Regards géopolitiques, v8 n3, 2022
Michel Foucher (2022). Ukraine-Russie : la carte mentale du duel. Tracts, 39, Paris : Gallimard.
L’essai que publie le géographe spécialiste des frontières Michel Foucher, propose une lecture géopolitique des causes de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022.
D’emblée, Michel Foucher explique que « l’Ukraine est le théâtre de la revanche fratricide et mortifère des dirigeants de la Russie sur l’effondrement de leur empire sur lui-même, trois décennies plus tôt, comme s’il s’agissait d’une victime expiatoire. Incapables d’analyser les causes réelles de la chute de la forme russo-soviétique de leur État, ils ont encore moins compris la consolidation nationale de l’Ukraine et des autres républiques périphériques, où ils n’ont cru voir que l’effet sournois d’une intrigue américaine. » (p. 3) Ainsi, il décèle l’origine du conflit dans la frustration des dirigeants russes, et en particulier de Vladimir Poutine, face à la perte de pouvoir qu’a induit la chute de l’Union soviétique. La pensée stratégique du gouvernement russe se seraient enlisée dans la nostalgie de la puissance passée, dans la perception de manipulations américaines derrière les mouvements pro-démocratie dans la sphère ex-soviétique, et dans la négation, de plus en plus explicite, de l’existence même d’une nation ukrainienne.
« En février 2022, l’agression guerrière de la Fédération de Russie visait à la fois à détruire le régime démocratique du président élu, Volodymyr Zelensky, et à entreprendre la conquête, qualifiée de « libération », d’une partie orientale et méridionale de l’Ukraine, à défaut d’avoir pu tout absorber sous la houlette d’un gouvernement fantoche clone de celui de Loukachenka en Biélorussie » (p.6). L’objectif était triple pour Vladimir Poutine : se parer des atours de l’auteur de la réunification des peuples russes et ukrainiens; éliminer l’émergence, brouillonne mais têtue, d’une expérience démocratique dans un États proche, dont précisément la proximité culturelle inlassablement soulignée par le Kremlin constituait les germes d’une possible contagion à la Russie ; restaurer la crédibilité internationale de la puissance russe.
Il est vrai que le sentiment national de la société ukrainienne était complexe. La géographie électorale, analysée par l’auteur, soulignait largement le clivage entre un ouest très nationaliste et ukrainophone, et l’est du pays, russophone et moins enclin à un rapprochement avec l’Ouest. Cette dualité identitaire, bien dépeinte par ailleurs par Cédric Gras dans son roman Anthracite (2016), et qui s’est notamment traduite par des tensions sociales suscitée par la politique de renforcement de l’ukrainien dans l’est du pays, a donné l’illusion à Moscou d’un profond clivage dans la société ukrainienne. L’illusion a volé en éclat lorsque les russophones d’une bonne partie de l’est ukrainien ont refusé d’accueillir à bras ouvert les troupes d’invasion russes, voire ont activement participé à la résistance comme à Kharkiv : l’invasion russe a sans doute contribué à la cristallisation d’une identité ukrainienne transcendant la dualité linguistique, une grave erreur d’interprétation. Pourtant, là encore une analyse des cartes permettait de déceler des changements : le président Zelensky a obtenu en 2019 une majorité confortable dans presque toutes les circonscriptions, y compris russophones, avec un programme basé sur la récupération des territoires sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk.
Michel Foucher revient, dans son analyse, sur les temps courts et les temps plus longs. Dans l’analyse de la mise en place des stratégies des acteurs, il rappelle que très tôt, la Pologne, dont les relations complexes avec la Russie sont bien connues, avait perçu l’ambivalence de l’État ukrainien après 1991, hésitant entre un rapprochement avec l’Ouest et le maintien de relations fortes avec Moscou. Varsovie a développé une politique régionale active de soutien envers les gouvernements pro-occidentaux à Kiev, un geste mal perçu à Moscou qui y a lu l’influence de Washington, proche de la Pologne. Dans les temps longs, le discours, très fortement repris par Vladimir Poutine, sur la continuité culturelle et identitaire entre la Rous kiévienne du IXe siècle, constitue la base historique de la dénégation de toute légitimité pour un État ukrainien. Michel Foucher relate comment s’est construite la mythologie russe autour de l’Ukraine, à partir du XIXe siècle, qui voit dans le « petit russe » une sorte de « jumeau primitif » mais sans jamais en faire un égal, voire, sous Poutine, développant un discours niant radicalement l’existence même d’une réalité ukrainienne (Lasserre et Alexeeva, 2022). Cette représentation historique exclusive chez les élites russes est sous-jacente à la version de l’unité des peuples russe et ukrainien.
Par la suite, l’auteur envisage avec prudence les différentes voies possibles de sortie du conflit. Premier scénario : l’Ukraine est vaincue, selon des paramètres qui resteraient à préciser. La possibilité d’une chute rapide du gouvernement ukrainien ne semble plus de mise depuis la piteuse retraite des troupes russes du nord-ouest du pays en avril; mais demeure la possibilité d’une annexion du sud-est ukrainien, risquant de pérenniser des années de tension le long d’une frontière inacceptable à Kiev et ne répondant pas aux objectifs stratégiques à Moscou, au-delà de cette victoire à court terme. Deuxième scénario: grâce à l’aide occidentale, l’Ukraine ne perd pas, et on parvient à un cessez-le-feu provisoire. Il demeure incertain sur quels termes Moscou comme Kiev accepteraient de négocier une trêve durable. Si Moscou pourrait se satisfaire de la confirmation de l’annexion de la Crimée en 2014 et des districts de Donetsk et de Louhansk, accompagnée de l’engagement de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN, il n’est pas certain que ce scénario soit acceptable à Kiev. Enfin, une hypothèse est à prendre au sérieux, celle de l’escalade, avec à la clé la menace du recours à l’arme nucléaire évoquée à plusieurs reprises par la Russie ce printemps, sans doute dans une logique de rhétorique de dissuasion. Il est peu probable que Moscou recoure à cette option en cas d’enlisement du conflit, sauf en cas d’évolution politique intérieure menaçant le régime – on n’en voit pas d’indice – ou de risque d’effondrement de l’armée russe – qui a échoué pour l’heure dans l’offensive mais qui à l’automne 2022 campait sur ses positions conquises et résistait face aux contre-offensives ukrainiennes.
Cet essai propose une analyse à plusieurs échelles spatiales et temporelles, dans un texte concis, accessible, sur les représentations des protagonistes russe et ukrainien et offre ainsi un éclairage sur les causes de la guerre.
Références
Gras, Cédric (2016). Anthracite. Paris : Gallimard.
Lasserre, F. et Alexeeva, O. (2022). Guerre en Ukraine. Quelles causes? Quelles conséquences pour les relations russo-chinoises? Regards géopolitiques – Bulletin du Conseil québécois d’Études géopolitiques 8(1) – mars : 10-17.
Frédéric Lasserre
Directeur du CQEG