Les relations Union européenne-Japon : Une analyse géo-juridique de la dimension sécuritaire à l’aune de la stratégie indo-pacifique de l’UE

Regards géopolitiques, v9n3, 2023

Erwan Lannon

Professeur à l’Université de Gand

Résumé 

L’analyse porte sur l’évolution des relations entre l’Union européenne et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce, à la lumière de la Stratégie coopération de l’UE dans la région indo-pacifique de 2021. L’analyse géo-juridique prend en compte le Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines de la sécurité maritime, le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique et la transformation numérique.

Mots-clés: Union Européenne ; Japon ; Sécurité Maritime, cyberespace, espace extra-atmosphérique

Summary

The analysis focuses on the evolution of relations between the European Union and Japan in the field of security and in the light of the EU cooperation strategy for the Indo-Pacific region of 2021. The geo-legal analysis takes into account the EU-Japan Strategic Partnership and initiatives in the field of security in the Asia-Pacific region. The focus is on cooperation in the areas of maritime security, cyberspace, outer space and digital transformation.

Keywords: European Union; Japan; Maritime Security, cyberspace, outer space

Introduction

Si l’ambassadeur du Japon en Belgique fût accrédité auprès des trois Communautés européennes en 1959 et la première délégation des Communautés à Tokyo créée en 1974, force  est de constater que ces relations ont été assez limitées lors de la première période qui a été marquée par des différends importants dans le domaine commercial (Surzur, A., 1998).

En 2001, la mise en place d’un Partenariat stratégique entre l’Union européenne (UE) et le Japon constitue un tournant. Il sera suivi, en 2006, par la signature d’un accord de coopération sur les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire puis, en 2011, d’un accord d’entraide judiciaire en matière pénale. Mais c’est surtout, depuis 2018, avec la signature de l’Accord de partenariat stratégique (APS) et de l’Accord de partenariat économique (APE), que les relations nippo-européennes ont connu une avancée spectaculaire et ce, notamment dans le domaine de la sécurité. Trois ans plus tard, en 2021, l’adoption de la Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, inscrit cette relation bilatérale dans le contexte plus large de la première stratégie des 27 États membres de l’UE dans cette région.

L’objectif de cette contribution est de mettre en lumière le développement des relations entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité et ce dans le contexte de l’adoption, en 2021, de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique et de la guerre en Ukraine. L’analyse, de nature géo-juridique, aborde les questions liées au Partenariat stratégique UE-Japon et les initiatives pertinentes relevant de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dans la région Asie-Pacifique. L’accent est mis sur la coopération dans les domaines maritimes. Les dimensions sécuritaires de la coopération entre le Japon et l’UE dans le cadre du cyberespace, de l’espace extra-atmosphérique et de la transformation numérique sont également prises en compte. Il s’agit de prendre la mesure des changements récents et à venir mais aussi d’identifier certains défis ainsi que les limites des ambitions affichées par l’UE et le Japon.

 

 1. La volonté de l’UE de jouer un rôle en matière de sécurité en Asie-Pacifique

Depuis la mise en œuvre de la PESC en 1993, les structures et les actions de l’UE se sont multipliées dans les domaines de la sécurité au sens large (sécurité humaine, traditionnelle, non-traditionnelle, sécurité sanitaire, sécurité environnementale …). Ce sont les Balkans, l’Afrique et le Moyen-Orient qui ont été, en 1992, identifiés comme principales priorités d’action de cette politique. Toutefois, dès 2005, la mise en place d’une mission en Indonésie (Aceh), indique la volonté des États membres de l’UE d’être présents, en matière de sécurité, dans la région Asie-Pacifique. Depuis lors, les programmes et cadres de coopération et de dialogue se sont multipliés.

1.1. Les forums de dialogue et les missions et opérations en matière de sécurité et de défense

Il existe en effet plusieurs fora euro-asiatiques multilatéraux de dialogue dans le cadre desquels les questions de sécurité sont abordées:

i) Les sommets Asie-Europe (Asia-Europe Meeting (ASEM)) qui promeuvent un dialogue politique global et abordent les questions de sécurité entre 53 partenaires, y compris la Russie;

ii) Le Forum régional de l’ANASE (ARF) ;

iii) Le Partenariat stratégique UE-ANASE ;

iv) Le dialogue de Shangri-La auquel a participé la Haute représentante de l’UE (SEAE, 2019)

Au niveau des missions et opérations de la PSDC, on relèvera dans la région Indo-pacifique, outre la première mission dite civile PSDC de surveillance à Aceh en Indonésie en 2005, des programmes contribuant à la paix et à la stabilité aux Philippines à partir de 2007 (conflit du sud du Mindanao) et surtout l’opération navale militaire EUNAVFOR Atalanta conçue à l’origine pour protéger les convois d’aide humanitaire et lutter contre la piraterie (Lannon, 2021). Il est désormais prévu d’étendre ses activités vers le Pacifique.

1.2. L’importance de la stratégie de coopération de l’UE pour la région indo-pacifique

Avec la mise en place, en avril 2021, d’une Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique, les États membres de l’UE ont donné un cadre stratégique à une région qui n’existait pas encore dans le vocabulaire de l’UE. Ils se sont déclarés conscients d’une  concurrence géopolitique croissante, soulignant que la remise en cause de l’universalité des droits de l’homme et les menaces croissantes sur la stabilité et la sécurité de la région et au-delà avaient des répercussions directes sur les intérêts de l’Union européenne. Sept domaines prioritaires de coopération ont été identifiés : prospérité durable et inclusive, transition écologique, gouvernance des océans, gouvernance et partenariats numériques, connectivité numérique, sécurité et défense et sécurité humaine (Conseil de l’UE, 2021). Depuis quelques années on pouvait s’attendre à la mise en place d’une telle stratégie, mais plusieurs options étaient envisageables entre une stratégie limitée aux domaines maritimes et une nouvelle stratégie régionale à part entière de l’UE dans la région indo-pacifique (Lannon, 2018). L’approche retenue est assez flexible et repose surtout sur les différents cadres de coopération et de dialogue existants entre l’UE et les pays d’Afrique, d’Asie, de l’Océanie et du Pacifique, mais introduit des nouveautés. Étant donné la prolifération des stratégies indopacifiques, initiée par le Japon (Courmont, B., et al. 2023), l’UE doit définir clairement ses objectifs.

Parmi les objectifs généraux figurent la nécessité pour l’UE, en tant qu’acteur mondial, de développer une approche stratégique à l’égard de la région afin de renforcer son autonomie stratégique. Il s’agit de promouvoir un ordre international fondé sur des règles et de préserver des « voies d’approvisionnement maritimes libres et ouvertes dans le respect absolu du droit international », référence étant faite bien entendu à la Convention des Nations-Unies sur le droit de la Mer.

Au niveau des objectifs spécifiques liés à la sécurité, il s’agit notamment pour l’UE d’aider ses partenaires à renforcer la gouvernance régionale et à assurer la sûreté et la sécurité des routes maritimes et aériennes. Il est question de prévenir les trafics d’êtres humains, d’armes et de drogues et d’assurer la conservation et la gestion durable des ressources naturelles, dont les ressources marines. Les questions liées à la criminalité transnationale organisée en mer  sont prioritaires (piraterie, criminalité environnementale), de même que la cybercriminalité (actes de cyber malveillance et désinformation). La lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent sont aussi abordés. Il s’agit également de coopérer afin de réduire les risques de catastrophes dans la région indo-pacifique. Parmi les éléments les plus novateurs figurent la coopération entre systèmes de santé dans le domaine de la gestion des crises et la prévention des pandémies, la coopération en ce qui concerne les technologies émergentes et de rupture et la lutte contre les menaces hybrides. La question de la non-prolifération nucléaire du contrôle des armements et de celui des exportations de technologies à double usage figurait déjà sur l’agenda, mais prend une nouvelle dimension depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (Conseil de l’UE, 2021).

Les États membres de l’UE insistent sur la nécessité de coopérer avec des partenaires partageant les mêmes valeurs afin de développer des partenariats, notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense (Conseil de l’UE, 2021). Au niveau des missions et opérations PSDC, il est prévu de conclure de nouveaux accords-cadres de participation avec des partenaires de la région pour qu’ils participent à ces missions et opérations. Il est en effet possible d’y associer des pays non-membres de l’UE. C’est le cas de la Norvège, de l’Ukraine ou de la Nouvelle-Zélande pour l’opération Atalanta (EUNAVFOR Atalanta, 2023). D’autres pays participent à des exercices conjoints, dont le Japon. Il est aussi prévu d’étendre la zone d’opération de l’EUNAVFOR Atalanta vers le Pacifique et de coopérer avec les marines des partenaires en renforçant notamment leurs capacités, les États membres de l’UE soulignant l’importance d’une « présence navale européenne significative dans la région indopacifique » (Conseil de l’UE, 2021). C’est donc dans ce cadre stratégique régional que s’inscrivent, depuis 2021, les relations euro-nipponnes dans le domaine de la sécurité.

  

  1. Les spécificités de la relation euro-nippone d’un point de vue géo-juridique

 2.1. L’espace maritime : élément central de la relation euro-nippone

La relation UE-Japon se caractérise, à priori, par un éloignement géographique important. En réalité, du fait de l’existence, en droit de l’UE, des Pays et territoires d’outre-mer (PTOM) et des régions ultrapériphériques (RUP), cette distance s’amoindrit, car ces territoires et régions se situent dans les océans Pacifique et Indien. L’adhésion éventuelle de l’Ukraine, devenue officiellement candidate en 2022, rapprochera aussi l’UE de l’Asie centrale et du Japon, Kiev étant plus proche de Tokyo que Papeete. Autres données à retenir, un seul pays : la Russie, sépare sur le continent eurasiatique, le Japon du territoire douanier de l’UE. Il faut aussi prendre en compte la Turquie, qui fait partie intégrante de l’union douanière de l’UE. Cela signifie que le Japon est le voisin d’un voisin de l’UE (Lannon, E., 2014). Rappelons qu’en 2022, le Japon était le deuxième partenaire commercial de l’UE en Asie, après la Chine. La Commission européenne souligne d’ailleurs qu’ensemble, l’UE et le Japon représentent environ un quart du PIB mondial et sont liés par une zone de libre-échange qui pose les bases d’une intégration économique ayant vocation à se développer (Commission européenne, 2022)

Le Japon étant un archipel, l’espace maritime est, par définition, un élément central de sa relation avec l’UE. L’existence des PTOM et des RUP, à proximité de routes maritimes reliant le Japon à l’UE, via Suez ou Panama, change la perspective et permet d’envisager la relation UE-Japon de manière différente. Ces îles et archipels sont autant de relais, et éventuellement des escales, le long ou à proximité de routes maritimes critiques qui relient les grands ports européens et japonais. L’UE, du fait de l’existence des PTOM français est présente dans le Pacifique. Certains PTOM sont plus proches du Japon (la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, la Polynésie française et les îles Wallis-et-Futuna) que les RUP françaises de l’océan Indien (Mayotte, depuis juillet 2012, et La Réunion). Les PTOM ne sont cependant qu’associés à l’UE. En effet, contrairement aux RUP, ils ne font pas partie du Marché intérieur de l’UE, mais bénéficient de relations particulières avec cette dernière. Le but de l’association des PTOM à l’UE est la promotion du développement économique et social et l’établissement de relations économiques étroites (articles 198 et s. du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE)).

Mayotte et La Réunion bénéficient, quant à elles, d’un régime juridique différent puisque les dispositions des traités de l’UE s’appliquent aux RUP, y compris les politiques communes de l’UE (politique agricole, commerciale, des transports). En d’autres termes, les RUP font partie intégrante de l’UE, de son Marché intérieur, et bénéficient de régimes dérogatoires étendus (fiscalité, aides d’État) ainsi que des fonds structurels et des programmes horizontaux de l’Union européenne (article 349 du TFUE).

Depuis plusieurs années, la Commission européenne renforce son approche ultra-marine et promeut les relations des PTOM et des RUP avec leurs voisins au sens (très) large. Les possibilités en termes de coopération sont significatives. Loic Grard plaide en faveur de la création d’une « forme nouvelle de collectivité outre-mer en droit européen entre RUP et PTOM » afin de « consacrer une gamme de statuts intermédiaires ». Les conséquences du BREXIT sont en effet importantes pour l’UE qui tente de s’affirmer comme puissance maritime (Grard, 2017 et Lannon, 2022). Pour ce qui est de la relation euro-nippone, ce sont donc désormais les PTOM et RUP français qui sont les avant-postes. L’échec de la vente de sous-marins français à l’Australie est toutefois un exemple assez probant des limites de l’action de cet État-membre de l’UE dans la région indo-pacifique. En effet, le 15 septembre 2021, l’Australie a rompu un contrat majeur concernant la vente de 12 sous-marins conventionnels Français au profit de sous-marins à propulsion nucléaire développés par les États-Unis et le Royaume-Uni. Les États-Unis ont annoncé simultanément la mise en place d’un « partenariat de sécurité avec l’Australie et le Royaume-Uni » (AUKUS) dans la zone indo-pacifique et ce « sans que la France n’ait été consultée, malgré son implication dans la région ». Deux des porte-parole de l’UE ont, quant à eux, déclaré que cette dernière n’avait pas non-plus « été informée du pacte de sécurité conclu entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni pour la région indo-pacifique » (Le Monde avec AFP, 2021).

La carte suivante permet de visualiser les distances entre le Japon et les PTOM français qui se situent entre le tropique du Capricorne et l’Équateur, alors que l’archipel japonais se situe au-delà du tropique du Cancer. 9 496 km séparent Papeete de Tokyo.

Figure 1. Les territoires ultra-marins français

Source : Jean-Benoît Bouron, Mise à jour des planisphères de l’Outre-Mer français, 11 novembre 2014, https://geotheque.org/tag/outre-mer-2/

 

2.2 Le potentiel de l’Accord de partenariat et de sécurité UE-Japon

L’un des objets de l’APS UE-Japon de 2018 est de contribuer à la paix et à la stabilité internationales en s’appuyant sur une série de principes dont la promotion d’un règlement pacifique des différends et la promotion de valeurs et principes communs, en particulier « la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme et les libertés fondamentales » (Article 1).

En matière de sécurité, 14 articles de l’APS concernent directement ces thématiques. Leurs intitulés sont reproduits dans le tableau ci-dessous.

Article 3 Promotion de la paix et de la sécurité ;

Article 4 Gestion de crise ;

Article 5 Armes de destruction massive ;

Article 6 Armes conventionnelles, y compris les armes légères et de petit calibre ;

Article 7 Crimes graves de portée internationale et Cour pénale internationale ;

Article 8 Lutte contre le terrorisme ;

Article 9 Atténuation des risques chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires ;

Article 10 Coopération internationale et régionale et réforme des Nations unies (réforme des Nations unies, … y compris le Conseil de sécurité) ;

Article 12 Gestion des catastrophes et action humanitaire ;

Article 16 Espace extra-atmosphérique (aspects des activités spatiales liés à la sécurité ) ;

Article 21 Société de l’information (sûreté et la sécurité en ligne);

Article 33 Lutte contre la corruption et le crime organisé ;

Article 36 Coopération sur les questions liées au cyberespace ;

Article 35 Lutte contre les drogues illicites.

Tableau 1. Les articles de l’APS UE-Japon relatifs à la sécurité.

Force est donc de constater à quel point ces dispositions en matière de sécurité sont étendues. Le nombre, la diversité et la modernité des domaines visés sont à souligner. Cela signifie que le potentiel de coopération est très important. En ce qui concerne l’espace extra-atmosphérique, on rappellera les essais russes en matière de destruction de satellites et donc la nécessité de développer des coopérations à ce niveau entre partenaires partageant les mêmes valeurs, mais bénéficiant aussi des capacités nécessaires, ce qui est le cas du Japon. C’est la raison pour laquelle l’Article 16 de l’APS couvre l’espace extra-atmosphérique et se réfère à des domaines tels que l’observation et la surveillance de la Terre, le changement climatique, la science de l’espace et des technologies spatiales, mais aussi à des aspects des activités spatiales liés à la sécurité.

Au niveau de la recherche, il convient de mentionner que des négociations ont été amorcées en mai 2022 concernant l’association du Japon au programme « Horizon Europe » qui est le 9e programme-cadre de l’UE pour la recherche et l’innovation (2021-2027). Il s’agit d’une évolution importante qui pourrait avoir un impact régional puisque des négociations sont aussi en cours avec le Canada et la République de Corée (European Commission, 2022), celles avec la Nouvelle-Zélande ayant été finalisées le 20 décembre 2022 (European Commission, 2021). Il faut en effet souligner que ce programme contient un volet en matière de sécurité civile qui couvre notamment la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, la cybercriminalité ou encore la sécurité maritime.

Finalement, il ne faut pas oublier le second accord bilatéral qui lie, depuis sa signature en 2018, le Japon et l’UE : l’Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique. Il s’agit d’un accord commercial préférentiel qui établit une zone de libre-échange bilatérale constituant un vecteur d’intégration économique très important (Nakanishi, Y., 2017, 2019). En effet, au-delà des aspects purement commerciaux, il contient des dispositions relatives à la sécurité énergétique, la cybersécurité et la coopération industrielle spatiale et aérospatiale ou encore des références à la législation liée à l’industrie des armes et des explosifs.

 

  1. Une convergence stratégique UE-Japon amplifiée par la guerre en Ukraine

 3.1 Le Japon, partenaire clé de l’UE en Asie en matière de sécurité

Un document du 17 octobre 2019, préparé par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le service diplomatique de l’UE, et intitulé : « EU Asia Security » identifie les espaces de coopération prioritaires en la matière. L’importance stratégique croissante de la relation UE-Japon est mise en exergue dans ce cadre régional puisque la première des priorités de la coopération sécuritaire entre l’UE et l’Asie est celle de la sécurité et de la sûreté de l’espace maritime, le Japon étant identifié, à cet égard, comme un partenaire clé. Ce document du SEAE se réfère aussi aux domaines traditionnels de coopération tels que la lutte contre le terrorisme, la prévention des conflits, les menaces hybrides et la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, mais également à des questions plus contemporaines.

Ce qui fait la valeur ajoutée de la coopération entre l’UE et le Japon au niveau de la sécurité, c’est justement que des coopérations en matière de cybersécurité, dans le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique sont envisageables. En effet, non seulement peu de pays disposent des capacités suffisantes au niveau technique, scientifique et financier mais, de plus, ils ne sont pas tous considérés comme étant des partenaires partageant les mêmes valeurs. Ainsi, la coopération relative à la transformation/transition numérique s’est concrétisée par l‘adoption d’un Partenariat UE-Japon sur la connectivité en septembre 2019. Il contient une dimension sécuritaire importante. Lors du sommet UE-Japon de 2021, les partenaires ont en effet annoncé les premiers projets concrets de coopération au titre de ce partenariat en précisant que la collaboration concernait notamment la promotion des normes mondiales et des approches globales, y compris réglementaires, pour les politiques et technologies, dont la cybersécurité et la 5G sécurisée. Il s’agit de faciliter la sécurité des flux de données en exploitant les avantages de l’économie numérique, tout en soutenant une transformation numérique inclusive, durable et centrée sur l’humain (UE-Japon, 2021).

Le sommet UE-Japon de 2022 a été l’occasion de lancer partenariat numérique UE-Japon et d’adopter un document sur ce partenariat, dont l’annexe mentionne un premier échantillon d’actions communes impressionnant. Est notamment mentionnée la promotion de la recherche sur les technologies des semi-conducteurs afin de définir la future architecture de l’informatique de prochaine génération. Il est aussi question de développer une intelligence artificielle fiable et responsable dans le cadre du Partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (UE-Japon, 2022).

 

3.2 La multiplication des exercices navals UE-Japon

Au niveau maritime, deux ans après la signature de l’APS, fin octobre 2020, un premier exercice naval conjoint entre l’UE et le Japon s’est tenu au large du Golfe d’Aden. Il impliquait un navire de la Force maritime d’autodéfense japonaise, soutenant les avions de patrouille maritime de l’opération EUNAVFOR Atalanta au large de la Somalie. Il s’agit de diplomatie navale, l’UE entend ainsi se profiler comme étant un fournisseur de sécurité maritime. Le Communiqué, publié par le SEAE à l’issue de l’exercice, met l’accent sur le fait que l’UE et le Japon réaffirment le caractère universel et unifié de la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Il insiste aussi sur le fait que le Japon et l’UE sont déterminés à poursuivre et à renforcer leur coopération en matière de liberté de navigation et de sûreté maritime, par le biais de futures initiatives de formation et d’activités opérationnelles en mer devant associer d’autres partenaires dans l’océan Indien et dans la région du Pacifique (SEAE, 2020).

Ce premier exercice sera suivi par d’autres en 2021. Ainsi la déclaration conjointe du sommet UE-Japon de 2021 met en avant l’intensification de la coopération navale entre le Japon et l’opération EUNAVFOR Atalanta, en se référant à la première escale conjointe à Djibouti et au premier exercice antipiraterie trilatéral UE-Japon-Djibouti (UE-Japon, 2021). Le 15 mars 2023, la Force navale de l’opération navale EUNAVFOR Atalanta de l’UE et la Force de surface de déploiement japonaise pour la lutte contre la piraterie au large des côtes de la Somalie et du golfe d’Aden, ont signé un arrangement administratif pour la communication et la coordination des exercices conjoints de lutte contre la piraterie. Ce dernier s’inscrit explicitement dans le cadre de la mise en œuvre de l’APS (SEAE, 2023).

Nous sommes donc seulement au début d’une coopération maritime importante entre l’UE et le Japon. Les fondements juridiques ont été posés en 2019, le cadre stratégique régional défini en 2021 et la guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie en février 2022, amplifient ce rapprochement stratégique.

3.3 Les initiatives dans le domaine sécurité de l’espace aérien et extra-atmosphérique

La guerre en Ukraine est en train de mettre un terme à la coopération UE-Russie liée à l’espace extra-atmosphérique. Dans ce domaine, les coopérations se développent rapidement. À titre d’exemple, Space. Japan est un projet créé par le Centre de coopération industrielle UE-Japon pour promouvoir la coopération dans les industries liées à l’espace, ainsi que dans les industries des applications et utilisations spatiales (EU-Japan Center for industrial cooperation, 2023). Des secteurs tels que les communications spatiales, l’observation de la Terre et les systèmes mondiaux de navigation par satellite (GNSS) sont considérés comme étant prioritaires.

Nous avons déjà souligné que la guerre dans l’espace extra-atmosphérique n’était plus une fiction depuis les essais russes en la matière (Le Monde, 2021). De hauts responsables américains de l’espace ont en effet exhorté les opérateurs spatiaux militaires et commerciaux à se préparer à d’éventuelles cyberattaques lors du déclenchement de la guerre en Ukraine (C4ISR, 2022). Les répercussions de l’affaire du ballon-espion chinois, qui a été abattu le 4 février 2023 alors qu’il survolait les États-Unis dans la stratosphère, doivent aussi être prises en compte, car il s’agit sans doute d’un domaine de convergence réglementaire potentielle entre partenaires partageant les mêmes valeurs. Pour l’instant, au niveau de l’espace aérien, il existe un accord UE-Japon sur la sécurité de l’aviation civile conclu en juin 2020.

3.4 Le renforcement du multilatéralisme effectif

Un autre élément, souligné lors du  sommet UE-Japon de 2021, est particulièrement intéressant. En effet, une annexe à la déclaration du Sommet intitulée : Politique étrangère et sécurité, contient un point (g), qui identifie des priorités du multilatéralisme effectif, qui consiste à favoriser entre partenaires des convergences de vues, voire des positions communes, dans les enceintes régionales et internationales. Il est d’abord question de la reprise des dialogues régionaux. Sont mentionnés : l’Arctique, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, les Balkans occidentaux et l’Asie. Ensuite, c’est la promotion d’un programme d’action des Nations Unies concernant le comportement responsable des États dans le cyberespace qui est mentionné, avant le renforcement des capacités pour la sécurité en Afrique, dans l’océan Indien et dans le Sud-Est asiatique (UE-Japon, 2021). Ensuite, le développement de la « coopération en matière de sécurité en Asie et avec l’Asie » est souligné, mention étant faite du programme ESIWA (Enhancing Security Cooperation In and With Asia), qui concerne la lutte contre le terrorisme, la cybernétique, la sécurité maritime et la gestion des crises et qui impliquait en 2022, outre l’UE et le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Singapour et le Vietnam (Expertise France, 2022).

Avec la guerre en Ukraine les références à l’accroissement de la coopération entre l’UE et le Japon sur les résolutions relatives aux droits de l’homme au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et à propos du renforcement du régime de désarmement et de non-prolifération, prennent malheureusement une nouvelle dimension. Les réactions à la guerre en Ukraine lors des votes aux Nations unies ont été largement commentées. Dès le départ, le Japon s’est retrouvé aux côtés des États-Unis, du Canada, des États membres de l’UE, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces votes, à l’instar de ceux de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Syrie et de l’Iran ont été constants, alors que suivant les thèmes des votes (condamnation, sanction…), ces derniers ont été rejoints par l’Érythrée, le Mali, le Myanmar et le Nicaragua.

Alors qu’une nouvelle donne géopolitique mondiale apparaît progressivement, le Japon et l’UE renforcent leur convergence, sous le signe d’un multilatéralisme effectif consolidé entre partenaires partageant les mêmes valeurs et ayant des intérêts communs dans le domaine de la sécurité. La déclaration commune du Sommet UE-Japon de 2022 est très claire à cet égard. Elle se réfère à toutes les initiatives communes, dont les sanctions envers la Russie ou la condamnation du rôle du régime du président du Belarus par exemple. La question des missiles balistiques de la Corée du Nord et la situation en mer de Chine orientale, y compris dans les eaux entourant les îles Senkaku et en mer de Chine méridionale, font aussi l’objet de développements conséquents, consacrant ce rapprochement stratégique global (UE-Japon 2022).

  

Conclusion

Les bouleversements géopolitiques et la remise en cause de l’architecture européenne de sécurité, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont une opportunité pour renforcer la coopération entre le Japon et l’UE dans le domaine de la sécurité. Bien entendu, pour l’instant, la principale limite est celle de l’article 9 de la Constitution du Japon qui prévoit que ce dernier renonce à jamais à la guerre et à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Mais cet article est l’objet d’interprétations plus ou moins extensives et de demandes de révision, certes anciennes, mais de plus en plus insistantes (Delamotte, G., 2020 et Péron-Doise, M., 2004, 2022). Il s’agit là de l’un des défis les plus importants à surmonter pour développer la relation nippo-européenne dans le domaine de la sécurité.

Le conflit en Ukraine va conduire à la réorganisation de l’espace européen de sécurité en prenant mieux en considération l’Asie au sens large. Il est le catalyseur d’une relation plus approfondie entre l’UE et le Japon dans le domaine de la sécurité. Cela implique de mener une réflexion sur l’espace eurasiatique qui, comme le rappelle Michel Bruneau, est le « plus grand espace continental de la planète, bordé à l’Est et au sud-ouest par deux Méditerranées, européenne et asiatique, environné par quatre océans (Pacifique, Indien, Atlantique, Arctique) », et « s’étend sur l’Asie et l’Europe, mais aussi l’Afrique du Nord » (Bruneau, 2018, 15). Cette réflexion ne sera pas aisée à mener, mais il s’agit là d’un défi que l’UE doit surmonter pour devenir un acteur plus crédible en Asie. A cet égard, l’octroi du statut de candidat à l’adhésion à l’UE à la Géorgie constituerait un tournant, car elle se situe dans le Caucase méridional, en Eurasie, aux portes de l’Asie centrale.

Force est donc de constater qu’en l’espace de quelques années seulement les relations entre l’Union européenne et le Japon sont devenues éminemment stratégiques. La guerre en Ukraine amplifie un mouvement initié en 2019 lorsque l’UE a reconnu la Chine comme étant un concurrent et un rival systémique de l’UE (Lannon, 2021) et en 2020 lorsque l’UE a adopté les premières sanctions contre des cyberattaques d’origine chinoise (Conseil de l’UE, 2020). En décembre 2021, la mise en place de la stratégie dite « Global Gateway » qui vise à développer des liens intelligents, propres et sûrs dans les domaines du numérique, de l’énergie et des transports et à renforcer les systèmes de santé, d’éducation et de recherche dans le monde, répond aussi au projet chinois des nouvelles routes de la Soie (Lasserre et al, 2019).

Au Japon, la guerre en Ukraine ravive les débats sur le nucléaire. L’ancien premier ministre japonais, Shinzo Abe, assassiné le 8 juillet 2022, avait à cet égard évoqué la possibilité d’autoriser l’installation d’armes nucléaires américaines sur le territoire japonais. Le président russe, Vladimir Putin, a quant à lui décidé, fin mars 2023, le déploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire du Belarus. Le monde est entré dans une nouvelle ère. La résurgence des questions liées aux armes nucléaires en est la triste illustration. Les solutions à la crise actuelle se trouvent autant en Europe qu’en Asie et aux États-Unis. Le partenariat UE-Japon dans le domaine de la sécurité est donc l’un des facteurs d’une nouvelle équation stratégique qui reste encore à résoudre.

Erwan Lannon

 

Références

Accord de partenariat stratégique entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et le Japon, d’autre part, Journal officiel de l’UE, 24 août 2018, n° L 216, 4.

Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique, Journal officiel de l’UE, 27 décembre 2018, n° L 330, 1.

Accord sur la sécurité de l’aviation civile entre l’Union européenne et le Japon, Journal officiel de l’UE, 16 juillet 2020, 4.

Bruneau, M. (2018). « L’Eurasie-Continent, empire, idéologie ou projet », CNRS, 15.

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Piraterie maritime : quels récents développements d’une menace bien ancrée ?

Louis Borer

Regards géopolitiques vol.9 n.2, 2023 

Géographe, diplômé du Master 2 Géopolitique ENS/Paris 1, Louis Borer est analyste senior en sûreté maritime à la Risk Intelligence, au Danemark, après avoir travaillé à l’Asia Centre pendant 2 ans, puis au ministère des Armées pendant plus de 6 ans, principalement comme analyste géopolitique et menaces maritimes. Il est également officier de réserve dans la Marine Nationale.

Cet article a été publié par Diploweb le 26 février 2023, https://www.diploweb.com/Piraterie-maritime-quels-recents-developpements-d-une-menace-bien-ancree.html dans le cadre de l’accord de partenariat CQEG – Diploweb

Loin des clichés du cinéma hollywoodien, la piraterie demeure une menace tangible pour les marins, l’industrie maritime, et les États côtiers qui bordent ces zones piratogènes. À l’instar des autres menaces maritimes asymétriques, la piraterie est souvent entremêlée à divers enjeux et crises, qui fluctuent au gré du contexte économique et géopolitique. Le niveau ou le type de menace est parfois difficile à qualifier, voire à quantifier, une attaque en mer étant susceptible d’être liée à des groupes mafieux locaux, aux trafics illicites ou, dans une moindre mesure, au terrorisme.

Historiquement, la piraterie s’est développée dans les grandes zones d’activités et de commerce maritime, d’abord en Méditerranée puis en Atlantique, avant de s’étendre vers l’Asie et l’océan Indien. Comme leurs prédécesseurs, les pirates modernes agissent le plus souvent à proximité immédiate des principales routes commerciales (ou Sea Line of Communication/SLOC), qui empruntent certains passages obligés, ou « seuils stratégiques »[1]. Or, la sécurisation de ces routes commerciales, par lesquelles transitent 90 % du commerce mondial en volume et 80 % en valeur, est d’une importance vitale pour la plupart des États souvent tributaires de leurs importations ou exportations de ressources naturelles, énergétiques, ou biens manufacturés.

La piraterie est souvent décrite, à raison, comme l’un des plus vieux métiers du monde. Si les modes opératoires évoluent et s’adaptent, les grandes zones de piraterie demeurent géographiquement bien ancrées. L’objectif de cet article sera dans un premier temps de décrypter les raisons de l’amélioration sensible, bien que fragile, de la situation au large de la Corne de l’Afrique, puis dans un second temps dans le Golfe de Guinée. Un bateau naviguant dans certains détroits d’Asie du Sud-est, ou au mouillage dans les Caraïbes étant susceptible de faire de mauvaises rencontres, ces zones seront abordées dans une troisième partie.

  1. Piraterie en océan Indien : contenue, mais non maîtrisée

 Le golfe d’Aden et la partie Occidentale de l’océan Indien (ou West Indian Ocean/WIO) ont été sous les projecteurs à partir de 2008, année marquée par 571 attaques (contre une cinquantaine d’attaques les années précédentes), et des abordages ambitieux, détournements de pétroliers[2] et kidnappings d’équipages qui resteront gravés dans les annales de la piraterie. Tous les ingrédients étaient alors réunis pour favoriser l’émergence d’une piraterie florissante. Géographiquement, les raids pouvaient être lancés depuis les côtes somaliennes, État failli à proximité immédiate de l’une des principales voies de communication maritime, transitant via le détroit de Bab el Mandeb. Le facteur social était aussi déterminant. Les populations littorales assistaient impuissantes au pillage de leurs ressources halieutiques dont elles étaient (et restent) tributaires, par des entreprises de pêche étrangères. En l’absence de moyens pour assurer la protection des ressources des Zones économiques exclusives (ZEE) somaliennes, les pêcheurs s’improvisaient garde-côtes afin d’arraisonner les navires en activité de pêche INN[3], avant que la prise d’otage du bateau et de son équipage devienne un business plus lucratif que la cargaison de poissons. Les groupes pirates développèrent ainsi un modèle économique constitué de groupes actions, de traducteurs et intermédiaires pour les négociations, et de logisticiens ayant la possibilité de s’appuyer sur des bases arrière et des zones de stockage dans des espaces hors de tout contrôle étatique. Les raids étaient alors menés par le biais de skiffs[4], qui pouvaient être embarqués ou tractés par des bateaux-mères pour les raids menés au-delà de 200 nautiques (nq). Les pirates disposaient d’un armement conséquent et dissuasif, divers armes automatiques type AK-47, des RPG-7, et d’échelles pour aborder le navire.

Afin d’endiguer le phénomène, la réponse internationale fut d’abord étatique, par le biais du déploiement des Équipes de protection embarquée (EPE), de l’opération aéronavale européenne EUNAVFOR Atalante (prolongée jusqu’en décembre 2024, mais dont le mandat a été modifié), épaulée par la mission otanienne Ocean Shield, et de la Combined Task Force (CTF) 151, dont l’objectif premier était de mettre en place un corridor sécurisé, l’IRTC (International Recommended Transit Corridor), le long duquel les navires les plus vulnérables étaient escortés. Les armateurs ont emboîté le pas, remplaçant les EPE par des Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD, ou PMSCs en anglais, la plupart de ces entreprises étant anglosaxonnes) et la mise en place de mesures de protection soutenues par l’Organisation maritime internationale (Best Management Practice). L’ensemble de ces mesures a contribué à faire drastiquement chuter le nombre d’attaques réussies dès 2012. Le ratio gain/risque d’une attaque en mer devenant défavorable et trop périlleux, les groupes se sont progressivement tournés vers d’autres sources de trafics plus lucratives.

À ce jour, si l’âge d’or de la piraterie somalienne semble terminé – la dernière opération sophistiquée et recoupée datant du 21 avril 2019 à 240 nautiques de Mogadiscio – les conditions ayant provoqué le développement de la piraterie sont toujours réunies. L’absence d’attaque ne signifie pas l’absence de menace, considérée comme contenue, mais non maîtrisée. Bien que la probabilité demeure faible, une attaque opportuniste ou un détournement de navire reste possible dans un rayon de 300 nautiques, en particulier dans le secteur de Bab el Mandeb et du golfe d’Aden. La zone est par ailleurs en proie à de multiples trafics (drogues, armes, cigarettes…), auxquels s’ajoutent de nombreux navires de pêche et de boutres en transit. La prolifération de ces petites embarcations, au comportement parfois erratique et pouvant disposer d’armes à bord, rendent leurs intentions incertaines, et la discrimination d’une menace potentielle souvent difficile à identifier, certains adoptant une attitude hostile et suspecte. Effectivement, les navires suspects sont susceptibles d’être des trafiquants ou des militants, voire dans certains cas, des garde-côtes yéménites, à l’instar du voilier Lakota abordé par ces derniers le 19 mai 2022, où ils étaient intervenus, comme souvent, de façon musclée, sans uniforme ni protocole d’appel VHF.

Le profil du pirate type a donc laissé la place à un modèle plus complexe, impliqué dans des activités illégales duales, où un trafiquant peut (re)devenir pirate en cas d’opportunité. Avec la baisse du nombre d’attaques, la vigilance peut également baisser et créer de nouvelles cibles.

À moyen terme, les perspectives dans le WIO restent donc fragiles. Si l’industrie maritime a retiré au 1er janvier 2023, la qualification High Risk Area (HRA) du WIO, ils demandent néanmoins le maintien strict des BMP5. Par ailleurs, la zone est le théâtre de compétitions entre États qui se livrent une bataille navale clandestine à travers l’usage de proxys et de modes d’action hybrides, et les détroits de la région demeurent une zone d’intérêt – du moins dans la propagande jihadiste – de Daesh et al-Qaïda.

À terre, malgré une amélioration des capacités garde-côtières somaliennes, ces derniers ne disposent toujours pas de capacité hauturière crédibles. De plus, les priorités de la Somalie ne sont pas en mer, mais bien à terre, où le pays doit faire face à une famine, et aux attaques de la puissante branche qaïdiste al-Shebbab, dont le nombre d’attaques a augmenté de 30 % par rapport à 2021. Bien que la piraterie semble donc jugulée dans la zone, le large de la Corne de l’Afrique demeure très instable, en proie à diverses menaces, groupes mafieux et convoitises géopolitiques susceptibles de provoquer une reprise des attaques en mer, notamment en cas de désengagement des forces aéronavales multinationales.

 2. Golfe de Guinée, des groupes pirates organisés et violents, aux diverses activités

 Malgré les efforts des États riverains du Golfe de Guinée (GoG), la région est confrontée à une piraterie[5]protéiforme, menée par des gangs organisés et violents.

La plupart des attaques se déroulent près des côtes et à l’approche des ports, notamment dans les Eaux territoriales (ET) et la ZEE nigérianes, qui concentrent la plupart des attaques. Les eaux du Togo, Bénin, et Cameroun sont également concernées. Une partie des groupes opèrent à une distance de 40 nautiques, ciblant des navires de pêches, de logistique pétrolière, ou des cargos de faible tonnage en opération de cabotage, auxquels s’ajoutent de nombreux vols opportunistes à quai ou au mouillage. Certains bandits attaquent également dans les méandres du delta du Niger, mais ces derniers n’entrent pas dans la définition de la piraterie[6]. Environ quatre à six groupes disposent de capacités sophistiquées d’action en haute mer, jusqu’à environ 250 nautiques. À ces différents gangs s’ajoutent des groupes militants tels que le MEND, qui usent de modes d’action similaires et ciblent l’industrie pétrolière dans le cadre de leurs revendications.

Les pirates utilisent des embarcations rapides avec plusieurs individus aguerris à leurs bords, dotés d’un large éventail d’armes de poings et d’épaules. Certains disposent d’équipements et de bonnes connaissances en navigation, ou d’expertises techniques spécifiques. Les attaques se déroulent de jour comme de nuit, avec toutefois un taux d’échecs supérieurs le jour. Les cibles lentes et basses seront privilégiées : petits cargos, navires de pêche ou de liaison logistique qui opèrent dans l’exploitation pétrolière off-shore. Environ 75 % des gangs les mieux organisés sont concentrés dans les États du Bayelsa, Rivers, Akwa Ibom et Delta, au Nigéria. Disposant de bases arrière sûres, l’objectif de ces groupes est l’enlèvement contre rançon ou le soutage (« bunkering ») de tanker en mer, qui nécessite une expertise technique et un solide réseau à terre pour revendre la cargaison.

Comme en Somalie, un phénomène similaire de montée en puissance capacitaire des gangs nigérians a été observé, avec l’usage de bateaux-mères pour cibler des navires jusqu’à 250 nautiques des côtes, par météo favorable. L’attaque du pétrolier Kerala[7] au large de l’Angola en janvier 2014 marquait le début d’une tendance qui persistait en 2022, avec l’attaque à 270 nautiques de Lomé de l’Arch Gabriel le 3 avril, et le détournement du tanker B Ocean, le 23 novembre à 230 nautiques des côtes ivoiriennes.

Parmi les modes d’actions figurent le soutage illégal de pétrole entre deux navires, qui résulte d’une opération complexe nécessitant une prise de renseignements en amont, l’abordage et une prise de contrôle du tanker, avant d’effectuer un transfert technique, et souvent périlleux, sur l’autre navire. Ces opérations de transbordement devenaient rentables en fonction du prix du baril (entre 60 et 100$). La diminution actuelle de cette tendance s’explique notamment par l’amélioration des capacités navales des États riverains du GoG, et la vigilance accrue des armateurs[8]. Avec l’augmentation des attaques ratées, les pirates qui, en plus des risques encourus, revenaient endettés envers leurs commanditaires (frais de carburant et matériels), se sont tournés vers des activités illicites assurant un meilleur ratio gain/risque, comme le soutage de pétrole à terre, plus rentable[9].

L’amélioration des capacités régionales et la diversification des activités illicites à terre ont eu pour conséquence une amélioration de la situation en mer. D’après les données de la RiskIntelligence, pour respectivement 134 incidents recensés en 2019 et 135 en 2020, seuls 78 attaques furent reportées en 2021, et près de la moitié pour 2022, ne comptant « que » deux kidnappings, le 13 décembre,[10] contre 68 en 2021 et 142 en 2020[11]. Si la tendance à venir est incertaine, les vols à quai et au mouillage devraient probablement se poursuivre.

En 2013, le processus de Yaoundé marqua un tournant dans la prise de conscience la montée en puissance des capacités maritimes et navales des États riverains du GoG. Soutenues par l’UE et l’ONU, plusieurs projets de sécurité maritime se sont développés, comme la mise en place d’IFC régionaux ayant – comme à Singapour – pour objectif de coordonner les efforts et le partage de renseignements. La montée en puissance opérationnelle des marines riveraines passe également par leur participation aux exercices navals[12] régionaux avec un appui international. Toutefois, outre les nombreuses disparités entre États, ces progrès sont freinés par une forte corruption des autorités locales, le manque de cohérence, d’entraînement et de maintenance de leurs équipements. De plus, les priorités politiques sont souvent ailleurs, avec la pêche INN sur le plan maritime, et la menace jihadiste[13] qui s’étend aux frontières septentrionales du GoG sur le plan continental.

La piraterie du GoG s’adapte ainsi au contexte économique et géopolitique local. Les États riverains du GoG sont très soucieux du respect de leur souveraineté régionale, compliquant parfois la coopération navale. De plus, outre la corruption, leurs divergences contribuent souvent à laisser le champ libre aux groupes pirates.

3. L’Asie du Sud-est, région en proie à une piraterie[14] endémique, opportuniste et peu violente

Si la géopolitique tente de s’affranchir de tout déterminisme géographique, le cadre géophysique sud-est asiatique prodigue un terrain d’action particulièrement favorable au développement d’une piraterie quasi endémique. Le détroit de Malacca, par lequel transitent un tiers du commerce et la moitié des ressources énergétiques mondiales, et dans lequel s’engouffrent 400 navires par jour, offre une multitude de cibles potentielles aux pirates, qui agissent à l’extrémité Sud-Est du détroit et son prolongement, le détroit de Singapour (entre les îles indonésiennes de Batam et Karimun) où se concentraient 62 % des attaques en 2022. Si, à la différence de la Somalie, les États riverains du détroit de Malacca sont souverains, le nombre important d’îles et îlots susceptibles de fournir autant de caches, les disparités de développement entre Singapour et l’archipel indonésien des Riau qui lui fait face, et le flux de navires qui mouillent ou transitent dans ces détroits sont autant de facteurs favorisant la piraterie.

Contrairement au WIO, le nombre d’attaques dans la région reste conséquent et quasi constant, ayant même connu une augmentation du nombre d’attaques, avec plus d’une centaine d’incidents observés en 2022. Toutefois, la moitié d’entre eux sont des attaques ratées, et rien n’a été volé sur la moitié des abordages réussis. Appelés Bajak Laut, la plupart des pirates sont Indonésiens et opèrent depuis des petites embarcations traditionnelles locales de transport et de pêche (sampans). Le mode opératoire est essentiellement opportuniste, nocturne, et caractérisé par un faible niveau de violence[15]. Equipés principalement d’armes blanches (machettes, kriss, couteaux), les pirates cherchent des cibles faciles. Par conséquent, en transit dans le détroit de Singapour, un navire lent, peu éclairé, avec une faible hauteur de franc-bord pour faciliter l’abordage, sera privilégié par les malfaiteurs opportuns, raisons pour lesquelles les petits tankers, barges tractées et remorqueurs figurent parmi les principaux types de navires ciblés. De nombreux navires sont également abordés au mouillage (en particulier en mer des Sulu et des Célèbes, à Belawan, Tanjung Priok ou Sandakan) de manière très discrète, parfois sans éveiller les soupçons de l’équipage, et en prenant la tangente plutôt que de risquer un affrontement lorsqu’ils sont découverts. Les pirates s’emparent alors de pièces de rechange pour moteur, d’équipements ou de câbles. Des opérations plus ambitieuses ont été observées lors du détournement de tankers assurant des liaisons régionales, notamment au Sud-est de la Sulawesi, dans l’objectif de siphonner la cargaison et de la revendre sur le marché noir. La hausse du prix de l’énergie avec la relance de la guerre en Ukraine est susceptible d’augmenter la tendance de ce type d’action, rendant de fait les tankers plus exposés. Plus généralement, la récession de l’économie et l’inflation sont des facteurs à terre susceptibles d’entraîner des répercussions en mer.

Compte tenu du caractère hautement stratégique de ces détroits, et afin d’éviter toute tentative d’ingérence étrangère, les États riverains ont dû prendre des mesures concrètes pour limiter le phénomène. Singapour, l’Indonésie et la Malaisie ont mis en place des patrouilles coordonnées en 2004, les MSSP[16] (Malacca Strait Sea Patrol) et leur volet aérien EiS (Eyes in the Sky), ainsi qu’un centre de fusion de l’information à Singapour (Information Fusion Center, IFC) au sein duquel des officiers de liaisons de nombreux pays (dont la France) partagent du renseignement. Face au succès de l’IFC, l’initiative a été dupliquée en Océan indien et par les pays riverains du golfe de Guinée.

Toutefois, une certaine méfiance entre les États riverains du détroit de Malacca, héritée d’une histoire commune marquée par de nombreux affrontements, a également limité l’efficacité de ces initiatives. Dans le prolongement de l’imaginaire collectif, les Caraïbes et le golfe du Mexique sont également en proie à de la piraterie opportuniste, souvent violente et armée, commentant des vols d’équipement sur des navires au mouillage, ou des plateformes off-shore. Les faits reportés en Amérique du Sud sont quant à eux souvent liés au banditisme ou au trafic de drogue (dissimulation ou récupération de drogue sur un conteneur).

Dans les Caraïbes, comme ailleurs, les incidents sont mal reportés, et il est souvent difficile d’obtenir des données fiables et recoupées[17], soit par manque de volonté des États de reporter des incidents dans leurs ET qui pourraient entacher leur réputation, soit pour l’armateur qui – outre le risque réputationnel – risque de voir ses primes d’assurance s’envoler, et de voir son navire immobilisé à quai dans le cadre d’une investigation. De plus, les statistiques peuvent évoluer en fonction des critères retenus[18]. Ainsi les IFCs, les Marines de guerre, ou le Bureau maritime international (BMI) pourront avoir une définition différente de la piraterie que l’Organisation maritime internationale, suivant la définition d’UNCLOS selon laquelle, pour une attaque du même type, un acte de « piraterie » se déroule en haute mer, et le « banditisme en mer » dans les ET, rendant le décompte d’autant plus difficile.

Afin de couvrir les multiples implications de la piraterie, une approche pluridisciplinaire et multiscalaire s’avère nécessaire. Tout d’abord humaines et sociales, les répercussions sont également économiques, la piraterie engendrant d’importants surcoûts[19] à toute l’industrie maritime. Enfin, outre la dimension souvent complexe de la juridiction[20]en mer, la piraterie peut également servir d’alibi légitimant certaines présences navales à la mer[21]. C’est notamment le cas des Marines indépendantes qui, en contribuant à la lutte contre la piraterie dans le WIO, s’assurent une présence miliaire à proximité des SLOC et seuils stratégiques. Ces déploiements hauturiers longues durées permettent une mise en condition opérationnelle de ces Marines sur des théâtres d’opérations maritimes souvent éloignés de leurs bases. Ainsi, non sans une pointe de sarcasme, le spectre de la menace pirate dans une zone stratégique pourrait donc s’avérer « d’utilité géopolitique ».

Louis Borer

[1] Est appelé « Seuil stratégique » un lieu d’importance vital pour le commerce maritime et les déploiements militaires. L’étroitesse de ces détroits ou canaux et la proximité avec la côte rendent les navires ou bâtiments militaires davantage exposés à un tir depuis la côte en cas d’attaque pirate ou terroriste.

[2] Parmi lesquels figurent le superpétrolier saoudien Sirius Star, le Carré d’As et le Ponant côté français, ou la prise d’otages du porte-conteneurs Maersk Alabama au large d’Eyl l’année suivante, ayant inspiré le film « Captain Phillips » (2013).

[3] Pêche INN : Illégale, Non réglementée, Non déclarée. La pêche INN est une cause majeure de la paupérisation de populations littorales fragiles, susceptibles de se tourner vers des activités de subsistances illégales comme la piraterie ou les trafics. Plusieurs initiatives soutenues par l’ONU, l’UE, ou encore Interpol tentent de mettre en œuvre des moyens pour limiter la pêche INN, par le biais de patrouilles ou de solutions techniques telles que le suivi par satellite des émissions AIS suspectes dans les zones de pêche. De nombreux pays sont impliqués dans la pêche INN, comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou le Japon pour le cas de la Somalie.

[4] Le skiff est l’embarcation traditionnelle locale en bois ou fibre de verre, le nombre de tonneaux embarqués pour le carburant indiquait le rayon d’action théorique de l’embarcation. Les bateaux-mère étaient quant à eux constitués de boutres ou dhows, navires tenant mieux la mer servant de plateforme de lancement logistique pour les raids.

[5] Pour en savoir plus: Katja Lindskov Jacobsen, UNODC, Global Maritime Crime Programme, « Pirates of the Niger Delta », 2021, Ministry of foreign affairs of Denmark, https://www.unodc.org/res/piracy/index_html/UNODC_GMCP_Pirates_of_the_Niger_Delta_between_brown_and_blue_waters.pdf

[6] Selon la Convention des Nations Unies, dite de « Montego Bay » (1982) sur le droit de la mer, qui définit légalement l’acte de piraterie comme une attaque perpétrée à des fins privées, sur un bateau en haute mer (soit au-delà de la limite des 12 nautiques), et avec violence. https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf

[7] Après avoir coupé l’AIS du navire, les assaillants avaient repeint les éléments permettant d’identifier le navire (IMO, nom, pavillon), avant de transférer vers une barge plus de 12 000 tonnes de cargaison.

https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/le-kerala-a-bien-ete-attaque-par-des-pirates-devant-l-angola

[8] Qui appliquent une version adaptée des BMP5 dans la zone, « BMP GoG », dernière version de juin 2021. Les armateurs disposent également de meilleures protections dans les aires de mouillage par des ESSD, qui opèrent essentiellement dans les ET nigérianes.

[9] Courant 2022, le vol de pétrole brut et de produits pétroliers illégalement raffinés à terre ont atteint des niveaux records, permettant aux groupes criminels de recevoir des revenus élevés et constants, impliquant de grosses pertes de revenus pour le Nigéria. ”Why are gulf of Guinea pirates shifting to illegal oil bunkering”, 4 décembre 2022, Maritime executive, https://www.maritime-executive.com/article/why-are-gulf-of-guinea-pirates-shifting-to-illegal-oil-bunkering

[10] En dépit de la baisse conjoncturelle, les gangs basés dans le Delta du Niger, Bayelsa, et River State sont structurés, et disposent de camps retranchés et protégés des autres gangs et des autorités pendant toute la durée des négociations. Plusieurs raids peuvent être regroupés sur 24h, notamment en cas d’attaque ratée. Les attaques réussies aux mouillages au large de Lomé, Cotonou et Douala en 2019 et début 2020 ont entraîné une réaction des autorités responsables, où les navires au mouillage peuvent désormais demander à bénéficier gratuitement de personnel militaire. Des mesures de sécurité similaires ont été mises en œuvre par les autorités du Bénin et du Togo.

[11] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report, janvier 2023 ; Gaël Cogné, « La piraterie dans le golfe de Guinée n’a pas disparu », 5 janvier 2023, Mer et Marine, https://www.meretmarine.com/fr/marine-marchande/la-piraterie-dans-le-golfe-de-guinee-n-a-pas-disparu-alerte-un-rapport-pour-la

[12] Comme African Nemo ou Obangame Express pour les plus importants, ou par le biais de la mission permanente de la Marine nationale Corymbe, par laquelle la France joue un rôle important de formation, sécurisation, et promotion de son modèle d’Action de l’État en mer.

[13] Outre Boko Haram qui évolue au Nord-est du Nigéria, l’État islamique au grand Sahara (EIGS), et la coalition qaïdiste JNIM (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin) s’étendent comme une tache d’huile dans la région.

[14] Se référer aux travaux d’Éric Frécon, référent français dans le domaine de la piraterie en Asie.

[15] Toutefois, selon le Bureau maritime international, parmi les 38 incidents signalés en 2022, deux membres d’équipage ont été menacés et quatre ont été pris en otage pendant la durée de l’attaque. Une arme à feu a été utilisée pour menacer l’équipage dans au moins trois incidents.

[16] Le modèle MSSP a inspiré en 2016 l’initiative de sécurité maritime et de patrouilles trilatérales INDOMALPHI, entre l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines en mer des Sulu et des Célèbes, notamment dans le cadre de la lutte contre le groupe Abu Sayyaf.

[17] Le rapport annuel du MICA Center, à Brest, dresse un tableau exhaustif et fiable de la situation annuelle : https://www.mica-center.org/en/mica-center-annual-report-2022-is-out, auquel s’ajoute le rapport annuel du Bureau maritime international, « Piracy and armed Robbery against ship 1 January – 31 December 2022 » https://www.icc-ccs.org/

[18] Une attaque est souvent définie en cas de coup de feu ou contact au grappin, on parlera sinon d’approches si l’intention est identifiée, ou d’activité suspecte.

[19] Primes d’assurances, ESSD embarquées et équipements de défenses passifs (canons à eau, citadelle…), et principalement, l’augmentation de la vitesse dans les zones dangereuses ou un changement de cap entraînant une plus grande consommation.

[20] Certains cas impliquant le droit de la mer, celui de l’Etat du pavillon. D’autres problématiques peuvent concerner l’embarquement d’armes à bords de navires, l’usage disproportionné de la force, ou la présence d’armureries flottantes, la plupart des navires n’étant pas autorisés à pénétrer dans les ET d’un pays avec des armes à leurs bords.