Regards géopolitiques, v8 n4, 2022
Frédéric Mérand (2021). Un sociologue à la Commission européenne. Paris : Les Presses de Sciences Po.
Avec cet ouvrage, Frédéric Mérand, directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal, nous propose une immersion dans le fonctionnement de la Commission européenne. Plus précisément, cet ouvrage s’appuie sur la méthodologie de l’observation directe et nous propose une observation analytique du fonctionnement du cabinet de Pierre Moscovici, commissaire européen aux Affaires économiques et financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière au sein de la commission Juncker. A priori donc, on n’est pas parti pour une franche rigolade. Mais – car il y a un mais – contre toute attente, la lecture se révèle absolument captivante et on finit par se passionner par le « mystère du ministère » (p.49) à savoir : le fonctionnement de la « commission politique » ambitionnée par Juncker.
L’intérêt de l’ouvrage tient, à mon sens, à plusieurs aspects. C’est d’abord la question de recherche qui est intéressante : comprendre comment la politique se fait. Au gré des observations de l’auteur (huit mois sur plus de quatre ans), l’objectif est de mettre en avant la marge de manœuvre politique d’un cabinet au sein d’une institution a priori plus technocratique que politique. Plus précisément, l’auteur montre avec brio comment la commission tente de se créer cette marge de manœuvre politique en utilisant les outils dont elle dispose. La commission Juncker se démarque des précédentes en s’appuyant notamment sur un narratif très axé sur sa dimension politique : ce discours est pris au mot et décortiqué dans le cadre de l’analyse offerte par cet ouvrage. Pour qui s’intéresse à l’Union Européenne et à son fonctionnement, c’est déjà un point de départ accrocheur tant le fonctionnement de la commission apparaît parfois nébuleux.
Ensuite évidemment – et peut-être principalement – c’est la méthode choisie qui est intéressante. Le chercheur décrit une méthodologie située entre l’observation et l’observation participante – car s’il ne participe pas directement aux travaux du cabinet, il y a eu un bureau, il a pu participer aux réunions de cabinet et aux moments de socialisation (p.13). Ce choix méthodologique rend la lecture très vivante, le texte étant ponctué de citations, de réflexions sur le vif, restituées telles quelles. Cela permet de suivre l’élaboration de la posture du cabinet et sa gestion de différents dossiers, au gré des rebondissements politiques. Cela donne aussi un aperçu de la gestion de crise en temps réel – et c’est très bien restitué. La partie réflexive, en conclusion, est particulièrement intéressante quant à la posture du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude – on aurait peut-être même voulu en lire plus.
Finalement, on en apprend beaucoup sur le fonctionnement de la Commission – j’ai pour ma part pris conscience de l’étendue de ce que j’ignorais quant au fonctionnement de cette institution centrale de l’UE. Les premiers chapitres sur la crise grecque sont passionnants, surtout quand l’analyse confronte différents niveaux politique (et scalaires), depuis l’intérieur du cabinet jusqu’aux relations de pouvoir entre les acteurs historiques de l’Union. Le chapitre sur l’Italie qui met l’accent sur la tension entre l’application des règles de l’Union et la marge de manœuvre politique qui permet de les contourner est particulièrement éclairant quant à la problématique générale de l’ouvrage. Il met efficacement en lumière comment le cabinet tente de se créer une marge de manœuvre politique dans le fonctionnement réglementaire européen. Ce chapitre italien est aussi intéressant en ce qu’il révèle de la posture de la commission face à un euroscepticisme en expansion dans l’Union et de la façon dont certains acteurs politiques en jouent. La citation d’un tweet de Pierre Moscovici à propos de cette crise italienne résonne tout particulièrement aujourd’hui compte tenu de l’actualité qu’on connaît : « […] on s’habitue à une sourde violence symbolique, et un jour on se réveille avec le fascisme. Restons vigilants! La démocratie est un trésor fragile » (p. 187).
D’autres chapitres sont proprement intrigants, notamment les deux derniers, qui examinent respectivement la lutte contre l’évasion fiscale et la justice fiscale, deux sujets que l’on n’associe pas, d’instinct, avec la Commission Européenne. De fait, le président de la Commission pendant la période d’investigation, Jean-Claude Juncker, était personnellement épinglé par les LuxLeaks, scandale financier révélé par le Consortium international des journalistes d’investigation et qui a mis au jour les plans d’évasion fiscale présumés impliquant 343 entreprises au Luxembourg pendant que Juncker en était le Premier ministre. Pierre Moscovici quant à lui, a été ministre de l’Économie, des Finances et du Commerce extérieur d’un président français qui avait déclaré « la finance, voilà l’ennemi », sans parvenir ensuite à des mesures significatives en la matière. Tout cela ne semble pas suggérer a priori que la lutte contre l’évasion fiscale soit au cœur des préoccupations des acteurs ici en jeu. Pourtant, on apprend dans le chapitre huit qu’il y a eu une réelle tentative en ce sens, et que le cabinet Moscovici a obtenu de beaux succès.
Dans ce chapitre toujours, la description du processus d’élaboration d’une liste de paradis fiscaux est particulièrement éclairante quant à la façon dont la Commission peut faire de la politique, oui, mais surtout comment la politique peut aussi constituer un frein majeur aux actions de la Commission, alors que la liste finit par se résumer à une portion congrue de ce qu’elle était initialement. Les alliances politiques font disparaître quelques États et, surtout, aucun pays européen n’y a jamais figuré alors que certains y auraient volontiers trouvé leur place – l’on s’abstiendra ici de les nommer mais chacun pourra aisément penser à plusieurs exemples. On ne peut que regretter que tout le travail mené par la commission pour la « révolution de la transparence » (p. 245) ait été en partie balayé par une décision récente de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui a invalidé l’accès public aux registres des bénéficiaires effectifs par les États membres, au nom du droit fondamental à la vie privée (!).[1] Le lecteur sera sans doute intéressé de voir quels États se sont empressé de refermer l’accès à ces registres au public – cette information demeurant, elle, accessible.
Avec le dernier chapitre sur la justice fiscale, on prend aussi conscience de l’importance du temps politique – contrainte supplémentaire avec laquelle doit composer une Commission « politique ». Dans ce chapitre, le chercheur examine le traitement des questions de justice fiscale, notamment au travers de la question de la taxation sur les GAFA. Pour faire de la politique, la commission s’appuie entre autres sur un gouvernement et sa promesse politique, celle du gouvernement Macron nouvellement élu, dont la taxation des GAFA était une promesse phare de campagne. La conjoncture est favorable, le débat s’ouvre : mais le temps politique exige des résultats rapides et à la fin, si l’appui de la France a permis d’envisager puis de voter une mesure, c’est aussi la volonté du gouvernement Macron d’avoir des résultats rapides à communiquer qui a fait que l’appui à une politique de plus grande envergure – poussée par le cabinet Moscovici – a manqué.
Au total, j’espère avoir restitué mon enthousiasme pour cet ouvrage absolument captivant et recommandable à mon avis bien au-delà du monde académique : c’est une lecture très intelligente du fonctionnement de la Commission. On en apprend beaucoup sur le fonctionnement de l’Europe, sur le poids de l’Allemagne dans l’Union – et la citation en exergue du chapitre 2 résonne d’ailleurs tout au long de l’ouvrage : « The Eurogroup is a game played for 90 minutes… and at the end the Germans win » (p.55). On a avec ce livre le privilège d’entrer un moment à l’intérieur de la « bulle bruxelloise » et d’avoir un aperçu de son fonctionnement, au-delà de l’image d’un microcosme technocratique isolé des préoccupations des citoyens européens.
Pour terminer, je soulignerai que pour le lecteur géographe – je plaide ici coupable – certains éléments invitent particulièrement à la réflexion : on lit notamment à la page 305 que « le travail politique […] observé au cabinet Moscovici a donc été situé dans l’espace, dans le temps et dans l’institution ». À de nombreuses reprises au cours de l’analyse, on se questionne précisément sur l’espace de cette recherche : l’organisation du Berlaymont, les relations de pouvoir entre le 11e et le 13e étage, les stratégies de déplacements officiels… Une géographie politique du travail de la commission serait certainement un projet intéressant à mener. Plus largement, l’ouvrage invite aussi à se questionner quant à l’espace européen tel qu’il est produit par la Commission et le travail des cabinets. Au terme de cette lecture, voilà plusieurs pistes que l’on aimerait explorer.
Pauline Pic
Chercheure post-doctorale à l’École Supérieure d’Études internationales (ESEI), Université Laval
[1] Cour de justice de l’Union européenne, Communiqué de presse 188/22 du 22 novembre 2022, https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2022-11/cp220188en.pdf