Jacques Attali (2018). Histoires de la mer, Paris : Fayard/Pluriel, 341 p.

RG v9n1, 2023

La mer est le lieu de l’aventure, de l’audace et des choix difficiles. Elle oblige à l’innovation, au pragmatisme et à la compétence. L’esprit d’entreprise, l’ouverture au monde et l’acceptation de la hiérarchie légitime sont de grands enseignements humains tirés de l’expérience de la mer.  Espace d’apprentissage et de risques, la mer force à la survie et à la recherche de la sécurité. Sources d’utopies, de projets grandioses, de l’ivresse et des tragédies, elle demeure une source de fascination et de crainte.

L‘ouvrage de Jacques Attali s’intéresse à l’histoire de la mer, comme lieu de toutes les richesses et promesses. Malgré de nombreux travaux spécialisés sur la question, rares sont les essais de synthèse consacrés à l’histoire de la mer en son sens le plus général. Peu de travaux en langue française traitent de son rôle dans l’évolution des cultures, des techniques, du commerce et des rapports de pouvoir. Le but de l’ouvrage est de raconter l’histoire des hommes vue de la mer, pour faire comprendre son rôle dans la perpétuation de la vie, le développement et la puissance.

Avec son ouvrage, l’auteur montre que tout ramène à la mer. Repenser notre rapport à celle-ci, comme y invite l’auteur au chapitre 12, « Sauver la mer », c’est devoir repenser notre manière de produire, de consommer et de nous organiser. Si l’avenir des États passe par de nouvelles stratégies maritimes, l’avenir de l’humanité nécessite, lui, une meilleure gestion des ressources maritimes.

L’approche retenue est celle de l’histoire globale, longue et transversale, celle qui permet de dégager des leçons géopolitiques. La méthode utilisée est celle que l’auteur emploie dans ses autres ouvrages – près de 80 à ce jour. Cette histoire globale est souvent méprisée des spécialistes. Elle est pourtant nécessaire, comme œuvre de vulgarisation, pour prendre de la hauteur, décentrer le regard et sensibiliser.

L’ouvrage est organisé autour d’un constat général, à savoir que le rôle de la mer devrait s’imposer à nous, alors qu’il est loin d’en être ainsi. Rôle écologique d’abord, puisque l’humanité dépend de la mer, et que la pression qu’elle exerce sur les océans est de plus en plus forte. Comme nous le savons, les équilibres physiques et chimiques sont bouleversés. L’eau potable se raréfie. La surpêche compromet les réserves de poissons. Les déchets s’accumulent au large. En raison des émissions de gaz à effet de serre, la température et le niveau des océans augmentent. Dans l’avenir, les zones côtières deviendront difficiles à habiter.

Au fil des pages, Attali nous entraîne dans un tour d’horizon, où de multiples histoires de la mer sont explorées : l’eau et la vie ; les premiers voyages humains ; l’usage des rames et des voiles ; l’ère du charbon et du pétrole ; etc. L’auteur se questionne : alors qu’elles représentent près de 70 % de l’espace terrestre et une part importante du vivant, pourquoi méconnaissons-nous les océans et les mers ? Ce questionnement traverse l’ouvrage, et rejoint le besoin, diagnostiqué par l’auteur, d’un plan d’action global. La thèse défendue est que la maîtrise des océans, des mers et des ports donne le pouvoir.

Trois chapitres retiennent l’attention : 6, 9 et 10. Après une entrée en matière générale, l’auteur aborde la globalisation maritime, l’avenir économique et la géopolitique contemporaine.

Dans le chapitre 6, la mer est présentée comme le principal lieu de circulation des marchandises. 100 fois moins cher que le transport aérien et 10 fois moins cher que le transport par camion, le transport maritime a de beaux jours devant lui. Il permet aussi de transporter des charges supérieures au transport aérien et par camionnage. Actuellement, les grands ports sont asiatiques et pacifiques. La mer devient un lieu d’exploitation industrielle et de haut savoir-faire : pétrole, mines, biotechnologie. Des marchandises illégales circulent par la mer et la piraterie est toujours d’actualité. Activité millénaire, la pêche se massifie avec les bateaux-usines.

Au chapitre 9, l’auteur affirme que les grands entrepreneurs parlent de l’exploration de l’espace et négligent la mer – cette grande inconnue. Pourtant, demain, tout se jouera encore sur et sous la mer. Dans une économie de plus en plus dématérialisée, l’importance des ressources naturelles qui s’y trouvent ne saurait être sous-estimée. Les hydrocarbures sous-marins y sont en quantité. Le vent, les marées, les courants sont des sources d’énergie équivalentes à des milliers de réacteurs nucléaires que nous ne savons pas encore valoriser. Les prochaines grandes puissances seront celles qui auront : 1-valorisé et protégé leurs espaces marins et leurs grands fonds ; 2-décarboné leur économie et leur secteur des transports ; 3-complété le passage à l’intelligence artificielle, à l’automatisation des navires, des terminaux et des réseaux. Les gagnants de la maritimisation de l’économie, de l’émergence des nouvelles routes maritimes et de la compétition interportuaire seront les États-Unis, la Chine, le Canada, l’Australie, l’Indonésie, Singapour, le Vietnam, la Corée du Sud et le Japon, avance Attali. L’Europe et l’Inde ont des tropismes continentaux trop importants, selon lui. Tout porte à croire que les États-Unis et la Chine devront apprendre à se partager les mers.

Au chapitre 10, l’auteur explique que les points de tension de demain seront aux zones de rencontre entre puissance américaine et chinoise, tout spécialement dans l’Indo-Pacifique. D’un côté comme de l’autre, on assistera à une montée en puissance maritime. Le contrôle des ressources naturelles et des passages stratégiques fera toute la différence. Qui maîtrisera ses passages maîtrisera la circulation des marchandises, des flottes et les câbles sous-marins. Les zones stratégiques seront : 1-la mer de Chine méridionale, lieu de transit de 90 % du commerce ; 2-la mer de Chine orientale, avec ses tensions entre la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan ; 3-l’océan indien, où passe la quasi-totalité des imports-exports chinois ; 4-la mer Rouge, passage vers Suez ; 5-le golfe Persique, pour le pétrole ; 6-la Méditerranée, en raison du nombre élevé d’États, du tourisme, des ressources et du clivage entre riches et pauvres ; 7-l’Atlantique, du fait du trafic de la drogue en provenance d’Amérique latine et d’Afrique ; 8-l’Arctique, en conséquence des changements climatiques et des ambitions concurrentes.

16 grandes leçons peuvent être tirées de cette lecture : 1-navigation, innovations, processus de civilisation, commerce, développement et division du travail sont liés dans l’histoire ; 2-les grandes villes sont des villes portuaires profitant du dynamisme et de la prospérité associés aux activités maritimes, portuaires et logistiques ; 3-les navires peuvent transporter plus de marchandises, plus loin et vite ; 4-les ports sont des atouts ; 5-la pauvreté de l’arrière-pays et le désir de diversification économique pousse les peuples à la mer ; 6-les flottes de guerre apparaissent pour protéger les flottes marchandes ; 7-la domination des mers assure celle des terres ; 8-longtemps le contrôle de la mer permet le commerce au long cours, la circulation des personnes et des idées ; 9-la mer est un rempart naturel ; 10-elle est le lieu d’expression des ambitions ; 11-les guerres se gagnent ou se perdent en mer ; 12-le vide maritime est comblé par des puissances rivales ; 13-la perte du contrôle de la mer mène au déclin des États ; 14-les hégémons naissent de son contrôle ; 15-le risque de conflit est réduit par l’interdépendance et le transport maritime ; 16-les individus en position d’influence et leur connaissance/méconnaissance des affaires maritimes font la différence à différentes époques et en différents lieux.

Puisqu’Attali identifie le Canada comme un pays à fort potentiel, le livre invite au questionnement : quelles sont ses voies d’innovation maritime, portuaire et logistique ? Et comment améliorer sa marine marchande et militaire ?

Malgré une orientation libérale peut-être un peu trop manifeste, expliquée au chapitre 8, « La mer comme source de l’idéologie de la liberté », l’ouvrage intéressera le public passionné des affaires maritimes. Il représente une œuvre de vulgarisation qui pourra être utilisée pour l’enseignement au premier cycle en histoire, en géographie, en science politique et en sciences de la gestion. Nous recommandons complémentairement The Sea & Civilization : A Maritime History of the World de Lincoln Paine (2013). Il pourrait également être intéressant de comparer les arguments d’Attali avec ceux de Paul Kennedy (1987) The Rise and Fall of the Great Powers : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000.

En somme, un ouvrage accessible et inspirant, qui fera réaliser notre méconnaissance du lien existant entre la mer, notre mode de développement et les sources de la puissance.

Nicolas Paquet

Doctorant, École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional (ÉSAD)

Membre étudiant du Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD)

Membre étudiant du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG)

Université Laval, Québec

nicolas_paquet@hotmail.com

Nicolas Paquet est étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional (ATDR) à l’Université Laval. Il s’intéresse aux pratiques d’aménagement et de développement portuaires : prospective maritime, planification portuaire stratégique, gestion des grands projets et gouvernance de l’interface ville-port. En 2022, Nicolas a remporté le prix du meilleur papier lors du colloque étudiant du Consortium international de recherche sur la gouvernance des grands projets d’infrastructures (Kheops).