Cattaruzza, Amaël (2019). Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. Paris : Le Cavalier bleu

Recension

Regards géopolitiques 7(4)

Cattaruzza, Amaël (2019). Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. Paris : Le Cavalier bleu, Coll. Géopolitique.

Amaël Cattaruzza, professeur à l’Institut français de Géopolitique (IFG) de l’Université Paris 8 et chercheur au sein de l’unité de recherche Geode (Géopolitique de la datasphère), a publié Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data. L’auteur entreprend, dans cet ouvrage, une réflexion sur les dimensions géographiques du monde virtuel, internet, datasphère et données numériques, pour proposer au lecteur de mieux en saisir la dimension géopolitique. Aborder les dimensions géographiques et géopolitiques, donc portant sur des enjeux politiques portant sur des territoires, ne va pas de soi pour le monde numérique, souvent perçu comme désincarné, non spatialisé. Cet angle d’analyse ne va pas de soi, précisément parce que la datasphère est l’univers de données immatérielles : où trouver dès lors des enjeux de pouvoir sur des territoires ?  Enjeu stratégique intéressant les entreprises et les États, le cyberespace est assurément devenu un enjeu politique, mais la nature géopolitique de ces enjeux immatériels pouvait paraitre discutable. Cette réflexion prend cependant toute sa pertinence face au poids croissant du virtuel dans notre quotidien. En effet, au cours des dernières décennies, la production de données numériques a connu une croissance sans précédent, transformant les relations entre États, mais aussi entre ceux-ci et grandes entreprises privées (GAFAM) et autres acteurs (hackers, cybercriminels, etc.). Ces dynamiques conduisent à s’interroger sur les nouvelles formes de rivalités territoriales dans ce contexte ouvert et en réseau où la localisation physique des données peut ne pas correspondre à leur localisation logique ou juridique. Or, le traitement de ces masses de données disparates nécessite aujourd’hui l’utilisation de nouveaux outils (Big Data, intelligence artificielle) qui sont devenus des instruments de pouvoir sur la scène internationale.

L’ouvrage se structure en trois parties : la première, « de quoi les données sont-elles le nom », cherche à vulgariser le concept de donnée numérique tout en présentant le concept sous ses multiples facettes, y compris dans ses dimensions spatiales. La deuxième partie aborde le mode de territorialisation des données, autrement dit, la relation entre le domaine virtuel et un ancrage spatial que l’auteur analyse avec soin.  La troisième section aborde plus directement la question de la dimension géopolitique, non pas au sens réducteur des relations politiques entre États, mais avec une analyse fine soulignant en quoi le monde virtuel demeure lié aux territoires et donc également l’objet de rivalités portant sur ceux-ci.

Les données numériques : de quoi parle-t-on ?

La première partie précise les concepts : que sont les données numériques, sujet central du livre ? Avec les technologies numériques, qui ont radicalement bouleversé le monde du travail et la vie quotidienne depuis 30 ans, la production de données n’a cessé de croître de manière exponentielle. Cette évolution rapide est à l’origine de ce que l’auteur appelle la datafication, néologisme apparu vers 2013 et référant à l’importance croissante des données dans l’économie mais aussi le quotidien des populations, informations sur tout, que tous nous produisons et échangeons, parfois sans le savoir, à commencer par des données sur nos habitudes de vie, de consommation et sur nos opinions. Ces données qui se multiplient, se collectent et circulent revêtent une importance croissante en termes économiques (qui cibler pour vendre? Où fermer/ouvrir un point de vente ou de fabrication ?), ou de sécurité et de liberté (surveillance face au risque terroriste mais aussi aux opinions des citoyens). Cette datafication croissante de la société revêt ainsi des dimensions éminemment politiques, sociales et géographiques, car à travers leur analyse, les pouvoirs publics ou les agents économiques peuvent choisir où agir, à l’endroit de quel groupe ou pour développer ou, au contraire, se retirer de tel ou tel territoire : dès lors qu’on parle d’enjeu de pouvoir se déployant dans des territoires, on touche à des dimensions géopolitiques. En soulignant que la donnée est avant tout un construit sociopolitique, et que de fait elle associée à un ensemble de décisions techniques, commerciales et politiques, voire idéologiques.

Les données numériques, ancrées dans le territoire

Après avoir souligné les dimensions politiques, sociales et spatiales des données numériques et leurs liens indirects avec l’aménagement et la gouvernance spatiale, l’auteur aborde plus directement dans la deuxième partie de l’ouvrage la question de base abordée dans cet ouvrage : peut-on penser l’espace virtuel en des termes géopolitiques, autrement dit, selon le prisme de l’analyse des enjeux de pouvoir portant sur des territoires ? La réponse ne va pas de soi, puisque, précisément, les données, l’internet sont immatériels et ne correspondent pas à un quelconque territoire, ainsi que l’on répété nombre de promoteurs du monde virtuel : immatérielles, les données et le réseau internet seraient ainsi affranchis de toute contingence territoriale et politique. Il n’en est rien en réalité, ce que l’auteur explique de manière convaincante. S’il convient que la territorialisation des données numériques recouvre quelques paradoxes liés à leur apparente immatérialité, il précise que de nombreux lieux ne pourraient plus prétendre aux mêmes dynamiques territoriales aujourd’hui sans cette présence numérique, reprenant ici la thèse d’autres auteurs, notamment celles de Kitchin et Dodge sur le code/espace : « le code/espace se produit lorsque les logiciels et la spatialité de la vie quotidienne se forment mutuellement, c’est-à-dire se produisent l’un l’autre ».

Surtout, l’analyse de la réalité du monde virtuel en couches successives permet de comprendre l’importance stratégique de la territorialisation des données. « Il n’y a pas de cyberespace sans une couche physique à laquelle s’ajoutent une couche logique (applicative/logicielle) puis une couche sémantique qui met en forme de manière intelligible le langage binaire. » explique ainsi Amaël Cattaruzza, reprenant une typologie déjà développée par Frédérick Douzet. Ainsi, l’implantation du hardware, du matériel, agit directement comme un révélateur des logiques d’influence. A titre d’exemple, les serveurs hôtes et les câbles internet permettent une domination des États-Unis dans le jeu géopolitique du cyberespace, car la plupart des câbles conduisent à des serveurs localisés sur leur territoire. « A l’inverse, l’Afrique subsaharienne montre une grande dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour accéder aux données numériques et donc une dépendance politique. » ajoute l’auteur. La localisation des câbles, des relais, des serveurs joue donc un rôle majeur dans la géopolitique de l’internet en ancrant celui-ci dans l’espace géographique : contrôler ces éléments matériels cristallise dès lors des logiques géopolitiques. Chaque pays tente d’accroître son autonomie en infrastructures afin de réduire la dépendance aux États-Unis. La Russie est ainsi parvenue, dès la fin des années 2000, grâce à une politique délibérée d’affirmation d’une logique de souveraineté sur l’internet russe, à développer de gigantesques projets de centres de données en Sibérie à Irkoutsk, à Novossibirsk, à Angarsk ou encore à Krasnoyarsk (Estecahandy et Limonier, 2020). La communication entre réseaux numériques passe aussi par le déploiement de fibres optiques et donne lieu à des rivalités entre États portant sur la pose et le contrôle des câbles de transmission des données. La Sibérie est une région stratégique pour tenter d’étendre les infrastructures numériques russes aux pays voisins comme autant de relais de puissance. « Depuis l’affaire Snowden en 2013, on sait que le transit des données est un enjeu stratégique et dont le contrôle de l’infrastructure permet soit de protéger ses données et d’y accéder en toute sécurité, soit d’espionner l’adversaire » explique Amaël Cattaruzza.

A la territorialisation de la couche physique s’ajoute une territorialisation de la couche sémantique. « Les routeurs et algorithmes de routages tels que TCP/IP, initialement pensés comme des outils purement techniques pour optimiser le flux des données, sont progressivement devenus des outils politiques. » Constatant le passage très fréquent des données mondiales par des infrastructures présentes sur le territoire américain, il y a aujourd’hui des initiatives visant à territorialiser le flux des données, donc à orienter, contrôler les flux de données pour qu’elles passent par tel ou tel serveur, localisé dans tel ou tel État. Ainsi, « la Chine parvient à capter l’essentiel des données de ses utilisateurs. Cela résulte de la politique volontariste du gouvernement chinois de favoriser l’émergence de ses propres champions du numérique dont Baidu, Alibaba et Weibo ». Cette territorialisation se traduit également en droit par le biais des lois portant sur la « datalocalisation », soit le stockage des données. « La Russie a par exemple fait voter une loi en 2014 qui impose aux entreprises, traitant des données liées aux citoyens russes, de stocker leurs données exclusivement sur le territoire russe. Pour la Russie, la donnée qui concerne le citoyen russe doit rester sur le territoire russe » précise Amaël Cattaruzza.

Ainsi, si le cyberespace renvoie souvent à l’idée d’un réseau global désincarné, archétype de ce qu’on a trop rapidement qualifié de la fin des territoires (Lasserre, 2000), et qui se jouerait des frontières politiques, l’auteur explique que ces frontières marquent malgré tout cet espace au « niveau physique, légal ou même stratégique ». Les États cherchent à contrôler ce cyberespace, à y faire prévaloir leur souveraineté et à le maitriser pour des raisons de sécurité, d’où le désir de certains États de faire appliquer leurs outils juridiques à l’étranger, appelé extraterritorialisation du droit. L’auteur cite notamment le Cloud Act[1] adopté par le Congrès américain en 2018, et qui permet aux services de la justice américaine d’obliger les entreprises technologiques basées aux États-Unis de fournir les données stockées sur leurs serveurs, que les données soient stockées aux États-Unis ou en territoire étranger. Les données numériques altèrent radicalement certes la dynamique géopolitique du monde où de nouveaux acteurs (GAFAM, Russie, Chine, Brésil) contribuent à remettre en cause la prééminence des États-Unis ; mais elles ne supposent pas l’affranchissement total de l’ancrage spatial de ces dynamiques géopolitiques.

Les données numériques : nouvelle aubaine commerciale au cœur d’une redistribution des pouvoirs

Enfin, la 3e partie du livre aborde plusieurs exemples de conflits de pouvoir autour du contrôle des données : enjeux commerciaux, de structuration de la relation de chacun au territoire avec le développement de la codification de nombreux gestes que nous posons tous les jours, datafication des voyages et du passage de la frontière, surveillance… les applications des données numériques sont multiples et se développent rapidement. Ce constat souligne à quel point leur contrôle revêt des implications économiques, politiques et surtout éthiques.

Conclusion

L’auteur tient sa promesse de réfléchir sur la forme que pourrait prendre une géopolitique de la donnée dans le contexte particulier du Big Data. Si de prime abord, il n’est pas aisé de comprendre pourquoi il est légitime de parler de logiques de pouvoir, de logiques conflictuelles et géopolitiques à propos du cyberespace, l’exposé permet au lecteur de comprendre qu’il s’agit du pouvoir portant sur une dimension abstraite, la topologie du réseau de circulation des données, espace en partie virtuel mais pas déconnecté de l’espace réel. Ce sont cet espace physique et cet espace topologique partagé et disputé par des acteurs traditionnels (États) et nouveaux (GAFAM) qui fait l’objet d’enjeux de pouvoir. Sans négliger l’apport des données numériques dans l’étude de nos sociétés, l’auteur met en garde face au déterminisme technologique. Il rappelle que la donnée est le reflet d’un environnement politico-socio-spatial et que seule et sans traitement, la donnée brute n’a aucune valeur. Elle n’a de sens qu’aux yeux d’acteurs qui la valorisent pour ses aspects politiques, de contrôle, ou commercial. Ainsi, Amaël Cattaruzza propose ici un livre utile et didactique pour montrer la pertinente prise en compte de l’étude des données numériques en tant qu’enjeu géopolitique majeur actuel et à venir.


[1]  United States Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, 2018, https://www.govinfo.gov/content/pkg/BILLS-115hr1625enr/html/BILLS-115hr1625enr.htm

Frédéric Lasserre

Référence

Estecahandy, H. & Limonier, K. (2020). Cryptomonnaies et puissance de calcul: la Sibérie orientale, nouveau territoire stratégique pour la Russie? Hérodote, n°177-178, 253-266.

Lasserre, Frédéric. (2000). Internet : la fin de la géographie ? Logistique, internet et gestion de l’espace. Cybergéo, Revue européenne de géographie (Paris), n°141, https://journals.openedition.org/cybergeo/4467.