RG v7 n2, 2021
Antoine Congost
Antoine Congost est diplômé de Science politique, Université de Montréal, Québec, Canada.
Résumé
La stratégie d’influence internationale du Japon, puissance non militaire, repose depuis longtemps sur le soft power. La sécurité humaine, l’autonomisation de ses partenaires et la promotion du multilatéralisme et du droit international sont au cœur de son approche. Le Blue Dot Network (BDN), annoncé en 2019 aux côtés de l’Australie et des États-Unis, s’inscrit dans cette posture. Le BDN vise à promouvoir les infrastructures de qualité en termes de durabilité, de viabilité, de transparence et d’impact social et environnemental. Parce qu’il se pose en alternative à la Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine, le BDN apparaît comme une ambitieuse politique japonaise de diplomatie économique. Récente, elle doit toutefois se préciser et se concrétiser. Cette courte analyse tente de montrer que le BDN apparaît comme un prolongement logique de l’approche japonaise d’influence économique et que la crise sanitaire offre une opportunité au Japon d’approfondir son action et d’élargir les champs de coopération dans le cadre de cette politique. Le pays peut profiter de la relative fragilisation de l’influence chinoise pour renforcer son image de partenaire fiable, et en l’amarrant à des objectifs économiques et sécuritaires, le BDN constituerait un des leviers permettant au Japon de jouer un rôle central dans l’ordre international post-pandémie.
Mots-clés : Japon; Soft Power; Infrastructures; Belt and Road Initiative; Blue Dot Network
Abstract
As a non-military power, Japan’s international influence strategy has long been based on soft power. Ensuring human security, empowering its partners, as well as promoting multilateralism and international law are at the core of its approach. The Blue Dot Network (BDN), first announced in 2019 alongside Australia and the United States, is part of this stance. The BDN aims to promote quality infrastructure in terms of sustainability, viability, transparency as well as social and environmental impact. As an alternative to China’s Belt and Road Initiative (BRI), the BDN is an ambitious Japanese economic diplomacy policy. However, as a recent policy, it still needs to be clarified and concretized. This short analysis attempts to show that the BDN comes as the logical extension of Japan’s approach to economic influence and that the ongoing Covid-19 crisis offers an opportunity for Japan to deepen its action and broaden the fields of cooperation under this policy. Japan can take advantage of the relative weakening of Chinese influence to strengthen its image as a reliable partner, and by linking it to economic and security objectives, the BDN could constitute one of the levers enabling Japan to play a central role in the post-pandemic international order.
Keywords: Japan; Soft Power; Infrastructures; Belt and Road Initiative; Blue Dot Network
Introduction
« Le soft power est indispensable pour créer un monde plus durable à travers la coopération, la collaboration et la compréhension mutuelle » (Fisk, 2020). Ces mots de l’ancien secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU), Ban Ki-moon, résument bien la position japonaise en matière d’influence internationale. La projection internationale du Japon, puissance non militaire, repose en effet depuis longtemps sur le soft power. La sécurité humaine, l’autonomisation de ses partenaires et la promotion du multilatéralisme et du droit international sont au cœur de cette approche.
Le soft power, ou puissance douce, est défini par Joseph Nye comme la capacité d’un État à influencer les préférences et les comportements d’autres acteurs grâce à des moyens non coercitifs, comme le commerce, la culture, l’éducation et la science, ou encore la diplomatie. C’est sa capacité à se rendre attractif et à convaincre les autres qu’ils partagent des objectifs et des intérêts communs (Berger, 2010). Le soft power diffère du hard power en cela qu’il n’use pas de moyens coercitifs, comme la puissance militaire, pour influencer les actes des autres acteurs.
Le Japon, derrière les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et devant la Chine, est considéré comme la quatrième plus grande puissance mondiale en termes de soft power (Global Soft Power Index, 2020). Si le rayonnement culturel du pays est bien connu, son influence passe par d’autres vecteurs importants tels que les valeurs libérales et la promotion de l’État de droit ou, ce qui nous intéresse ici, l’économie. D’après Nye, le pouvoir économique peut d’une part influencer la volonté des autres pays à coopérer avec un État dans le but d’augmenter sa propre prospérité matérielle. Il peut d’autre part, grâce au succès économique, créer ou renforcer l’image d’un pays en tant que modèle à émuler (Berger, 2010). On comprend pourquoi le Japon, à travers un fort consensus au sein de sa bureaucratie comme au sein de son secteur privé (Nicolas, 2014), a fait de la promotion des infrastructures un de ses fers de lance en matière de soft power, particulièrement en Asie du Sud-Est. Elle sert sa stratégie de croissance et sa diplomatie économique, favorise sa vitalité industrielle et s’aligne avec les nouvelles priorités en matière de développement durable (Nicolas, 2014). Elle lui permet de sécuriser les approvisionnements en ressources naturelles, surtout énergétiques, mais aussi d’établir des relations diplomatiques cordiales et des partenariats stratégiques avec des pays partageant ses objectifs et ses valeurs (Basu, 2018).
Le soft power économique japonais par les infrastructures s’inscrit dans un contexte à la fois favorable et porteur de défis. Favorable, parce que les besoins de la région indo-pacifique en matière d’infrastructures sont plus importants que jamais. Pour maintenir leurs perspectives de croissance, éradiquer la pauvreté et répondre aux enjeux climatiques, les pays asiatiques en développement éprouveraient des besoins d’investissements en infrastructures équivalents à 1700 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 (Asian Development Bank, 2017). Il existe donc un « infrastructure gap » en Asie (Harris, 2019), que les deux grandes puissances régionales que sont le Japon et la Chine entendent combler en jouant un rôle central dans la construction des infrastructures dont la région a besoin pour croître. Le Japon est depuis longtemps à l’avant-garde dans ce domaine : fin 2016, les stocks d’investissements directs à l’étranger (IDE) japonais dans les grandes économies asiatiques représentaient en effet 260 milliards dollars, contre 58 milliards pour la Chine (Harris, 2019).
Porteur de défis ensuite, parce que les initiatives de soft power économique japonais représentent une réponse vitale à l’influence croissante exercée par la Chine dans la région, qui repose elle aussi grandement sur le financement et l’exportation d’infrastructures. La Belt and Road Initiative (BRI) entend développer les réseaux d’infrastructures dans les transports, mais aussi les réseaux numériques connectant la Chine à l’Asie du Sud-Est et même jusqu’à l’Afrique (Simpfendorfer, 2012 ; Lanteigne, 2015). Les investissements réalisés dans le cadre de la BRI en Asie du Sud-Est sont passés de 16,8 milliards de dollars en 2014 à plus de 29 milliards en 2019 (Yu, 2021). En participant de façon aussi active au développement de la région, donc à la croissance économique et à l’amélioration globale de la qualité de vie des populations, le financement de ces infrastructures permet à la Chine d’améliorer son image. Il s’agit d’un instrument majeur de la stratégie du Président Xi Jinping pour faire de la Chine un leader mondial en termes de puissance et d’influence d’ici à la moitié du siècle (Basu, 2018). La part croissante des investissements pilotés par la Chine dans le cadre du BRI concurrence frontalement la forte influence économique du Japon dans la région. La BRI pourrait, avec le temps, amplifier la dépendance économique des pays de la région vis-à-vis de la Chine et remodeler le système actuel d’alliances, pour l’instant globalement favorables aux grandes puissances occidentales et au Japon.
Face à la quantité, c’est-à-dire notamment les colossaux moyens financiers déployés par la Chine et avec lesquels il est difficile de rivaliser, le Japon et ses alliés répondent par la qualité. Le Blue Dot Network (BDN), annoncé en 2019 aux côtés de l’Australie et des États-Unis, s’inscrit dans cette posture. Le BDN, par des mécanismes de certification de projets, vise à promouvoir les infrastructures de qualité en termes de durabilité, de viabilité, de transparence et d’impact social et environnemental (Hartman, 2020). Pour l’heure, on constate un intérêt limité pour le BDN, d’une part par son statut encore embryonnaire, d’autre part par son ampleur a priori modeste surtout face aux moyens déployés par la Chine. Mais il est intéressant de comprendre en quoi il s’inscrit dans la stratégie japonaise de soft power, une forme novatrice de contrebalancement à la BRI, et représente un outil qui trouve d’autant plus son sens dans le contexte de la crise de la Covid-19.
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Un contexte favorable
1.1. La BRI est en relative perte de vitesse
La rivalité sino-japonaise en matière d’infrastructures n’a jamais autant occupé l’agenda international asiatique (Murashkin, 2020). Si la BRI vient sérieusement bousculer la domination historique du Japon en tant qu’investisseur et initiateur de projets, elle connaît depuis peu une relative fragilisation. Elle porte même atteinte à l’image de la Chine, qui, par ses méthodes, suscite une méfiance grandissante de la part de ses partenaires. À travers la BRI, la Chine pratique en effet des conditions de prêt désavantageuses pour les pays récipiendaires (Chotani, 2020) et exige notamment des taux d’intérêt élevés et des prises d’hypothèque comme condition de financement (Chaponnière, 2019). Les dispositifs et les termes de financement sont souvent jugés opaques, à l’image des institutions chinoises à l’origine de ces politiques, telles que la China Development Bank et la China Export-Import Bank (Kuo, 2020). La BRI est également critiquée pour les ambitions de domination politique qu’elle dissimulerait (Kuranel, 2020). Au-delà de la rentabilité de ces financements, l’intérêt stratégique est évident : elle lui permet de contrôler les voies maritimes vers l’Inde, comme le récent port construit au Sri Lanka (Chaponnière, 2018), et de clientéliser des pays jugés moins fréquentables par les Occidentaux, c’est-à-dire ne correspondant pas aux mêmes caractéristiques de démocraties libérales fondées sur l’État de droit. La dimension géopolitique est en effet primordiale pour le pays, notamment dans le cadre de ses relations tendues avec les États-Unis (Nicolas, 2014). Au cours des dernières années, plusieurs pays en développement ont d’ailleurs musclé leurs négociations concernant des projets de la BRI. Certains ont même décliné ou revu à la baisse des plans d’investissement chinois lorsque les conditions étaient jugées inéquitables, comme le Myanmar à propos de projets de port en 2018 et de barrage en 2019 (McCawley, 2019). La Malaisie aussi se tourne maintenant davantage vers le Japon, notamment parce la Chine exige depuis peu des garanties de prêts plus importantes pour apporter son financement, ceci afin de s’assurer une plus grande sécurité quant au remboursement (Chaponnière, 2018). Un dernier grief important fait à la Chine est la mauvaise qualité de ses infrastructures, comme l’a récemment exprimé l’Indonésie (Yu, 2017).
1.2. La pandémie apporte de nouveaux enjeux internationaux en matière de chaînes de valeur et de coopération
La pandémie, par les dysfonctionnements et le ralentissement de la production qu’elle a provoqués, a mis en évidence la surdépendance des économies régionales vis-à-vis de la chaîne de valeur chinoise. Cela est particulièrement visible en Asie du Sud-Est où les économies sont aussi densément reliées les unes aux autres, mais, en réalité, la tendance est mondiale. Afin d’être mieux préparées à des chocs systémiques similaires à la crise sanitaire en cours, il est aujourd’hui vital pour elles de diversifier leurs partenaires, de développer des voies alternatives (Panda, 2020) et de sécuriser des chaînes de production au niveau national. La pandémie a particulièrement complexifié les besoins en infrastructures sociales et sanitaires, que ce soit en termes de rénovations pour les anciennes infrastructures, et de constructions pour les nouvelles (Kuranel, 2020). Les investissements privés comme publics ont été réduits par la crise économique subséquente. Certains pays d’Asie n’ont pas les ressources financières suffisantes pour mener à bien de tels projets, générant un vide à combler pour des initiatives internationales comme la BRI et le BDN. La rivalité entre les États-Unis et la Chine, ainsi que le ralentissement des projets de la BRI en raison de la pandémie, représentent donc une opportunité pour le Japon d’accentuer ses arguments en faveur de chaînes de valeurs alternatives, soit de meilleure qualité, durables, transparentes, et ayant un réel impact sur le développement (Chotani, 2020).
La pandémie a également révélé le besoin croissant en coordination et coopération régionale. Sur le long terme, la crise pourrait en effet affaiblir la légitimité de l’ordre international libéral dans la région (Kim Jiyoon, 2020). Les grandes institutions internationales, comme le G7, ont échoué à faire des déclarations communes et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été fortement critiquée dans sa gestion de la crise. En réaction aux défaillances des institutions traditionnelles, la pandémie pourrait au contraire contribuer à l’émergence de nouvelles institutions régionales chargées de faire face aux défis de sécurité communs. Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité en Asie-Pacifique, composé des Quad States que sont le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde, collabore d’ailleurs sur le plan diplomatique et militaire avec la Corée du Sud, le Vietnam et la Nouvelle-Zélande dans le dialogue Quad Plus. L’objectif est ici de coordonner leur réponse à la pandémie, ouvrant la voie à une plus grande coopération multilatérale dans le futur, y compris sur les infrastructures sanitaires. La pandémie serait alors une opportunité de générer du soft power à travers une collaboration et une coopération proactive avec d’autres pays, le leadership dépendant aujourd’hui davantage de la collaboration que de décisions unilatérales basées sur des intérêts à court terme (Stanislas, 2020). Cette voie peut être suivie par le Japon s’il souhaite voir s’épanouir sa stratégie fondée sur le multilatéralisme et l’État de droit (Kim Jiyoon, 2020). C’est justement cela qu’incarne son approche du soft power économique, et particulièrement sa dernière initiative, le BDN.
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L’approche japonaise du soft power économique, un terreau solide pour le BDN
2.1. Le rôle central de l’autonomisation, des partenariats public-privé et des valeurs libérales
Le Japon considère depuis longtemps l’Asie du Sud-Est comme son pré carré (Chaponnière, 2019), où il joue un rôle moteur en matière de dynamisme économique depuis le XIXe siècle. Il s’y est forgé une image de partenaire fiable et y a développé une certaine pratique de coopération internationale. Son approche non militaire des relations internationales est liée à l’identité de nation pacifique qu’il s’est forgé et repose avant tout sur le soft power. Son action internationale est ancrée dans des valeurs internationalistes, d’usage de la force retenue, de valorisation du potentiel des sociétés aidées, notamment via l’aide au développement (Delamotte, 2020). Ses trois piliers sont donc l’autonomisation, la pacification des espaces maritimes et la résolution des différends par l’État de droit (Funabashi, 2017). Cette approche apparaît toujours comme la façon la plus pertinente pour le pays d’augmenter son influence (Funabashi, 2017).
La coopération économique pratiquée par Tokyo est d’approche mercantiliste. L’État porte le paradigme néo-libéral des flying geese, modèle de développement basé sur la rationalité du marché, tout en aidant ses voisins à amorcer la transition vers des secteurs industriels plus lucratifs pour en bénéficier lui-même (Harris, 2019). Le pays s’appuie pour cela sur un savoir-faire en termes d’infrastructures et de hautes technologies, notamment dans le domaine de l’efficacité énergétique, qui est l’un des meilleurs du monde (Nicolas, 2014). Dès 1998, le premier ministre Obuchi a décidé de mettre l’humain au centre de la diplomatie japonaise, en adoptant une people-centric approach (Funabashi, 2017). En son cœur se trouve le concept de sécurité humaine, qui passe notamment par la promotion de la coopération économique, au contraire du concept de sécurité nationale, qui, lui, repose sur la projection militaire. En matière de santé notamment, la technique japonaise est dite catalytique (Funabashi, 2017). Héritée de l’occupation américaine, elle consiste en grande partie à former des leaders dans les pays partenaires. Dans cette démarche, l’assistance technique et la formation sont les catalyseurs de l’autonomisation locale et finalement de l’autosuffisance. Plutôt que des écoles ou des hôpitaux, le Japon construit plus volontiers des infrastructures dites hard, soit des ponts et autres infrastructures vitales pour augmenter les liens commerciaux, stimuler la croissance à long terme et promouvoir les transferts de technologies et de savoir-faire en conception, construction et maintenance (Funabashi, 2017). Le recours aux partenariats public-privé fait également partie de la tradition japonaise en matière de développement international (Harris, 2019). L’État japonais a récemment accéléré sa volonté de briser la distinction entre les financements privés et publics, en apportant son soutien à l’investissement privé pour renforcer la capacité d’action du pays sur le marché international des infrastructures, dans une démarche appelée All-Japan Policy (Nicolas, 2014). En 2017, le gouvernement a annoncé un plan de 40 milliards de dollars pour soutenir le développement d’infrastructures de grande échelle en Asie. Le but est encore ici d’encourager le secteur privé japonais à augmenter les investissements dans les pays de la région (Direction générale du Trésor, 2017). La tenue régulière du Ministerial Meeting on Strategy relating to Infrastructure Export and Economic Cooperation depuis 2013 (METI, 2020) permet également de coordonner l’action de l’État avec le secteur privé.
Le Japon est par ailleurs fortement engagé dans le multilatéralisme basé sur les règles libérales de libre-échange (Tomoaki, 2020). En atteste par exemple sa participation à l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), un accord de libre-échange phare pour l’établissement d’un ordre commercial global basé sur les règles (Affaires mondiales Canada, 2020). L’État cherche notamment à asseoir son discours de Free and Open Indo-Pacific (FOIP), en permettant une stabilité régionale nécessaire à la prospérité économique. Son approche vise à accroitre son influence par la défense de ces idées et les retombées positives sur son image (Delamotte, 2020). Face à la politique économique prédatrice de la Chine, le Japon opte donc pour une diplomatie économique plus nuancée afin de renouer avec la prospérité internationale, ralentie depuis l’explosion de la bulle spéculative au tournant des années 1990, suivie par la crise asiatique de 1997. C’est au cœur de cette stratégie que s’inscrivent les infrastructures de qualité que le Japon promeut, respectueuses de l’environnement et transparentes dans leur fonctionnement (Panda, 2020).
2.2. Les enjeux géostratégiques : sécurité économique et dynamiques d’alliances
Le volontarisme de Tokyo répond à une certaine inquiétude face au nombre croissant de ports construits, gérés ou détenus par la Chine dans la région (Mottet, 2020). À l’heure où l’État chinois sécurise des routes maritimes vers le Moyen-Orient et l’Europe, et, ce faisant, accroit son influence économique et ses capacités de déploiement militaire, la sécurité nationale semble primordiale pour le Japon. La BRI, par son projet de restructuration des relations économiques dans la région et entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, inquiète fortement Tokyo qui craint de se voir reléguer « en périphérie de la nouvelle architecture régionale et transrégionale » (Mottet, 2020).
Ceci pousse le Japon à entretenir et à renforcer précautionneusement ses alliances face à la Chine. En novembre 2018, l’institution américaine de financement du développement, l’Overseas Private Investment Corporation, la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) ont notamment signé un protocole d’entente afin d’accélérer les investissements dans les infrastructures et le secteur de l’énergie en Asie-Pacifique. En plus des États-Unis, cette approche est soutenue par l’Inde, un autre allié de taille du Japon, qui appelle également de ses voeux une connectivité régionale accrue basée sur « universally recognized international norms, prudent financing and respect for sovereignty and territorial integrity » (Ministry of External Affairs, Government of India, 2017). Afin de tenir son image de contributeur actif à la stabilité régionale, le Japon cherche donc à agir dans le cadre d’alliances avec les États-Unis, l’Inde, et ses partenaires traditionnels, en essayant d’imposer la rhétorique libérale du droit international à son rival chinois (Basu, 2018). Il souhaite devenir un intermédiaire stratégique dans la région, notamment en faisant le pont entre la Chine et l’Inde (Brînză, 2018). À travers la promotion de ses infrastructures, le Japon conçoit la sécurité humaine comme de la sécurité intérieure, en cela qu’il perçoit la résilience sociale comme une forme moderne de dissuasion contre des menaces non militaires. Il tente ainsi de créer un environnement international capable de s’adapter aux risques futurs (Friedman, 2020). Une approche particulièrement pertinente à l’heure de la crise sanitaire mondiale.
2.3. Les politiques japonaises d’influence économique : des réponses alternatives à la BRI
Dès les années 1980, le Japon s’est affirmé comme l’un des plus grands pourvoyeurs mondiaux d’aide internationale, au point de fournir plus de financements que n’importe quel autre pays dans le courant des années 1990, avec près de 9 milliards de dollars par an en aide bilatérale (Berger, 2010). Si la Chine et le Japon reposent sur des moyens techniques similaires, à savoir les agences de crédit à l’exportation telles que la JBIC et la China Exim Bank (Nicolas, 2014), le Japon a rapidement développé ses propres outils. La Japan International Cooperation Agency (JICA) pour l’aide au développement (Funabashi, 2017) ou la Japan Overseas Infrastructure Investment Corporation for Transport and Urban Development (JOIN) et la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) en font partie. Mais surtout « par opposition aux investissements que sponsorise le gouvernement chinois à travers la BRI, le Japon (…) valorise la qualité, la durabilité, et l’environnement » (Delamotte, 2020). Bien antérieure au BDN, cette tendance s’est concrétisée avec l’annonce du Partenariat étendu pour les infrastructures de qualité (EPQI) par le gouvernement japonais lors du G7 de 2016. Il s’agit d’une occasion pour le Japon de briller par son savoir-faire technique et d’affirmer une voie différente de la BRI. L’ambition est grande, puisque la stratégie nationale d’exportation des systèmes d’infrastructures avait pour objectif de générer 300 milliards de dollars en 2020 (Delamotte, 2020) et à moyen terme d’augmenter de 25% les prêts japonais en aide au développement pour les infrastructures en Asie (Direction générale du Trésor, 2017). Cette politique soutient de nombreux projets en cours en Inde, au Sri Lanka, en Thaïlande et au Myanmar. En miroir à la BRI, il s’agit de construire des relations de confiance, de transparence et de développement (Panda, 2020), notamment en réformant ses politiques de prêts, plus avantageuses pour les pays emprunteurs (Harris, 2019). Il s’agit là d’un engagement que le Japon a formalisé au Sommet de l’ASEAN de 2016 dans la Déclaration de Vientiane pour la promotion du développement d’infrastructures.
L’accent mis sur la qualité des investissements permet au Japon de garder une certaine avance sur la Chine dans l’utilisation de l’aide au développement et des investissements stratégiques comme leviers d’influence régionale (Harris, 2019). Pour être crédible face à la Chine, soutenir les opportunités de développement des entreprises japonaises et promouvoir le développement régional, le Japon met en avant une large gamme de critères pour guider les investisseurs : impact social, soutenabilité de la dette, viabilité environnementale, niveau de sécurité des constructions, impact sur l’emploi local et expertise technique (Harris, 2019). Ces objectifs sont décrits dans sa Charte de la coopération au développement de 2015 comme permettant aux États du Sud-Est asiatique d’échapper au « piège de la classe moyenne » avec des infrastructures qui renforcent la connectivité au sein et entre les États, et réduisent les inégalités. C’est un niveau d’expertise que la Chine n’a pas ou ne met pas de l’avant (Harris, 2019) et qui répond à un intérêt grandissant pour le développement durable, la gestion d’entreprises pour l’investissement responsable, la sécurité des données et la vie privée (Tomoaki, 2020). Le Japon agirait ainsi en réaction aux initiatives chinoises, peu soucieuses de ces considérations qualitatives et sociales. Par ailleurs, pour asseoir l’agenda de la BRI, la Chine privilégie les relations bilatérales clientélistes, visant parfois à diviser des pays alliés. Par exemple, Pékin a volontairement apporté une aide matérielle à certains pays européens plutôt qu’à d’autres au début de la crise sanitaire. Le Japon, de son côté, accélère et approfondit ses partenariats commerciaux et sa présence dans les instances multilatérales.
Au final, le Japon reste fidèle au respect du droit international et au multilatéralisme. C’est ce qu’il fait à travers sa stratégie de Free and Open Indo-Pacific ou lorsqu’il crée la Foundation Center for Global Partnership en 1991. À partir des années 1990, en mettant l’emphase sur la coopération bilatérale et surtout multilatérale pour répondre à des enjeux internationaux, tels que l’environnement ou la connectivité régionale, le Japon a effectué un changement de paradigme. Abandonnant une approche historiquement exceptionnaliste, il tend désormais vers une forme d’universalisme en mettant en avant les intérêts partagés avec les autres nations (Watanabe, 2017). Le Japon prend part à ou initie de nombreuses instances de dialogue multilatérales, comme la Asian Development Bank (ADB) pour le développement d’une connectivité stratégique et économique en Indo-Pacifique (Basu, 2018). Cela se traduit notamment par une coopération renforcée avec l’Inde dans le cadre, par exemple, du Corridor de Croissance Asie-Afrique créé en 2017 pour lequel le Japon et l’ADB développent des infrastructures portuaires reliant l’Inde à l’Afrique et l’Inde à l’Asie du Sud-Est (Mottet, 2020). En opérant en parallèle de la BRI chinoise, ce mode d’action a surtout pour but de maintenir les plus hauts standards de gouvernance dans la région (Basu, 2018) et de pousser Pékin « à contribuer à la stabilisation de l’ensemble de l’Asie-Pacifique tout en respectant les règles de gouvernance et les valeurs du système libéral. » (Mottet, 2020). La dernière initiative de Tokyo et de ses alliés américains et australiens, le Blue Dot Network, semble offrir une synthèse de cette approche.
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Le Blue Dot Network
3.1. Une initiative récente et originale
Le BDN a été annoncé par le Japon, les États-Unis et l’Australie en novembre 2019 lors de l’Indo-Pacific Business Forum en Thaïlande. Il s’agit d’une initiative multipartite, à laquelle peuvent s’associer d’autres partenaires de la région, dans le cadre d’un partenariat public-privé visant à promouvoir des infrastructures de qualité, durables et transparentes via un processus de certification et de classification (Panda, 2020). Ce consortium réunit le Department of Foreign Affairs and Trade (DFAT) australien, la JBIC japonaise et le US Overseas Private Investment Corporation (OPIC). Le but de cette initiative est d’évaluer et de certifier des projets d’infrastructures sur la base de principes et de standards communément acceptés pour promouvoir un développement des infrastructures axé sur le marché, la transparence et la viabilité financière en Indo-Pacifique et au-delà (Milne, 2020). Lors de son annonce, le Conseiller à la sécurité nationale américain Robert O’Brien a comparé l’initiative au Guide Michelin et son système d’étoiles récompensant l’excellence des établissements évalués (The Japan Times, 2019).
Plus qu’une alliance économique entre le Japon et ses partenaires, le BDN est davantage une plateforme permettant la poursuite de ses objectifs géostratégiques vis-à-vis de la Chine. Si les spécificités du projet sont encore relativement floues, l’image renvoyée est celle d’une tentative de freinage de la BRI, six ans après son lancement, bien que les trois parties s’en défendent (Kuranel, 2020). Le Japon, les États-Unis et l’Australie prennent en effet grand soin d’expliquer que le BDN n’est pas une initiative concurrente à la BRI, même si le choix de la couleur bleue, en contraste au rouge de la BRI, ne semble pas innocent (Kuo, 2020). C’est bien la volonté de distinction du Japon que l’on retrouve ici. Le BDN entend jouer un rôle de certificateur, là où la BRI s’affiche comme « maître d’œuvre » des différents projets d’infrastructures. Il s’agit davantage d’une autorité de standardisation qu’un initiateur de projets ou d’un financier. Son objectif principal est de promouvoir et soutenir l’investissement privé dans des infrastructures ouvertes et inclusives, transparentes, viables économiquement, durables financièrement, écologiquement et socialement, et conformes au droit, aux réglementations et aux standards internationaux. Le but est de faciliter l’accès de groupes d’investisseurs au réseau de financement d’infrastructures et de renforcer l’image de prestige et de fiabilité du Japon et de ses alliés. Le réseau couvre quatre principales catégories d’infrastructures, à savoir l’énergie, les télécommunications, les transports, et les infrastructures sociales (Kuranel, 2020). Il se veut également inclusif : les nouveaux membres sont les bienvenus s’ils promeuvent les investissements de haute qualité menés par le secteur privé. Des discussions sont d’ailleurs en cours avec l’Union européenne en ce sens (Kuo, 2020).
3.2. Une politique alignée avec l’approche et les intérêts du Japon
Comme mentionné précédemment, les piliers du rayonnement japonais par le développement d’infrastructures sont le renforcement de l’image d’excellence technique et de partenaire fiable du pays, la promotion du multilatéralisme et des relations économiques équitables, et le maintien de la sécurité et de l’ordre régional via ses alliances, notamment avec les États-Unis, l’Australie ou l’Inde sur des terrains non militaires. D’après Friedman, la puissance nationale a pris plusieurs formes successives au cours des deux derniers siècles : la puissance nucléaire des réseaux d’alliances a par exemple succédé à la puissance maritime de la colonisation. Au XXIe siècle, elles seraient en passe d’être remplacées par la « puissance de résilience » du soft power (Friedman, 2020). Il s’agit de la capacité d’un État à absorber les chocs systémiques, à s’adapter aux perturbations et à rebondir rapidement. Si au XXe siècle la priorité des politiques publiques était d’augmenter l’efficacité de l’industrie et de la société, la priorité serait désormais à l’augmentation de la capacité résilience, notamment parce que le XXe siècle a mené à des systèmes interconnectés plus vulnérables aux chocs (Friedman, 2020). Dans une logique jugée expansionniste par certains observateurs (Greer, 2018), Pékin a recours au détachement massif de travailleurs chinois sur ses projets internationaux, souvent au détriment des économies locales et du transfert de compétences. À l’heure du dérèglement climatique et de la crise sanitaire mondiale, le BDN propose une voie prometteuse en matière de soft power en cela qu’il met l’accent sur l’autonomisation des sociétés par des infrastructures viables.
En accord avec la stratégie de partenariat public-privé chère au Japon, l’intérêt central du BDN est d’impliquer le secteur privé, dans une conjoncture où les gouvernements ne disposent pas des ressources nécessaires pour répondre à la demande en infrastructures, estimée dans le monde à 94 billiards de dollars d’ici les vingt prochaines années (Global Infrastructure Outlook, 2017). Une puissance de frappe du secteur public qui est d’autant plus amoindrie par les répercussions économiques des politiques de lutte contre le virus de la Covid-19. Le rôle des gouvernements est ici d’encourager le secteur privé et de renforcer la confiance des investisseurs en réduisant les risques à l’investissement. Ces derniers sont en effet multiples et de plus en plus complexes. Ils peuvent être environnementaux, sociaux, sanitaires, sécuritaires, mais aussi légaux et politiques, comme des potentielles disputes autour de contrats ou les risques posés par un État de droit faible (Kuo, 2020). Le BDN serait en effet particulièrement attrayant pour les fonds d’assurance et de pension qui recherchent des projets de long terme et peu risqués dans lesquels placer leurs milliards de dollars, ce que le BDN pourrait certifier. La certification pourrait à terme dépasser l’évaluation technique des projets et s’assurer de leur conformité légale ainsi que leur viabilité financière (Kuranel, 2020). En termes de puissance financière pure, c’est-à-dire sa capacité à lever des capitaux, le BDN est bien plus limité que la BRI et son plan d’investissement à long terme de 575 milliards de dollars (Panda 2020). Sa valeur ajoutée ne repose pas tant sur sa force de frappe financière que sur son image de puissance stable, fiable, extrêmement développée et pouvant compter sur des alliés puissants et capables de mobiliser le secteur privé. Le BDN est en effet un programme financièrement modeste permettant au gouvernement d’afficher, à très peu de frais et sans en détailler les dépenses, son soutien à l’investissement dans les infrastructures en Asie. (McCawley, 2019). En cela c’est un produit à haute valeur ajoutée et un outil de soft power potentiellement très efficace. Face aux enjeux sécuritaires en mer de Chine, le BDN permet, par ailleurs, de mettre en confiance les États-Unis pour leurs intérêts économiques et militaires, et réduit la dépendance des économies de l’ASEAN à la Chine, dont la stratégie clientéliste est de plus en plus agressive. En renforçant les partenariats public-privé, le BDN permet également de contourner l’affrontement direct, bien trop politisé et dangereux, avec Pékin (Murashkin, 2020). Le BDN semble également aligné avec les intérêts que le Japon partage avec les États-Unis et l’Australie, à savoir le développement d’entreprises innovantes et de l’expertise technique, l’État de droit et des retours sur investissement à long terme (Kuo, 2020). Beaucoup d’infrastructures stratégiques, dans leur conception et leur exploitation, sont toujours peu rentables dans la région, parce qu’elles ne génèrent pas assez de devises pour rembourser les crédits qui les ont financées comme les centrales électriques ou les améliorations du réseau routier (Chaponnière, 2019). Le BDN permettrait de s’assurer à l’avance de la solidité et de la rentabilité de tels projets grâce à son système de certification, qui prend en compte leur viabilité financière.
Finalement, après des premières semaines marquées par le repli de la plupart des États sur eux-mêmes, la crise sanitaire a peu à peu montré l’importance de la coordination internationale dans des domaines vitaux, comme la sécurité humanitaire et sur les valeurs de coopération. Elle a également montré les bénéfices en termes de prestige et d’influence que peuvent en tirer les États proactifs (Panda, 2020). À court terme, c’est ce que la Chine a compris et utilisé à travers sa « diplomatie du masque ». En s’engageant à plus long terme à travers des initiatives comme le BDN, en mettant en avant les valeurs de l’ordre international libéral, en promouvant les bonnes pratiques de gouvernance et en mettant l’accent sur l’autonomisation des sociétés, le Japon peut indirectement contrebalancer l’influence chinoise. Plus largement, le BDN peut ici servir de levier pour approfondir les partenariats régionaux en matière de diplomatie, de défense et de sécurité.
3.3. Un projet né dans un contexte incertain et aux contours encore flous
Si le contexte de la pandémie offre des perspectives intéressantes au BDN à moyen et long terme, elle peut jouer contre lui à court terme. Lancé un an avant la crise, le projet pourrait souffrir de la fragilisation des finances publiques et de la frilosité des investisseurs, amplifiant les difficultés de financement des projets dont il fait la promotion (Panda, 2020). D’autre part, certains pays de la région, comme l’Indonésie, sont rendus plus dépendants à l’industrie chinoise en raison de développements politiques et économiques liés à la pandémie. Cela risque de les éloigner de l’influence potentielle du BDN (Milne, 2020). Sur les plans politique et social, les standards que veulent imposer le Japon, les États-Unis et l’Australie à travers le BDN peuvent soulever un problème éculé : il n’est pas certain que ces valeurs libérales et l’attention portée à l’impact social et environnemental des projets soient au goût de tous les pays partenaires (McCawley, 2019). La plupart des grandes démocraties libérales industrialisées rencontrent souvent des difficultés à dialoguer avec des interlocuteurs de pays émergents lorsque leurs politiques d’aide au développement s’accompagnent de conditions politiques, comme le renforcement de l’État de droit, et économiques, comme le développement de l’économie de marché ou la rigueur budgétaire, dans les pays récipiendaires. Sur ce point, la Chine tire justement son épingle du jeu lorsqu’elle fait reposer sa BRI sur le consensus de Pékin, son modèle de développement prônant la non-ingérence dans la gouvernance des pays partenaires. Enfin et surtout, les dispositifs précis de certification et de financement restent majoritairement flous ou inconnus. On peut s’attendre à ce que les politiques existantes de la JBIC, du Department of Foreign Affairs and Trade australien et de la Development Finance Corporation américaine servent de modèle de gouvernance (Kuo, 2020), lançant un défi supplémentaire en termes de coordination entre les trois alliés.
Conclusion
L’approche japonaise en matière de soft power économique repose sur la volonté de renforcer à long terme les capacités d’élaboration de projets, de partenariats public-privé, d’évaluation des conséquences environnementales et sociales et de financement d’infrastructures de qualité, « des valeurs qui soulignent les carences de l’aide publique au développement chinoise » (Delamotte, 2020). Les pratiques de la Chine sont, en effet, de plus en plus pointées du doigt pour le manque de prise en compte des enjeux environnementaux, pour la mauvaise qualité de leurs infrastructures et pour leurs pratiques de financement souvent aliénantes pour les pays bénéficiaires. La position du Japon rejoint les intérêts des États-Unis et d’autres puissances démocratiques dans la région, soit la promotion du développement économique de l’Indo-Pacifique de façon libre, ouverte et durable. C’est en cela une forme de contrepied à l’approche chinoise (Harris, 2019), dont le BDN est l’incarnation la plus récente.
La crise sanitaire offre une opportunité majeure au Japon d’approfondir son action et d’élargir les champs de coopération dans le cadre du BDN. Il peut profiter de la relative fragilisation de l’influence chinoise et du ralentissement de la BRI pour renforcer son image de partenaire fiable. En l’amarrant à des objectifs économiques et sécuritaires, le BDN constituerait un levier permettant au Japon de renforcer son statut de leader régional et mondial dans l’ordre international post-pandémie. Le rôle de Tokyo sera crucial une fois la crise passée, car les conséquences économiques du virus vont probablement amplifier les appels, au Japon et dans d’autres puissances moyennes, en faveur de mesures protectionnistes et d’isolement d’une économie mondiale chaotique (Patey, 2020). Dans ce contexte, le Japon peut être un acteur central pour revitaliser la coopération internationale et la confiance des partenaires économiques par des initiatives comme le BDN. Le Japon doit mettre l’accent sur ces nouvelles chaînes de valeur, en termes de résilience infrastructurelle bien sûr, mais aussi en termes de qualité de vie, de sûreté, et d’environnement qu’elles génèrent (Chotani, 2020). Sur ce point, Tokyo peut tirer profit d’une certaine avance sur Pékin, car là où la Chine cherche à améliorer son image, le Japon cherche à conserver la bonne image dont il jouit déjà depuis des décennies.
L’avenir dira si le BDN va concurrencer de front la BRI et la freiner en imposant des standards de qualité transversaux et exigeants ou bien si elle agira en parallèle en étendant son rôle au développement de nouveaux projets d’infrastructures (Kuranel, 2020). La malléabilité de cette politique, peu coûteuse et peu contraignante, permettrait de la déployer au-delà de la région indo-pacifique. À ce titre, les discussions en cours avec l’Union européenne, qui a récemment entamé un « pivot » vers l’Asie, sont encourageantes. Il y a là une opportunité de se démarquer des pratiques d’influence chinoises en mettant l’emphase sur les valeurs sociales partagées avec des alliés influents comme les États-Unis, l’Australie ou l’Inde (Tomoaki, 2020). Par ailleurs, à l’échelle mondiale, la demande en rénovation et en construction d’infrastructures reste en forte croissance, principalement dans les secteurs de l’énergie et des transports (Direction générale du Trésor, 2017). Mais à très court terme, il conviendra surtout de suivre attentivement les futurs développements de ce projet, lancé quelques mois avant les grands bouleversements apportés par la pandémie, dont les contours restent flous et dont l’avenir est encore incertain.
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