Regards géopolitiques, vol.9, n.2, 2023
Frédéric Lasserre
Anne Choquet-Sauvin
Camille Escudé
Frédéric Lasserre est directeur du CQEG et professeur au département de Géographie à l’Université Laval ; frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca
Anne Choquet-Sauvin est enseignante chercheure en droit à l’UMR 6308 AMURE, Centre de droit et d’économie de la mer (Institut Universitaire Européen de la Mer- IUEM – Université de Bretagne Occidentale-UBO). Elle est aussi Présidente du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA). anne.choquet-sauvin@univ-brest.fr
Camille Escudé est docteure en Relations internationales de l’IEP de Paris et professeure agrégée de Géographie. Elle est directrice du Centre de Recherches Politiques de l’IEP Madagascar où elle enseigne également. Ses travaux portent sur les questions géopolitiques dans les régions arctiques et les océans, et elle s’intéresse en particulier aux questions de représentation politique et de définition des limites de la région. camille.escude@sciencespo.fr
Résumé : Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé.
Mots-clés : plateau continental étendu, Arctique, Canada, Russie, Danemark, dorsale de Lomonosov, dorsale de Mendeleïev.
Summary : In the heart of the Arctic Ocean, the extensive continental shelf claims of Canada, Denmark and Russia overlap on the Lomonosov Ridge, an undersea mountain range that stretches from northern Greenland and the Canadian island of Ellesmere to the Siberian coast. For a long time, these disputes, often reported by the media only through the prism of the conflict, have been the subject of comment and analysis. The war between Russia and Ukraine since February 2022 and its consequences could make the resolution of these disputes more complex than in the past.
Keywords : extended continental shelf, Arctic, Canada, Russia, Denmark, Lomonosov ridge, Mendeleyev ridge.
Au cœur de l’océan Arctique, les revendications de plateaux continentaux étendus du Canada, du Danemark et de la Russie se chevauchent sur la dorsale de Lomonosov, chaîne de montagne sous-marine qui s’étend du nord du Groenland et de l’île canadienne d’Ellesmere, jusqu’à la côte sibérienne. Depuis longtemps, ces différends, souvent rapportés par les médias selon le seul prisme du conflit, suscitent commentaires et analyses. La guerre entre Russie et Ukraine depuis le mois de février 2022 et ses conséquences pourraient rendre le règlement de ces disputes plus complexe que par le passé. De fait, comment interpréter les récentes revendications danoise, russe et canadienne ?
1. Que sont les revendications sur les plateaux continentaux étendus ?
Les plateaux continentaux sont des espaces maritimes consacrés par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Cnudm), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Ils prolongent les espaces maritimes du plateau continental, dans lesquels l’État côtier n’est pas pleinement souverain, mais détient des droits souverains sur l’exploitation des richesses naturelles des fonds marins. Le plateau continental se superpose
Fig. 1. Les différents espaces maritimes prévus par la CNUDM
Source : D’après Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, https://tinyurl.com/GeoconfluencesPC
La définition de ces espaces maritimes, ZEE et plateau continental étendu, diffère fortement. Si la ZEE s’étend sur au plus 200 milles marins (environ 320 km) à partir des lignes de base[1], de manière purement géométrique, en revanche, le plateau continental étendu repose sur le possible prolongement physique de la plaque continentale au-delà de la limite des 200 milles. Il appartient ainsi à l’État côtier, dans un délai de 10 ans suivant sa ratification de la Cnudm[2], de déposer un dossier de demande d’extension auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC)[3], agence des Nations Unies composée de 21 experts dans les domaines du droit, de la géologie, de la géophysique ou de l’hydrographie. L’État côtier doit y documenter cette extension physique du plateau continental sur la base de preuves géomorphologiques et géologiques. A cette fin, les États mettent sur pied des expéditions scientifiques pour effectuer des sondages, prélèvements, relevés morphologiques : ces informations visent à prouver l’extension de la masse continentale en mer et à déterminer sa limite.
Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.
2. Un mouvement d’accélération récent des revendications
A l’heure actuelle, tous les États arctiques ont déposé des revendications de plateau continental étendu, sauf les États-Unis (voir tableau 1). Dès 2001, la Russie a soumis un dossier à la CLPC qui demande cependant des précisions complémentaires. Moscou dépose un nouveau dossier en 2015, assez semblable à la revendication de 2001, puis a étendu considérablement l’espace revendiqué en 2021 (Fig. 2 et 3). La CLPC a émis un avis favorable à la revendication russe de 2021 le 6 février 2023 en rejetant toutefois l’inclusion de la dorsale de Gakkei dans le plateau continental étendu russe, ce que la Russie a entériné dès le 14 février 2023 en révisant partiellement sa demande (Fig. 4).
Islande | Russie | Norvège | Canada | Danemark | États-Unis | |
Date de ratification effective de la CNDUM | 21 juin 1985 | 12 mars 1997 | 24 juin 1996 | 7 déc. 2003 | 16 nov. 2004 | Non ratifiée |
Date butoir de soumission du dossier de demande d’extension | 13 mai 2009 | 13 mai 2009 | 13 mai 2009 | 7 déc. 2013 | 16 nov. 2014 | – |
Dépôt des revendications | 29 avril 2009 | 20 déc. 2001
Demande révisée, 3 août 2015 Demande arctique étendue, 31 mars 2021 Demande modifiée, 14 février 2023 |
27 nov. 2006 | 6 déc. 2013, partielle, Atlantique
23 mai 2019, partielle, Arctique Demande arctique étendue, 19 déc. 2022 |
Soumissions partielles:
– Nord des Féroé, 29 avril 2009 – Sud du Groenland, 14 juin 2012 – Est du Groenland, 27 nov. 2013 – Nord du Groenland, 11 déc. 2014 |
– |
Avis de la Commission | Acceptée, 13 avril 2016 | Demande de précisions, 14 juin 2002
Demande étendue acceptée sous réserve pour la dorsale de Gakkei, 6 février 2023 |
Acceptée, 27 nov. 2009 | – | Revendication au nord des Féroé acceptée, 11 mars 2014 | – |
Tableau 1. État des revendications déposées auprès de la CLPC par les États arctiques, mars 2023
Source : compilation des auteurs, d’après UN Commission on the Limits of the Continental Shelf, Submissions, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/commission_submissions.htm et revue de presse.
Le Danemark a procédé par étapes, d’abord en 2009 au nord des îles Féroé, puis en 2012 au sud du Groenland, en 2013 à l’Est du Groenland puis au nord de l’île en 2014 (Fig. 5). En 2019, le Canada (dont la date limite de dépôt de revendication de 2013 était suspendue grâce au dépôt d’une demande partielle en Atlantique, en raison d’une tolérance de la CLPC) a lui aussi déposé une revendication étendue dans le bassin de l’océan Arctique (Fig. 6), modifiée en 2022 (Fig. 7) Seuls les États-Unis n’ont pas encore déposé de revendication, ne pouvant se prévaloir de l’article 76 puisqu’ils ne sont pas parties à la Convention faute de ratification.
Les revendications de trois États ont été acceptées : Norvège (2009), Islande (2016) puis Russie (2023) [1], ce qui pose assez directement la question des scénarios possibles pour l’avenir.
Fig. 2. Revendication modifiée de la Russie, 3 août 2015.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 3. Revendication modifiée et étendue de la Russie, 31 mars 2021.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 4. Revendication modifiée par la Russie le 14 février 2023 à la suite de la publication de l’avis de la CLPC le 6 février 2023
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 5. Revendications du Danemark, 2009-2014.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 6. Revendications du Canada, 23 mai 2019.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 7. Revendication étendue du Canada, 19 décembre 2022.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Ces expéditions ont donné l’impression d’une hâte des États à découvrir les indices pour étayer leurs revendications, alimentant l’idée d’une course à l’appropriation des espaces maritimes en Arctique. Il n’en est rien : si course il y a bien eu, c’était une course contre la montre car les États doivent respecter ce délai de 10 ans pour pouvoir déposer leur revendication auprès de la CLPC. Face aux difficultés rencontrées par les États pour délimiter leur plateau continental, il a été néanmoins décidé de le prolonger et de retenir la date du 13 mai 2009 pour les États qui étaient parties à la Convention de Montego Bay avant le 13 mai 1999. Pour les autres, le délai de 10 ans court à partir de la date à laquelle ils ont adhéré à la Convention. Le droit à un plateau continental est cependant imprescriptible : ce n’est pas l’ordre des demandes qui hiérarchise l’accès aux espaces maritimes. La CLPC évalue toutes les revendications qui lui sont présentées puis statue, uniquement sur la base de la validité scientifique, sur la légitimité des revendications. La CLPC ne tranchera pas le litige qui pourrait naître de revendications se chevauchant : les frontières juridiques demeurent du ressort des États. Enfin, puisque l’ordre n’importe pas, un État peut soumettre une revendication longtemps après ses voisins, mais dans le respect des contraintes de temps liées à sa ratification de la Cnudm et malgré tout avoir droit à une part du plateau continental régional. Ainsi, les États-Unis, qui ne peuvent déposer de demande d’extension du plateau continental faute d’être État partie à la Cnudm (les États-Unis n’ont ni signé, ni ratifié la Convention) conservent malgré tout leur droit potentiel sur les formations géologiques en mer des Tchouktches, car ces droits sur un plateau continental étendu ne s’éteignent pas ou ne sont pas altérés par l’ordre du dépôt des demandes.
3. Une certaine crispation politique ?
Contrairement à une idée souvent véhiculée par la presse, les revendications maritimes dans l’Arctique n’étaient pas l’objet de vives tensions ni ne débouchaient systématiquement sur des litiges, du moins jusqu’à tout récemment. Des négociations ont lieu et aboutissent parfois à des accords (Fig. 8 et 9), notamment en 1973 entre le Danemark et le Canada, en 1990 entre les États-Unis et l’URSS, en 2006 entre le Danemark et la Norvège, en 2010 entre la Russie et la Norvège, en 2019 entre le Danemark, la Norvège et l’Islande, ou encore en juin 2022 entre le Danemark et le Canada (règlement des litiges en mer de Lincoln, sur l’île de Hans et en mer du Labrador) (Pic et al, 2023). A ce jour, aucun État arctique ne s’est formellement objecté aux revendications d’autres États riverains, même après 2014 et l’annexion de la Crimée ou 2022 et l’invasion de l’Ukraine, et depuis la déclaration d’Ilulissat de 2008, les États coopèrent parfois activement, à tout le moins échangent des données et ne s’objectent pas aux revendications des tiers arctiques (Lasserre, 2019; Lasserre et al, 2021; Bartenstein et Gosselin, 2021). Le Canada a ainsi rappelé, dans sa soumission complémentaire de 2022, que le Canada et le Danemark, et le Canada et la Russie, étaient convenus suite à des accords bilatéraux, qu’ils ne s’opposeraient pas aux soumissions de l’autre partie (Gouvernement du Canada, 2022). Les États ont uniquement indiqué à la CLPC la possibilité de risques de chevauchement des plateaux. Ce consentement peut toutefois être modifié, en témoigne la décision du Pakistan de juillet 2020 de revenir sur son consentement implicite à la soumission indienne de 2009 (Pakistan Mission, 2020 ; Permanent Mission of India, 2021 ; Kunoy, 2023). L’idée d’une course à la guerre et à l’accroissement rapide des tensions dans l’espace arctique du fait des revendications sur ces espaces maritimes est donc largement exagérée, puisque des négociations ont lieu, que des accords sont conclus et aboutissent ainsi à de nombreuses limites négociées, et que les États riverains, malgré leurs différends, voire leur animosité depuis 2022, ne s’opposent pas frontalement.
Fig. 8. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, juin 2022.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Fig. 9. Revendications de plateaux continentaux étendus en Arctique, avril 2023.
Source : F. Lasserre, données compilées par l’auteur.
Il est cependant exact que de nombreux différends subsistent, dont ceux qui portent sur la dorsale de Lomonosov, objet des revendications de la Russie, du Danemark et du Canada. Dès 2001, la Russie formulait une revendication qualifiée par plusieurs observateurs occidentaux de très étendue. Elle s’arrêtait cependant au pôle Nord selon une logique semblable à celle des secteurs polaires un temps prônée par l’URSS et le Canada, et aujourd’hui tombée en désuétude. En 2014, le Danemark a surpris nombre d’analystes en déposant une revendication englobant l’ensemble de la dorsale de Lomonosov, bien au-delà du pôle Nord et jusqu’à la limite de la ZEE russe, au large de la Sibérie. Le Canada a déposé une demande partielle ne portant que sur l’Atlantique, après semble-t-il la décision du Premier ministre Stephen Harper de retenir le dossier arctique qui ne s’étendait pas assez aux yeux du gouvernement et ne comprenait pas le pôle Nord (Chase, 2013; Destouches, 2013 ; Weber, 2014). Après révision du dossier, le Canada a présenté en mai 2019 une demande étendue, englobant le pôle Nord et une partie importante des dorsales de Lomonosov et Alpha Mendeleïev. La revendication présentait une limite rectiligne du côté eurasien du bassin océanique, comme si Ottawa avait voulu faire preuve de retenue dans sa revendication. La Russie, poursuivant en cela un accord implicite entre États arctiques, ne s’était pas objectée à la revendication canadienne (Permanent Mission of the Russian Federation to the UN, 2019).
En mars 2021, dans un contexte de dégradation continu des relations entre Moscou et les Occidentaux, la Russie a décidé d’étendre sa revendication jusqu’à la limite des ZEE canadiennes et danoises (Fig. 3), réponse possible du berger à la bergère.
Le 19 décembre 2022, dans un contexte politique considérablement altéré avec l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le Canada a annoncé une extension significative de sa revendication de plateau continental étendu, portant celle-ci le long des dorsales de Lomonosov et d’Alpha-Mendeleïev jusqu’à la limite de la ZEE russe (fig. 7). Si en 2019 Ottawa avait choisi de modérer l’extension de sa revendication à travers le tracé d’un long segment droit limitant l’extension de l’espace maritime revendiqué, il semble qu’en décembre 2022 la retenue n’était plus de mise, aboutissant à la décision d’étendre la revendication canadienne jusqu’à la limite de la ZEE russe, imitant en cela le Danemark puis la Russie. L’évolution récente des revendications aboutit ainsi à un complexe chevauchement d’espaces maritimes revendiqués, laissant la portion congrue à la zone internationale.
Il est difficile de ne pas voir dans ces extensions, russe de 2021 et canadienne de 2022, des gestes davantage politiques que fondés sur l’évaluation géologique et géomorphologique des fonds marins… Il importe cependant de souligner que malgré ces chevauchements croissants et une apparence de politisation des décisions d’extension des revendications, aucun État ne s’est objecté aux revendications des autres parties en Arctique, reflet de l’engagement pris en 2008 par les cinq États côtiers, à travers la déclaration d’Ilulissat, de respecter les principes de la Cnudm et de négocier les limites maritimes de bonne foi (Commission sur les Limites du Plateau Continental, 2021).
Une autre explication a ainsi été avancée pour rendre compte de l’étendue des espaces revendiqués par le Danemark (2014), puis des extensions russe (2021) et canadienne (2022) : selon E. Antsygina, il est possible que des éléments d’appréciation des demandes de la part de la CLPC aient pu filtrer, laissant entendre que la dorsale de Lomonosov puisse être reconnue comme faisant géologiquement partie des plaques continentales eurasienne et nord-américaine – reconnaissance rendue publique en février 2023 dans le cas de la Russie. Que ce soit vérifié ou pas, il est possible que les États se soient préoccupé des futures négociations en cas de double validation du rattachement de la dorsale aux plaques eurasienne et nord-américaine. L’assiette des négociations porterait alors sur l’ensemble des espaces maritimes revendiqués – et validés par la CLPC – ainsi la Russie a-t-elle rapidement entérine la réserve formulée le 6 février 2023 par la CLPC à l’endroit de sa demande étendue de 2021, réserve quant à la nature de la dorsale de Gakkei qui a conduit Moscou à retirer sa revendication sur ladite dorsale en 8 jours.
L’idée aurait ainsi cheminé, à Copenhague comme à Moscou et Ottawa, qu’il était dans l’intérêt des États, non de modérer leurs revendications dès lors que prévalait le principe de la coopération et de l’absence d’obstruction au dépôt des revendications des tiers, mais au contraire de maximiser les espaces revendiqués comme levier de négociation et comme option pour obtenir un espace plus conséquent (Antsygina, 2022). Ce scénario accréditerait l’idée qu’une coopération minime mais tacite pourrait perdurer en Arctique malgré la suspension des mécanismes de coopération depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (Koivurova et Shibata, 2023).
Dans la même veine, la recherche destinée à documenter les dossiers de revendication de plateaux continentaux étendus aboutit parfois à la collaboration entre États riverains, pourtant a priori rivaux. On a ainsi pu relever des campagnes conjointes Danemark-Canada en 2006 puis 2009, Canada-États-Unis en 2008 et 2009, Danemark et Russie en 2007 et 2009. Cette mutualisation des moyens permet de réduire les coûts très élevés des campagnes océanographiques arctiques, le seul coût quotidien de la mobilisation d’un brise-glace pouvant dépasser les 100 000 $ par jour. Par ailleurs, elle présente aussi l’avantage de réduire le risque de contestation politique des données scientifiques – en effet, comment remettre en cause la validité de données collectées ensemble ?
La Commission sur les Limites du Plateau Continental va donc se pencher, dans l’ordre des soumissions normalement, sur les revendications des États. A ce jour (mars 2023), la Commission a publié 36 avis sur 93 demandes, 57 sont donc encore en cours d’examen : on parle d’un délai de 10 à 15 ans avant que les revendications des trois États concernés ne soient examinées – mais des surprises peuvent arriver, comme l’avis favorable global de février 2023 de la CLPC en faveur des revendications russes, y compris l’extension de 2021, à la réserve près exprimée sur la dorsale de Gakkei et très rapidement acceptée par Moscou.
La Commission a donc largement accepté la revendication russe, non pour en formaliser les limites – elle ne trace pas de frontière – mais pour en valider les fondements géomorphologiques – la zone revendiquée présente un lien avec la plaque eurasienne. Il reste donc à voir quelle sera son avis concernant les revendications du Danemark et du Canada – la dorsale de Lomonosov serait-elle aussi le prolongement de la masse continentale nord-américaine, auquel cas elle constituerait un morceau de croûte continentale, étiré lors de l’ouverture du bassin de l’océan Arctique et reliant les deux masses continentales. En fonction de ces avis que prononcera la CLPC, ce sera à la charge des États de négocier les limites de leurs espaces maritimes respectifs. A défaut, il pourrait être fait appel à la Cour Internationale de Justice (ONU) qui a étudié différentes affaires de délimitation de plateaux continentaux, comme l’affaire du Plateau de la Mer du Nord (1969) [5].
Ce n’est donc pas l’effet d’une course à l’appropriation des espaces maritimes, sur la base du premier arrivé, premier servi, qui a poussé les États à déposer ces revendications, ni même les impacts des changements climatiques avec la fonte de la banquise, encore très épaisse et bien présente toute l’année au cœur de l’océan Arctique; mais bien un principe de prudence national lié à cette échéance de 10 ans : puisque l’État a droit à ce plateau continental étendu et qu’il ne sera plus possible de le revendiquer après ce délai de 10 années, alors autant aller de l’avant.
4. Des ressorts économiques ?
Les États caressent cependant, bien entendu, l’espoir d’y trouver, un jour, des ressources, même si la probabilité d’y trouver des hydrocarbures est faible : les dépôts sédimentaires le long de la dorsale semblent limités. Hydrocarbures peut-être donc, ou plus probablement hydrates de méthane, ces dépôts de clathrates (réseau cristallin de glace d’eau emprisonnant des dépôts de gaz) qui se forment à très forte pression et basse température, ou encore nodules polymétalliques des grands fonds marins, ou minerais de la dorsale elle-même – faute de prospection, on ne parle que de possibilités, et donc certainement pas de gisements évalués. Pour les hydrates de méthane, la littérature évoquait un large éventail d’estimations, de 500-900 Gt à 10 000 Gt (Dyupina et van Amstel, 2013). Découverts pour la première fois précisément dans l’océan Arctique en 1868, en mer de Kara, les nodules polymétalliques arctiques ne sont même pas l’objet d’estimations spécifiques en Arctique. Plusieurs auteurs soulignent que des gisements semblent plus prometteurs en Atlantique et dans le Pacifique (Mizell et al, 2022). Leur exploitation, complexe par définition du fait des grandes profondeurs où ratisser ces nodules, serait par ailleurs plus ardue dans l’Arctique où les conditions de glace demeurent sévères au cœur de l’océan, malgré la fonte rapide de la banquise marginale en été et la disparition progressive de la banquise pluriannuelle, plus épaisse et plus dure. La tendance est au retrait rapide, en été, de la glace au large de la Sibérie et le long des côtes est et ouest du Groenland, mais la glace se maintient au cœur du bassin arctique à l’aplomb de la dorsale de Lomonosov (fig. 10).
Fig. 10. Étendue de la banquise à son minimum de septembre, 2022.
Source : NSIDC (2022), Arctic sea ice minimum ties for tenth lowest, Arctic Sea Ice News and Analysis, 22 sept., https://nsidc.org/arcticseaicenews/2022/09/
Conclusion
Le 13 octobre 2021, dans une communication conjointe intitulée « Un engagement renforcé de l’UE en faveur d’une région arctique plus verte, pacifique et prospère », le Haut représentant et la Commission européenne précisent que l’Union européenne va « faire pression pour que le pétrole, le charbon et le gaz restent dans le sol, y compris dans les régions arctiques, en s’appuyant sur des moratoires partiels sur l’exploration des hydrocarbures dans l’Arctique ». Il reste à voir dans quelle mesure cette déclaration d’intention qui traduit la volonté de l’UE d’énoncer des normes de gouvernance en Arctique (Gricius et Raspotnik, 2023), va orienter les efforts des États arctiques dans leur volonté d’explorer les espaces maritimes, sachant que la conjoncture économique est également un facteur déterminant : des cours élevés des matières premières sont cruciaux car l’exploration des grands fonds dans un milieu arctique suppose des coûts très élevés. Par ailleurs, quelle que soit l’abondance des ressources à découvrir dans les fonds marins arctiques, il est peu probable que les États renoncent à la possibilité d’étendre leur plateau continental, par simple opportunisme et principe de précaution – ne souhaitant pas renoncer à la possibilité que des générations futures puissent un jour possiblement y découvrir des ressources exploitables.
Après l’avis favorable de la CLPC au sujet de la revendication russe, l’évaluation des extensions danoises et canadiennes demeure en cours. Lorsque les recommandations seront rendues publiques, il demeure incertain si les relations entre Russie, Canada et Danemark, teintée par la guerre en Ukraine, permettront de négocier les limites des espaces maritimes respectifs.
Références
Antsygina, E. (2022). The Interplay between Delineation and Delimitation in the Arctic Ocean. Ocean Yearbook Online, 36(1), 381-415.
Bartenstein, K., & Gosselin, L. (2021). Le “prolongement naturel” et le plateau continental étendu arctique du Canada: coopérer pour donner sens au droit, à la science et aux faits. Canadian Yearbook of International Law/Annuaire canadien de droit international, 58, 48-77.
Chase, S. (2013). Harper orders new draft of Arctic seabed claim to include North Pole. The Globe and Mail, 4 déc., https://www.theglobeandmail.com/news/politics/harper-orders-new-draft-of-arctic-seabed-claim-to-include-north-pole/article15756108/
Choquet, A. (2021). L’extension du plateau continental au large de l’Antarctique : entre volonté de ménager les susceptibilités et défendre ses intérêts. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 33 |, doi : https://doi.org/10.4000/vertigo.29658
Commission sur les Limites du Plateau Continental (2021). Submissions to the Commission: Partial revised Submission by the Russian Federation, https://www.un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/submission_rus_rev1.htm
Commission sur les Limites du Plateau Continental (2023). Recommendations of the Commission on the Limits of the Continental Shelf in Regard to the Partial Revised Submission made by the Russian Federation in Respect of the Arctic Ocean on 3 August 2015 with Addenda Submitted on 31 March 2021. UN, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/rus01_rev15/2023RusRev1RecSum.pdf
Destouches, V. (2013). Le Père Noël et la bataille du pôle Nord Le Père Noël est au cœur d’une âpre dispute concernant son lieu de vie : le pôle Nord. L’Actualité, 24 déc., https://lactualite.com/monde/le-pere-noel-et-la-bataille-du-pole-nord/
Dyupina, E. & van Amstel, A. (2013). Arctic methane. Journal of Integrative Environmental Sciences, 10(2), 93-105.
Gouvernement du Canada (2022). Addendum à la Demande partielle du Canada `la Commission des limites du plateau continental concernant son plateau continental dans l’océan Arctique. Résumé. Ottawa, https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/can1_84_2019/cda1esfra.pdf
Gricius, G. & Raspotnik, A. (2023): The European Union’s ‘never again’ Arctic narrative, Journal of Contemporary European Studies, doi: 10.1080/14782804.2023.2193735
Koivurova, T. et A. Shibata (2023). After Russia’s invasion of Ukraine in 2022: Can we still cooperate with Russia in the Arctic? Polar Record, 59(e12), 1-9.
Kunoy, B. (2023). Recommendations on the Russian Federation’s Proposed Outer Continental Shelf in the Arctic Area. European Journal of International Law Blog, 3 mars, https://www.ejiltalk.org/recommendations-on-the-russian-federations-proposed-outer-continental-shelf-in-the-arctic-area/
Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire. Géoconfluences, 18 sept., http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/la-course-a-l-arctique-un-mythe.
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[1] La ligne de base suit le tracé de la laisse de basse mer (au large de la côte) pour la ligne de base dite normale ; l’État peut aussi, en cas de côte très découpée ou en présence d’un chapelet d’îles, simplifier le tracé de celle-ci en traçant une série de lignes de base droites.
[2] Article 4 de l’Annexe II de la Convention de Montego Bay relative à la Commission des limites du plateau continental (Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, Annexe II – Commission des limites du plateau continental, 1982, https://jusmundi.com/fr/document/treaty/fr-annexe-ii-commission-des-limites-du-plateau-continental; Choquet, 2021).
[3] Site de la CLPC : https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/clcs_home.htm
[4] Sauf pour la dorsale de Gakkel, que la Commission considère ne pas faire partie de la marge continentale au vu des éléments du dossier russe (CLPC, 2023, p.24).
[5] Cour Internationale de Justice, Arrêt du 20 février 1969, Affaire du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark), Recueil de la Cour Internationale de Justice, 1969.