Compte-rendu : Guibourg Delamotte (2022), La démocratie au Japon, singulière et universelle, Lyon, ENS Éditions, 340 p.

Regards Géopolitiques, vol.10 n.1, 2024

Le processus par lequel le Japon est devenu la première démocratie non occidentale a toujours intrigué ! Les analyses du processus de démocratisation du gouvernement et, plus globalement, du système politique ont été nombreuses, en particulier depuis les années 1990 et 2000 alors que le Japon lançait un vaste chantier de réformes touchant à peu près tous les aspects de la vie en société, dont notamment les fondations institutionnelles de la démocratie. Soulignons les réformes du système électoral et des règles du financement partisan, de l’appareil central dont l’exécutif et la fonction de premier ministre ou de la loi sur l’autonomie locale qui éliminait le rapport de subordination des gouvernements locaux au centre. Ces réformes étaient la réponse à des problèmes sérieux qui plombaient le jeu politique comme l’absence d’alternance au pouvoir, la corruption et le clientélisme, le « différentiel de représentation » favorisant les circonscriptions rurales ou bien encore l’influence indue de la bureaucratie sur le processus législatif.

L’ouvrage de Guibourg Delamotte s’inscrit dans ce renouveau d’intérêt pour la démocratie japonaise et nous offre une synthèse éclairante des travaux français, anglo-saxons et bien-sûr japonais dans une perspective néo-institutionnaliste d’analyse de la construction, de la consolidation et de la transformation démocratique de l’ère Meiji (1868-1912) à nos jours. Cette perspective a l’avantage de souligner la centralité et la continuité des idées et institutions démocratiques et leur renforcement continuel des années 1950 à aujourd’hui. De plus, cette perspective permet, d’une part, de relativiser les moments de rupture ou de recul sans qu’on ait à se rabattre sur l’hypothèse de l’impossibilité d’une vie démocratique libérale au Japon. D’autre part, le néo-institutionnalisme laisse en arrière plan les valeurs et les pratiques culturelles comme le confucianisme, lequel peut aussi bien expliquer la réussite de l’enracinement de la démocratie[1] que la nature féodale des institutions politiques[2] ! Enfin, centrale à l’ouvrage de Guibourg Delamotte, cette perspective favorise l’analyse comparative, car si la démocratie japonaise est universelle, on doit être en mesure de « comparer » ses caractéristiques et de les « confronter » à d’autres régimes démocratiques ailleurs dans le monde.

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Si on peut discerner dans l’histoire politique de l’ère d’Edo des pratiques et des institutions qui indiquent des « tendances démocratique »[3], la démocratie prend cependant racine durant les ères Meiji et Taishô (1912-1926), note Guibourg Delamotte, sous la forme d’une « semi-démocratie » ou d’une démocratie incomplète. Le récit entourant la démocratisation a cependant été obscurcit par deux évènements : la dérive militariste des années 1930 et 1940 et par l’occupation américaine de l’après-guerre qui ensemble offrent l’hypothèse que la démocratie japonaise ne pouvait surgir d’elle même et était en définitive un « don » du gouvernement américain à une société peinant à se dégager de ses institutions et pratiques féodales.

Pourtant, des pratiques démocratiques ne disparaissent pas complètement pendant la période militariste, notamment avec la survivance de petits partis politiques ouvriers ou fermiers résolument à gauche[4] ou la poursuite des travaux législatifs à la Diète. Guibourg Delamotte a tout à fait raison d’affirmer que si cette tentative limitée d’ « importation »  d’institutions et pratiques démocratiques à partir du XIXe siècle par les Japonais n’a pas « pris racine », la « greffe de 1947 [opérée par les Américains] n’aurait pas pris sans elle ». La démocratie possède une « protohistoire » écrit l’auteure et elle facilite l’adoption des valeurs libérales induites par la constitution de 1947 et les réformes des années de l’occupation américaine.

Comme le titre de l’ouvrage l’indique, la démocratie japonaise est « singulière » et « universelle » ; la première caractéristique fait largement consensus dans la communauté scientifique, mais la reconnaissance de la seconde exige, comme nous le rappelle l’auteure, un examen minutieux de la pensée politique nipponne et de ses érudits, ceux-là même, des philosophes, politologues ou journalistes, qui ont conceptualisé et défini la nature et les caractéristiques de la démocratie japonaise depuis plusieurs décennies. On peut penser à Masao Maruyama, Junji Banno, Takashi Oka, Harunaka Takenaka, Satoshi Machidori et bien d’autres. C’est fondamental : en quoi et comment leur conceptualisation de la démocratie nous permettent de comprendre l’universalisme de la démocratie japonaise ? Si la réponse n’est jamais explicite, on voit surgir au cours de la lecture deux choses : l’échec ou l’inachèvement de la démocratie avant 1945 est le résultat de nombreux « facteurs internes et externes » qu’il faut relativiser et contextualiser dans la mesure où les démocraties occidentales à la même époque peinaient à respecter la règle de droit ou les libertés fondamentales. Il n’en demeure pas moins que la construction d’un État moderne avait priorité sur le processus de démocratisation, que les oligarques voulaient limité et peu contraignant. Deuxièmement, le renforcement des institutions démocratiques après la guerre et ensuite à nouveau après la fin de la guerre froide provient d’une volonté populaire de traduire la constitution libérale en une « vrai » démocratie. Une constitution n’est qu’un bout de papier – et dans le cas du Japon, écrite par des Américains qui ne connaissaient que très peu de choses au Japon. Un résident de Tokyo affirmait en 2006 : « ce n’est pas seulement la constitution qui était importante. Il nous fallait aussi les soixante ans »[5] pour lui donner vie, pourrions nous ajouter, et pour mettre en place des pratiques et des institutions démocratiques qui deviendront une partie intégrante du système politique national. À cet égard, les nombreuses références aux intellectuels japonais illuminent son analyse du déploiement des institutions démocratiques.

Guibourg Delamotte favorise l’approche chronologique. La première moitié de l’ouvrage porte justement sur les années de l’ère de Meiji à la fin de l’ère Shôwa (1926-1989) dont nous venons de discuter en partie. Elle discute de la « démocratie atypique »  des années 1955 à 1993 conduite par une domination sans faille du Parti libéral-démocrate (PLD) associée à un clientélisme à toute épreuve. Les rivalités des factions au sein du PLD déterminent très souvent le résultat des processus électoraux et législatifs.

Dans les parties trois (« un épanouissement démocratique ») et quatre (« une démocratie en transition »), l’auteure entre dans le vif du sujet alors que le Japon de l’ère Heisei (1989-2019) traverse une crise de sa gouvernance et de ses institutions démocratiques en lien avec quatre facteurs : la fin de la guerre froide qui rend désuètes des pratiques institutionnelles quelques fois fort peu démocratiques, mais qui étaient commandées par la confrontation idéologique de l’époque ; la mondialisation néolibérale qui exige une transformation radicale du modèle économique néo-mercantiliste et dont les limites surgissent rapidement avec l’explosion de la bulle financière et immobilière qui plombera la croissance pour plus de deux décennies ; l’émergence d’un nouvel ordre international qui exige du Japon des responsabilités à la hauteur de sa puissance économique et, enfin, une volonté des Japonais de poursuivre une réforme de leur société pour la rendre plus respectueuses des valeurs libérales de leur constitution comme réponse à cette crise de gouvernance.

L’auteure se concentre alors sur les conséquences de cette crise sur la démocratie, notamment la fin graduelle de l’opposition socialiste et son éclatement en une multitude de partis politiques alimenté par le départ de députés et de factions entières du PLD pour créer bien souvent de nouveaux partis. Les réformes seront lancées dans le contexte qu’elles peuvent faciliter la prise du pouvoir. Le changement demeure donc difficile à faire comme en fait foi la déclaration d’Ichiro Ozawa, l’un des politiciens les plus influents des années 1990 et 2000 et un soi-disant « réformiste » du modèle nippon : « le Japon doit changer pour demeurer le même »[6]. L’auteure aborde la crise des institutions représentatives démocratiques qui n’est pas un phénomène unique au Japon, car les réformes, soutient-elle, ont favorisé la convergence de ces institutions au modèle de Westminster. Cette crise de la représentation ne diffère pas de celle des démocraties occidentales : « [i]l en résulte, pour les gouvernements, une difficulté à gouverner et pour les électeurs, un sentiment d’éloignement des élites et d’incompréhension du jeu politique ». Elle a quand même ses particularités locales comme la « pauvreté de ses débats parlementaires » ou les limites d’un mode de scrutin mixte incapable d’offrir une alternative solide à la domination électorale du PLD. Une particularité qui demeure fort intrigante aujourd’hui, pourrions-nous ajouter, est la résistance de la démocratie nipponne au populisme, du moins jusqu’à un certain degré[7], et à la polarisation idéologique comme c’est le cas en Europe et aux États-Unis.

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Cet ouvrage publié en 2022 est tiré du mémoire d’habilitation de Guibourg Delamotte à diriger des recherches datant de 2016. S’il y a quelques mises à jour ici et là, l’ouvrage est en grande partie édité à partir de ce mémoire. Il manque donc des références à la vie politique japonaise récente, notamment au long mandat de Shinzo Abe qui se termine en septembre 2020 (on en fait mention brièvement à deux ou trois reprises dans le livre) et à la persistance de plusieurs caractéristiques fondamentales de la démocratie japonaise qui viennent contredire en partie la conclusion de l’auteure sur leur disparition ou leur affaiblissement dans le contexte de la convergence des institutions démocratiques avec le modèle de Westminster. On peut penser au rôle toujours stratégique des factions dans la dynamique interne du PLD, des factions qui auraient dû disparaître, croyait-on, avec la réforme du mode de scrutin ou des règles de financement. D’ailleurs, la longévité surprenante de la coalition du PLD avec le Kômeitô, un petit parti bouddhiste de centre-gauche, peut s’expliquer par une dynamique similaire où ce dernier se comporte comme une faction mineure du PLD. Il y a également la persistance des « dynasties politiques » dont les membres représentent un quart de la députation nationale, le financement illégal des factions[8], ou la faible représentation des femmes en politique.

Les résultats des très nombreuses réformes politiques et leurs effets sur la démocratie sont à peine abordés. La réforme de l’exécutif est probablement la plus importante pour la démocratie alors que l’élite politique est déchirée entre, d’une part, le désir d’un exécutif fort en mesure de participer au rayonnement du Japon sur la scène internationale, avec un premier ministre possédant un droit d’initiative législative pour renforcer son statut face à son parti et, d’autre part, le risque toujours présent d’un premier ministre peu respectueux du processus démocratique comme l’ont été à certains moments Shinzo Abe, voire Junichiro Koizumi.

La perspective chronologique ne favorise pas la compréhension du rôle institutionnel du premier ministre ainsi que la réforme de sa fonction dans la mesure où l’analyse est éparpillée à plusieurs endroits dans le livre. D’ailleurs, la section intitulée « la faiblesse du premier ministre face à son parti » ne porte aucunement sur ce thème, mais est en fin de compte un assemblage de commentaires divers sur les rapports de force partisans. Enfin, un travail d’édition aurait été nécessaire pour arriver à une structure du texte plus serrée notamment par une uniformisation de l’argumentation pour éviter les répétitions ou les éparpillements. Les tableaux et graphiques qui sont en annexe auraient dû être insérés dans le texte et, enfin, il est surprenant qu’une maison d’édition accepte des copiés-collés de graphiques en langue japonaise sans les traduire. L’ajout d’une légende en français ne fait rien pour améliorer leur lecture d’autant que certains de ces graphiques contiennent beaucoup d’information[9].

Voici un livre qui demeure, malgré certaines lacunes, un ouvrage de référence important pour les étudiants et les chercheurs s’intéressant non seulement à la démocratie japonaise, mais également à la politique comparée et aux théories néo-institutionnelles. Il faut souligner que l’auteure fait une utilisation exhaustive et convainquant de celles-ci pour soutenir et défendre ses arguments et pour proposer des avenues de comparaison par ailleurs fort instructives avec la démocratie française.

Éric Boulanger

Chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.

boulanger.eric@uqam.ca


[1] Edwin O. Reischauer, The Japanese, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 243.

[2] Lawrence W. Beer, « Law and Liberty », dans Takeshi Ishida et Ellis S. Krauss (dir.), Democracy in Japan, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1989 p. 67-87. Il parle d’une « démocratie féodale communautaire » (p. 85).

[3] Takeshi Ishida et Ellis S. Krauss, « Democracy in Japan : Issues and Questions », dans T. Ishida et E. S. Krauss (dir.), op. cit., p. 4-5. Une problématique autre que celle abordée dans cet ouvrage. L’auteure débute son analyse avec l’ère de Meiji et la création d’un premier cabinet en 1885.

[4] Paul F. Langer, Communism in Japan, Stanford, Hoover Institution Press, 1972.

[5] Cité dans : Mary Alice Haddad, Building Democracy in Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. xi.

[6] Cité dans : Éric Boulanger, « La sécurité économique du Japon : la gestion de la vulnérabilité dans l’interdépendance sino-japonaises », Regards géopolitiques, vol. 9, n° 3, 2023, p. 19-29.

[7] Robert A. Fahey, Airo Hino et Robert J. Pekkanen, « Populism in Japan », dans R. J. Pekkanen et Saadia M. Pekkanen (dir.), The Oxford Handbook of Japanese Politics, New York, Oxford University Press, 2020, p. 317-350  

[8] The Asahi Shimbun, « Top members of LDP’s largest faction caught up in funds scandal », 9 décembre 2023.

[9] Probablement en raison d’un problème d’impression, la page 195 du livre était illisible !

Démocratie et développement durable se renforcent-ils mutuellement?

Point de vue

Mélodie Charest

Mélodie Charest est étudiante au baccalauréat multidisciplinaire à l’Université Laval, et journaliste au journal franco-albertain Le Franco. Son parcours universitaire lui permet de s’initier à la géographie et aux sciences politiques.

Courriel : melodie.charest.1@ulaval.ca

vol 6 n4, 2020

Résumé : Du 16e siècle au 21e siècle, le bassin de La Plata est un miroir des conséquences des successions de doctrines politiques, en Amérique latine, dans la gestion des ressources naturelles. Le grand retour à la démocratie, au 20e siècle, et l’essor du développement durable marque également la gestion des eaux. Nous sommes en droit de nous questionner sur la relation entre la démocratie et le développement durable. À travers le cas du bassin de La Plata, je tenterais d’illustrer le type de relation entre la démocratie et ce paradigme.

Mors-clés : bassin de La Plata, démocratie, développement durable, Amérique latine.

Abstract : From the 16th century to the 21st century, the La Plata basin is a mirror of the consequences of the successions of political doctrines in Latin America in the management of natural resources. The great return to democracy in the 20th century and the rise of sustainable development also marks water management. We are entitled to question the relationship between democracy and sustainable development. Through the case of the La Plata basin, I try to illustrate the type of relationship between democracy and this paradigm.

Keywords : La Plata basin, democracy, sustainable development, Latin America.

Après le colonialisme, l’Amérique latine a été profondément marquée par une nouvelle doctrine politique qui façonne la manière de gouverner les populations, mais aussi de gérer les ressources naturelles : l’autoritarisme. Au cours du 20e siècle, la scène politique de cette région du monde est marquée par la montée fulgurante puis la chute des régimes autoritaires qui émergent de cette doctrine. Ces régimes se sont concrétisés par différentes juntes militaires et dictateurs : Perón en Argentine ; Estenssoro en Bolivie ; Stroessner au Paraguay et Vargas au Brésil.

Il réside tout de même une continuité entre les doctrines colonisatrice et autoritaire : l’exploitation des ressources naturelles pour leur potentiel économique et symbolique. Lorsque la doctrine autoritaire décline et laisse place à la démocratie, la manière d’envisager la mise en valeur des ressources naturelles change.

En ce sens, l’histoire du bassin de La Plata évoque bien cette dynamique de successions de doctrines politiques, du colonialisme à l’autoritarisme pour terminer avec la démocratie.

Les caractéristiques géographiques de ce bassin sont multiples ; son approvisionnement implique plusieurs affluents et cours d’eau. Nous pouvons en retenir ses principaux : les affluents des cours d’eau du Paraguay, du Paraná, du Rio de la Plata et de l’Uruguay. Le bassin de La Plata est le théâtre de rivalités, voire de luttes entre l’Argentine, la Bolivie, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil. Dès le 16e siècle, le bassin suscite la convoitise des puissances coloniales pour le potentiel navigable qu’il représente ; une convoitise qui demeure tout au long du 20e et 21e siècle, mais pour un autre aspect : son potentiel hydraulique.

A partir des années 1940, les barrages se multiplient, principalement dans le haut bassin du Paraná, dont le potentiel hydraulique est le plus fort. Cette montée en puissance des barrages concorde avec celle des puissances dictatoriales militaires de l’Argentine, du Brésil et de la Bolivie. Les barrages ont, certes, une utilité en ce qui a trait à l’approvisionnement énergétique de ces pays, mais ils constituent également des géosymboles de leurs puissances politiques.

La prolifération des grands aménagements hydrauliques, vers le milieu du 20e siècle, engendre celle des conflits. De ces innombrables conflits, c’est le projet Itaipu, construit non loin de la jonction des frontières entre Argentine, Brésil et Paraguay, qui marque probablement le plus l’histoire. Il s’agit d’un projet entre le Brésil et le Paraguay des années 1970, et aujourd’hui la deuxième centrale hydraulique la plus importante au monde en termes de puissance installée, avec 14 000 MW. Le projet Itaipu est une véritable assise du pouvoir brésilien, il permet au pays d’étaler sa force technologique et d’exercer un contrôle sur les États voisins, comme l’Argentine. 

À travers cet exemple, nous comprenons que, par le biais de projets d’aménagements hydrauliques, les cinq pays contrôlant le bassin instrumentalisent ce dernier à des fins politiques. Dans cette optique, les eaux du bassin suscitent davantage de conflits qu’un désir de coopération entre les pays. Cependant, un tournant dans l’approche de la gestion de cette ressource hydraulique prend forme au courant des années 1980. Un désir de coopération entre les pays naît et concorde, par ailleurs, avec le déclin des dictatures et le retour du régime démocratique dans les diverses gouvernances.

Ce souci de coopération autour du bassin versant voit certaines de ses prémices se dessiner dès les années 1960. En 1969, l’Argentine, la Bolivie, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil signent un traité qui imbrique des préoccupations qui relèvent à la fois du fait social, économique et environnemental. Ce traité conduit, quelques années plus tard, à la création du FONPLATA (Fonds financier pour le développement du bassin du Rio de la Plata) une institution qui se charge de trouver les fonds nécessaires aux divers projets du bassin. 

En 2018, le FONPLATA est insufflé par un souffle nouveau grâce à l’injection de 60 millions de dollars américains de la Banque européenne d’investissement (BEI) pour financer des projets d’infrastructures publiques dans les cinq pays concernés par le bassin versant. Il est intéressant de noter que le partenariat BEI-FONPLATA s’enracine dans un souci de développement durable. L’accord «  permettra de financer les investissements d’administrations locales, régionales et nationales dans la région du bassin du Río de la Plata afin de promouvoir des projets sociaux, économiques et environnementaux avec un objectif commun : renforcer les infrastructures qui facilitent l’adaptation aux changements climatiques, aussi bien dans les zones urbaines que ruraux  » (Yormesor, 2018).

Comme mentionné antérieurement, c’est dans les années 1980 que le désir de coopération autour du bassin versant prend davantage d’ampleur. Cette synergie concorde avec la chute des dictatures et la montée de la démocratie, mais un autre élément contextuel doit être souligné : le développement durable. Ce paradigme, né en 1987, insuffle une nouvelle vision de gouvernance. Au lieu d’isoler les sphères sociales, économiques et environnementales, l’approche du développement durable tente de les imbriquer les unes aux autres.

À la lumière de cette histoire, nous sommes en droit de nous questionner sur la relation entre la démocratie et le développement durable. À travers le cas du bassin de La Plata, je tenterais d’illustrer le type de relation entre la démocratie et ce paradigme. Sont-ils liés par un lien de causalité ou un lien causal ? Le développement durable émerge-t-il nécessairement de la démocratie ? Le développement durable et la démocratie forment-ils un duo ?

1. « D » comme démocratie ou comme développement durable ?

Yannick Rumpala, professeur à la Faculté de droit à l’Université de Nice, consacre un article sur une question semblable. Dans son article de 2008, Le développement durable appelle-t-il davantage de démocratie ? Quand le développement durable rencontre la gouvernance, Rumpala se demande si le « développement durable appelle-t-il davantage de démocratie ? ». Tout au long de l’article, il greffe des concepts propres au développement durable, comme le concept de participation, et qui font écho à la démocratie. Il définit, par d’ailleurs, le développement durable de la manière suivante : « Telle qu’elle est le plus souvent conçue, la problématique du développement durable renvoie à un large ensemble de changements profonds à réaliser dans toutes les sphères de la société » (Rumpala, 2008 : 2).

Le développement durable est accompagné par ce désir d’intégrer « l’ensemble de la population à la réalisation du projet collectif. Le travail institutionnel est ainsi censé se mettre sur les voies de l’ouverture et du dialogue » (Rumpala, 2008 : 6). La racine du paradigme serait donc « l’obtention d’un soutien actif de la part du plus grand nombre et cela suppose effectivement la plus large mobilisation, à partir du moment où il est établi que l’objectif de “développement durable” doit valoir pour chaque membre de la collectivité » (Rumpala, 2008 : 7). La coopération devrait être la combinaison de la participation des citoyens dans le processus menant à les prises de décisions de politiques publiques et de son consentement face à l’implication de ces décisions.

Ainsi, dans la vision de Rumpala, le développement durable se présente comme un projet sociétal : « l’État ne peut pas assurer à lui seul un développement durable de nos sociétés. Le développement durable est du ressort de la société tout entière » (Rumpala, 2008:7). Pour ce faire, un véritable travail de dialogue entre collectivité et État doit s’effectuer, mais aussi un travail d’éducation et d’information.

Comme nous pouvons le voir, développement durable et démocratie peuvent être rapprochés, mais Rumpala n’est pas aveuglé par ces ressemblances et jette un regard plus critique sur le développement durable face à la démocratie. Pour cet auteur, le développement durable s’accompagne également du désir (ou, du moins, d’une nécessité) de changer le fonctionnement du cadre institutionnel. Dans son article, le professeur universitaire souligne que le développement durable ébranle certains fondements de la démocratie. Son avènement, bien qu’il soit intimement lié à la démocratie, pousse à revoir les rôles, mais surtout les responsabilités de tous les acteurs, et ce, à plusieurs échelles.

En effet, nous apprenons que le développement durable confronte la démocratie de par son manque d’efficacité dans l’intégration de la population dans le processus de prise de décision de politiques publiques. Ce jugement est également porté par Dominique Bourg, directeur adjoint à l’Institut de Géographie et durabilité de l’Université de Lausanne.

Lors d’une conférence que Bourg donne en 2013 à l’Université Laval, il peint le cœur de la démocratie par le souci du bien-être des citoyens. C’est avec ses sens que le citoyen est à la fois juge des prises de décisions de politiques publiques et maître de connaissances du bien-être qui est le sien. Cependant, en environnement et en développement durable, cette idée de bien-être s’incarne de manière différente. Les problèmes environnementaux contemporains sont invisibles : le citoyen ne peut d’accéder aux connaissances que « de façon médiatisée, de par l’intermédiaire de connaissances scientifiques, en passant par les médias » (Bourg, 2013). Le chercheur nous fait réfléchir sur la manière dont les médias et les lobbys partagent les informations concernant ces réalités environnementales.

Ainsi, pour Bourg « ce citoyen, source de connaissances, ce citoyen juge, pondéré, informé quant aux conséquences des politiques publiques sur le bien-être, ne fonctionne pas du tout en environnement ». En ce sens, le développement durable nourrit les fondements de la démocratie, mais tout en confrontant le régime à ses limites.

2. La participation citoyenne et ses manifestations

Pour Rumpala, le développement durable s’opère dans une « double reconstruction » du public et du citoyen qui doit, en théorie, « écouter ce qui lui est dit et tenir compte de ce qui lui est conseillé, tout en s’insérant dans les discussions de la collectivité. C’est alors la qualité des choix collectifs qui est censée s’améliorer grâce à tous ces apports, faits de connaissances, de compétences, d’inventivités multiples » (Rumpala, 2008 : 7). 

Dans cette optique, la société civile joue un rôle essentiel dans ce travail. Ce groupe d’acteurs qui est en marge des instances publiques ou, du moins, jouit d’une certaine indépendance à son égard, conserve des relations importantes avec celles-ci. La société civile peut donc se présenter comme ce trait d’union entre citoyens et institutions.

Mais la réalité est plus complexe. Si la crainte de la cooptation n’est jamais bien loin, c’est davantage la manière dont la société civile doit être intégrée au cadre institutionnel et dans le processus de prise de décisions qui intéresse l’auteur de l’article. En ce sens, il met sur la table les démarches participatives qui s’incarnent comme « un moyen de réduire la distance que ces dispositifs représentatifs plus classiques peuvent être accusés de produire » (Rumpala, 2008 : 13). L’auteur prévient que des efforts de participation ne conduisent pas nécessairement à un processus d’élaboration conjointe des décisions. Le développement durable, abordé en tant que projet collectif et rassembleur, se construit avec le consentement et l’appui du citoyen. La qualité de son intégration ou, du moins, de sa participation à ce grand projet passe par la qualité de certains facteurs sociétale son éducation et les informations que le citoyen possède.

Rumpala cite un plan rapport de 2005 du groupe Équilibres qui tente de (re) définir le rôle de l’État dans ce nouveau paradigme. Pour l’auteur de ce rapport, Ayong Le Kama, nous pouvons envisager « la participation du public, dans la mise en œuvre d’une politique publique ou de son évaluation, dépend de son niveau de formation et d’information, de ses conditions de vie (la précarité n’aidant pas, bien sûr, la participation) et de l’état du lien social (que l’on peut appréhender à travers la participation citoyenne, associative, politique, etc.) » (Rumpala, 2008 : 17). 

3. Excursion au Brésil

La démocratie et le développement durable partagent plusieurs concepts qui forment le socle de leur définition. Malgré les concepts qui les rassemblent, nous avons vu que le développement durable confronte la démocratie à ses limites.

Dans ce sens, le cas du Brésil (un des cinq pays concernés par le bassin de La Plata), dans son régime démocratique et la manière dont le pays déploie les trois piliers du développement durable (social, économie et environnement), doit être souligné.

Dans son article Démocratie, conflits redistributifs et réforme de la protection sociale au Brésil, Luciana Jaccoud dépeint le Brésil comme « une preuve qu’il n’existe pas de relation linéaire entre le développement de la démocratie et des droits sociaux. Cependant, si l’on n’observe pas de lien de causalité systématique entre ces deux phénomènes, la relation entre la stabilité démocratique et la redistribution est explorée dans l’optique d’évaluer dans quelle mesure la permanence de la démocratie sur de longues durées participe de l’affirmation des pressions redistributives qui se reflètent dans les décisions politiques et l’action de l’État en faveur d’une plus grande générosité des systèmes de protection sociale » (Jaccoud, 2018).

Comme l’illustre Jaccoud avec le cas brésilien, ce bien-être qui, selon la définition de Bourg, devrait motiver les prises de décisions de politiques publiques, est, en quelque sorte, bafoué. En rappelant les propos de Bourg et de Rumpala, la démocratie est remise en cause par l’idée du développement durable qui ajoute les enjeux environnementaux aux faits social et économique. Il faut rappeler que les enjeux environnementaux, de par leurs caractères complexes, moins visibles et imprévisibles, rendent l’implication du citoyen dans la démocratie, à travers la quête de son bien-être, plus ardue.

Comment cette puissance du monde émergence compose avec la protection environnementale ? À cette question, Catherine Aubertin, dans son article Repensez le développement du monde : le Brésil se met en scène à Rio +20, décrit la position brésilienne dans la cause environnementale comme « paradoxale ». Pour l’économiste de l’environnement, le Brésil « apparait comme un défenseur et un excellent médiateur de la cause environnementale sur la scène internationale. Il possède des outils de conservation exemplaires (code forestier, système national des unités de conservation, veille satellitaire, etc.) alors que sa pratique est controversée quant à l’application de ces outils, les droits de ses populations indigènes et la violence entretenue par les propriétaires terriens — les fazendeiros réunis sous la bannière des “ruralistes”. Depuis l’arrivée à la présidence de Dilma Rousseff, initiatrice du très productiviste Plan d’accélération de la croissance (PAC), on observe une nette remise en cause des acquis environnementaux » (Aubertin, 2012), une tendance qui s’est accélérée avec l’élection à la présidence de Jair Bolsonaro en 2019. Aubertin ne nie pas la présence de la société civile qui porte des combats environnementaux ; une société civile « fortement connectée à l’international » (Aubertin, 2018). Elle rappelle cependant que le Brésil « est tiraillé entre différents intérêts, dans ses arbitrages entre développements en conservation » (Aubertin, 2018). Une mêlée qui façonne tous les pays contemporains.

Conclusion

À la lumière de ces informations, reposons-nous la question qui porte ce texte : le développement durable émerge-t-il vraiment de la démocratie ? Forment-ils vraiment un duo  fonctionnel ?

Si nous sommes prêts à affirmer que la démocratie ou, du moins un souci pour la démocratie, est une condition à l’émergence du développement durable, nous ne pouvons pas nier que le développement durable confronte la démocratie et nous pousse à repenser un système de gouvernance.

En conclusion, nous pouvons nous pencher sur cette mise en garde que Rumpala formule : « Derrière une réflexivité apparemment stimulée, certains discours dans la sphère institutionnelle ont ainsi tendance à glisser vers une vision instrumentale de la démocratie, à savoir une vision dans laquelle la démocratie n’est plus seulement une fin, mais aussi un moyen. Les considérations sur le développement durable et celles sur les avancées démocratiques peuvent même être entremêlées » (Rumpala, 2008 : 17).

L’instrumentalisation de la démocratie, mais aussi du développement durable est visible dans le cas brésilien dépeint par Aubertin. La mise en garde de Rumpala est pertinente, mais reste assez ambivalente dans la manière dont celle-ci peut être perçue dans le cas du bassin de La Plata. Les premiers pas d’une gestion qui s’inscrit dans des préoccupations économiques, sociales et environnementales du bassin de La Plata remontent aux années 1960. La démocratie débarque, quant à elle, dans les années 1980…

Le développement durable s’appuie sur la démocratie et cette dernière s’appuie sur le développement durable. Cependant, comme nous l’avons exploré à travers le bassin versant de La Plata, ces deux concepts ne forment pas une symbiose parfaite : le développement durable nous pousse à nous questionner sur la définition concrète de l’implication citoyenne dans son bien-être.

Références

Aubertin, C. (2012). Repenser le développement du monde : Le Brésil se met en scène à Rio +20. Mouvements, n° 70(2), 43‑58.

Institut EDS (2013). Dominique Bourg – Vers une démocratie écologique? 9 janvier,https://www.youtube.com/watch?v=SuHRhbgeyts

Jaccoud, L. et Souchaud S. (2018). Démocratie, conflits redistributifs et réforme de la protection sociale au Brésil. Problèmes d’Amérique latine, 111(4), 41-57.

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