraterie et contre le trafic de migrants : une opération militaire, un renforcement de la coopération bilatérale et avec les organisations régionales et internationales ainsi qu’un soutien au niveau local. Dans les deux cas, une approche régionale est donc utilisée par l’UE pour un problème régional tout en développant une démarche globale (Proutière-Maulion, 2016).

En ce qui concerne les présences maritimes coordonnées, selon Pejsova (2019 :3), celles-ci pourraient « renforcer considérablement la capacité maritime et le rayonnement de l’Union à l’échelle mondiale » et « accroître la visibilité de l’UE en tant que garant de la sécurité maritime à long terme » [traduction]. Le but de ce mécanisme est en effet de renforcer le rôle de l’UE en tant qu’acteur de la sécurité dans le domaine maritime et la mise en œuvre indique également que cela est devenu une priorité dans sa stratégie de défense et de sécurité (Sobrino-Heredia, 2022). De plus, l’initiative démontre l’intention de l’UE « non seulement d’être une puissance maritime civile mais aussi de devenir une puissance navale selon les lignes définies en 2016 dans sa Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité […] » [traduction] (Sobrino-Heredia, 2022 :108).

En outre, les trois régions où l’UE déploie une présence maritime ont chacune des enjeux importants pour l’Union européenne. L’océan Indien est une ligne de communication stratégique pour l’UE. Il constitue une route commerciale majeure entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe où circule des produits manufacturés, des denrées alimentaire et de l’énergie. Des communautés locales et lointaines dépendent également de ses ressources marines. L’UE et les États membres y ont des flottes de pêche (Larsen, 2019). Germond (2011 :567) explique que l’opération Atalanta est « la première opération militaire de l’Union européenne qui vise directement à défendre un intérêt central de ses États membres, à savoir le commerce maritime » [traduction]. Avec la crise financière de 2008, les conséquences sur le commerce de l’insécurité dans la Corne de l’Afrique auraient été difficiles à supporter pour l’Europe (Besenyő et Sinkó, 2022). Pejsova (2019) a ainsi déclaré que la piraterie est le seul problème de sécurité de l’Indo-Pacifique qui a été pris en charge par la communauté internationale du fait des conséquences économiques qui en découlent. La sécurité maritime et le libre accès aux lignes de communication maritimes sont en effet un important défi de la région. Ces lignes sont d’ailleurs essentielles pour le fonctionnement et la croissance de l’économie mondiale et des télécommunications numériques qui s’effectuent grâce à un réseau de câbles sous-marins (Pacheco Pardo et Leveringhaus, 2021).

De plus, comme expliqué précédemment, l’UE a des partenaires économiques importants en Asie. En 2018, les échanges entre l’Asie et l’UE s’élevaient à 1,4 billion d’euros et 50% de ceux-ci ont transité par l’océan Indien (Pejsova, 2019). Pacheco Pardo et Leveringhaus (2021) expliquent que des perturbations au niveau de l’accès ou de la navigation dans les eaux indo-pacifiques ont des impacts importants, notamment sur la vie quotidienne, dans l’Union européenne. Selon Pejsova (2019 :1), l’UE a donc un intérêt à ce que le domaine maritime soit sûr et il est donc « naturel qu’elle contribue à sa préservation, en particulier dans les eaux qui la relient à ses principaux partenaires économiques en Asie » [traduction]. Les pays d’Asie souhaitent également que l’Union européenne soit davantage engagée « dans la résolution des nombreux problèmes de sécurité maritime […] dans la région Indo-Pacifique, notamment en raison de son aspiration à jouer un rôle plus important en matière de sécurité dans la région » [traduction] (Pejsova, 2019 :1-2).

De même, la mer Méditerranée est importante pour l’UE car elle relie l’Europe au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord et elle est également une source de subsistance qui sert aux industries européennes de la pêche et du tourisme (Larsen, 2019). Par ailleurs, l’opération Irini est « liée à la question des hydrocarbures », notamment car « elle intervient dans une région où les hydrocarbures représentent un enjeu important pour l’Union européenne » (Peyronnet, 2022 :6). La Libye a d’importants gisements d’hydrocarbures (OPEC cité par Peyronnet, 2022). Ces ressources pétrolières sont, en raison de leur qualité et de leur position proche, « particulièrement attractives pour les États membres de l’Union européenne, qui n’en bénéficie à ce jour que très peu » (Galtier cité par Peyronnet, 2022 :6 ; Peyronnet, 2022 :6).

Le golfe de Guinée est également une région stratégique. Elle inclut 17 pays de l’ouest de l’Afrique et est riche en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures, minéraux et ressources halieutiques. Le golfe est également important pour le trafic maritime africain dont il représente 20% et il comprend 20 ports commerciaux (Nováky, 2022). 1500 navires y transportent chaque jour les exportations en matières premières, notamment le pétrole, de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe. Les États membres de l’UE y ont également des flottes de pêche (Service européen pour l’action extérieure cité par Sobrino-Heredia, 2022). Ce commerce maritime, qui est essentiel pour l’UE, est donc menacé par la piraterie et les vols à main armée sur les navires (Escuela Superior de las Fuerzas Armadas cité par Sobrino-Heredia, 2022 ; Sobrino-Heredia, 2022). Selon Nováky (2022), le lancement des présences maritimes coordonnées dans le golfe vise à renforcer la présence maritime de l’UE ainsi que son influence politique dans la région.

Conclusion

L’opération Atalanta est la première opération militaire de sécurité maritime mise en œuvre dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. Elle a été lancée en 2008 dans l’ouest de l’océan Indien afin de lutter contre la piraterie et les vols à main armée en mer. D’autres missions lui sont également attribuées. Son mandat est actuellement prévu jusqu’en décembre 2024. L’opération a permis jusqu’à présent l’arrestation de pirates présumés, des condamnations ainsi qu’une diminution des actes de piraterie. Néanmoins, les réseaux criminels se sont adaptés et la piraterie n’a pas été éradiquée. La réelle contribution de l’opération européenne n’est pas certaine mais cela a permis à l’UE de démontrer sa capacité à opérer en dehors des côtes européennes.

La crise des réfugiés de 2015 a également conduit l’UE à lancer l’opération EUNAVFOR MED, rebaptisée Sophia par la suite. Le but était de lutter contre le trafic de migrants en mer Méditerranée. Quatre phases étaient prévues mais les opérations dans les eaux libyennes n’ayant pas été autorisées, l’opération a été bloquée dans sa seconde phase. D’autres missions avaient été ajoutées, notamment la contribution à l’embargo de l’ONU sur les armes imposé à la Libye. L’opération a permis l’arrestation de passeurs présumés, la destruction d’embarcations et la formation de garde-côtes libyens. Plus de 40000 personnes ont également été secourues. L’opération a cependant été critiquée pour son orientation, c’est-à-dire non-centrée sur la recherche et le sauvetage, et ses conséquences indirectes, notamment l’adaptation des passeurs augmentant la dangerosité de la traversée et le nombre de décès. L’opération s’est terminée fin mars 2020 et a été remplacée par l’opération Irini, dont la mission principale est la mise en œuvre de l’embargo de l’ONU. Celle-ci mène des inspections, saisies, enquêtes et rapports.

En août 2019, l’UE a également lancé le concept de présences maritimes coordonnées afin de coordonner la présence maritime des États membres dans une certaine région, désignée comme zone d’intérêt maritime. Celles-ci ne constituent pas des opérations militaires de la PSDC. En janvier 2021, un projet pilote a été lancé dans le golfe de Guinée afin de soutenir la région face aux problèmes et incidents de sécurité. En février 2022, le mécanisme a également été mis en place dans le nord-ouest de l’océan Indien. La mise en œuvre du concept dans les deux régions est actuellement prévue jusqu’en février 2024.

Ces différentes opérations et initiatives soutiennent différents intérêts de l’UE. En effet, les importations et exportations ainsi que la sécurité énergétique de l’UE dépendent du transport maritime. Le secteur de la pêche est également important. Des routes maritimes ouvertes et sécurisées sont donc essentielles pour l’économie et la sécurité européennes. Les opérations maritimes et les présences maritimes coordonnées montrent également que la dimension navale est de plus en plus apparente et est devenue une priorité dans la politique de sécurité et de défense de l’UE. L’UE cherche également à mettre en avant son rôle en tant qu’acteur et garant de la sécurité maritime. Par ailleurs, les différentes initiatives mises en place s’inscrivent dans une stratégie politique plus globale de l’UE.

En outre, les trois zones d’intervention représentent également des enjeux importants pour l’UE. L’océan Indien est une route commerciale et une zone de pêche majeure pour l’UE. Il constitue également une région où l’UE a des partenaires économiques importants. La mer Méditerranée est également une zone de pêche ainsi qu’une source de subsistance et d’hydrocarbures. Enfin, le golfe de Guinée est riche en ressources naturelles et constitue une zone majeure de transport commercial.

Alexia Msrchal

Références

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[1] Pour des chiffres détaillés par année, voir le site de l’EU Naval Force Operation ATALANTA https://eunavfor.eu/key-facts-and-figures

Un sociologue à la Commission européenne

Regards géopolitiques, v8 n4, 2022

 

Frédéric Mérand (2021). Un sociologue à la Commission européenne. Paris : Les Presses de Sciences Po.

Avec cet ouvrage, Frédéric Mérand, directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal, nous propose une immersion dans le fonctionnement de la Commission européenne. Plus précisément, cet ouvrage s’appuie sur la méthodologie de l’observation directe et nous propose une observation analytique du fonctionnement du cabinet de Pierre Moscovici, commissaire européen aux Affaires économiques et financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière au sein de la commission Juncker. A priori donc, on n’est pas parti pour une franche rigolade. Mais – car il y a un mais – contre toute attente, la lecture se révèle absolument captivante et on finit par se passionner par le « mystère du ministère » (p.49) à savoir : le fonctionnement de la « commission politique » ambitionnée par Juncker.

L’intérêt de l’ouvrage tient, à mon sens, à plusieurs aspects. C’est d’abord la question de recherche qui est intéressante : comprendre comment la politique se fait. Au gré des observations de l’auteur (huit mois sur plus de quatre ans), l’objectif est de mettre en avant la marge de manœuvre politique d’un cabinet au sein d’une institution a priori plus technocratique que politique. Plus précisément, l’auteur montre avec brio comment la commission tente de se créer cette marge de manœuvre politique en utilisant les outils dont elle dispose. La commission Juncker se démarque des précédentes en s’appuyant notamment sur un narratif très axé sur sa dimension politique : ce discours est pris au mot et décortiqué dans le cadre de l’analyse offerte par cet ouvrage. Pour qui s’intéresse à l’Union Européenne et à son fonctionnement, c’est déjà un point de départ accrocheur tant le fonctionnement de la commission apparaît parfois nébuleux.

Ensuite évidemment – et peut-être principalement – c’est la méthode choisie qui est intéressante. Le chercheur décrit une méthodologie située entre l’observation et l’observation participante – car s’il ne participe pas directement aux travaux du cabinet, il y a eu un bureau, il a pu participer aux réunions de cabinet et aux moments de socialisation (p.13). Ce choix méthodologique rend la lecture très vivante, le texte étant ponctué de citations, de réflexions sur le vif, restituées telles quelles. Cela permet de suivre l’élaboration de la posture du cabinet et sa gestion de différents dossiers, au gré des rebondissements politiques. Cela donne aussi un aperçu de la gestion de crise en temps réel – et c’est très bien restitué. La partie réflexive, en conclusion, est particulièrement intéressante quant à la posture du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude – on aurait peut-être même voulu en lire plus.

Finalement, on en apprend beaucoup sur le fonctionnement de la Commission – j’ai pour ma part pris conscience de l’étendue de ce que j’ignorais quant au fonctionnement de cette institution centrale de l’UE. Les premiers chapitres sur la crise grecque sont passionnants, surtout quand l’analyse confronte différents niveaux politique (et scalaires), depuis l’intérieur du cabinet jusqu’aux relations de pouvoir entre les acteurs historiques de l’Union. Le chapitre sur l’Italie qui met l’accent sur la tension entre l’application des règles de l’Union et la marge de manœuvre politique qui permet de les contourner est particulièrement éclairant quant à la problématique générale de l’ouvrage. Il met efficacement en lumière comment le cabinet tente de se créer une marge de manœuvre politique dans le fonctionnement réglementaire européen. Ce chapitre italien est aussi intéressant en ce qu’il révèle de la posture de la commission face à un euroscepticisme en expansion dans l’Union et de la façon dont certains acteurs politiques en jouent. La citation d’un tweet de Pierre Moscovici à propos de cette crise italienne résonne tout particulièrement aujourd’hui compte tenu de l’actualité qu’on connaît : « […] on s’habitue à une sourde violence symbolique, et un jour on se réveille avec le fascisme. Restons vigilants! La démocratie est un trésor fragile » (p. 187).

D’autres chapitres sont proprement intrigants, notamment les deux derniers, qui examinent respectivement la lutte contre l’évasion fiscale et la justice fiscale, deux sujets que l’on n’associe pas, d’instinct, avec la Commission Européenne. De fait, le président de la Commission pendant la période d’investigation, Jean-Claude Juncker, était personnellement épinglé par les LuxLeaks, scandale financier révélé par le Consortium international des journalistes d’investigation et qui a mis au jour les plans d’évasion fiscale présumés impliquant 343 entreprises au Luxembourg pendant que Juncker en était le Premier ministre. Pierre Moscovici quant à lui, a été ministre de l’Économie, des Finances et du Commerce extérieur d’un président français qui avait déclaré « la finance, voilà l’ennemi », sans parvenir ensuite à des mesures significatives en la matière. Tout cela ne semble pas suggérer a priori que la lutte contre l’évasion fiscale soit au cœur des préoccupations des acteurs ici en jeu. Pourtant, on apprend dans le chapitre huit qu’il y a eu une réelle tentative en ce sens, et que le cabinet Moscovici a obtenu de beaux succès.

Dans ce chapitre toujours, la description du processus d’élaboration d’une liste de paradis fiscaux est particulièrement éclairante quant à la façon dont la Commission peut faire de la politique, oui, mais surtout comment la politique peut aussi constituer un frein majeur aux actions de la Commission, alors que la liste finit par se résumer à une portion congrue de ce qu’elle était initialement. Les alliances politiques font disparaître quelques États et, surtout, aucun pays européen n’y a jamais figuré alors que certains y auraient volontiers trouvé leur place – l’on s’abstiendra ici de les nommer mais chacun pourra aisément penser à plusieurs exemples. On ne peut que regretter que tout le travail mené par la commission pour la « révolution de la transparence » (p. 245) ait été en partie balayé par une décision récente de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui a invalidé l’accès public aux registres des bénéficiaires effectifs par les États membres, au nom du droit fondamental à la vie privée (!).[1] Le lecteur sera sans doute intéressé de voir quels États se sont empressé de refermer l’accès à ces registres au public – cette information demeurant, elle, accessible.

Avec le dernier chapitre sur la justice fiscale, on prend aussi conscience de l’importance du temps politique – contrainte supplémentaire avec laquelle doit composer une Commission « politique ». Dans ce chapitre, le chercheur examine le traitement des questions de justice fiscale, notamment au travers de la question de la taxation sur les GAFA. Pour faire de la politique, la commission s’appuie entre autres sur un gouvernement et sa promesse politique, celle du gouvernement Macron nouvellement élu, dont la taxation des GAFA était une promesse phare de campagne. La conjoncture est favorable, le débat s’ouvre : mais le temps politique exige des résultats rapides et à la fin, si l’appui de la France a permis d’envisager puis de voter une mesure, c’est aussi la volonté du gouvernement Macron d’avoir des résultats rapides à communiquer qui a fait que l’appui à une politique de plus grande envergure – poussée par le cabinet Moscovici – a manqué.

Au total, j’espère avoir restitué mon enthousiasme pour cet ouvrage absolument captivant et recommandable à mon avis bien au-delà du monde académique : c’est une lecture très intelligente du fonctionnement de la Commission. On en apprend beaucoup sur le fonctionnement de l’Europe, sur le poids de l’Allemagne dans l’Union – et la citation en exergue du chapitre 2 résonne d’ailleurs tout au long de l’ouvrage : « The Eurogroup is a game played for 90 minutes… and at the end the Germans win » (p.55). On a avec ce livre le privilège d’entrer un moment à l’intérieur de la « bulle bruxelloise » et d’avoir un aperçu de son fonctionnement, au-delà de l’image d’un microcosme technocratique isolé des préoccupations des citoyens européens.

Pour terminer, je soulignerai que pour le lecteur géographe – je plaide ici coupable – certains éléments invitent particulièrement à la réflexion : on lit notamment à la page 305 que « le travail politique […] observé au cabinet Moscovici a donc été situé dans l’espace, dans le temps et dans l’institution ». À de nombreuses reprises au cours de l’analyse, on se questionne précisément sur l’espace de cette recherche : l’organisation du Berlaymont, les relations de pouvoir entre le 11e et le 13e étage, les stratégies de déplacements officiels… Une géographie politique du travail de la commission serait certainement un projet intéressant à mener. Plus largement, l’ouvrage invite aussi à se questionner quant à l’espace européen tel qu’il est produit par la Commission et le travail des cabinets. Au terme de cette lecture, voilà plusieurs pistes que l’on aimerait explorer.

Pauline Pic
Chercheure post-doctorale à l’École Supérieure d’Études internationales (ESEI), Université Laval

[1] Cour de justice de l’Union européenne, Communiqué de presse 188/22 du 22 novembre 2022, https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2022-11/cp220188en.pdf

Ukraine – Russie : la carte mentale du duel

Regards géopolitiques, v8 n3, 2022

Michel Foucher (2022). Ukraine-Russie : la carte mentale du duel. Tracts, 39, Paris : Gallimard.

L’essai que publie le géographe spécialiste des frontières Michel Foucher, propose une lecture géopolitique des causes de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022.

D’emblée, Michel Foucher explique que « l’Ukraine est le théâtre de la revanche fratricide et mortifère des dirigeants de la Russie sur l’effondrement de leur empire sur lui-même, trois décennies plus tôt, comme s’il s’agissait d’une victime expiatoire. Incapables d’analyser les causes réelles de la chute de la forme russo-soviétique de leur État, ils ont encore moins compris la consolidation nationale de l’Ukraine et des autres républiques périphériques, où ils n’ont cru voir que l’effet sournois d’une intrigue américaine. » (p. 3) Ainsi, il décèle l’origine du conflit dans la frustration des dirigeants russes, et en particulier de Vladimir Poutine, face à la perte de pouvoir qu’a induit la chute de l’Union soviétique. La pensée stratégique du gouvernement russe se seraient enlisée dans la nostalgie de la puissance passée, dans la perception de manipulations américaines derrière les mouvements pro-démocratie dans la sphère ex-soviétique, et dans la négation, de plus en plus explicite, de l’existence même d’une nation ukrainienne.

« En février 2022, l’agression guerrière de la Fédération de Russie visait à la fois à détruire le régime démocratique du président élu, Volodymyr Zelensky, et à entreprendre la conquête, qualifiée de « libération », d’une partie orientale et méridionale de l’Ukraine, à défaut d’avoir pu tout absorber sous la houlette d’un gouvernement fantoche clone de celui de Loukachenka en Biélorussie » (p.6). L’objectif était triple pour Vladimir Poutine : se parer des atours de l’auteur de la réunification des peuples russes et ukrainiens; éliminer l’émergence, brouillonne mais têtue, d’une expérience démocratique dans un États proche, dont précisément la proximité culturelle inlassablement soulignée par le Kremlin constituait les germes d’une possible contagion à la Russie ; restaurer la crédibilité internationale de la puissance russe.

Il est vrai que le sentiment national de la société ukrainienne était complexe. La géographie électorale, analysée par l’auteur, soulignait largement le clivage entre un ouest très nationaliste et ukrainophone, et l’est du pays, russophone et moins enclin à un rapprochement avec l’Ouest. Cette dualité identitaire, bien dépeinte par ailleurs par Cédric Gras dans son roman Anthracite (2016), et qui s’est notamment traduite par des tensions sociales suscitée par la politique de renforcement de l’ukrainien dans l’est du pays, a donné l’illusion à Moscou d’un profond clivage dans la société ukrainienne. L’illusion a volé en éclat lorsque les russophones d’une bonne partie de l’est ukrainien ont refusé d’accueillir à bras ouvert les troupes d’invasion russes, voire ont activement participé à la résistance comme à Kharkiv : l’invasion russe a sans doute contribué à la cristallisation d’une identité ukrainienne transcendant la dualité linguistique, une grave erreur d’interprétation. Pourtant, là encore une analyse des cartes permettait de déceler des changements : le président Zelensky a obtenu en 2019 une majorité confortable dans presque toutes les circonscriptions, y compris russophones, avec un programme basé sur la récupération des territoires sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk.

Michel Foucher revient, dans son analyse, sur les temps courts et les temps plus longs. Dans l’analyse de la mise en place des stratégies des acteurs, il rappelle que très tôt, la Pologne, dont les relations complexes avec la Russie sont bien connues, avait perçu l’ambivalence de l’État ukrainien après 1991, hésitant entre un rapprochement avec l’Ouest et le maintien de relations fortes avec Moscou. Varsovie a développé une politique régionale active de soutien envers les gouvernements pro-occidentaux à Kiev, un geste mal perçu à Moscou qui y a lu l’influence de Washington, proche de la Pologne. Dans les temps longs, le discours, très fortement repris par Vladimir Poutine, sur la continuité culturelle et identitaire entre la Rous kiévienne du IXe siècle, constitue la base historique de la dénégation de toute légitimité pour un État ukrainien. Michel Foucher relate comment s’est construite la mythologie russe autour de l’Ukraine, à partir du XIXe siècle, qui voit dans le « petit russe » une sorte de « jumeau primitif » mais sans jamais en faire un égal, voire, sous Poutine, développant un discours niant radicalement l’existence même d’une réalité ukrainienne (Lasserre et Alexeeva, 2022). Cette représentation historique exclusive chez les élites russes est sous-jacente à la version de l’unité des peuples russe et ukrainien.

Par la suite, l’auteur envisage avec prudence les différentes voies possibles de sortie du conflit. Premier scénario : l’Ukraine est vaincue, selon des paramètres qui resteraient à préciser. La possibilité d’une chute rapide du gouvernement ukrainien ne semble plus de mise depuis la piteuse retraite des troupes russes du nord-ouest du pays en avril; mais demeure la possibilité d’une annexion du sud-est ukrainien, risquant de pérenniser des années de tension le long d’une frontière inacceptable à Kiev et ne répondant pas aux objectifs stratégiques à Moscou, au-delà de cette victoire à court terme.  Deuxième scénario: grâce à l’aide occidentale, l’Ukraine ne perd pas, et on parvient à un cessez-le-feu provisoire. Il demeure incertain sur quels termes Moscou comme Kiev accepteraient de négocier une trêve durable. Si Moscou pourrait se satisfaire de la confirmation de l’annexion de la Crimée en 2014 et des districts de Donetsk et de Louhansk, accompagnée de l’engagement de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN, il n’est pas certain que ce scénario soit acceptable à Kiev. Enfin, une hypothèse est à prendre au sérieux, celle de l’escalade, avec à la clé la menace du recours à l’arme nucléaire évoquée à plusieurs reprises par la Russie ce printemps, sans doute dans une logique de rhétorique de dissuasion. Il est peu probable que Moscou recoure à cette option en cas d’enlisement du conflit, sauf en cas d’évolution politique intérieure menaçant le régime – on n’en voit pas d’indice – ou de risque d’effondrement de l’armée russe – qui a échoué pour l’heure dans l’offensive mais qui à l’automne 2022 campait sur ses positions conquises et résistait face aux contre-offensives ukrainiennes.

Cet essai propose une analyse à plusieurs échelles spatiales et temporelles, dans un texte concis, accessible, sur les représentations des protagonistes russe et ukrainien et offre ainsi un éclairage sur les causes de la guerre.

Références

Gras, Cédric (2016). Anthracite. Paris : Gallimard.

Lasserre, F. et Alexeeva, O. (2022). Guerre en Ukraine. Quelles causes? Quelles conséquences pour les relations russo-chinoises? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 8(1) – mars : 10-17.

Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG