Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva
RG v9n1, 2023
Il a mené de nombreuses recherches dans le domaine de la gestion de l’eau, au sujet de l’Arctique, en géopolitique des transports, sur les différents frontaliers maritimes en Asie et sur les politiques de la Chine. Avec son ouvrage L’éveil du dragon. Les défis du développement de la Chine au XXIe siècle (Presses de l’Université du Québec), il a remporté le Prix du Meilleur livre d’Affaires HEC en 2006.
frederic.lasserre@ggr.ulaval.ca
Après avoir étudié et enseigné à Bordeaux, Paris, Tianjin, Pékin, Québec et Taipei, Olga V. Alexeeva a rejoint le département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) en 2012. Senior Fellow au sein du China Institute de l’Université d’Alberta, elle est l’auteure de plusieurs articles scientifiques et grand public sur les différents aspects de la géopolitique et des relations internationales de la Chine. Ses dernières publications se portent sur la stratégie de la Chine en Arctique et sur la coopération sino-russe dans le cadre du projet chinois Belt and Road Initiative (BRI). Chercheuse invitée à l’Université Paris-Cité en 2017 et 2019, elle fait partie du groupe d’experts qui offrent des cours à l’Institut canadien du service extérieur du ministère des Affaires mondiales Canada.
Résumé
Les conflits en mer de Chine du Sud se sont traduits en une course pour l’occupation des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles. Avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive, avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.
Mots-clés : mer de Chine du Sud ; droit de la mer ; souveraineté ; régime des îles.
Summary
Conflicts in the South China Sea have resulted in a race for the occupation of the Paracels and Spratly islets since the 1960s. The goal was to occupy the islands. With the advent of the United Nations Convention on the Law of the Sea, the rivalry shifted to the assertion of state rights over maritime spaces. The discourse of the protagonists has evolved as to the legitimacy and legal nature of the maritime spaces claimed. Malaysia, Vietnam and the Philippines have developed representations according to which the Spratly islands do not have the right to an exclusive economic zone, with the indirect consequence of denying this possibility to China. It seems that this evolution of legal discourse reflects the will to mobilize the law of the sea in order to counter the arguments of adversaries, in a logic of struggle for influence.
Keywords : South China Sea ; Law of the Sea ; sovereignty ; regime of islands.
Les conflits en mer de Chine du Sud (MCS) se sont traduits en une course pour l’occupation des îles et des îlots des Paracels et des Spratleys depuis les années 1960. Le but était d’occuper les îles, bases de garnisons militaires égrenées comme autant de marqueurs de souveraineté. Puis avec l’avènement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Avec le temps, la Chine a affirmé sa prééminence militaire : expulsion de la garnison sud-vietnamienne des Paracels (1974), prise de contrôle de positions dans le secteur vietnamien des Spratleys (1988) et ensuite dans le secteur philippin (1995), contrôle du récif Scarborough (2012) puis remblaiement massif de récifs pour la construction d’îles artificielles et de petites bases militaires (depuis 2014). Le discours des protagonistes a évolué quant à la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie, le Vietnam, les Philippines ont développé des représentations selon lesquelles les îles des Spratleys n’ont pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Cette lutte juridique a également poussé Pékin à modifier sa rhétorique officielle. Il semble que cette évolution des discours juridique reflète la volonté de mobiliser le droit de la mer afin de contrer les arguments des adversaires, dans une logique de lutte d’influence.
Une évolution des discours juridiques des États d’Asie du Sud-Est
Si les protagonistes avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale (Lasserre, 1996; McDorman, 2014). Récemment, la Malaisie, le Brunei, le Vietnam et les Philippines ont tenté de reformuler leurs revendications et de les ancrer dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, une stratégie qui contraste avec celle de la République populaire de Chine (RPC) dont l’évolution aboutit à des discours considérés comme en décalage croissant avec la CNUDM. Entre 1995 et 2016, la revendication chinoise en MCS reposait surtout sur la ligne à neuf tirets [九段线], dont le flou juridique a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelle base repose ce tracé ?). Depuis 2016, en réaction au verdict de la Cour permanente d’arbitrage, son discours a évolué vers la théorie dite des « Quatre sha » ([四沙] ou des quatre bancs de sable), selon laquelle de grands archipels (parfois fictifs) constitueraient implicitement le socle juridique de ses revendications d’espaces maritimes.
Cette évolution observée parmi les protagonistes d’Asie du Sud-Est pourrait être interprétée comme une manœuvre contre la Chine: en reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conforme avec le droit de la mer, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Cette stratégie consisterait à mettre en évidence une divergence entre les acteurs qui s’efforcent d’aligner leur position sur les principes du droit international, et ceux qui fondent leurs revendications sur les interprétations contestables du droit de la mer.
Le choc des discours juridiques en mer de Chine du Sud
Le gouvernement de la République populaire de Chine (RPC) illustre sa prétention en MCS en utilisant ce qui a été appelé la ligne des neuf tirets, ou ligne en U (U-shaped line) (Fig. 1), qui englobe la plus grande partie de l’étendue maritime de cette mer. Son origine remonte au Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Guomindang, formé en 1933 (Franckx et Benatar, 2012). Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935 ou en 1936 (Zou, 1999; Wang, 2015) mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes, avant d’être reproduite par le gouvernement de la RPC en 1949 (Gau, 2012).
Fig.1. La mer de Chine du Sud : un écheveau de revendications.
Source : Adapté et mis à jour d’après Lasserre, 2017.
À l’époque, la ligne était composée de 11 tirets; deux ont été abandonnées en 1953 par la RPC (Wang, 2015), tandis qu’un nouveau tiret a été ajouté en 2013, à l’est de Taïwan : depuis, certains chercheurs parlent plutôt de la ligne des dix tirets. En dépit de certaines divergences, la direction générale et la position de la ligne en forme de U ont peu évolué entre 1947 et 2009 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2014), date à laquelle la ligne a été pour la première fois officialisée dans un communiqué de la Chine (Gouvernement de la RPC, 2009).
Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins (Zou, 1999; Fravel, 2011; Song et Tønnesson, 2013), ce qui les a de plus en plus irrité. La réticence du gouvernement chinois à définir la nature et la localisation exacte de la ligne a créé un flou permettant diverses interprétations (Lasserre, 2017), ainsi que de la méfiance vis-à-vis des intentions réelles du gouvernement chinois. Les Philippines ont contesté la position de la Chine en 2011 et ont donné leur propre interprétation (Gouvernement des Philippines, 2011). Même l’Indonésie, qui n’a pas de revendication en MCS, a estimé nécessaire de faire une déclaration officielle concernant la revendication de la Chine en MCS dans sa Note Verbale de 2010 :
Jusqu’à présent, il n’existe aucune explication claire quant à la base juridique, à la méthode du tracé et au statut de ces tirets séparés […]. La ligne des neuf tirets […] manque clairement de base juridique en droit international et revient à remettre en cause le droit de la CNUDM de 1982 (Gouvernement d’Indonésie, 2010)[1].
Avant 2009, les protagonistes d’Asie du Sud-Est dans les disputes sur des formations insulaires ou des zones maritimes en MCS n’avaient pas clairement défini leurs revendications, que ce soit en justifiant leur extension sur des bases légales, ou en publiant les coordonnées exactes des limites des espaces maritimes revendiqués. Le Vietnam revendique ainsi une ZEE, mais son étendue n’est pas formellement spécifiée et repose sur des sources indirectes comme des cartes de blocs pétroliers offerts par le gouvernement vietnamien (Lasserre, 1996). La Malaisie a revendiqué un plateau continental en 1966 (Continental Shelf Act n°57) et a conclu un accord sur sa limite avec l’Indonésie en 1969 (Directorate of National Mapping, 1979). Les Philippines ont hésité entre plusieurs définitions contradictoires de leurs espaces maritimes: la première était les limites du traité de Paris de 1898, longtemps considérées comme définissant des eaux territoriales (US Navy Judge Advocate General’s Corps, 2014). Une seconde est un système de lignes de base droites (annoncé en 1961, Republic Act nº3046) à partir duquel une ZEE serait définie (Décret présidentiel nº1599, 1979). Il existait également une définition ambiguë du groupe d’îles appelées Kalayaan, réclamé par le décret présidentiel nº1596 en 1978 et enserré dans un quadrilatère dessiné dans l’archipel des Spratleys, quadrilatère pour lequel il n’était pas clair si seules les îles sont revendiquées à travers une ligne d’allocation, ou si la revendication portait également sur les eaux et le sous-sol (Prescott et Morgan, 1983 ; Lasserre, 1999).
Le 6 mai 2009, la Malaisie et le Vietnam ont déposé une soumission conjointe pour leur plateau continental étendu dans la partie sud de la MCS; le 7 mai, le Vietnam a présenté sa propre demande pour la partie centrale de la MCS. Tout d’abord, ce faisant, ils ont rendu publique la position de la limite extérieure de leurs ZEE respectives. De fait, dans ces deux soumissions, les deux États se sont abstenus d’utiliser les formations insulaires qu’ils revendiquent en MCS dans les définitions de leurs ZEE ou de leur plateau continental étendu. Au lieu de cela, les limites des zones de 200 milles sont basées sur le tracé des lignes de base le long de la côte de chaque État, lignes de base revendiquées par le Vietnam en 1977 (US Office of the Geographer, 1983) et par la Malaisie, implicitement dès 1969 (US Office of the Geographer, 1970), et officiellement en 2006, avec la Baseline of Maritime Zones Act (Loi 660, les coordonnées exactes n’ont pas été publiées).
Ainsi, tant la Malaisie que le Vietnam ont ignoré les îles Spratleys dans la définition de leurs espaces maritimes, ce qui implique qu’ils estiment qu’en vertu de l’article 121(3) ces formations insulaires sont des rochers qui ne peuvent générer ni ZEE ni plateaux continentaux. Cette prise de position traduit également un processus de réflexion qui avait commencé beaucoup plus tôt au Vietnam. Si Hanoi avait considéré dans le passé que les îles Spratleys donnaient droit à un plateau continental (comme en témoignent les cartes des blocs pétroliers des années 1990), il semblerait que le gouvernement ait commencé à modifier sa position d’une revendication rayonnant à partir des îles vers une revendication dérivant de la seule souveraineté sur la partie continentale du territoire vietnamien (Dzurek, 1992). Dès 1994, le Comité vietnamien pour le plateau continental avait estimé que ni les îles Spratleys ni les îles Paracels n’étaient plus que des rochers (Huynh, 1994), et qu’elles n’avaient donc pas droit à une ZEE et à un plateau continental. Ce changement dans le discours juridique était clairement motivé, dans le discours vietnamien, par un désir politique de saper les revendications de la Chine en MCS (Lasserre, 1996, 1998). La loi du Vietnam de 2012 (Gouvernement du Vietnam, 2012) (articles 15 et 17) affirme que le Vietnam ne revendique qu’une ZEE de 200 milles et un plateau continental à partir de ses lignes de base (continentales) (Poling, 2013).
Les Philippines ont également clarifié leur position concernant leurs zones maritimes en 2009, après de longues années d’hésitation (Lasserre, 1996 et 2005). Le Republic Act n°9522 d’avril 2009 abandonne le tracé rectangulaire du groupe des îles Kalayaan datant de 1978 tout comme l’idée d’enclore le Kalayaan dans un ensemble de lignes de base droites, et établit plutôt que l’étendue de la ZEE sera mesurée à partir des lignes de base archipélagiques de 1961 (modifiée en 2009). Il précise également que le régime des îles prévaudra pour les îles Kalayaan revendiquées en MCS et, par conséquent, aucune ligne de base droite n’a été tracée autour de l’ensemble de ces îles. Les espaces maritimes que pourront générer ces îles sont donc uniquement la mer territoriale et, possiblement, une ZEE si les îlots des Kalayaan se conforment aux dispositions de l’article 121(3) de la CNUDM. Les Philippines ont ainsi déclaré leur intention de réclamer une ZEE à partir de la ligne de base archipélagique, restreinte à une ligne tracée le long de l ‘archipel principal et n’englobant pas les Kalayaan (Gouvernement des Philippines, 2012).
Les États d’Asie du Sud-Est ont-ils modifié leur discours juridique à dessein ?
On observe une évolution, dans les discours des États d’Asie du Sud-Est impliqués dans le conflit en mer de Chine du Sud, Vietnam, Philippines, Malaisie, et même Indonésie qui pourtant n’est pas directement impliquée dans la dispute de souveraineté sur les îles des Spratleys, quant au statut de ces îles et à leur capacité à générer des espaces maritimes. Faute d’accès aux minutes des discussions des gouvernements, il est difficile de déterminer si ces changements procèdent d’un désir de se conformer au droit international, ou s’il s’agit d’une utilisation du droit comme d’un outil politique visant à orienter le cours de la dispute.
Une enquête menée par les auteurs (Nov. 2021 – Mars 2022) auprès de 14 chercheurs internationaux souligne que le changement de discours des pays d’Asie du Sud-Est dans le conflit de mer de Chine du Sud, les conduisant à requalifier le statut des îles des Spratleys, ne constituerait pas qu’un geste de portée juridique. Que l’objectif premier ait été de se conformer au droit international ou de chercher d’emblée à employer celui-ci à des fins politiques, ces chercheurs voient dans cette évolution des positions la mobilisation d’un levier d’influence à saveur juridique, afin de tenter de contenir la pression chinoise dans le conflit de mer de Chine du Sud (Lasserre et Alexeeva, 2023).
Réaction chinoise : le nouveau concept de groupes d’îles
Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, agissant au titre de tribunal constitué selon l’article 7 de la CNUDM, a rendu son arbitrage suite à la requête engagée par les Philippines en 2013 (CPA, 2016). Dans sa décision, la Cour déboute les revendications chinoises quant à la notion de droits historiques et estime qu’aucune formation insulaire des Spratleys ne constitue une île au sens de l’article 121, ce qui ne leur permet pas de générer de ZEE ni de plateau continental. Furieuse, la Chine a récusé cette décision (Philips et al, 2016) et a affirmé ne pas vouloir accepter l’arbitrage. Pourtant, le discours chinois a évolué depuis 2016, laissant supposer le désir de la Chine d’adapter son argumentaire dans le contexte de la publication des décisions de la Cour.
En effet, avant 2016, la Chine faisait référence à sa souveraineté sur les îles de mer de Chine, décrites de manière générique et regroupées en quatre groupes d’îles, desquelles découlaient ses revendications sur des espaces maritimes[2]. Aucun statut particulier n’était attribué aux groupes d’îles. On a pu relever de rares exceptions avec l’apparition de deux nouveaux termes dans le vocabulaire utilisé pour décrire les revendications chinoises dans la mer de Chine du Sud- les « quatre bancs de sable » [四沙ou sisha] en 1987, et les « quatre archipels » [四沙群岛ou sisha qundao] en 1992. Toutefois, il s’agissait dans le premier cas d’une mention descriptive dans le corps du texte d’un article portant sur la pêche (Li et Li, 1987), dans le second d’un article politique (Zhou, 1992) mais qui n’a pas donné de suite dans la littérature en chinois. Ainsi, en 2009, la Note verbale de protestation de la Chine contre le dépôt de la soumission conjointe Vietnam-Malaisie mentionne encore expressément que la Chine « has indisputable sovereignty over the South China Sea islands and the adjacent waters » (Gouvernement de la RPC, 2009) tout en introduisant pour la première fois de manière officielle la carte des neuf tirets (Lasserre, 2017).
À partir de 2014 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022) ou de 2016 (Viray, 2017; Hayton, 2018; VietnamPlus, 2020; Zhu et Li, 2021) selon les auteurs, il semble que le gouvernement chinois ait entamé une promotion active du concept des quatre archipels de mer de Chine du Sud [南海四沙群島 ou nanhai sisha qundao], une nouvelle doctrine dite des « Quatre sha ». En 2014, la Chine souligne ainsi sa souveraineté sur les îles de mer de Chine du sud à appréhender « comme un tout » (as a whole) (Gouvernement de la RPC, 2014). Mais c’est surtout à partir de 2016 qu’on observe une transition, initiée le jour même de la publication de l’arbitrage de la CPA, le 12 juillet 2016, dans un communiqué chinois : « China’s Nanhai Zhudao (the South China Sea Islands) consist of Dongsha Qundao (the Dongsha Islands), Xisha Qundao (the Xisha Islands), Zhongsha Qundao (the Zhongsha Islands) and Nansha Qundao (the Nansha Islands) » (Gouvernement de la RPC, 2016). On retrouve ce nouveau concept dans les déclarations officielles de la Chine, notamment dans ses Notes verbales déposées auprès des Nations Unies. Ainsi en 2019, protestant contre le dépôt d’une demande de plateau continental étendu par la Malaisie, la Chine affirme que « China has sovereignty over Nanhai Zhudao, consisting of Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao and Nansha Qundao[3] ; China has internal waters, based on Nanhai Zhudao; China has exclusive economic zone and continental shelf, based on Nanhai Zhudao » (Gouvernement de la RPC, 2019), une expression reprise contre le Vietnam en 2020 (Gouvernement de la RPC, 2020). En janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de Malaisie, Saifuddin Abdullah, affirmait de manière directe que plusieurs États d’Asie du Sud-Est avaient observé un glissement du discours sur la ligne des neuf tirets, vers un discours fondé sur la théorie des « Quatre Sha » (fig. 2). « [La Chine] est passée de l’utilisation de la ligne à neuf tirets à celle de Quatre Sha. Je peux voir un certain changement de politique dans la façon dont ils abordent la mer de Chine méridionale. Il reste à voir si l'[approche] des Quatre Sha est plus agressive ou si la ligne à neuf tirets est plus agressive » (cité dans Mustafa, 2022).
Fig. 2. Les limites probables des « quatre sha » du discours chinois en mer de Chine du Sud, selon le département d’État américain.
Source : auteurs, adapté d’après US Office of Ocean and Polar Affairs (2022). Limits in the Seas n°150, People’s Republic of China: Maritime Claims in the South China Sea. Washington, DC, US Department of State, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2022/01/LIS150-SCS.pdf.
Ainsi, dans le discours chinois, il n’est plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée (Lasserre, 2017), mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaitre le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue malgré tout le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les ilots. Cette analyse est soutenue par plusieurs chercheurs chinois (Chinese Society of International Law, 2018) avec l’idée d’une « approche différente de la Convention du droit de la mer » (Hong, 2022). Ce nouveau discours permet de se dégager des conséquences de l’arbitrage de 2016, puisque les espaces maritimes chinois ne seraient plus engendrés par les ilots, mais par les archipels. Il est en revanche contestable car, d’une part, le droit de la mer ne permet pas aux États continentaux de se prévaloir de la création d’archipels définis par de longues lignes de base rectilignes, fussent-elles droites (art. 7) ou archipélagiques (art. 47) (Baumert et Melchior, 2015; Roach, 2018); d’autre part, il ne permet pas de se prévaloir d’espaces maritimes générés à partir d’entités archipélagiques, si les ilots qui constituent ces archipels ne peuvent eux-mêmes générer de ZEE ou de plateau continental (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022), car ce sont les îles, et non les archipels considérés comme entités distinctes selon la lecture chinoise, qui peuvent engendrer des ZEE ou des plateaux continentaux selon la Convention de 1982.
Ce n’est pas la première évolution de la pensée juridique chinoise en mer de Chine du Sud. La notion de droits historiques sur de vastes espaces maritimes, présente dans la pensée juridique chinoise, a été reprise à partir des années 1990 sur la base de raisonnements initialement promus par le gouvernement taiwanais (Hayton, 2018). Compte tenu des négociations ayant présidé à la signature de la Convention en 1982, et auxquelles la Chine avait participé, cette notion de droits historiques définis dans le cadre de la ligne à neuf tirets avait clairement été abandonnée en 1982 et sa réactivation atteste d’une modulation des discours, jugée opportuniste (Guilfoyle, 2019). De la même manière, la mutation du discours chinois vers un nouvel argument juridique fondé sur les droits à une ZEE à partir d’archipels, lecture juridique très particulière de la Convention, semble procéder d’une conception de la doctrine juridique comme outil politique.
Conclusion
En mer de Chine du Sud, le conflit portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles au contrôle des espaces maritimes, une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de contrôler de vastes espaces maritimes. On peut observer que tant la Chine que les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique. Le Vietnam, les Philippines et la Malaisie se sont ainsi départis d’une certaine ambiguïté quant au statut des îles des Spratleys, pour finalement embrasser l’idée que ces îles ne génèrent pas de ZEE, une requalification qui a pour effet de priver la Chine en droit de vastes espaces maritimes et qui donc semble traduire une instrumentalisation politique du droit de la mer. La Chine a également vu sa doctrine évoluer, passant de revendications d’espaces maritimes prévues dans le cadre de la Convention à partir des îles des Paracels et des Spratleys ; à la notion de droits historiques ambigus dans le cadre de la ligne à neuf tirets; pour récemment voir se développer le concept des « Quatre Sha », quatre archipels pensés comme unités autonomes, enserrés dans des lignes de base et engendrant des ZEE. Dans le cas de la Chine, il ne s’agit pas de saper les revendications des autres protagonistes, mais de trouver une nouvelle base juridique pour défendre une revendication très ambitieuse. Tous ces changements, cependant, témoignent du recours au droit conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux.
Références
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[1] Traduction libre.
[2] Art. 2. […] The PRC’s territorial land includes the mainland and its offshore islands, Taiwan and the various affiliated islands including Diaoyu Island, Penghu Islands, Dongsha Islands, Xisha Islands, Nansha (Spratly) Islands and other islands that belong to the People’s Republic of China (Gouvernement de la RPC, 1992).
[3][3] « La Chine détient la souveraineté sur Nanhai Zhudao [诸岛 ou zhudao, i.e. diverses iles], constitué des [archipels de] Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao et Nansha Qundao. » Traduction libre.