La géopolitique de l’eau de l’Égypte. Discours et impact du barrage de la Renaissance

Sophie Schriever

Sophie Schriever est étudiante au doctorat en Études Internationales en cotutelle entre l’Université Laval et l’Université d’Amsterdam. sophie.schriever.1@ulaval.ca

vol7 n1, 2021

Résumé

L’Égypte se trouve aujourd’hui face à deux défis concernant sa sécurité en eau : Identifiés comme une des régions les plus à risque des changements climatiques au monde, le delta du Nil et la côte égyptienne se trouvent face à une augmentation des températures, des extrêmes météorologiques plus fréquents et une augmentation du niveau de la mer accompagnée d’une intrusion de l’eau salée. De l’autre côté, la construction du grand barrage éthiopien de la Renaissance (Grand Ethiopian Renaissance Dam, GERD), sur le Nil bleu, préoccupe le gouvernement égyptien car il craint un débit réduit du Nil, pratiquement la seule source d’eau du pays. L’article analyse la politique d’eau de l’Égypte en se concentrant spécifiquement sur le GERD. L’adaptation aux changements climatiques ne semble pas faire partie de la politique de l’eau égyptienne actuelle. Pour achever une sécurité d’eau du pays dans le contexte de sa population grandissante, une approche intégrant ces deux défis liés à la sécurité d’eau devrait cependant être adoptée, qui se concentre sur les capacités de l’Égypte d’orienter le développement vers une gestion efficace de ses ressources hydriques.

Mots-clés : Égypte – changements climatiques – Grand Ethiopian Renaissance Dam – vulnérabilité – sécurité en eau

Summary

Egypt is now facing two challenges regarding its water security: Identified as one of the regions most at risk of climate change in the world, the Nile Delta and the Egyptian coast are facing an increase in temperatures, more frequent weather extremes and a rise in sea level accompanied by salt water intrusion. On the other hand, the construction of the Great Ethiopian Renaissance Dam (GERD), on the Blue Nile, worries the Egyptian government because it fears a reduced flow of the Nile, practically the only source of water in the country. The article analyzes Egypt’s water policy with a specific focus on GERD. Adapting to climate change does not appear to be part of current Egyptian water policy. To achieve the country’s water security in the context of its growing population, however, an approach integrating these two water security challenges should be adopted, which focuses on Egypt’s capacities to direct development. towards efficient management of its water resources.

Keywords : Egypt – climate change – Grand Ethiopian Renaissance Dam – vulnerability – water security.

 

Introduction

Dans son discours lors d’un sommet du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine le 9 mars 2021, le ministre des Affaires étrangères égyptien Sameh Shoukry nommait deux sources de conflit importantes à éviter sur le continent africain : les changements climatiques et la gestion des ressources d’eau communes entre plusieurs pays riverains (ESIS, 2021a). Ces deux problématiques concernent certes le continent, mais s l’Égypte en particulier. Le delta du Nil et la côte Nord de l’Égypte sont jugés comme étant une des trois régions les plus vulnérables aux changements climatiques du monde par le GIEC avec le delta du Gange et du Brahmapoutre au Bangladesh et le delta du Mékong au Vietnam (Nicholls et al., 2007; UNDP, 2018). Densément peuplés, ils sont menacés d’une augmentation du niveau de la mer, d’une pénurie d’eau et d’une fréquence et intensité accrues des événements météorologiques extrêmes comme des inondations, tempêtes de sable et températures extrêmes. En même temps, l’Égypte connaît déjà aujourd’hui un stress hydrique et sa situation est exacerbée par des facteurs non-climatiques, comme sa population grandissante et la construction du barrage de la Renaissance (GERD), inauguré en juillet 2020, qui risque de réduire le débit d’eau du Nil en Égypte.

Cet article analyse la gestion de ces deux aspects étroitement liés, en interrogeant comment les changements climatiques influencent la géopolitique de l’eau de l’Égypte. Dans une première partie, les vulnérabilités sous-jacentes de l’Égypte quant à sa sécurité en eau seront expliquées avant de s’intéresser aux impacts des changements climatiques présents et futurs sur le pays qui s’ajoutent aux autres facteurs menant à un stress hydrique. Puis, le contexte de la construction du GERD est détaillé, ainsi que son impact possible sur le débit du Nil en Égypte. Après avoir établi ces faits, la gouvernance de ces deux facteurs influençant la sécurité d’eau du pays sera analysée avant de conclure avec quelques recommandations politiques.

  1. Les enjeux de la sécurité en eau de l’Égypte
    1.1. Situation de départ

L’Égypte, avec une population en forte croissance, devrait compter 116 millions habitants en 2040 (UNDP, 2018). 98 % de la population vivent sur 4 % de la superficie du pays, majoritairement dans la vallée et le delta du Nil et sur la côte qui s’étend sur une longueur totale de 3 500 km (BZ, 2018). Par conséquent, de grandes villes comme Alexandrie, Port Saïd, Damiette et Rosetta se trouvent également sur la côte, dans le delta et dans la vallée, avec l’essentiel de l’industrie, de l’agriculture et du tourisme (Eldeberky, 2011).

Des aménagements anthropogéniques mettent à risque ces territoires densément peuplés et de faible altitude en accélérant des processus d’érosion. Eldeberky note qu’après la construction du Haut barrage d’Assouan, le dépôt de sédiments dans le delta a été réduit, ce qui favorise l’érosion côtière et une intrusion de l’eau salée dans le delta. De plus, l’érosion est exacerbée par l’activité des vagues et des courants. La construction de canaux d’irrigation et de transport continue de réduire la quantité de sédiments dans l’eau du fleuve pour approvisionner le delta du Nil (Eldeberky, 2011).

De surcroît, à l’heure actuelle, 95 % de la consommation d’eau douce sont couverts par l’eau provenant du Nil dont la source se trouve à l’extérieur de l’Égypte (BZ, 2018; Gouda, 2019). L’hydrologie du Nil est caractérisée par une forte variabilité interannuelle des débits qui dépendent des facteurs naturels et de l’infrastructure humaine (Wheeler et al., 2020). Déjà en 2000, la consommation d’eau dépassait le volume des ressources disponibles (Afifi et Jäger, 2010, p. 260). En moyenne, l’Égypte disposait de 678 m3 d’eau par personne en 2010 et avec la croissance démographique, ce chiffre est en baisse constante (EEAA, 2016). 80 % de la consommation égyptienne en eau du Nil provient du secteur agricole qui utilise ces ressources de manière inefficace : la technique la plus utilisée est celle de l’inondation des parcelles à la place de favoriser une irrigation par aspersion ou au goutte à goutte (Lasserre, 2011).  La part du secteur agricole dans l’économie nationale diminue, mais elle représente encore aujourd’hui 11,3 % du PIB de l’Égypte auxquels s’ajoutent les industries de traitement ultérieur des produits agricoles, qui contribuent à 16 % du PIB. En plus, 30 % de la population égyptienne travaillent dans le secteur agricole (Gouda, 2019 :199).

Le Nil assure donc la sécurité de l’approvisionnement en eau, sécurité alimentaire et économique d’une grande partie de la population égyptienne. Le pays se trouve dans une situation de vulnérabilité significative à cause de sa dépendance envers une seule source d’eau et la concentration de sa population grandissante dans le delta et sur la côte. A cette vulnérabilité s’ajoute une mauvaise gestion de l’eau par des pratiques inefficaces d’irrigation. La prochaine partie sera dédiée à l’analyse des impacts des changements climatiques qui exacerbent cette vulnérabilité.

1.2. Le risque induit par les changements climatiques

L’Égypte est vulnérable à plusieurs conséquences du changement climatique, notamment l’augmentation du niveau de la mer, la salinisation des sols, la pénurie d’eau potable et d’irrigation. Quelques impacts du changement climatique ont déjà été observés en Égypte. Les températures en été ont augmenté de 0,31 °C depuis 1960, les précipitations sont diminué de 2,76 mm/mois en moyenne (avec des fortes variations) depuis 1960, et on a pu remarquer une augmentation des inondations et des tempêtes de sable (BZ, 2018).

Dans l’avenir, ces changements sont appelés à s’intensifier selon les modèles climatiques. Le delta du Nil est une des régions les plus à risque face aux changements climatiques car elle réunit plusieurs caractéristiques de vulnérabilité : l’augmentation du niveau de la mer, une pénurie d’eau et des extrêmes plus fréquents comme des vagues de chaleur, des inondations, des fortes précipitations et des tempêtes de sable (UNDP, 2018). Pour les décennies à venir, les modèles prévoient une aggravation de ces phénomènes : une augmentation des températures de 2 °C à 3 °C jusqu’en 2050 est attendue accompagnée d’une diminution des précipitations de 7 % à 9 % et d’une augmentation du niveau de la mer d’un mètre d’ici à 2100. En outre, une plus grande variabilité et plus d’extrêmes météorologiques sont prévus, avec des sécheresses, davantage de tempêtes de sable et d’inondations (BZ, 2018).

L’effet de ces changements sur la sécurité alimentaire est important. Or l’agriculture dépend fortement de l’eau du Nil pour l’irrigation. Il est projeté que la productivité des deux cultures principales en Égypte, maïs et blé, pourrait diminuer de respectivement 19 % et 15 % jusqu’en 2050 (Fahim et al., 2013). La CCNUCC prévoit qu’une superficie de 766,5 km² du delta du Nil (3,1 % de la superficie totale du delta) sera submergée en 2050 (comparé à 256,27 km² avec des mesures d’adaptation), et 2 938 km² (ou 761,4 km² avec adaptation) seront affectés en 2100 (UNFCCC, 2009; Elshinnawy et al., 2017). Dans ce dernier scénario sans mesure d’adaptation, la CCNUCC prévoit donc qu’environ 12 % du delta seront submergés par la montée du niveau de la mer. Avec la combinaison de l’érosion et des inondations d’eau marine, la salinisation progressera également vers l’intérieur du pays. Dans l’ensemble, ce développement mènera à une perte de terres agricoles, de l’infrastructure et des espaces urbains menaçant conséquemment la sécurité alimentaire, la santé, l’économie et les écosystèmes de la région (UNDP, 2018).

L’OCDE note dans un rapport de 2004 que l’Égypte doit s’adapter à sa rareté relative en eau et nomme la croissance démographique, les changements climatiques et les changements dans la gestion de l’eau dans les pays en amont comme facteurs à considérer (Agrawala et al., 2004). Un de ces facteurs géopolitiques préoccupe l’Égypte spécifiquement : le barrage de la Renaissance construit par l’Éthiopie.

1.3. Un enjeu non climatique de sécurité en eau: le barrage de la Renaissance

À côté des défis liés aux changements climatiques, un projet récent cause des tensions majeures dans la région : la construction par l’Éthiopie du barrage de la Renaissance, le plus grand barrage hydro-électrique de l’Afrique. Ce barrage se trouve sur le Nil Bleu, 20 km en amont de la frontière entre l’Éthiopie et le Soudan. Selon les déclarations éthiopiennes, sa capacité maximale de rétention d’eau est de 74 Mm3 et son réservoir devrait couvrir une superficie de 1 874 km² une fois rempli (Elsanabary et Ahmed, 2019). Le GERD a été achevé en juillet 2020 et depuis l’Éthiopie a commencé à remplir son réservoir (Abdelhadi, 2020). L’Éthiopie a construit le barrage pour la production d’énergie et non pas pour la consommation de l’eau retenue, visant à contribuer à l’auto-suffisance en énergie de l’Éthiopie. Cependant, les pays en aval, le Soudan et l’Égypte, s’inquiètent de la réduction du débit du fleuve que ce remplissage induirait, pour une ressource fondamentale pour leur économie (Siddig et al., 2020). Plusieurs analystes se sont penchés sur le calcul des risques associés à la construction du barrage pour l’Égypte et le Soudan et leurs résultats soulignent que surtout la première phase pendant laquelle l’Éthiopie remplit le barrage pourrait mener à des conflits d’intérêts entre les pays.

Selon une proposition de l’Éthiopie, le remplissage du réservoir sera étalé sur une période de 5 à 6 années (Elsanabary et Ahmed, 2019). C’est spécifiquement pendant cette période que les États en aval, le Soudan et l’Égypte, craignent une pénurie d’eau, du fait de la réduction du débit induite par le remplissage. Dalia Gouda prévient des conséquences inégalement réparties dans la population avec un risque d’inégalités accrues dans la première période de l’activité du barrage :

Une réduction du volume de l’eau – pendant le remplissage du GERD – est attendue d’affecter sérieusement le secteur agricole, d’intensifier la pénurie alimentaire, et d’affecter la subsistance des pauvres en général et des pauvres ruraux en particulier: les paysans. (Gouda, 2019: 201)

Wheeler et al. montrent dans leur analyse récente que le risque d’une pénurie d’eau en Égypte est relativement faible. Néanmoins, le niveau d’eau du haut barrage d’Assouan, en Égypte, pourrait baisser significativement. Surtout en cas de sécheresse pluriannuelle affectant le débit du Nil bleu, les intérêts de l’Éthiopie (remplir rapidement le réservoir du GERD) et de l’Égypte (bénéficier d’assez d’eau) pourraient s’opposer. Dans le contexte climatique variable de la région, il ne s’agit pas de savoir si mais quand une sécheresse pluriannuelle interviendra (Wheeler et al., 2020).

Néanmoins, le GERD pourrait aussi avoir des effets positifs sur la gestion d’eau. Une fois le barrage en fonction, Mulat et al. s’attendent à des flux plus réguliers et constants, ce qui pourrait permettre une optimisation de la quantité d’eau du Nil (Mulat, Semu A. Moges et Ibrahim, 2014). Des inondations et des pénuries d’eau pourraient être évitées avec un réservoir qui permet ainsi de contrôler en amont le débit du Nil, si son développement est correctement planifié et exécuté, promettant aux populations riveraines de l’aval une meilleure qualité de vie (Moges et Gebremichael, 2014).

Un aspect important à souligner est qu’un débit réduit du Nil en Égypte pendant la période de remplissage du réservoir ne sera pas nécessairement lié au GERD, mais peut également être imputable à la variabilité interannuelle caractéristique du fleuve. Néanmoins, cela pourrait mener à la perception, au sein de la population égyptienne, que le barrage éthiopien serait responsable de leur stress hydrique. Parallèlement à l’impact réel du GERD, son influence sur les perceptions et les discours, dans un contexte de relations tendues entre Égypte et Éthiopie, devrait être considéré (Wheeler et al., 2020).

À ce jour, le conflit entre l’Éthiopie et l’Égypte au sujet de la gouvernance des eaux du Nil n’est pas encore résolu. Une entente entre l’Égypte et le Soudan de 1959 prévoit une utilisation complète des eaux du Nil par les deux États. L’Éthiopie ne reconnaît cependant pas cet accord dont elle n’est pas signataire, ne s’estimant pas liée par cet accord bilatéral qu’elle n’a pas négocié (Wheeler et al., 2020). En même temps, l’Égypte bloque l’Accord sur le Cadre général de coopération du bassin du Nil depuis 2009 qui prévoit une utilisation équitable des eaux du Nile (Lasserre, 2011). Depuis 2011, l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan mènent des négociations sur le remplissage du GERD avec plusieurs partis de médiateurs impliqués, notamment les États-Unis et la Banque mondiale dont le projet d’accord a été refusé en février 2020 par l’Éthiopie après des reproches de partialité envers les médiateurs américains (Pemunta et al., 2021). Malgré l’implication de l’Union Africaine comme médiateur dans le processus, les négociations actuelles n’ont pas abouti à un accord à ce jour.

L’Égypte se voit donc confrontée à deux grands enjeux de sécurité en relation avec sa politique de l’eau : d’un côté, l’augmentation du niveau de la mer provoquée par les changements climatiques pourrait provoquer des inondations de terres arables et une salinisation des eaux dans le delta. Ils mèneront également à des extrêmes de chaleur qui pourraient faire augmenter la demande en eau. De l’autre côté, un phénomène non-climatique menace également l’approvisionnement en eau de l’Égypte à court terme : le barrage du GERD pourrait réduire significativement le débit du Nil, surtout pendant la période de remplissage. L’impact est difficile à prédire à cause de la variabilité climatique de la région, mais la coïncidence d’une sécheresse pluriannuelle et d’un débit du Nil réduit dû au GERD pourrait affecter les pays en aval, et notamment l’Égypte.

  1. Quelles préoccupations guident la géopolitique de l’eau de l’Égypte ?

Après avoir présenté la situation, cette section sera dédiée à une analyse de la politique de l’eau de l’Égypte en réponse à ces deux grands phénomènes. Comment est-ce que les deux risques sont priorisés ? Bien que l’Égypte reconnaisse les deux défis concernant sa sécurité en eau, le gouvernement ne consacre pas le même niveau d’attention aux deux phénomènes et ne respecte pas leur nature interrelié dans son approche de gouvernance.

Au niveau des changements climatiques, l’Égypte a reconnu les dangers imminents pour le pays. Le gouvernement a signé la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CNUCCC) en 1994 et l’accord de Paris en 2015. Il a défini ses contributions nationales dans les domaines de l’atténuation et de l’adaptation dans trois communications nationales à la CCNUCC (EEAA, 1999, 2010, 2016) avec une quatrième communication prévue pour 2023. Dans un rapport présenté à la CCNUCC en 2015, l’Égypte soulignait la remise en cause de la sécurité en eau comme risque principal des changements climatiques pour le pays, évoquant des problèmes comme un manque d’eau pour l’irrigation et donc une diminution de la productivité agricole (Arab Republic of Egypt, 2015). L’augmentation du niveau de la mer est également reconnue comme facteur de risque, menant à une salinisation de l’eau dans le delta du Nil et présentant un risque direct à l’infrastructure côtière, y compris de grandes villes comme Alexandrie et Port Saïd, et des centrales électriques (Arab Republic of Egypt, 2010, 2015). Le gouvernement souligne aussi l’impact négatif qu’une diminution des pluies dans certaines régions pourrait avoir sur la production de l’énergie dans des centrales hydroélectriques. Dans sa troisième contribution nationale à la CCNUCC en 2016, l’Égypte a indiqué à nouveau la pénurie d’eau et l’augmentation du niveau de la mer comme étant les risques principaux des changements climatiques (EEAA, 2016).

Cependant, l’attention du gouvernement quant à la menace sur l’eau douce se concentre sur la construction du GERD, achevé en juillet 2020 par l’Éthiopie. L’Égypte interprète ce projet comme une atteinte majeure à sa sécurité nationale depuis son lancement en 2011. En 2013, le président Morsi n’excluait pas une action militaire, énonçant que « toutes les options sont sur la table » si l’Éthiopie continuait à construire le GERD (Pemunta et al., 2021). Bien que l’Égypte n’ait pas eu recours à la force militaire malgré la poursuite des travaux, le gouvernement d’Al-Sissi a continué à présenter le GERD comme une crise existentielle pour le pays et le qualifiait de menace à la sécurité et le paix de la région (Arab Republic of Egypt, 2020).  Lors de la 74e réunion de l’Assemblée générale de l’ONU, Al-Sissi soulignait que l’eau du Nil serait une question conditionnant la « vie et l’existence » (Arab Republic of Egypt, 2019) de l’Égypte avant de demander le soutien des autres États pour garantir l’accès des Égyptiens à l’eau. En qualifiant le GERD de « crise de sécurité nationale » (ESIS, 2014), le gouvernement souligne l’importance politique de cet enjeu à ses yeux. Les craintes mises en avant par le maréchal Al-Sissi sont que la réduction du débit du Nil mènera à « assoiffer le citoyen égyptien, détruire les zones agricoles et affecter la production de l’électricité » (ESEI, 2019). Dans une autre intervention, il soulignait que la sécurité en eau, alimentaire et l’existence même de plus de 100 millions d’Égyptiens serait en question (Arab Republic of Egypt, 2020). Depuis, l’Égypte a utilisé plusieurs mécanismes pour exercer de la pression sur l’Éthiopie, incluant un recours auprès du Conseil de sécurité de l’ONU et l’invitation des États-Unis en tant que médiateur pour tenter de résoudre l’impasse dans les négociations entre le Soudan, l’Éthiopie et l’Égypte (ESEI, 2019).

Malgré leur intrication, le GERD et le changement climatique sont rarement traités ensemble dans les communications égyptiennes. Dans une lettre adressée au président du Conseil de sécurité des Nations Unies, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, souligne le danger du barrage pour l’Égypte en rappelant les vulnérabilités de l’Égypte liées à son approvisionnement en eau. Il énumère entre autres la démographie, le climat désertique, la dépendance envers le Nil bleu et l’insuffisance en eau actuelle, mais il ne fait pas le lien avec les conséquences des changements climatiques (Arab Republic of Egypt, 2020). Dans les communications plus récentes sur les changements climatiques, le GERD est parfois mentionné comme facteur potentiellement limitant le débit du Nil (EEAA, 2016; Ministry of Environment, 2018). Néanmoins, on n’observe pas d’inclusion des défis liés aux changements climatiques dans une politique globale de la gestion d’eau.

L’Égypte a ainsi tendance à traiter les deux problématiques séparément. Elle priorise l’attention sur la construction du GERD. Ceci est par exemple visible dans sa communication officielle en ligne. Des onze enjeux listés sur le site d’information du gouvernement, deux sont intitulés « l’Égypte et le GERD » et « l’Égypte et ses enjeux hydriques ». Cependant, aucune des deux publications ne s’intéresse aux changements climatiques, et cette thématique n’est présente nulle part dans les neuf autres enjeux publiés, ou ailleurs sur le site (ESIS, 2021b). Dans un communiqué précisant sa position quant à l’effort international pour réduire l’ampleur des changements climatiques, l’Égypte a également souligné qu’elle voit la responsabilité des actions d’atténuation incomber aux pays développés, vu leur contribution historique à la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les mesures d’atténuation des pays en voie de développement seraient volontaires et non-contraignants. Dans la même logique, les pays développés devraient financer les mesurer d’adaptation des pays en voie de développement (Arab Republic of Egypt, 2016).

Pendant que les documents remis à la CCNUCC reflètent l’urgence de la situation face aux changements climatiques, ils ne semblent pas indiquer l’existence d’une politique égyptienne plus vaste à cet égard. Abutaleb et al. notent que malgré la création de quelques organismes comme le comité de gestion intégrée de la zone côtière (Committee for Integrated Coastal Zone Management), les mesures d’adaptation aux changements climatiques de l’Égypte comportent des défaillances importantes. Celles-ci incluent l’absence d’un plan multisectoriel d’adaptation, un manque de méthodologie pour la mise en œuvre et un composant inexistant de gestion de la performance. Cependant, tous les aspects liés à la sécurité en eau – la croissance démographique, le GERD et les effets des changements climatiques comme la salinisation due à l’augmentation du niveau de la mer et la plus haute fréquence des événements extrêmes et des vagues de chaleur – doivent être prises en compte pour trouver des stratégies d’adaptation. Un premier pas serait de mener des études qui incorporent les deux aspects. À cette date, la littérature scientifique s’intéresse seulement soit aux changements climatiques soit à la construction du GERD et ne propose pas d’analyse intégrant les impacts des deux phénomènes ensemble dans un seul modèle. Il serait toutefois important de développer une analyse des impacts conjoints de ces deux phénomènes pour permettre de s’adapter aux défis qui attendent l’Égypte dans les prochaines décennies. Cette approche devrait également inclure l’ensemble des pays du bassin versant du Nil.

L’accent du gouvernement égyptien est un choix politique : plutôt que de faire face aux défis intérieurs du pays, Al-Sissi construit l’image du GERD comme l’obstacle principal à la sécurité en eau du pays. Les scénarios montrent pourtant que des effets néfastes ne sont pas certains, et qu’un débit plus régulier du Nil tout comme une production hydroélectrique importante pourraient même servir à l’Égypte. Alors qu’il est assurément important de trouver un accord qui précise les modalités de gestion du réservoir en cas de sécheresse pluriannuelle, le gouvernement devrait consacrer davantage d’énergie à des stratégies d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques, lesquels présentent un défi d’une ampleur au moins aussi grande pour l’Égypte.

Conclusion

L’Égypte est un pays souffrant déjà aujourd’hui d’une pénurie relative en eau qui est exacerbée par des pratiques inefficaces d’irrigation du secteur agricole. Dans le contexte d’une population grandissante, elle fait face à deux changements qui affectent sa sécurité en eau et qu’elle vit avec angoisse : la construction du GERD et les changements climatiques. En revanche, dans sa politique actuelle et dans ses discours, l’Égypte se concentre surtout sur les effets que le GERD pourrait avoir sur son approvisionnement en eau. Bien que cette préoccupation soit compréhensible vu que le Nil représente la seule source d’eau du pays, elle occulte deux éléments importants. Premièrement, le GERD pourrait potentiellement aussi avoir des effets positifs sur la gestion de l’eau du Nil en garantissant un débit plus équilibré. Selon les analyses menées, le risque perçu d’une grave pénurie d’eau réfère surtout à une possible sécheresse pluriannuelle intervenant pendant dans la première phase du remplissage du réservoir du GERD, mais guère au-delà. Deuxièmement, les changements climatiques posent un défi au moins aussi important pour l’Égypte. Toutefois, les initiatives gouvernementales à cet égard demeurent très limitées malgré une parfaite connaissance des risques pour le pays à travers les rapports que l’Égypte a communiqués à la CCNUCC. Étant un des pays les plus vulnérables aux changements climatiques, l’Égypte devrait appréhender conjointement ces deux défis liés à l’approvisionnement en eau, plutôt que de les analyser de manière séparée. Alors qu’un accord qui règle une politique hydrique en cas de sécheresse pluriannuelle entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte est certes important, le gouvernement ne doit pas négliger de mettre sur pied des stratégies d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques.

Si l’Égypte compte faire face aux défis liés à son approvisionnement en eau, elle devra adopter une vision holistique du problème. Cela implique une analyse des différents facteurs menant au stress hydrique du pays – les vulnérabilités préexistantes, les pratiques d’irrigation, l’impact des changements climatiques et la construction du grand barrage éthiopien de la Renaissance – et l’adaptation des politiques à l’ensemble de ces enjeux. Un premier pas important dans cette direction pourrait être un programme de recherche qui prend en compte les défis climatiques et non-climatiques, car les études analysant les effets du GERD sur l’Égypte ne prennent guère en compte l’effet des changements climatiques sur la région.

 

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