Emmanuel Lincot
Regards géopolitiques 7(4)
Emmanuel Lincot est Professeur à la Faculté des Lettres de l’Institut catholique (ICP). Historien, sinologue, il est également chercheur-associé à l’Institut des Relations internationales et stratégiques (IRIS) où il dirige la revue Asia Focus. Il a créé le Master Stratégies muséales et gestion de projet – Asie et a réalisé le premier MOOC sur la géopolitique de la Chine, en partenariat avec France Université Numérique. Il est régulièrement sollicité par les médias sur la Chine et publie notamment avec Emmanuel Veron dans The Conversation et Le Grand Continent. Outre la Chine où il a vécu plusieurs années, il s’est par ailleurs rendu à de nombreuses reprises dans les pays des Proche et Moyen-Orients ainsi que ceux de l’Asie centrale. Chine et Terres d’islam : un millénaire de géopolitique (Paris, PUF, 2021) est son dernier ouvrage.
Résumé : autre creuset souvent oublié de la confrontation aux modernités européennes, le Xinjiang est, à partir de l’effondrement des empires russe et sino-mandchou, un champ de forces. « Djadidistes » – influencés en amont par les réformateurs du monde ottoman, et ses intellectuels tatars, véritables passeurs culturels – ou conservateurs, adeptes de la contre-révolution, cette région des confins chinois, que les Européens appellent encore le Turkestan, a été le théâtre de rivalités idéologiques intenses et l’objet d’âpres convoitises géostratégiques opposant bolchéviques et conquérant japonais. Un remarquable continuum historique entre cette période charnière du début du XXe siècle et les tensions observables aujourd’hui permet en définitive de mieux comprendre bien des enjeux actuels.
Mots-clés : tensions russo-chinoises, Sheng Shicai, Afghanistan, indépendantisme, monde musulman.
Summary : Another often forgotten scene for the confrontation with European modernities, Xinjiang has been, after the collapse of the Russian and Sino-Manchu empires, a field of forces. “Djadidists” – influenced upstream by the reformers of the Ottoman world and its Tatar intellectuals, true cultural trsnsmitters – or conservatives, followers of the counter-revolution, this region of the Chinese borders, which Europeans still call Turkestan, was the theater of intense ideological rivalries and the object of bitter geostrategic lusts between Bolsheviks and the Japanese conqueror. A remarkable historical continuum between this pivotal period at the start of the 20th century and the tensions observable today ultimately allows us to better understand many current issues
Keywords : Russo-Chinese tension ; Sheng Sicai, Afghanistan, independence movement, muslim world.
Région administrativement neuve, créée par la dynastie Qing en 1884, le Xinjiang n’en est pas moins à l’avant-garde d’un découplage très ancien vis-à-vis du monde chinois. Le Xinjiang est même, étant donnée son histoire et sa situation géographique, à la jonction toujours mouvante d’une identité qui s’est nourrie à la fois des cultures de l’Asie centrale, de l’islam et de la Russie. En ce début de vingtième siècle, les bouleversements survenus successivement avec la révolte de Wuchang (1911) puis à l’issue, six ans plus tard, de la révolution bolchévique fait de cette région un véritable champ de forces. Djadidisme[1] et idées nouvelles ont, jusqu’à l’orée du XXe siècle, pacifiquement coexisté avec un islam plus traditionnel et confrérique caractéristique du monde turcophone et soufi. La volonté de se singulariser soit par un attachement à l’idéal du panturquisme soit par un projet politique visant à s’affirmer politiquement prend corps à partir des années 20 au sein de l’élite et de la communauté ouïgoures. L’influence des réseaux marchands n’y est naturellement pas étrangère et d’emblée les premières lignes de fractures apparaissent entre les différentes obédiences (Nabijan, 2014). L’une d’elles est fondamentalement convaincue de la compatibilité entre un islam réformé et la modernité, dut elle s’inspirer des critères arrêtés par l’Occident ou le Japon. Une autre obédience se tourne davantage vers la Russie. C’est un fait bien antérieur au phénomène bolchévique et l’épisode des Dounganes trouvant refuge dans des régions contrôlées par la Russie tsariste pour échapper aux répressions de la dynastie Qing l’a rappelé avec force (Lincot, 2021). Autre creuset souvent oublié de la confrontation aux modernités européennes, le Xinjiang aura été, à partir de l’effondrement des empires russe et sino-mandchou, un champ de forces. « Djadidistes » – influencés en amont par les réformateurs du monde ottoman, et ses intellectuels tatars, véritables passeurs culturels – ou conservateurs, adeptes de la contre-révolution, cette région des confins chinois, que les Européens appellent encore le Turkestan, sera le théâtre de rivalités idéologiques intenses et l’objet d’âpres convoitises géostratégiques opposant bolchéviques et conquérant japonais. Un remarquable continuum historique entre cette période charnière du début du XXe siècle et les tensions observables aujourd’hui permet en définitive de mieux comprendre bien des enjeux actuels. C’est ce que nous allons démontrer ici en rappelant un certain nombre d’éléments de contexte.
Cette fois, à partir des années vingt, la Russie bolchévique ne cache plus ses ambitions au Xinjiang. Des activistes ouïgours n’y semblent d’ailleurs pas opposés d’autant qu’un Congrès de l’Union Révolutionnaire Ouïghoure se tient dès 1921 à Tachkent (capitale de la future République Soviétique de l’Ouzbékistan) afin de poser les bases du futur Etat de l’« Ouïghouristan » et de préparer les militants à la révolution à venir. Dans ce contexte, Yang Zengxin qui avait été, d’abord au nom de la Cour des Qing puis de la République à l’origine des premières politiques de sinisation de la région est assassiné en 1928. Son successeur, Jin Shuren aussi sanguinaire que dépravé quitte très rapidement ses fonctions et Sheng Shicai (1890-1970) lui succède. Membre du Parti communiste soviétique, il reçoit le soutien du gouvernement de Moscou et restera un fidèle de Staline jusqu’en 1941, avant de se rapprocher de Chiang Kaï-chek. Versatile dans l’âme, Sheng Shicai va pourtant régner d’une main de maître sur cette immense région que recouvrent les déserts de Gobi et du Taklamakan. C’est sous son influence aussi que l’ethnonyme Ouïgour a commencé à se répandre pour désigner les habitants sédentaires turcs du Xinjiang. Persuasif, il n’en reste pas moins l’obligé des services secrets soviétiques. Ces derniers le repèrent sans doute dès l’année 1931 alors que la région s’embrase de nouveau, avec l’éclatement de la rébellion Kumul (autrement appelée en chinois Hami baodong, littéralement : « Soulèvement (de l’oasis) de Hami »).
Un lien de rivalités entre factions chinoises, Soviétiques et Japonais
Bien que cette rébellion ne dure que quelques mois, son onde de choc est considérable. Elle met en effet aux prises des factions ouïgoures du nord et du sud alors rivales et voit naître, en 1933, l’éphémère République du Turkestan. Son gouvernement provisoire dirigé par Abdullah Bughra (?-1934) – émir auto-proclamé -s’établit dans l’oasis de Khotan (Hetian en chinois), à l’est de Kachgar. Soutenue par le roi d’Afghanistan, Mohammed Zahir Shah (1914-2007), qui lui fournit des armes, et bien qu’aidée par des rebelles kirghizes qui la rejoignent, celle-ci est âprement combattue puis défaite par une armée mandatée par le gouvernement nationaliste chinois, avec l’aide financière des Soviétiques (Forbes, 1986). En réalité, ni Moscou ni Nankin (alors capitale de la Chine nationaliste) ne souhaitent voir maintenir cette République. Son souvenir demeure toutefois vivace y compris en raison des répressions atroces qu’organise Sheng Shicai à l’encontre de ses partisans. Sheng Shicai obtient ainsi des gages et va au-devant des attentes de Moscou. Il supervise avec zèle les purges qui se poursuivent dans la province. Elles connaissent, comme en Union Soviétique voisine (Werth, 2009), un paroxysme de violence à partir de 1937 ; l’intelligentsia ouïgoure étant en grande partie décapitée. Le Xinjiang passe alors sous le contrôle de Staline. L’ancien Turkestan n’est plus qu’un satellite de l’URSS qui échappe autant au nationaliste Chiang Kaï-chek qu’au pouvoir des communistes chinois. Convoitises sur le pétrole et l’uranium que recèle la région et consolidation d’un môle protecteur sur le flanc méridional de l’URSS répondent à des objectifs stratégiques importants aux yeux du maître du Kremlin.
Car Staline n’est pas sans savoir que les Japonais – futurs alliés des deux puissances de l’Axe que sont l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste – ont également des vues sur la région. Plusieurs escarmouches entre la Mandchourie alors occupée par les armées japonaises ont eu lieu à la frontière de l’URSS dès 1932. Ces premiers accrochages débouchent sur un conflit d’envergure en 1939 dans les plaines de la Mongolie. C’est la bataille de Nomonhan (Khalkhin Gol en mongol). Adolf Hitler en suit de près le déroulé et il caressera l’espoir jusqu’en 1945 de voir son allié japonais ouvrir un second front contre l’armée Rouge. De mai à septembre, ce conflit accule toutefois le Japon à la défaite. Tokyo déplore plus de 8000 morts. Autant du côté soviétique mais pour Moscou, l’humiliation de Port Arthur essuyée trente-quatre ans plus tôt, est désormais lavée. En attirant au plus profond du territoire soviétique l’ennemi, avant de refermer sur lui une nasse mortifère, le futur Maréchal Joukov aura éprouvé lors de ces opérations plus d’une tactique qui s’avérera décisive plus tard contre l’armée nazie (Coox, 1985). Tenu en respect, Tokyo choisit alors la voie du compromis, retire ses troupes, et signe un pacte de non-agression avec Moscou.
Staline s’empressera de le dénoncer durant les dernières semaines de la Seconde guerre mondiale pour s’emparer des îles Kouriles et de Sakhaline. Les Japonais revendiquent encore les Kouriles du sud à ce jour. Durant cette période, le Xinjiang intéresse aussi les Japonais. Quelques décennies plus tôt, sous couvert d’intérêts archéologiques, le comte Kozui Otani (1876-1948) y a entrepris des expéditions. Ses concurrents européens l’ont soupçonné de se livrer en réalité à de véritables activités d’espionnage (Hopkirk, 1981). C’est dans ce contexte, mêlant intérêts savants que partagent les orientalistes et rivalités de puissances, qu’activistes musulmans de Chine, ouïgours notamment, et dirigeants nippons entament leurs premiers rapprochements (Hammond, 2015). Ils sont avant tout de nature idéologique. Panturquisme ou panislamisme des uns se mêlent au pantouranisme (avec la croyance d’une unité linguistique et originelle commune) ou encore au pan-asianisme des autres avec une fascination réciproque pour des courants de pensée adhérant au mythe des grands ensembles primordiaux, et qui nourrit avant tout une rhétorique anti-occidentale. Le pan-asianisme tout particulièrement touche à la fois non seulement les aires musulmanes de l’Asie centrale mais aussi l’Inde et ses intellectuels ; Rash Behari Bose (1886-1945) comptant parmi les plus illustres de ceux pour qui la sympathie à l’égard du Japon fasciste se manifestera avec ardeur dans son souhait d’une collaboration intensive avec Tokyo contre la puissance coloniale britannique (Islamoglu et Perdue, 2009). L’objectif pour le Japon est de rattacher à l’instar de son vassal mandchou (Mitter, 2000), le Xinjiang à l’empire. Cette politique se traduit par une réelle bienveillance à l’égard des musulmans. Y compris ceux du Hedjaz qui leurs donneraient potentiellement accès au pétrole de la jeune Arabie Saoudite.
Pour échapper aux persécutions communistes, Tokyo offre dans les années trente la nationalité japonaise à près de 20000 Tatars. Nombre d’entre eux servent dans l’administration impériale de la Mandchourie et proposent leurs services comme intermédiaires avec les musulmans de Chine. Parmi eux, des étudiants vont se former au Japon ou bénéficier de bourses pour accomplir le hajj, avant que la seconde guerre mondiale n’en compromette définitivement la possibilité. Depuis Chongqing, situé à l’intérieur des terres du Sichuan où le gouvernement nationaliste s’est retranché, Chiang Kaï-chek s’inquiète de ces initiatives nippones et tente de raffermir ses liens avec des gouverneurs musulmans du nord-ouest. Ce sont Ma Hongkui (1892-1970) pour le Qinghai, Ma Bufang (1903-1975) et Ma Buqing (1897-1977) pour le Gansu. Il charge également le ministre de la Guerre, Bai Chongxi (1893-1966) (Dudoignon et al, 2006, p.134), lui-même musulman de lointaine origine persane, d’un intense travail de propagande auprès des communautés musulmanes du pays pour les réunir autour de lui et déclarer le jihad contre les Japonais. Bai Chongxi est par ailleurs promu à la tête de l’Association nationale islamique(« huijiao »)de Chine,laquelle continue durant tout le conflit de publier des écrits destinés aux communautés musulmanes du pays.
Ces entreprises visent à contre-carrer les efforts de la propagande japonaise en mobilisant ainsi des leviers intellectuels et matériels dans la publication de textes en langues vernaculaires ou arabe. Les victoires de l’Union Soviétique incitent toutefois une partie de l’élite ouïgoure à se tourner moins vers Chongqing que vers Moscou pour tenter d’obtenir l’indépendance, ou à défaut une plus large autonomie. C’est dans ce contexte que se met en place dès 1944 la deuxième République du Turkestan Oriental (RTO). Comme le relève Rémi Castets, « son autorité s’étend rapidement sur les trois districts du nord du Xinjiang frontaliers de l’URSS. Elle est présidée par Ali Khan Tore, un leader religieux ouzbek disposant de l’appui des populations locales. Cependant, l’influence soviétique s’impose peu à peu. De jeunes cadres formés en URSS, jusqu’alors inconnus (Ahmetjan Kasimi, Saïf al-Din Aziz, Ishaq Beg), prennent le dessus sur les vieux leaders que sont Ali Khan Tore et son successeur Hakim Beg » (Castets, 2004, p.13). Beaucoup finissent par être cependant et à leur tour évincés ou purgés par Staline en 1949. Comprenant par ailleurs que Chiang Kaï-chek n’a plus d’avenir sur le continent et qu’il doit s’enfuir à Taïwan, Staline doit désormais composer avec le nouvel homme fort de Chine : le communiste Mao Zedong.
Front pionnier et laboratoire du pire
La République du Turkestan Oriental a vécu. Certains activistes ouïgours liés au Guomindang prennent alors le chemin de l’exil. Mehmet Emin Bughra (1901-1965) et Isa Yusuf Alptekin (1901-1995) sont de ceux-là. Ils obtiennent une audience à Taipei auprès de Chiang Kaï-chek pour le convaincre de les soutenir contre les communistes et aider ainsi à l’indépendance du Xinjiang. Le vieux chef nationaliste pourtant défait n’en démord pas : le Xinjiang fait partie de la Chine. Son compatriote et rival Mao Zedong partage en cela le même attachement de la Chine au respect de sa souveraineté sur cette partie de l’Asie centrale. Et il le fait très vite savoir à Staline puis à son successeur Khrouchtchev. Mao Zedong redoute par-dessus tout l’amorce d’un dégel dont Moscou vante les mérites. S’en prenant vivement au culte de la personnalité de Staline et des massacres de masse perpétués en URSS comme le révèle le rapport du XXe Congrès du Parti Communiste Soviétique (1956), le nouveau maître du Kremlin déplaît au dictateur chinois. A Pékin, devenue capitale du nouveau régime communiste, on taxe la nouvelle direction prise par le grand frère soviétique de « révisionnisme ». La mollesse, selon Mao Zedong, dont fait preuve l’armée Rouge, quelques mois plus tard, à l’encontre des insurgés hongrois amplifie la polémique. C’est que Mao Zedong craint un phénomène de contagion. Des intellectuels critiquent le régime, à Wuhan notamment qui, fidèle à son passé révolutionnaire, est alors qualifiée de « petite Hongrie ».
C’est dans ce contexte, que les déportations d’intellectuels ouïgours jugés pro-soviétiques sont envoyés dès le Mouvement des Cent Fleurs (1957) dans des camps de rééducation ou laogai tandis que des Bingtuan (littéralement : Corps de production et de construction) militarisés renforcent leurs effectifs, officiellement pour mettre en valeur le Xinjiang en tant que front pionnier qu’il s’agit de coloniser, officieusement pour sanctuariser ce territoire où la pénurie de cadres conjuguée à la menace que fait peser l’Union Soviétique se font cruellement sentir. La rupture des relations diplomatiques entre Pékin et Moscou en 1960 consolide ce dispositif. Les difficultés économiques engendrées deux ans plus tôt par le Grand bond en avant en compliquent toutefois le développement. L’hostilité grandissante à l’égard de Pékin encourage par ailleurs une dissidence qui très tôt se met clandestinement en place sous l’égide du Parti révolutionnaire populaire du Turkestan oriental (PRPTO) dont les actions terroristes connaitront, à la fin des années soixante et sous la Révolution culturelle (1966-1976) une recrudescence. Le déchaînement des Gardes Rouges et la lutte contre les « quatre vieilleries » prennent alors pour cible l’ensemble des religions.
L’islam et les cultures traditionnelles sont violemment attaqués. Humiliations (mosquées transformées en porcheries, obligation de consommer des aliments non hallal…) ou tueries sont le lot au quotidien du plus grand nombre et cette Révolution prend plus que jamais des allures de Saturnale. Elle provoque des destructions irréversibles (Jisheng, 2020). Cette emprise des autorités du centre et la poursuite d’une sinisation du Xinjiang par la déportation des jeunes instruits (Bonnin, 2004) est un désaveu des promesses initialement faites par un Mao Zedong qui, avant la proclamation de la République populaire de Chine en 1949, se disait favorable aux principes de l’autodétermination. Le Xinjiang sort exsangue de la longue épreuve révolutionnaire maoïste. Et ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt, à la suite des réformes initiées par Deng Xiaoping que l’espoir de changements renaîtra dans la région. Toutefois, Mao Zedong laisse une empreinte durable au-delà même du Xinjiang dans ses choix de gouvernance et de politique à l’égard des communautés musulmanes tant en Chine qu’à l’étranger, et notamment aux Proche et Moyen-Orients où la création d’Israël a pour un temps fait supposer que Pékin à l’instar de Moscou aurait fait le choix de privilégier le jeune Etat juif et non les nations arabes. Mais la guerre froide change la donne et nécessite des accommodements. Ils ne seront pas sans révéler de puissantes contradictions mettant aux prises les autorités du Parti entre des choix idéologiques et des principes de réalité parfois pris en défaut.
Guerre froide et lutte entre communistes
Schisme sino-soviétique (1960) et Révolution culturelle (1966) obligent, la Chine maoïste se livre à des luttes de guérilla soutenant la cause palestinienne et la solidarité tiers-mondiste de pays nouvellement indépendants, en Afrique tout particulièrement. A partir des années soixante-dix et rattrapée en cela par des principes de réalité, la diplomatie chinoise revient lentement à des principes plus pragmatiques. Pékin explore alors de nouvelles pistes et prépare la Chine à une plus grande normalisation avec l’étranger et le système international. Dès cette époque, plusieurs signes confirment, dès l’entrée de la République populaire aux Nations Unies (1971) la mutation intervenue dans la stratégie chinoise aux Proche et Moyen-Orients. Elle se tourne désormais vers le Koweït, Bahreïn, Qatar, le Liban sans oublier la Turquie. Pour les États-Unis qui, à l’initiative du Secrétaire d’État Henry Kissinger, ont esquissé avec la Chine un rapprochement, il s’agit là d’établir un contre-poids à l’influence soviétique dans la région. Même le régime soudanais du très anti-communiste Gaafar Nimeiry (1930-2009) bénéficie d’une aide militaire chinoise pour contrer la présence de Moscou qui, depuis l’Érythrée voisine – alors en passe de faire sécession de l’Éthiopie – se fait chaque année de plus en plus menaçante. L’expulsion, en juillet 1972, de conseillers militaires soviétiques par Sadate (1918-1981) en Egypte opère un revirement de toute la zone en faveur de Washington. Pékin salue une grande victoire sur l’« hégémonisme » soviétique. Il faut dire que la capitale chinoise a reçu le Président américain Richard Nixon quelques mois plus tôt.
Cette visite présidentielle dans un pays avec lequel Washington n’entretient pourtant aucune relation diplomatique officielle produit déjà ses effets. Ainsi, Pékin décide d’interrompre en 1973 son aide aux guérillas du Dhofar en Oman (Takriti, 2013) – contre lequel s’était opposé le régime impérial de Téhéran – et exhorte même l’Iran à assumer le rôle d’un gendarme pour l’ensemble du golfe arabo-persique. Cette inflexion significative de Pékin à l’égard des mouvements révolutionnaires profitera aux initiatives diplomatiques entreprises par Moscou concernant la cause palestinienne dans un second temps. Moscou subordonnant son soutien à Arafat à condition que ce dernier consente à resserrer ses liens avec des régimes jugés « progressistes » telle que la Syrie d’Hafez al Assad (1930-2000). Dans les faits, Pékin poursuit la normalisation de ses relations avec les gouvernements établis. D’une manière significative, les autorités chinoises gardent le silence à partir de 1975 et la guerre civile au Liban lorsque les Palestiniens se trouvent dans une situation pour le moins dangereuse. Pékin – sans jamais le verbaliser expressément – se tient désormais aux côtés du Caire. La capitale égyptienne bénéficie alors de l’aide américaine et s’est même vue implicitement approuvée par Pékin dans la signature du second accord intérimaire sur le Sinaï (4 septembre 1975) que dénoncent par ailleurs avec virulence les Palestiniens.
La Chine populaire s’associe ainsi tacitement aux choix diplomatiques américains dans la région. Ils confèrent à l’Égypte un rôle essentiel contre l’Union Soviétique et ses affidés que sont l’Algérie, l’Irak, la Syrie, le Yémen du Sud, la Libye. C’est donc durant les dernières années d’un Mao Zedong encore au pouvoir que le rapprochement diplomatique avec les États-Unis d’une part et l’abandon de toute considération idéologique d’autre part va résolument porter Pékin à de nouvelles réorientations stratégiques. C’est avec le même pragmatisme que le successeur de Mao Zedong, Deng Xiaoping (1904-1997), opte d’ailleurs pour une collaboration avec les Etats-Unis dans le domaine du renseignement (Faligot, 2015). Plus concrètement encore, c’est en Afghanistan où Chinois et Américains vont être amenés à collaborer. Pékin y entretient des contacts avec les différentes factions, depuis le Xinjiang voisin, tandis que le pays est envahi par l’URSS à partir de 1979. Discrète mais efficace, la Chine des années quatre-vingt, dans le cadre de sa concurrence avec Moscou, offre une assistance logistique aux moudjahidines, alors également épaulés par la CIA et les services secrets pakistanais (ISI) dans leur lutte contre les Soviétiques (Hilali, 2001). Cette collusion s’accompagne de recrutements extérieurs, des guérilleros arabes, parmi lesquels Ben Laden. Plus tard, Pékin n’hésitera pas à reconnaître le régime des talibans jusqu’à son effondrement, en 2001 (les autorités chinoises entretenaient un lien discret avec le mollah Omar). Par la suite, à la différence des Occidentaux, la RPC n’a jamais écarté les talibans des négociations, cherchant au contraire à les associer aux discussions organisées à Pékin (Lincot et Véron, 20201). Quoi qu’il en soit, l’échec des Soviétiques en Afghanistan n’est pas étranger à cette participation chinoise. Indirectement, elle s’inscrit dans une rivalité entre communistes qui, dans le contexte de la guerre froide aura laissé des traces partout en Asie, et tout particulièrement dans les pays musulmans.
Cohésion nationale et choix d’une région test
Outre le fait que le Xinjiang est une région stratégique qui ouvre à la fois sur l’Asie centrale et le subcontinent indien, elle est un laboratoire pour l’Etat-Parti et la cohésion nationale. Dans ses transformations, ses luttes et la résistance que les Ouïgours opposent à Pékin et son gouvernement central, les enjeux y ont valeur de symptômes pour l’ensemble de la Chine et au-delà, dans le monde. Le Xinjiang s’observe tout d’abord sous ses marquages sociologiques : bouleversement du paysage agricole et fin du monde paysan dans les oasis étrangement vides d’hommes jeunes, explosion urbaine à la périphérie des villes voire éventration des centres urbains les plus anciens (comme à Kachgar), irruption massive de la télévision et des réseaux sociaux dans les foyers (censurés certes mais donnant accès à d’autres imaginaires), mise en chantier de nouvelles voies ferrées…L’irruption de cette modernité, encore balbutiante il y a moins de trente ans dans cette partie occidentale du pays, s’est accompagnée d’une revitalisation de l’islam, de l’identité ouïghoure, d’une montée de l’opposition nationaliste anticoloniale et d’une multiplication des mouvements de contestation.
A ces revendications, le régime de Pékin a répondu par une politique de répression (yanda – littéralement : « frapper fort ») déclenchant par là-même une profonde hostilité de certaines franges de la société ouïgoure, avec des rixes très violentes survenues en 2009 à Urumqi, entraînant la mort de plus de deux cents personnes (Polat et al, 2013 ; Frangville et Heurtebise, 2020). Cette politique marque aussi une rupture dans la reconnaissance, même formelle, du droit de cette minorité qui tendait à prévaloir jusqu’alors. L’assimilationnisme à marche forcée deviendra dès lors la règle (Fiskejö, 2021). Vexations de toutes sortes et imposition du chinois mandarin, au détriment de la langue ouïgoure, est devenu depuis la norme auprès des employés d’ethnie ouïgoure travaillant pour l’Etat. Toute personne appartenant à l’ethnie ouïgoure doit montrer des gages de patriotisme en parlant le chinois mandarin dans les lieux publics. L’emploi de cette langue est fortement encouragé dans l’intimité des familles. Cette purge linguistique s’est accompagnée d’une élimination systématique de termes ou de noms patronymiques d’origine arabe. Meshrep et autres rassemblements traditionnels entre membres de la communauté sont proscrits. Des agents détachés par le gouvernement sont chargés de rapporter les moindres et faits et gestes (prières, possession du Coran…) en s’invitant une semaine voire davantage au sein des familles pour inspecter toute personne qui contreviendrait à ces directives. Jamais, depuis la Révolution culturelle, la délation – en mobilisant les enfants, dans le cadre de leur scolarisation notamment – n’avait été à ce point encouragée. Le territoire est quadrillé par des check points mais aussi par des contrôles d’identité et des caméras de surveillance, le recours à l’intelligence artificielle, laquelle facilite les méthodes d’analyse, c’est-à-dire par l’établissement d’une véritable cybercratie associée à des méthodes de coercition conventionnelles (Yacine, 2017).
L’exacerbation de cette politique contribue à décrédibiliser le régime chinois dans le monde occidental. Pékin ne semble pas prêt à desserrer la chape de plomb qu’il maintient sur la vie politique et religieuse au Xinjiang. Cela lui a permis de largement désactiver une opposition politique souterraine aujourd’hui relayée par la diaspora qu’incarne l’une de ses plus grandes voix, Rebiya Kadeer (Kadeer, 2010). Si une majorité de Ouïgours estiment que leur destin doit se jouer à Urumuqi et non à Pékin et ne cessent d’alerter la communauté internationale sur la question des droits de l’homme, d’autres prônent la lutte armée. Dans l’un ou l’autre cas, le grand rêve national de l’Etat chinois rencontre ses limites. Les frustrations identitaires et religieuses des Ouïgours suffiront à nourrir pour longtemps des foyers de conflits, fragilisant un peu plus le projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie. Certains ont fait le choix de prendre les armes en rejoignant les maquis terroristes frontaliers ou ceux plus lointains, en Mésopotamie voire en Asie du sud-est (Abuza, 2003). Cet islam de combat est un pari risqué et manifeste aussi l’impossibilité pour le pouvoir temporel de se prévaloir d’une vérité et d’une transcendance absolue. En somme, cet islam de crise, et dans sa réaction complexe n’est pas sans rappeler d’autres réalités intellectuelles (Benzine, 2004 ; Bidar, 2004 ; Filali-Ansary, 2002), palestinienne notamment. Elles s’insurgent de facto contre la non-reconnaissance d’une responsabilité citoyenne décentralisée et la participation dynamique des peuples, sans distinction d’appartenance religieuse ou ethnique, à un débat national qui engage pourtant leur avenir.
Conclusion
Plus que tout, le Xinjiang apparaît comme exportateur d’insécurité non seulement en Chine même où nombre d’attentats revendiqués par des Ouïgours ont été commis mais aussi sur ses marges, et au-delà. C’est un espace polémique par excellence où l’accumulation conflictuelle remonte potentiellement déjà à plusieurs siècles. Historiquement subjugué par une série d’empires, il ne s’est pour ainsi dire jamais libéré de leur emprise. Sa dénomination même, on le sait, lui est attribuée de l’extérieur. Carrefour des extrêmes, la région est aussi le tombeau du droit international. Tout s’y passe comme s’il n’existait pas et les plaies qui affectent cet espace immense fait apparaître des affrontements de nature à la fois identitaire, religieuse, économique et sociale. Une situation explosive où le recours systématique à toutes formes de violence pour exprimer ses aspirations sans jamais les faire triompher – attentats d’un côté et aliénation psychologique entretenue par les autorités chinoises à l’encontre des Ouïgours, de l’autre – entraîne un climat d’insécurité globale. Pour autant, la question ouïgoure constitue en elle-même un paradoxe de la relation de la Chine avec les pays du Moyen-Orient ; ces derniers ne manifestant nullement leur solidarité vis-à-vis de cette communauté persécutée. Elle confirme toutefois que l’islam en tant qu’expression d’une unité politique est avant tout un mythe que seuls Daech et paradoxalement les faucons de l’administration américaine semblent partager.
Références
Abuza, Z. (2003). Militant Islam in Southeast Asia, Crucible of terror. Londres: Lynne Rienner.
Benzine, R. (2004). Les nouveaux penseurs de l’islam. Paris : Albin Michel.
Bidar, A. (2004). Un islam pour notre temps. Paris : Le Seuil.
Bonnin, M. (2004). Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980. Paris : EHESS.
Castets, R. (2004). Opposition politique, nationalisme et islam chez les Ouïghours du Xinjiang. Les Études du CERI, n°110, https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/etude110.pdf.
Coox, A. (1985). Nomonhan : Japan Against Russia, 1939. Stanford: Stanford University Press.
Dudoignon, S.; Komatsu, H., Kosugi, Y. (dir.) (2006). Intellectuals in the Modern Islamic World. Transmission, Transformation and Communication. Londres: Routledge.
Faligot, R. (2015). Les services secrets chinois : De Mao à Xi Jinping. Paris : Nouveau Monde.
Filali-Ansary, A. (2002). Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains. Paris : La Découverte.
Fiskejö, M. (2021). Le Xinjiang chinois, « Nouvelle Frontière » de l’épuration nationale. Dans Anne Cheng (dir°), Penser en Chine. Paris : Flammarion, p. 391-433.
Forbes, A. (1986). Warlords and Muslims in Chinese Central Asia: a political history of Republican Sinkiang 1911-1949. Cambridge: Cambridge University Press.
Frangville, V. Heurtebise, J.-Y. (dir°) (2020). Crise ouïghoure. Transformation et reconstruction des identités. Monde Chinois Nouvelle Asie, n°63,
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[1] Courant de pensée visant à réformer l’islam pour le moderniser.