Géopolitique et agrandissement portuaire à Québec

Mireille Bonin

boninmireille@gmail.com

vol 7 n1, 2021

Diplômée de l’Université d’Ottawa en droit, Mireille Bonin a été membre du Barreau du Québec pendant 20 ans. Elle s’est toujours impliquée dans ses différents milieux de vie. À la retraite depuis 2013, elle continue de chercher les multiples manières de faire reconnaître la valeur de la voix citoyenne.

Résumé

Le projet de terminal portuaire Laurentia représente un bel exemple de géopolitique locale. Ce projet suscite de vives oppositions au sein de la population des quartiers mitoyens alors que prend forme un bras de fer quant au bien-fondé de la construction de ce terminal, promu notamment par une société chinoise de Hongkong. Ces rivalités de pouvoir se cristallisent autour des impacts appréhendés pour la qualité de vie dans les quartiers voisins du terminal.

Mots-clés : Laurentia, port, Québec, aménagement, local, Hutchison Ports, Chine

Summary

The Laurentia port terminal project represents a fine example of local geopolitics. This project arouses strong opposition within the population of adjoining neighborhoods while a standoff is taking shape over the merits of the construction of this terminal, promoted in particular by a Chinese company from Hong Kong. These power rivalries crystallize around the anticipated impacts on the quality of life in the neighborhoods near the terminal.

Keywords : Laurentia, port, Québec, land planning, Hutchison Ports, China.


Il fut un temps où la géopolitique n’était pas un sujet d’intérêt local à Québec. Les conflits urbains se confinaient au rythme de l’aménagement du territoire d’une population vivant dans une ville moyenne, dans un pays peu peuplé, où notre voisin du Sud était le partenaire de référence avec qui échanger tant au niveau de nos valeurs que de notre commerce. Au point de l’oublier et de le prendre pour acquis. Avec les années, des conflits touchant à l’environnement, à la biodiversité, à la préservation du patrimoine, à la protection de la vie privée, à la santé publique, ont pris une dimension élargie pour atteindre le sens que nous accordons à la participation citoyenne comme vecteur d’évolution et d’amélioration de nos milieux de vie.

Naissance des conseils de quartiers

En 1993, quand le maire Jean-Paul L’Allier a mis sur pied les conseils de quartier, le but était de créer une interface entre les préoccupations partagées par des gens des différents quartiers et le conseil municipal. Ceci, en vue d’ajouter l’intelligence populaire au savoir de la Ville pour répondre adéquatement aux enjeux susceptibles d’avoir un impact social, économique et bien sûr politique. Il y tenait tellement que les conseils de quartiers ont été enchâssés dans la Charte de la Ville de Québec. Depuis lors, les autorités municipales n’ont eu d’autre choix que de les maintenir.  

Les sujets d’intérêt citoyen à cette époque étaient beaucoup reliés à la circulation automobile et à l’utilisation des rues des quartiers centraux pour servir de transit entre le lieu de travail des gens et leur domicile, alors que Sainte-Foy et Sillery étaient des banlieues! C’était un enjeu de sécurité publique pour protéger surtout les écoliers. À cette époque nous parlions de convertir les rues et les trottoirs en rues partagées et à enfouir les fils pour que les rues deviennent sécuritaires et plaisantes à vivre, qu’elles deviennent enfin des rues habitées, un concept européen introduit par un citoyen expert en environnement. Il a fallu attendre l’avènement d’une pandémie pour que ce concept prenne un sens pour les autorités municipales. Une attente sur des décennies parce que c’est au pas de fourmi que les dossiers citoyens avancent.

Le fleuve Saint-Laurent, patrimoine à intégrer aux milieux de vie 

Avant tout cela, dans les quartiers centraux, le fleuve Saint Laurent était devenu un interdit à Québec, une chasse gardée du Port de Québec. Il n’y avait que quelques citoyens visionnaires pour nous amener à voir ce plan d’eau magnifique comme un patrimoine social qui nous appartenait et que nous pouvions non seulement contempler, mais y mettre les pieds et même qui pouvait devenir un endroit de baignade, particulièrement au bassin Louise et à la baie de Beauport. Cela fait plus de 40 ans que ces citoyens militent pour que la population ait accès à l’eau du fleuve. Mais peu importe, car ce conflit a éduqué des générations de citoyens qui en sont venues à comprendre l’importance de la géographie à Québec, de son histoire, laquelle maintient toujours une certaine mentalité coloniale du XIXe siècle. Le bassin Louise est toujours interdit pour la baignade et l’intégrité de la baie de Beauport – legs du 400e anniversaire de Québec aux citoyens – est désormais à risque avec le projet d’agrandissement du port, qui a pris plusieurs formes au cours des années et est maintenant connu sous le nom de Projet Laurentia. 

La géopolitique et l’agrandissement du port de Québec

Cette nouvelle mouture de l’agrandissement du Port, celle de 2016, se retrouve donc à un moment de notre petite histoire à Québec où les membres issus des conseils de quartier représentent une force compétente, plus instruite, plus nombreuse et plus diversifiée depuis la fusion municipale de 2002.

Beaucoup de ces militants ont de l’expérience et réalisent l’importance de la géopolitique qui nous a rejoint très localement à Québec. C’est en suivant les ramifications de l’affaire Huawei, qui place le Canada entre deux empires et réduit son pouvoir d’agir, que cet enjeu international de l’affirmation chinoise nous a rejoint en regardant de plus près qui étaient les investisseurs du projet d’agrandissement Port de Québec. Quand l’Administration portuaire de Québec a annoncé en 2019 qu’elle venait de signer une entente tripartite avec l’entreprise ferroviaire du Canadien National et Hutchison Ports Holding (enregistrée à Hong Kong), nous avons découvert que Québec faisait désormais partie du portfolio international de la compagnie chinoise (voir figure 1) et nous avons réalisé que les autorités locales qui appuyaient le Port ne connaissaient pas plus que nous les conditions de l’entente.

Fig. 1. Le réseau international de terminaux portuaires de Hutchison

Source : d’après https://hutchisonports.com/ports/world/ Le port de Québec est déjà présenté comme faisant partie du réseau de Hutchison.

De plus, quand nous avons appris que la Loi sur la Sécurité nationale de Hong Kong devenait le symbole de la fin de la liberté dont les gens de Hong Kong ont pu bénéficier du temps de son régime britannique et du début du statut particulier de Hong Kong, revenu à la Chine, Hutchison Ports a retenu notre attention, avec une frontière entre Beijing et Hong Kong en voie de disparaître, et un statut d’autonomie de plus en plus virtuel.  Il est légitime de se poser la question des relations de cette compagnie avec le gouvernement chinois.

Bref, les gens des quartiers touchés par un agrandissement du port, avec l’ajout du transport de conteneurs, s’inquiètent maintenant de l’aggravation des risques à l’extérieur du périmètre portuaire qui les rejoindront dans leurs milieux de vie. Qui les protégera des nuisances du transport par camion et par train devant leur porte, du crime organisé présent dans le business du conteneur, d’accidents routiers de camions dont on ignore le contenu et la charge, de l’utilisation des boulevards urbains pour une industrie envahissante? Nous serons bien loin des nuisances de la circulation du seul transit urbain! 

Que nous reste-t-il de notre naïveté locale?

Le temps est limité pour éviter les impacts de cet agrandissement du port, tel que planifié dans ce projet Laurentia. Même le rapport provisoire de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, rendu public en novembre 2020, évalue ces impacts comme étant problématiques. Considérant que l’Agence n’a qu’un pouvoir consultatif et que c’est le Conseil des ministres à Ottawa qui décide, ceci nous amène à penser que le niveau de complexité d’un projet local prend des dimensions internationales.

Même notre géographie, qui nous élève au-dessus d’un fleuve majestueux, est, elle aussi, mise à contribution pour ce transport de conteneurs. Il faudra un remblaiement du fleuve sur 14 hectares, ériger des murs pour réduire le bruit, empiéter sur nos routes, passer sur les rails derrière nos portes pour satisfaire cette économie et structurer notre espace par des grues géantes.  

Bref, le projet de développement de ce terminal portuaire à Québec se décline clairement aussi en termes géopolitiques. Géopolitique des réseaux des entreprises chinoises ; géopolitique locale des impacts de l’aménagement du territoire de la communauté de Québec, tant il est vrai que ce projet suscite des craintes de la part des résidents concernés, et donc articule des enjeux de pouvoir sur ces territoires urbains.

Nous nous retrouvons dans une situation délicate pour répliquer à un projet qui implique l’avènement d’une autoroute maritime entre l’Asie et le Midwest américain. Notre introspection nous amène à quelques interrogations d’ordre social :

Avons-nous vraiment besoin de tous ces conteneurs pour nous procurer des biens de consommation et des gadgets proposés au meilleur prix juste pour faire tourner l’économie?

Qu’adviendra-t-il du rapport local que nous avions avec une administration portuaire qui devait avoir l’approbation du fédéral pour entretenir et développer ses infrastructures?

Qu’adviendra-t-il de nos paysages et de notre classification aux Villes du patrimoine mondial?

Pourquoi faire de la renaturation un instrument du volet environnemental des plans de relance ?

Alexandre Brun

Maitre de conférences à l’Université de Montpellier 3, alexandre.brun@univ-montp3.fr

vol 6 n4, 2020

Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde en septembre 2020, Alexandre Brun, Martin Arnould et Marie-Pierre Médouga défendaient l’idée que le plan de relance de l’économie décidé par le gouvernement français est l’occasion de restaurer les milieux naturels. Cet article développe quelques-uns des arguments défendus par les auteurs en faveur de la « renaturation ».

La crise du COVID-19 a d’importantes et multiples conséquences sociales et économiques, en France comme chez ses voisins européens. Des pans entiers de l’économie française sont menacés malgré les dispositions exceptionnelles de soutien aux entreprises mises en place dès le mois d’avril 2020 par les pouvoirs publics. Le secteur du tourisme connaît des difficultés en raison de l’absence d’étrangers. Dans les hôtels par exemple, les nuitées en France ont baissé de 73 % en juin 2020 par rapport à juin 2019. Exception faite des sites de vente par internet, la quasi-totalité des commerces observe une chute de leur chiffre d’affaires. La restauration et les bars peinent à s’adapter aux règles sanitaires, nécessairement évolutives, imposées par les préfets (qui représentent localement l’État et chacun des membres du Gouvernement). L’aéronautique voit ses carnets de commande revus à la baisse à cause de la paralysie du trafic aérien. Le marché de l’automobile, reparti à la hausse après le confinement du printemps, est fragilisé, comme celui du bâtiment et des travaux publics.

Sans surprise, le 24 juin dernier, le Fonds monétaire international (FMI) a dévoilé des perspectives économiques sombres estimant à plus de 12 000 milliards de dollars les pertes cumulées pour l’économie mondiale en 2020 et 2021. Selon la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, la récession mondiale en 2020 sera cependant un peu moins sévère que prévu. Reste que la reprise économique sera « lente, difficile et inégale », et tributaire des efforts déployés par les États pour atténuer l’impact du COVID-19 comme de la capacité des grands groupes pharmaceutiques à trouver un vaccin. Selon les prévisions de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), publiées en juin, la contraction du produit intérieur brut (PIB) de la France se situera entre 11,4 % et 14,1 % en 2020. Au premier trimestre 2020, le PIB français a chuté de 5,8 %. À titre de comparaison, dans les deux pays européens les plus gravement touchés par l’épidémie de coronavirus, en l’occurrence l’Italie et l’Espagne, le PIB a régressé de respectivement 4,7 % et 5,2 %.

Alors que le climat politique s’est dégradé au plan international à cause de la montée des populismes, la France a connu d’importants mouvements sociaux depuis l’élection présidentielle de 2017. Les difficultés des classes moyennes et des travailleurs pauvres (coût élevé des déplacements du fait des prix de l’essence, etc.) expliquent le mouvement spontané des « Gilets jaunes » pour lequel les réseaux sociaux ont joué un rôle déterminant. Des manifestations survenues en 2018 ont paralysé le pays et contribué à ralentir l’économie en 2019. En décembre 2019 et janvier 2020, le pays a de nouveau été bloqué en raison d’importantes mobilisations contre la réforme des retraites, organisées par les syndicats (CGT, CFDT, FO) qui sont revenus sur la scène politique. Ces mouvements sociaux font écho au déficit de la balance commerciale, au déclin de la compétitivité, au poids des prélèvements publics, au déficit d’investissement, au recul de l’industrie. L’épidémie met à présent en lumière les faiblesses structurelles de l’économie française, et plus spécialement de son industrie. Au printemps 2020, la dépendance de la France envers la Chine en matière de médicaments a marqué l’opinion car l’Hexagone était encore dans les années 1970 une grande puissance dans ce secteur.

Dans ce contexte, la France – aidée de l’Allemagne, moins orthodoxe qu’à l’habitude – est parvenue à convaincre en août 2020 les bons élèves européens (les « frugaux ») de s’unir en faveur d’un plan de relance. Ce dernier prévoit un fonds de 750 milliards d’euros, qui pourront être empruntés par la Commission sur les marchés. Il se décompose en 390 milliards de subventions d’un côté, qui seront allouées aux États les plus frappés par la pandémie. 360 milliards d’euros seront disponibles pour des prêts, remboursables par le pays demandeur. La France, qui jusqu’à maintenant a échoué à favoriser une politique communautaire d’investissements massifs (combien de fois a-t-on parlé d’un « plan Marshall » ?) face aux tenants de la rigueur, a donc obtenu gain de cause à l’issue d’âpres négociations, même si c’est moins de la moitié des 1500 milliards réclamés.

Face aux récessions économiques, les remèdes keynésiens de stimulation de la demande par la dépense publique sont en France une constante de la cinquième République. Le plan de relance de l’économie initié par le gouvernement socialiste élu en 1981, en distribuant du pouvoir d’achat aux français, conduit à une hausse de la consommation de biens de consommation importés avec peu d’effet d’entrainement sur l’économie. La construction d’infrastructures et d’équipements été privilégiés depuis au titre de l’aménagement du territoire, le secteur du bâtiment et des travaux publics étant un service à faible contenu en importation. Autrement dit, à chaque plan de relance on mise sur le béton et les infrastructures lourdes. Et si cette fois, le gouvernement Castex misait sur la nature ? Au-delà de la rénovation énergétique des logements déjà prévue (et expérimentée avec un relatif succès par le passé), l’État peut faire de la renaturation un grand chantier à part entière, un gisement d’emplois peu délocalisables, tout en réunissant territoires, administrations publiques, entreprises et associations pour faire cause commune. L’objectif est d’accélérer la mise en œuvre d’actions concrètes et localisées.

Dans le cas des rivières, les retours d’expériences sont désormais suffisamment anciens et variés pour être considérés comme probants. Par exemple, le Drugeon, qui serpente sur le plateau de Frasne dans le Doubs près de la frontière Suisse, a été renaturé avec succès dans les années 1990. En 1951, sous la pression des agriculteurs, les élus locaux alors conseillés par les ingénieurs de l’État avaient décidé d’assainir les marais du Drugeon pour gagner 2 000 ha de terres agricoles. L’opération s’était soldée par un échec puisque seuls 200 ha avaient été gagnés, soit 10% de l’objectif initial. Le Drugeon avait en revanche perdu 25% à 30% de sa longueur ce qui, associé à une sylviculture intensive prolongée jusqu’aux années 1980-1990, avait eu un impact négatif sur l’environnement (chute de la production salmonicole, menaces sur la bécassine des marais, etc.) Le Syndicat mixte de la vallée du Drugeon et du plateau de Frasne a donc entrepris un plan de reméandrage du cours d’eau, 50 ans après l’avoir canalisé ! Ce plan lancé en 1993 a été amorcé grâce à la mise en place d’un programme européen. L’intérêt des financeurs locaux (collectivités, agence de l’eau) a du reste coïncidé avec le désarroi des agriculteurs les plus jeunes, conscients que le contexte pédologique et climatique du plateau était incompatible avec la logique productiviste. Une fois renaturée, la rivière a de nouveau suscité l’intérêt des usagers et retrouvé, au moins en partie, un bilan faunistique et la floristique, comparable à ce qu’il était jadis.

Fig. 1. Opérations de renaturation en France

Depuis, les expériences ont été nombreuses en Europe et en France. La rivière du Manzanares à Madrid, endiguée en 1955, a été restaurée voici quatre ans par la mairie. Comme dans le cas de la renaturation de la basse Saint-Charles à Québec voulue au milieu des années 1990, le succès populaire de la renaturation a été immédiat. En Allemagne aussi d’importants chantiers ont démontré l’efficacité de telles opérations : dans la capitale bavaroise l’Isar a été renaturée sur 8 kilomètres et, l’été, la population prend possession de ses berges. En France, l’arasement du vieux barrage de Maison-Rouge sur la Vienne ou celui de Kernansquillec dans le Léguer en Bretagne, la restauration des bras morts du Rhône et de la Dordogne, ou encore, dans la vallée de la Loire, la « désurbanisation » progressive du déversoir de la Bouillie à Blois suggèrent en effet la réversibilité d’aménagements que l’on croyait définitifs. La multiplication des travaux de renaturation, ponctuels et souvent très longs mais concrets, tels que le réaménagement du site des anciennes papeteries du Valfuret à Saint-Étienne, la réouverture partielle de la Luciline à Rouen en Normandie, la réouverture et la restauration morphologique du Pen Ar Biez à Lannion, celle de la Leysse dans le centre-ville Chambéry, de la Corrèze à Tulle, de l’Huveaune à Auriole dans les Bouches-du-Rhône, de la Goulotte, de la Neuve et de la Norge à Chevigny-Saint-Sauveur, préfigurent des réalisations plus spectaculaires comme celles que porte la métropole lyonnaise. En écho, l’embellissement des berges du Rhône et des rives de Saône d’une part et à la restauration partielle de l’Yzeron aval, les projets de renaturation du Ruisseau des Planches et de la Rize ambitionnent en effet d’optimiser la gestion des eaux pluviales, de rafraîchir des îlots de chaleur, de créer des bulles de biodiversité urbaine et de tisser du lien social des quartiers qui se tournent le dos.

Fig. 2. La renaturation de la basse Saint-Charles à Québec

(Cliché A. Brun)

Sur les 250 000 kilomètres de cours d’eau que compte la France, plus de la moitié est en mauvais état à cause de la multiplication des grandes infrastructures de transport qui perturbent les écoulements, des digues et des grands barrages à l’origine des problèmes de transport sédimentaire et de la disparition des poissons migrateurs, de l’urbanisation continue de l’espace et du développement de l’agriculture intensive, source de pollutions, de drainage de zones humides et grande consommatrice d’eau. Des pans entiers du territoire doivent faire l’objet de travaux de renaturation, que des brigades bien formées pourraient piloter et exécuter au titre du volet environnemental du plan de relance. Pas question ici d’entretenir de façon contre-productive les rives à grands coups de pelleteuse et de tronçonneuse dans le seul but de faciliter l’écoulement des eaux comme ce fut le cas jusque dans les années 1980 et 1990. Il s’agit de développer localement, en fonction des problématiques propres à chaque sous-bassin versant, l’agilité dont manque l’administration publique sur le terrain en matière de conduite de projet. Conditionner les aides destinées aux acteurs locaux permet de les guider avec pour seul critère la « désartificialisation » intelligente, c’est-à-dire profitable à l’eau et aux territoires ; ces derniers étant devenus compétents en matière d’aménagement et de gestion des eaux du fait de la dévolution aux intercommunalités de la compétence GEMAPI (Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations), un mandat juridique nouveau, exclusif et obligatoire, confié à partir du 1ᵉʳ janvier 2018.

Les coûts évités (dépollution de l’eau en station d’épuration, dégâts aux infrastructures par les crues, etc.) par l’investissement public dans des solutions fondées sur la nature en font un réel investissement. Des sommes colossales sont dépensées chaque année par les collectivités locales pour la potabilisation, l’adduction et l’assainissement des eaux. Il ne s’agit pas de remettre en cause les progrès qu’a autorisée l’évolution des technologies de dépollution depuis le milieu du xixe siècle, mais de diversifier les outils d’intervention. Par exemple, une stratégie d’acquisition foncière menée patiemment dans les fonds de vallée à la manière du Conservatoire du littoral permettrait de sauvegarder de l’urbanisation ou de la mise en culture (maïs) des zones humides voire d’en récréer ! Car celles-ci remplissent tantôt les fonctions de station d’épuration naturelle, tantôt celle de bassin de stockage d’eau en cas de crue. Même s’il ne faut pas surestimer leur rôle, certaines tourbières jouent même un rôle d’éponge restituant en période de sécheresse l’eau emmagasinée en hiver. En France, les deux tiers des zones humides ont disparu en France depuis le début du xixe siècle. 50 % des zones humides métropolitaines ont disparu entre 1960 et 1990, et 47 % se sont dégradées entre 2000 et 2010.

La renaturation concerne aussi le littoral de la Somme où un projet de dépoldérisation est destiné à rendre à la mer une partie du terrain qu’on lui a pris pour créer une chasse naturelle et désensabler le port du Hourdel. Les côtes à falaises de Normandie ou bien celles majoritairement basses et sableuses du golfe du Lion et de l’Atlantique peuvent faire l’objet d’un chantier d’une toute autre ampleur. L’État veut y favoriser à long terme la redistribution spatiale des hommes et des activités afin d’en réduire la vulnérabilité à l’élévation progressive du niveau de la mer et à l’érosion. Des millions de mètres carrés de logements, d’hôtels, de campings, de commerces et d’équipements publics sont inévitablement amenés à être relocalisés. Autant anticiper ce gigantesque chantier et développer des formes architecturales et urbaines résilientes dictées par l’histoire, la géographie et l’écologie des sites. Le futur appartient aux territoires littoraux qui auront su faire une place à la nature. À long terme, la capacité d’accueil des ménages et des entreprises en dépend.

En conclusion, le 28 juillet 2020, Bruno Le Maire, ministre de l’économie, annonçait à l’Assemblée nationale que le plan de relance « sera[it] vert ; […] un des critères de choix des investissements. […] 30 milliards d’euros d’investissements au verdissement de l’économie grâce à la rénovation énergétique des bâtiments, aux transports verts, notamment le fret ferroviaire mais aussi les pistes cyclables, aux énergies totalement décarbonées, en particulier l’hydrogène. Mais c’est tout le plan – les trois autres volets aussi – qui visera la décarbonation ». En raison du reconfinement débuté en novembre les prévisions économiques, déjà pessimistes au printemps, le sont davantage encore. C’est pourquoi des économistes préconisent d’ajouter au moins 50 milliards d’euros au plan de relance de manière à subventionner l’investissement plus massivement que prévu, à hauteur d’une centaine de milliards d’euros. Un rapport parlementaire du 8 octobre 2020 invite ainsi l’État à passer du plan de relance au plan d’urgence. Quel que soit le nom qu’on lui donne, ce plan constitue une occasion unique pour démultiplier et concrétiser des chantiers environnementaux très opérationnels, et, plus globalement, de rendre à la nature un peu d’espace. La situation n’étant pas différente dans les pays voisins d’Europe, ce choix donnerait un peu de consistance au pacte vert (green deal) que la nouvelle politique agricole commune, pas si verte, contrecarre. Face aux perspectives environnementales alarmantes, l’Union européenne sous la présidence Von Der Leyen dit vouloir engager 1 000 milliards d’euros en poursuivant trois objectifs, limiter le réchauffement climatique, lutter contre la pollution des mers et de l’air et, enfin, stopper l’appauvrissement de la biodiversité : 1 % suffirait à amorcer un processus de renaturation, dont il reste à évaluer précisément les retombée écologiques, sociales et économiques, en particulier en termes de création d’entreprises et d’emplois.