Les actions états-uniennes sur l’espace mondial entre 2018 et 2022 : une réaffirmation du leadership américain ?

RG v8n1, 2022

François Xavier Noah Edzimbi

Noah Edzimbi détient un Ph.D en Science Politique et est CEO du Cabinet Lucem Global Consulting S.A.R.L. xnoah@gmail.com

 Résumé

Avec la fin de la bipolarité, les États-Unis furent le principal acteur d’un  « nouvel ordre mondial » énoncé à la fin de la guerre du Golfe, en mars 1991. Toutefois, avec les attentats du World Trade Center en 2001, l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la même année, la crise financière de 2008 et la pandémie à Coronavirus depuis 2019, l’« occidentalisation » du monde, de même que le leadership américain, sont remis en cause par d’autres acteurs internationaux. Avec une approche géopolitique, l’étude montre comment les Américains s’efforcent à conserver le statut de puissance mondiale.

Mots clés : actions, États-Unis, réaffirmation, bipolarité, leadership

Summary

With the end of Cold War, The United States of America were the main actor of « new world order », such as former president George Bush said in march 1991, in the end of the Gulf conflict. However, with World Trade Center’s attacks in 2001, China integration in the World Trade Organization (WTO) the same year, financial crisis of 2008 and the Coronavirus pandemic since 2019, the « World Westernization » as well as american leadership and challenged by other international actors. With a geopolitical approach, this study shows how Americans strive to maintain status of international power.

Keywords : actions, United Stated of America, reaffirmation, Cold War, leadership.

Introduction

Il y a trente ans régnait une euphorie dans les milieux stratégiques occidentaux, l’Amérique étant au centre du monde et devenant, de facto, « l’empire du Milieu » (Mélandri et Vaïsse, 2001). Les années qui suivirent la fin de la Guerre froide furent alors celles d’une glorification des valeurs occidentales, qui se confondaient avec le processus de mondialisation (Courmont, 2021). Toutefois, ayant abusé de leur avantage et développé une vision de l’unipolarité teintée d’unilatéralisme, les États-Unis ont suscité des résistances à un ordre mondial qui leur était favorable. Dans le même temps, l’affirmation progressive de la puissance chinoise a associé au rattrapage économique et politique une nouvelle vision des équilibres internationaux (Boniface, 2021). Dès lors, ce n’est pas d’un point de vue factuel que le rattrapage de Pékin doit être appréhendé, mais dans sa capacité à imposer une nouvelle grammaire des relations internationales et à remettre en question le leadership américain (Courmont, op. cit.).

De cette réalité, les acteurs mondiaux font davantage face aujourd’hui à des incertitudes que de certitudes, mais surtout à des préoccupations immédiates et des ambitions souvent fort éloignées les unes des autres. Pour des raisons multiples, il n’existe plus de modèle convaincant de la mondialisation, mais une diversité de visions et d’aspirations, qui emmène certains penseurs à affirmer que les relations internationales traversent un nouveau « moment machiavélien », c’est-à-dire un « grand désenchantement » et une « indétermination des temps » (Gomart, 2019). Car, bien que la mondialisation ait modifié la répartition de la richesse, elle n’a nullement effacé les rapports de puissance et encourage-t-elle, parallèlement, de nouvelles formes de prédation. Aussi apparaît une nouvelle hiérarchisation du monde, qui fait perdre aux Européens leurs repères habituels et aux Américains le leadership mondial pour les rendre, entre autres, plus vulnérables (Boucheron, 2017).

L’accélération des trajectoires liées à la pandémie de covid-19 rappelle la résistance des États face aux forces économiques, technologiques et idéologiques actives dans la transgression des limites. La Chine affirme donc, pour sa part, qu’elle n’accepte plus les « donneurs de leçons » de l’Occident sur les droits humains, et répond agressivement à toutes les critiques, notamment sur l’origine et la gestion de la pandémie à coronavirus, ainsi que sur Hong-Kong, le Tibet, Taïwan et le Xinjiang (Grosser, 2021). Partant de ce contexte, qui leur est défavorable selon certains néoconservateurs, en ce début du XXIè siècle dans l’espace mondial, les États-Unis, « seule nation indispensable » durant les trente dernières années (Boniface, op. cit.), trouvent capital de ne pas « perdre la face » (Charon et Jeangène Vilmer, 2021). Ainsi usent-ils de diverses stratégies dans la guerre au leadership qui les opposent avec les Chinois[1], de même qu’avec leurs « alliés européens », pour préserver les intérêts nationaux et avoir le dernier mot sur la scène internationale.

La « soviétisation[2]» de Pékin et la nécessaire réduction des conséquences dudit processus pour Washington sur l’espace mondial.

Pendant longtemps, des observateurs de la Chine, ceux situés à Taïwan et Hong Kong ainsi que les services de renseignement d’un certain nombre de pays occidentaux, ont alerté sur l’ambition hégémonique et révisionniste du Parti communiste chinois (PCC). Ils n’ont pas été pris au sérieux par la plupart des décideurs, victimes à la fois d’une forme de naïveté face à la thèse chinoise de « l’émergence pacifique », et d’un excès de confiance quant à la supériorité morale du modèle démocratique : à force de s’ouvrir au monde, pensait-on, de s’intégrer économiquement, le PCC finirait par se « normaliser », c’est-à-dire se libéraliser politiquement (Charon et Jeangène Vilmer, op. cit.). Or, Pékin n’a pas renoncé à séduire, à son attractivité ni à son ambition de façonner les normes internationales. Plutôt, il assume de plus en plus d’infiltrer et de contraindre : ses opérations d’influence se sont considérablement durcies ces dernières années et ses méthodes ressemblent de plus en plus à celles employées par Moscou. C’est un « moment machiavélien » au sens où Pékin semble désormais estimer qu’ « il est plus sûr d’être craint que d’être aimé », correspondant à une « soviétisation » de ses opérations d’influence (Nouzille, 2020). Cette « soviétisation » s’appesantie sur la doctrine des « Trois guerres » formulée en 2003. Elle se compose de la guerre psychologique (心理战), de la guerre de l’opinion publique (舆论战) et de la guerre du droit (法律战). Ces trois dimensions visent respectivement à influencer les décisions de l’adversaire, à modeler son opinion publique et à forger un environnement normatif favorable à la Chine (Parton, 2019).

La guerre du droit chinois, qui fait écho aux débats occidentaux sur le lawfare, fait référence à un usage orienté de la norme juridique. C’est l’un des moyens de la guerre non cinétique, permettant d’influencer le comportement d’un acteur dans un but stratégique. Il s’agit moins d’une « guerre » de nature juridique que d’un affrontement de discours. L’enjeu est de montrer que le droit est de son côté, quel que soit ce droit, international ou national, même si cela signifie instrumentaliser la justice à des fins politiques (Patranobis, 2017). Les représentants chinois sont incités à repérer et exploiter autant que possible les dispositions juridiques en faveur des intérêts chinois, ignorer celles qui vont à l’encontre de ces derniers, et soutenir une interprétation du droit international qui leur est favorable même si celle-ci diffère de l’interprétation générale (Fernandez, 2019). Les exemples les plus cités sur Pékin sont ses actions en faveur d’une interprétation révisionniste du droit de la mer pour servir ses intérêts en mer de Chine du Sud et interdire l’accès de la zone, notamment aux États-Unis. L’origine du problème est la demande, par les Philippines, d’une clarification juridique et définitionnelle de la « ligne en neuf traits ». En réaction à cette proposition philippine, à la convention des Nations unies sur le droit de la mer, le Parti-État oppose des « droits historiques ». Il ne reconnaît pas le jugement de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye qui estimait en 2016 que la « ligne en neuf  traits » n’avait « aucun fondement juridique ». Dès lors, il s’observe, entre autres, une promotion de discours négatifs extérieurs sur ladite polémique par les autorités chinoises, car Pékin tente de « manipuler des conversations même sur des sujets non directement liés à la mer de Chine du Sud » (Cook, 2020). Pékin estime désormais nécessaire « non seulement de défendre publiquement son propre système juridique, mais de lancer une critique ouverte de la “démocratie occidentale” par l’intermédiaire de leurs fonctionnaires et de sa machine propagandiste plutôt que de restreindre ce langage » (Mazarr, 2020).

Concrètement, Pékin « cherche à tirer parti de son pouvoir militaire croissant pour contraindre les États côtiers de la mer de Chine du Sud à renoncer à exercer leurs droits légitimes garantis par la Convention de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), à savoir exploiter les ressources situées dans leur zone économique exclusive », explique Collin Koh de RSIS-Singapour (Guibert, 2021). Et, pour ce faire, la Chine multiplie des incidents, avec ses flottes civiles, dont les garde-côtes et des milices (De Tréglodé et Frécon, 2020) dans l’objectif de promouvoir et d’aboutir à une politique révisionniste des accords maritimes internationaux (Erickson et Martinson, 2019). C’est cette politique du fait accompli qui fait de la Chine « un État révisionniste du droit maritime international » (Guibert, op. cit.).

Un autre exemple est la loi sur la sécurité nationale de Hong Kong adoptée par Pékin le 30 juin 2020 et particulièrement l’extraterritorialité de son article 38, qui criminalise les violations de la loi commises par n’importe qui, n’importe où dans le monde. En effet, la loi de la sécurité nationale de Hong Kong est passé par Pékin, s’impose au peuple hongkongais et sa juridiction est élargi volontairement afin d’interdire les critiques à l’extérieur du pays. Les premiers à être inquiétés sont alors les Hongkongais se trouvant temporairement à l’étranger, en particulier les milliers d’étudiants qui, sur les campus australiens, américains, canadiens ou européens, ont manifesté leur soutien aux militants pro-démocratie, ainsi que tous ceux qui l’ont fait sur les médias sociaux, et qui hésitent à rentrer chez eux au cas où cette loi serait rétroactivement invoquée par les autorités pour les poursuivre (Gueorguiev, Lü, Ratigan, Rithmire et Truex, 2020). Certaines universités, comme Dartmouth College aux États-Unis et l’université d’Oxford au Royaume-Uni, ont par ricochet pris certaines mesures : les étudiants chinois peuvent ne pas suivre certaines classes et peuvent rendre leurs travaux de façon anonyme, ce qui limite les risques de dénonciation (Mullins, 2020). Après la loi est entrée en vigueur, les États-Unis et leurs alliés comme le Canada et l’Australie ont créé des programmes spécialement pour attirer les Hongkongais à immigrer dans leurs pays, des initiatives qui sont considérées comme une lutte entre la Chine et le monde occidental.

Cet instrument juridique pékinois s’assimile au fondement de la puissance américaine qu’est son droit. En effet, toute transaction en dollars ou impliquant un ressortissant américain peut faire l’objet d’une poursuite par la justice américaine. Bien que des institutions financières étrangères soient au courant des risques qui pourraient s’imposer à elles dans un cas de non-respect de la juridiction états-unienne, l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas en 2014 est devenue l’exemple emblématique du prélèvement subi par des entreprises étrangères provenant des pays « alliés » (environ 200 milliards de dollars depuis 2008) au bénéfice des finances publiques américaines (Gomart, op. cit.). Racket pour les uns, lutte anticorruption pour les autres, l’étendue de la législation américaine est devenue une question éminemment politique, qui altère la nature des relations transatlantiques. À travers leur Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, et la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales adoptée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 1997, les États-Unis ont imposé leur modèle de lutte anticorruption. Les sanctions économiques s’inscrivent dans une diplomatie coercitive tandis que les Américains considèrent que leur conception du droit, en raison de ses principes fondateurs comme de la réalité des affaires, a une valeur supérieure aux législations nationales et au droit international. Point essentiel : l’utilisation délibérée de certains pans extraterritoriaux de leur législation justifie une forte mobilisation de leurs administrations, y compris des services de renseignements (Lellouch et Berger, 2016). La puissance de ce dispositif permet aussi bien de ponctionner directement des entreprises étrangères que de les écarter d’un marché au profit de leurs concurrents américains.

Depuis l’entrée de la Chine à l’OMC, l’importante hausse des exportations chinoises suscite d’intenses polémiques sur la chute de l’emploi industriel américain, la manipulation du yuan, le respect des droits de propriété intellectuelle, les barrières non-tarifaires ou les subventions généreuses accordées à l’industrie chinoise (Velut, 2021). Les présidents George Walker Bush et Barack Hussein Obama ont chacun opté pour concilier endiguement et main tendue, selon la doctrine du « con-gagement »[3] en utilisant différents instruments politiques sans pouvoir véritablement freiner la montée en puissance de la Chine. C’est la Stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy) de 2017 qui formalise le nouveau rapport de force en définissant la Chine comme « [un défi] à la puissance, à l’influence et aux intérêts américains, cherchant à éroder la sécurité et la prospérité des États-Unis » (The White House, 2017). Comme conséquence, dès janvier 2018 à fin 2019, Washington rompit avec plus de deux décennies de libéralisation compétitive pour lancer une offensive protectionniste à l’encontre de la Chine. Les États-Unis déploient depuis lors un arsenal de mesures de rétorsion (sections 201, 301, 232) pour imposer sept vagues successives de sanctions commerciales qui, cumulées, touchent les deux tiers des importations chinoises, soit près de 360 milliards de dollars. Le niveau moyen des tarifs douaniers américains imposé à la Chine passa de 3,1 % à 21,2 % en 2019, et impulsa un électrochoc à l’économie chinoise et aux chaînes de valeurs mondiales (Velut, op. cit.).

L’accord économique et commercial entre les États-Unis et la Chine repose dès lors sur quatre piliers : 1) la désescalade de la guerre commerciale via la réduction d’une partie des sanctions douanières (déjà imposées et sur le point d’être appliquées) par chacune des parties ; 2) les promesses d’augmentation des importations de Produits agricoles, industriels et de services américains par la Chine ; 3) l’imposition de disciplines réglementaires à la Chine en matière de protection de la propriété intellectuelle, de transferts technologiques, de politique de taux de change et pour l’imposition de barrières non-tarifaires dans de nombreux secteurs comme l’agriculture ou les services financiers ; 4) la création d’un système de règlement de différends qui établit un dialogue bilatéral et prévoit, en cas de litige, l’application de mesures proportionnées à la discrétion des parties. Bien que la Chine réplique promptement en relevant ses tarifs douaniers de 8 à 21,8 %, visant surtout l’agriculture américaine, la mesure américaine vise à placer Washington en position de force avant toute négociation commerciale avec Pékin. Elle a pour objectif de défendre l’industrie américaine contre la concurrence chinoise dite déloyale. La pandémie de covid-19 renforce cette volonté de restaurer la souveraineté nationale américaine. Ainsi, le 27 avril 2020, Robert Lighthizer[4] déclarait : « la crise de la pandémie de la Covid et la reprise économique démontrent qu’aujourd’hui plus que jamais, les États-Unis devraient s’efforcer d’accroître leurs capacités de production industrielle et leurs investissements en Amérique du Nord » (Kesselman, 2020). Dès lors, le fait que l’administration Biden maintienne une grande partie des tarifs douaniers mis en œuvre sous l’administration Trump, bien que coûteux pour un grand nombre de secteurs de l’industrie et de la distribution, permet aux États-Unis de conserver un certain avantage pour la suite des négociations et préserver la place d’hégémon dans la conception, la structuration, la mise en œuvre et l’exécution des normes juridiques internationales. Le fait qu’à ce jour, le président Joe Biden ne se soit pas empressé d’éliminer les sanctions douanières à l’encontre de la Chine sans obtenir de nouvelles concessions revient à légitimer de fait le durcissement de la diplomatie économique américaine et l’accord de phase 1 (Velut, op. cit.) sur l’ensemble d’accords signés avec Pékin.

Les leçons du « protectionnisme trumpien » (ibid.) sont aussi perceptibles dans la trajectoire prise par les États-Unis sur certains dossiers internationaux, présentée comme arbitraire et déloyale par leurs alliés Européens.

L’alliance AUKUS: une adaptation des relations transatlantiques aux nouvelles priorités américaines.

La création de l’alliance AUKUS entre les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne est révélatrice d’une tendance qui façonne la politique étrangère américaine et redéfinit la relation transatlantique. Les États-Unis affirment en effet vouloir se « recentrer » sur le cœur de leurs priorités stratégiques au premier chef desquelles, la guerre commerciale et d’influence globale avec la République populaire de Chine (RPC) (De Hoop Scheffer et Quencez, 2021). L’annonce de l’initiative AUKUS, cristallisant avec la rupture d’un contrat majeur entre la France et l’Australie portant sur la fourniture de 12 sous-marins à propulsion classique et conduisant à un renversement d’alliance, est une des meilleures illustrations de ce pragmatisme géopolitique contemporain (Drouhaud, 2022). Le président Joe Biden accélère le « pivot vers l’Asie » entamé par ses deux prédécesseurs et veut montrer qu’il va encore plus loin. Si les administrations Obama et Trump avaient également défini l’Indopacifique comme la région où se jouerait l’avenir des États-Unis au XXIè siècle, l’investissement politique de l’administration Biden est d’une autre ampleur. Plus structurée, plus stratégique, elle fait surtout preuve d’une détermination plus forte pour mettre en œuvre les mesures nécessaires afin de rééquilibrer les ressources diplomatiques, économiques et militaires américaines dans la compétition avec la Chine (Tankersley, 2021). La création d’AUKUS constitue donc le second exemple de la mise en œuvre concrète du « pivot ». Il révèle également le risque, pour les Européens, d’être les dommages collatéraux de décisions qui les impliquent directement sans pourtant y être associés.

En effet, ce qui avait débuté durant l’administration Obama est plus visible aujourd’hui, et Washington met régulièrement les partenaires européens devant le fait accompli. L’absence de consultation transatlantique est une critique récurrente, qu’elle provienne de Varsovie dans le cas de Nordstream 2, de Berlin et de Londres pour le retrait d’Afghanistan, ou encore de Paris pour la création d’AUKUS. Pour l’administration Biden, l’Union européenne (UE) reste trop prudente et trop lente à réagir face à la compétition chinoise (De Hoop Scheffer et Quencez, op. cit.). La réaction du conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, à la signature de l’accord UE-Chine sur les investissements, en décembre 2020, illustrait déjà les frustrations américaines. Si l’UE est ouverte à une coopération plus approfondie avec les États-Unis sur la Chine, notamment sur les questions liées au lien démocratie-technologie, la France et la plupart des capitales européennes privilégient toujours l’engagement multilatéral avec Pékin et veillent à ne pas devenir de simples instruments dans la compétition des États-Unis avec la Chine (Guitton, 2021). Dans ce contexte, Washington a tendance à privilégier la coopération avec Londres, dont l’alignement sur la question chinoise est plus clair (Nardelli, 2021). Malgré les doutes qui ont suivi le vote et la négociation du Brexit, c’est bien Boris Johnson qui fut le premier dirigeant européen à recevoir un appel du président Joe Biden, et la création d’AUKUS a largement confirmé l’importance de l’« anglosphère » aux yeux des États-Unis, alors même que l’UE publiait sa propre stratégie pour l’Indopacifique (Lherbette et D’Aboville, 2022).

Le « retour de l’Amérique » dans les alliances se fait de manière sélective et avec une nette préférence pour les coalitions ad hoc et flexibles, incluant ou excluant les Européens, au gré des sujets. Le traditionnel pragmatisme américain, résumé par la formule bien connue de Madeleine Albright, alors secrétaire d’État sous le président Clinton, « Multilateral when we can, unilateral when we must », persiste : les États-Unis favorisent le « multilatéralisme à la carte » par choix, alors que l’UE joue la « carte du multilatéralisme », par nécessité (De Hoop Scheffer et Quencez, op. cit.). Ce besoin inégal du multilatéralisme continue de créer des attentes déçues dans la relation transatlantique et se traduit par une « compartimentalisation » de la coopération transatlantique. La diplomatie transactionnelle des États-Unis persiste sous l’administration Biden qui instrumentalise les instances multilatérales pour faire avancer les intérêts américains (à l’aune de l’otanisation de la question chinoise), « troque » concessions américaines contre concessions européennes (adoption de la taxe minimale de 15 % sur les multinationales en échange du gel de la taxe digitale européenne ou suspension de la surtaxe américaine contre l’acier et l’aluminium européens en échange de l’alignement européen avec Washington contre les surcapacités chinoises) ou à court-circuiter ses partenaires lorsqu’ils ne s’alignent pas totalement sur ses positions (ibid.). Pour Washington, l’avenir de la coopération internationale réside dans les alliances transrégionales, en créant des interconnexions entre les alliances transatlantiques et transpacifiques. Le Sommet de l’Otan de juin 2022 à Madrid permettra pour l’administration Biden d’en faire la démonstration en insistant pour que les pays du QUAD y soient invités. La relation transatlantique est une alliance parmi d’autres pour Washington. L’UE est désormais perçue comme un levier face à Pékin. Le QUAD euro-atlantique que forment les États-Unis, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne a perdu de son influence au profit du QUAD transpacifique qui lie les États-Unis au Japon, à l’Inde et à l’Australie (Maître, 2022).

Le partenariat AUKUS est ainsi perçu par Washington comme une étape essentielle dans la constitution de coalitions transpacifiques pouvant répondre aux menaces posées par la Chine. Il est également, au-delà du contrat des sous-marins nucléaires en lui-même, un partenariat technologique incluant des coopérations dans le domaine de l’intelligence artificielle et du cyber, et un partenariat politique arrimant profondément la sécurité australienne à la défense américaine. Les gains d’AUKUS en Indopacifique ont donc effacé toute autre considération, dont les conséquences pour la France. En parallèle, la polarisation politique à Washington pousse le président Joe Biden à chercher des résultats rapides et concrets, parfois même au risque de limiter les consultations et les discussions avec les alliés les plus proches des États-Unis (Drouhaud, op. cit.). Si elles n’impliquent pas un retrait des États-Unis d’Europe, ces différentes dynamiques ont bien des conséquences directes pour la relation transatlantique. AUKUS confirme ainsi que les Européens sont progressivement relégués à une position secondaire dans la pensée stratégique américaine, et intégrés après-coup aux décisions les plus importantes. Le niveau d’investissement politique reste limité, malgré les annonces du début de mandat en faveur d’une coopération accrue entre États-Unis et UE. L’administration Biden attend également un certain niveau d’alignement de la part de ses alliés, et n’hésite pas à les mettre devant le fait accompli lorsque les intérêts américains et les priorités de politique intérieure sont en jeu (ibid.).

Conclusion

Le XXIè siècle est accompagné du retour de l’usage des attributs de la puissance, dès lors que les intérêts vitaux d’une Nation sont ou peuvent être menacés. Jusqu’à présent, le soft power et le hard power se distinguaient. Le premier tendait à gagner les cœurs, à provoquer une adhésion presque affective : l’aide au développement, le soutien à l’éducation, à la culture et l’accueil des étudiants, autant d’options correspondant à cette logique. Ce fut « l’Alliance pour le progrès » engagée par le président Kennedy à partir de 1961 (ibid.). Le hard power a constitué, quant à lui, un instrument d’influence dans une stratégie globale qui comprend l’usage de la force, le déploiement de militaires et des conflits directs. Ce hard power a désormais envahi toutes les sphères de l’action internationale, l’émergence du duopole sino-américain ayant donné le sentiment d’une accélération d’usage de la force pour éviter un gap stratégique, comme cela était le cas dans l’ancien rapport Est-Ouest (Charon et Jeangène Vilmer, op. cit.). Le drame du World Trade Center a symbolisé une remise en cause de la suprématie américaine. Le monde est aujourd’hui à la fois éclaté, peut être en voie d’« atomisation », avec une offre différente de nouvelles puissances régionales, doublée d’un renforcement de menaces, technologiques et numériques, qui vont conditionner les puissances de demain. De la force de l’innovation et de la course à l’Intelligence artificielle (IA) dépendront, en grande partie, les équilibres et conflits des prochaines années (Boniface, op. cit.). L’année 2021 constitue un tournant, sans doute ce que certains qualifient de « bascule du monde ». Le retrait américain en Afghanistan, accompagné de son lot d’images symboliques, introduit l’idée d’un repli que le président Joe Biden tend à présenter comme un repositionnement devant la réalité du monde (ibid.). Le chaos de l’aéroport de Kaboul, la reprise du pouvoir de la capitale par des taliban sûrs de leur force, la violence en Afrique de l’Ouest, le renversement d’alliance dans la zone Indopacifique, les provocations nord-coréennes, les inquiétudes sur la prolifération nucléaire et les avancées du programme iranien, rarement les relations internationales n’ont semblé autant en ébullition qu’en 2021. Plus que jamais, la rivalité sino-américaine apparaît comme le nouveau régulateur des relations internationales contemporaines en émergence et au sein desquelles la vigilance est de rigueur, tant les risques de dérapage sont réels. Aussi, les États-Unis mettent en œuvre différentes stratégies de puissance et d’influence pour préserver leur place d’hégémon et réaffirmer leur leadership mondial.

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Velut, Jean-Baptiste (2021). Le « choc de Trump » et la Chine : leçons du protectionnisme trumpien. Politique américaine, n° 37, p. 111-132.

[1] Un intérêt national se définit comme tout secteur, domaine ou richesse d’importance stratégique qui, en raison d’une quelconque menace ou attaque dont il ferait l’objet, conduirait un État à mobiliser des moyens conséquents de défense et de sécurité pour le protéger.

[2] À l’instar des Soviets, le Parti communiste chinois a une vision intégrée de la guerre politique et des relations avec l’étranger. Pour ce faire, les « mesures actives » font partie de sa routine et impliquent des acteurs nombreux et divers. Ainsi, l’on parle de « soviétisation » des opérations chinoises pour exprimer l’emprunt chinois aux tactiques soviétiques lors de différentes confrontations avec l’extérieur. Il s’agit des opérations informationnelles clandestines sur les réseaux sociaux occidentaux (Facebook, Twitter, YouTube), en utilisant des trolls, des faux comptes et des bots ; d’investir massivement, ouvertement et agressivement ces réseaux sociaux comme l’illustre notamment la « twitterisation » des diplomates dans le cadre de la diplomatie du « loup guerrier » ; partir d’un discours positif sur soi à un discours négatif sur l’autre ; ou encore s’ingérer dans des élections en Asie, en Australie et en Amérique du Nord.

[3] Le « con-gagement » est un mot valise combinant « containment » (endiguement) et « engagement » (main tendue).

[4] Robert Lighthizer est l’ancien représentant au commerce (United States Trade Representative, USTR) sous l’administration Trump, spécialiste du droit commercial international et vétéran des négociations commerciales depuis son poste de député USTR sous l’administration Reagan. Avec Peter Navarro, économiste antimondialiste, il est l’architecte de « l’Amérique d’abord », slogan politique du président Donald Trump, qui souhaite opérer un rapatriement (reshoring) des capacités productives aux États-Unis et un découplage des économies américaines et chinoises au bénéfice de l’emploi industriel américain.