Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Regards géopolitiques vol.9 n1, 2023.

Saint-Mézard, Isabelle (2022). Géopolitique de l’Indo Pacifique. Genèse et mise en œuvre d’une idée. Paris, PUF.

Lorsqu’elle est apparue dans les années 2000, l’idée d’englober les océans Pacifique et Indien dans une seule entité spatiale appelée « Indo-Pacifique » paraissait saugrenue. La justification d’une telle association paraissait ténue et les dynamiques de la région appelée Asie-Pacifique semblaient solides, même si ce régionyme aussi avait essuyé des critiques lors de son avènement au début des années 1990 (Lasserre, 2001). Une décennie plus tard, cette nouvelle façon de penser l’espace en Asie est devenue incontournable. De nombreux États et organisations régionales se la sont appropriée, du Japon à l’Australie, de l’Inde à l’Indonésie et à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en passant par la France, l’Allemagne et l’Union européenne. Les États-Unis, quant à eux, ont désigné cet immense espace, essentiellement pensé dans sa dimension maritime, comme leur théâtre prioritaire d’engagement extérieur. À l’inverse, la Chine, suivie par la Russie, dénonce l’Indo-Pacifique comme un projet d’endiguement mené par les États-Unis et leurs alliés à son encontre, et rappelant le containment mené pendant la guerre froide.

Isabelle Saint-Mézard le rappelle en introduction : les noms des régions n’ont rien de naturel, ils reflètent avant tout des constructions épistémologiques, sociales et politiques. L’avènement du vocale d’Indo-Pacifique, qui a détrôné celui d’Asie-Pacifique, traduit, tout comme son prédécesseur, une lecture particulière de la réalité géopolitique : elle n’est donc pas neutre et certainement pas objective – ce qui ne signifie pas qu’elle soit illégitime. Il s’agit simplement ici de souligner le fait que l’étiquette d’Indo-Pacifique traduit des représentations, des projets, des lectures de la dynamique de l’Asie et de son environnement développés par les différents acteurs, États asiatiques mais aussi externes.

Une première partie présente précsiément la genèse de ce concept d’Indo-Pacifique et son évolution depuis 2007, en détaillant les discours des « fondateurs, des convertis et des réfractaires ». L’ouvrage brosse ainsi le portrait des représentations, des lectures géopolitiques des quatre promoteurs historiques du concept : le Japon tout d’abord, qui pourtant avait largement milité pour l’avènement du concept précédent d’Asie-Pacifique, mais qui à partir de 2007 plaide peu à peu pour un nouveau paradigme de lecture des dynamiques géopolitiques. Les politiques et discours de l’Australie  également, des États-Unis et de l’Inde sont analysés afin de retracer le cheminement de ces promoteurs actifs de l’idée d’une réalité indo-pacifique. L’auteure aborde ensuite les cas d’acteurs qui se sont ralliés à l’idée, parfois après des hésitations, notamment l’Indonésie, l’ASEAN ou l’Union européenne ; et les États résolument hostiles au concept, Chine et Russie, dans lequel ils voient, non sans arguments, une construction géopolitique avant tout destinée à nuire à l’influence grandissante de Pékin.

Comment comprendre l’émergence et le succès de ce nouveau concept ?  Dans une seconde partie, l’auteure mobilise le concept d’ « anxiété géopolitique », soit les craintes et les représentations d’un ordre politique bouleversé par la rapide ascension économique puis politique et militaire de la Chine, et des frictions que celle-ci engendre, surtout depuis le lancement du grand projet chinois des nouvelles routes de la soie, souvent perçu comme un outil de séduction de la Chine à vocation non pas seulement économique, mais bien aussi politique.  Ainsi, pour Washington, acteur au cœur de cette seconde section, l’ascension de la Chine représente une menace;  le concept d’Indo-Pacifique constitue l’outil idéal pour fédérer les alliés afin de limiter l’expansion maritime de la Chine en Asie. La troisième section détaille les motivations du Japon, le souci de sa propre affirmation face à l’avènement d’une Chine puissante à ses portes, dans le cadre d’une  alliance avec les États-Unis dont la solidité suscite des doutes à Tokyo. D’une manière semblable, pour l’Australie, le sentiment de devoir compter sur ses propres forces, la « hantise de l’abandon » déjà vécu pendant la Seconde guerre mondiale, renforce le désir de chercher de nouveaux alliés tout en cultivant la relation avec Washington. Une quatrième section aborde la stratégie particulière de l’Inde, confrontée depuis la guerre de 1962 à la menace perçue sur sa frontière continentale avec la Chine, menace renforcée par l’alliance solide de Pékin avec le Pakistan ennemi récurrent de l’Inde (guerres de 1947, 1965, 1971, 1999). New Dehli cherche des appuis pour rompre son isolement mais ne souhaite ni provoquer la Chine, ni, par choix idéologique, entrer dans ce qui pourrait paraitre comme une alliance avec les États-Unis et compromettrait son autonomie politique de chef de file des non-alignés.

De fait, au-delà de l’adoption d’un vocable commun, la représentation de ce que recouvre l’Indo-Pacifique varie grandement d’un promoteur à l’autre, tant dans la définition des limites de la région, que dans la compréhension de ce que doit comporter la coopération promue par les quatre fondateurs. Ces représentations distinctes, parfois divergentes permettent de rendre compte de l’absence d’institutionnalisation du concept et du développement d’arrangements minilatéraux, dont le Quad, des accords de coopérations trilatéraux, ou l’Aukus en sont la manifestation. Le concept recouvre des imaginaires distincts, des lectures différentes, des intentions parfois complémentaires mais parfois contradictoires également. Bref, ces réalités illustrent à quel point il n’est pas de région Indo-Pacifique, pas davantage qu’il n’y avait une région Asie-Pacifique, mais en quoi l’idée sert avant tout à fédérer des États ou institutions régionales en fonction de leurs représentations, de leurs craintes et anxiété géopolitiques, et de leur agenda politique qui, de manière opportuniste, peut viser à mobiliser ce nouveau concept pour servir leurs intérêts, ainsi l’Indonésie qui vise à renforcer son rôle géopolitique majeur d’interface entre océans Indien et Pacifique ; ou la France qui entend affirmer son statut de puissance incontournable à travers ses territoires d’outre-mer dans ces deux océans.

Il s’agit là d’un ouvrage très clair, bien argumenté, bien construit. Le raisonnement est limpide et accessible pour tout public. L’ouvrage expose clairement les stratégies et les représentations des différents acteurs. Il démontre clairement comment les débats et enjeux autour du concept d’Indo-Pacifique reflètent le durcissement des rapports de force entre grandes puissances en Asie et les stratégies d’influence et de coalition que chacun met en place dans tous les domaines : diplomatique, économique et technologique, écologique et sanitaire, et surtout, idéologique.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG

Titulaire de la Chaire de recherche en Études indo-pacifiques.

Références

Lasserre, F. (2001). L’ère du Pacifique : Une représentation schématique ? Histoires de centres du monde. Dans Lasserre, F. et Gonon, E. (dir.), Espaces et enjeux : méthodes d’une géopolitique critique. Paris/Montréal : L’Harmattan, 381-398.