Regards Géopolitiques, vol.10 n.1, 2024
Le processus par lequel le Japon est devenu la première démocratie non occidentale a toujours intrigué ! Les analyses du processus de démocratisation du gouvernement et, plus globalement, du système politique ont été nombreuses, en particulier depuis les années 1990 et 2000 alors que le Japon lançait un vaste chantier de réformes touchant à peu près tous les aspects de la vie en société, dont notamment les fondations institutionnelles de la démocratie. Soulignons les réformes du système électoral et des règles du financement partisan, de l’appareil central dont l’exécutif et la fonction de premier ministre ou de la loi sur l’autonomie locale qui éliminait le rapport de subordination des gouvernements locaux au centre. Ces réformes étaient la réponse à des problèmes sérieux qui plombaient le jeu politique comme l’absence d’alternance au pouvoir, la corruption et le clientélisme, le « différentiel de représentation » favorisant les circonscriptions rurales ou bien encore l’influence indue de la bureaucratie sur le processus législatif.
L’ouvrage de Guibourg Delamotte s’inscrit dans ce renouveau d’intérêt pour la démocratie japonaise et nous offre une synthèse éclairante des travaux français, anglo-saxons et bien-sûr japonais dans une perspective néo-institutionnaliste d’analyse de la construction, de la consolidation et de la transformation démocratique de l’ère Meiji (1868-1912) à nos jours. Cette perspective a l’avantage de souligner la centralité et la continuité des idées et institutions démocratiques et leur renforcement continuel des années 1950 à aujourd’hui. De plus, cette perspective permet, d’une part, de relativiser les moments de rupture ou de recul sans qu’on ait à se rabattre sur l’hypothèse de l’impossibilité d’une vie démocratique libérale au Japon. D’autre part, le néo-institutionnalisme laisse en arrière plan les valeurs et les pratiques culturelles comme le confucianisme, lequel peut aussi bien expliquer la réussite de l’enracinement de la démocratie[1] que la nature féodale des institutions politiques[2] ! Enfin, centrale à l’ouvrage de Guibourg Delamotte, cette perspective favorise l’analyse comparative, car si la démocratie japonaise est universelle, on doit être en mesure de « comparer » ses caractéristiques et de les « confronter » à d’autres régimes démocratiques ailleurs dans le monde.
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Si on peut discerner dans l’histoire politique de l’ère d’Edo des pratiques et des institutions qui indiquent des « tendances démocratique »[3], la démocratie prend cependant racine durant les ères Meiji et Taishô (1912-1926), note Guibourg Delamotte, sous la forme d’une « semi-démocratie » ou d’une démocratie incomplète. Le récit entourant la démocratisation a cependant été obscurcit par deux évènements : la dérive militariste des années 1930 et 1940 et par l’occupation américaine de l’après-guerre qui ensemble offrent l’hypothèse que la démocratie japonaise ne pouvait surgir d’elle même et était en définitive un « don » du gouvernement américain à une société peinant à se dégager de ses institutions et pratiques féodales.
Pourtant, des pratiques démocratiques ne disparaissent pas complètement pendant la période militariste, notamment avec la survivance de petits partis politiques ouvriers ou fermiers résolument à gauche[4] ou la poursuite des travaux législatifs à la Diète. Guibourg Delamotte a tout à fait raison d’affirmer que si cette tentative limitée d’ « importation » d’institutions et pratiques démocratiques à partir du XIXe siècle par les Japonais n’a pas « pris racine », la « greffe de 1947 [opérée par les Américains] n’aurait pas pris sans elle ». La démocratie possède une « protohistoire » écrit l’auteure et elle facilite l’adoption des valeurs libérales induites par la constitution de 1947 et les réformes des années de l’occupation américaine.
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, la démocratie japonaise est « singulière » et « universelle » ; la première caractéristique fait largement consensus dans la communauté scientifique, mais la reconnaissance de la seconde exige, comme nous le rappelle l’auteure, un examen minutieux de la pensée politique nipponne et de ses érudits, ceux-là même, des philosophes, politologues ou journalistes, qui ont conceptualisé et défini la nature et les caractéristiques de la démocratie japonaise depuis plusieurs décennies. On peut penser à Masao Maruyama, Junji Banno, Takashi Oka, Harunaka Takenaka, Satoshi Machidori et bien d’autres. C’est fondamental : en quoi et comment leur conceptualisation de la démocratie nous permettent de comprendre l’universalisme de la démocratie japonaise ? Si la réponse n’est jamais explicite, on voit surgir au cours de la lecture deux choses : l’échec ou l’inachèvement de la démocratie avant 1945 est le résultat de nombreux « facteurs internes et externes » qu’il faut relativiser et contextualiser dans la mesure où les démocraties occidentales à la même époque peinaient à respecter la règle de droit ou les libertés fondamentales. Il n’en demeure pas moins que la construction d’un État moderne avait priorité sur le processus de démocratisation, que les oligarques voulaient limité et peu contraignant. Deuxièmement, le renforcement des institutions démocratiques après la guerre et ensuite à nouveau après la fin de la guerre froide provient d’une volonté populaire de traduire la constitution libérale en une « vrai » démocratie. Une constitution n’est qu’un bout de papier – et dans le cas du Japon, écrite par des Américains qui ne connaissaient que très peu de choses au Japon. Un résident de Tokyo affirmait en 2006 : « ce n’est pas seulement la constitution qui était importante. Il nous fallait aussi les soixante ans »[5] pour lui donner vie, pourrions nous ajouter, et pour mettre en place des pratiques et des institutions démocratiques qui deviendront une partie intégrante du système politique national. À cet égard, les nombreuses références aux intellectuels japonais illuminent son analyse du déploiement des institutions démocratiques.
Guibourg Delamotte favorise l’approche chronologique. La première moitié de l’ouvrage porte justement sur les années de l’ère de Meiji à la fin de l’ère Shôwa (1926-1989) dont nous venons de discuter en partie. Elle discute de la « démocratie atypique » des années 1955 à 1993 conduite par une domination sans faille du Parti libéral-démocrate (PLD) associée à un clientélisme à toute épreuve. Les rivalités des factions au sein du PLD déterminent très souvent le résultat des processus électoraux et législatifs.
Dans les parties trois (« un épanouissement démocratique ») et quatre (« une démocratie en transition »), l’auteure entre dans le vif du sujet alors que le Japon de l’ère Heisei (1989-2019) traverse une crise de sa gouvernance et de ses institutions démocratiques en lien avec quatre facteurs : la fin de la guerre froide qui rend désuètes des pratiques institutionnelles quelques fois fort peu démocratiques, mais qui étaient commandées par la confrontation idéologique de l’époque ; la mondialisation néolibérale qui exige une transformation radicale du modèle économique néo-mercantiliste et dont les limites surgissent rapidement avec l’explosion de la bulle financière et immobilière qui plombera la croissance pour plus de deux décennies ; l’émergence d’un nouvel ordre international qui exige du Japon des responsabilités à la hauteur de sa puissance économique et, enfin, une volonté des Japonais de poursuivre une réforme de leur société pour la rendre plus respectueuses des valeurs libérales de leur constitution comme réponse à cette crise de gouvernance.
L’auteure se concentre alors sur les conséquences de cette crise sur la démocratie, notamment la fin graduelle de l’opposition socialiste et son éclatement en une multitude de partis politiques alimenté par le départ de députés et de factions entières du PLD pour créer bien souvent de nouveaux partis. Les réformes seront lancées dans le contexte qu’elles peuvent faciliter la prise du pouvoir. Le changement demeure donc difficile à faire comme en fait foi la déclaration d’Ichiro Ozawa, l’un des politiciens les plus influents des années 1990 et 2000 et un soi-disant « réformiste » du modèle nippon : « le Japon doit changer pour demeurer le même »[6]. L’auteure aborde la crise des institutions représentatives démocratiques qui n’est pas un phénomène unique au Japon, car les réformes, soutient-elle, ont favorisé la convergence de ces institutions au modèle de Westminster. Cette crise de la représentation ne diffère pas de celle des démocraties occidentales : « [i]l en résulte, pour les gouvernements, une difficulté à gouverner et pour les électeurs, un sentiment d’éloignement des élites et d’incompréhension du jeu politique ». Elle a quand même ses particularités locales comme la « pauvreté de ses débats parlementaires » ou les limites d’un mode de scrutin mixte incapable d’offrir une alternative solide à la domination électorale du PLD. Une particularité qui demeure fort intrigante aujourd’hui, pourrions-nous ajouter, est la résistance de la démocratie nipponne au populisme, du moins jusqu’à un certain degré[7], et à la polarisation idéologique comme c’est le cas en Europe et aux États-Unis.
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Cet ouvrage publié en 2022 est tiré du mémoire d’habilitation de Guibourg Delamotte à diriger des recherches datant de 2016. S’il y a quelques mises à jour ici et là, l’ouvrage est en grande partie édité à partir de ce mémoire. Il manque donc des références à la vie politique japonaise récente, notamment au long mandat de Shinzo Abe qui se termine en septembre 2020 (on en fait mention brièvement à deux ou trois reprises dans le livre) et à la persistance de plusieurs caractéristiques fondamentales de la démocratie japonaise qui viennent contredire en partie la conclusion de l’auteure sur leur disparition ou leur affaiblissement dans le contexte de la convergence des institutions démocratiques avec le modèle de Westminster. On peut penser au rôle toujours stratégique des factions dans la dynamique interne du PLD, des factions qui auraient dû disparaître, croyait-on, avec la réforme du mode de scrutin ou des règles de financement. D’ailleurs, la longévité surprenante de la coalition du PLD avec le Kômeitô, un petit parti bouddhiste de centre-gauche, peut s’expliquer par une dynamique similaire où ce dernier se comporte comme une faction mineure du PLD. Il y a également la persistance des « dynasties politiques » dont les membres représentent un quart de la députation nationale, le financement illégal des factions[8], ou la faible représentation des femmes en politique.
Les résultats des très nombreuses réformes politiques et leurs effets sur la démocratie sont à peine abordés. La réforme de l’exécutif est probablement la plus importante pour la démocratie alors que l’élite politique est déchirée entre, d’une part, le désir d’un exécutif fort en mesure de participer au rayonnement du Japon sur la scène internationale, avec un premier ministre possédant un droit d’initiative législative pour renforcer son statut face à son parti et, d’autre part, le risque toujours présent d’un premier ministre peu respectueux du processus démocratique comme l’ont été à certains moments Shinzo Abe, voire Junichiro Koizumi.
La perspective chronologique ne favorise pas la compréhension du rôle institutionnel du premier ministre ainsi que la réforme de sa fonction dans la mesure où l’analyse est éparpillée à plusieurs endroits dans le livre. D’ailleurs, la section intitulée « la faiblesse du premier ministre face à son parti » ne porte aucunement sur ce thème, mais est en fin de compte un assemblage de commentaires divers sur les rapports de force partisans. Enfin, un travail d’édition aurait été nécessaire pour arriver à une structure du texte plus serrée notamment par une uniformisation de l’argumentation pour éviter les répétitions ou les éparpillements. Les tableaux et graphiques qui sont en annexe auraient dû être insérés dans le texte et, enfin, il est surprenant qu’une maison d’édition accepte des copiés-collés de graphiques en langue japonaise sans les traduire. L’ajout d’une légende en français ne fait rien pour améliorer leur lecture d’autant que certains de ces graphiques contiennent beaucoup d’information[9].
Voici un livre qui demeure, malgré certaines lacunes, un ouvrage de référence important pour les étudiants et les chercheurs s’intéressant non seulement à la démocratie japonaise, mais également à la politique comparée et aux théories néo-institutionnelles. Il faut souligner que l’auteure fait une utilisation exhaustive et convainquant de celles-ci pour soutenir et défendre ses arguments et pour proposer des avenues de comparaison par ailleurs fort instructives avec la démocratie française.
Éric Boulanger
Chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.
boulanger.eric@uqam.ca
[1] Edwin O. Reischauer, The Japanese, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 243.
[2] Lawrence W. Beer, « Law and Liberty », dans Takeshi Ishida et Ellis S. Krauss (dir.), Democracy in Japan, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1989 p. 67-87. Il parle d’une « démocratie féodale communautaire » (p. 85).
[3] Takeshi Ishida et Ellis S. Krauss, « Democracy in Japan : Issues and Questions », dans T. Ishida et E. S. Krauss (dir.), op. cit., p. 4-5. Une problématique autre que celle abordée dans cet ouvrage. L’auteure débute son analyse avec l’ère de Meiji et la création d’un premier cabinet en 1885.
[4] Paul F. Langer, Communism in Japan, Stanford, Hoover Institution Press, 1972.
[5] Cité dans : Mary Alice Haddad, Building Democracy in Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. xi.
[6] Cité dans : Éric Boulanger, « La sécurité économique du Japon : la gestion de la vulnérabilité dans l’interdépendance sino-japonaises », Regards géopolitiques, vol. 9, n° 3, 2023, p. 19-29.
[7] Robert A. Fahey, Airo Hino et Robert J. Pekkanen, « Populism in Japan », dans R. J. Pekkanen et Saadia M. Pekkanen (dir.), The Oxford Handbook of Japanese Politics, New York, Oxford University Press, 2020, p. 317-350
[8] The Asahi Shimbun, « Top members of LDP’s largest faction caught up in funds scandal », 9 décembre 2023.
[9] Probablement en raison d’un problème d’impression, la page 195 du livre était illisible !