Quelle influence des États-Unis en Asie?

Virginie Lippé1

¹ Étudiante finissante à la maîtrise en Hautes Études Internationales de l’Université Laval. virginie.lippe@gmail.com

RG v5 n1, 2019


Résumé : Les États-Unis dominent le monde depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’hégémon américain est cependant aujourd’hui remis en doute : disputée par une Chine montant en puissance, l’influence de l’Amérique pourrait grandement diminuer dans les années à venir. La domination des Américains persiste dans les domaines sécuritaire et culturel, mais perd de l’ampleur dans ceux de la diplomatie et de l’économie.

Mots-clés : États-Unis, influence, relations internationales, Asie, hégémonie

Abstract: The United States have been dominating the world since the end of World War II. The American hegemony is however now being questioned: challenged by a rising China, the influence of America could decrease greatly in the coming years. The American domination remains in the security and cultural sectors but is weakening in the realms of diplomacy and economics.

Keywords: United States, influence, international relations, Asia, hegemony


Introduction

L’ordre mondial a été marqué par de grands changements après la Deuxième Guerre mondiale, avec notamment l’affirmation d’un nouvel hégémon : les États-Unis d’Amérique. Le pays avait jusqu’à lors adopté une doctrine isolationniste, sa participation à la Première Guerre mondiale ayant constitué une exception à près de deux siècles de non-implication dont les arguments fondateurs avaient été avancés par le président George Washington (Office of the Historian, s.d.). On attribue le retour des États-Unis dans la communauté internationale à la pression des avancées japonaises dans le Pacifique, en particulier à l’attaque de Pearl Harbor en 1941 (Office of the Historian, s.d.).

Face à une Europe détruite, les États-Unis se sont retrouvés propulsés au sommet du pouvoir, en tant que chef du monde libre  autoproclamé. Ainsi, ceux qui s’étaient tant indignés contre les ingérences britanniques de la Pax britannica se sont retrouvés eux aussi à la tête d’un empire rapidement critiqué. Pourtant, la puissance s’écartait des actes les plus reprochés à ses prédécesseurs : pas de conquêtes territoriales comparables à celles des siècles précédents ni de colonisation imposée à de lointains pays. Comment un pays aussi tourné vers lui-même a-t-il réussi à se placer au centre du monde en aussi peu de temps ?

On pourrait penser que c’est essentiellement son pouvoir militaire qui a donné la main à l’Amérique — après tout, c’est grâce à lui que la Deuxième Guerre mondiale avait été gagnée. Le président Eisenhower avait mis en garde contre cette forme de domination dans son discours d’adieu en 1971, plus particulièrement contre le complexe militaro-industriel qui aurait le pouvoir d’influencer négativement les politiques américaines (Weber, 2005).

Les États-Unis étaient, et sont toujours, une énorme puissance militaire avec laquelle aucun autre pays ne semble pouvoir rivaliser : les dépenses militaires américaines se chiffraient à 610 billions de dollars américains en 2017, un montant presque trois fois plus élevé que la Chine, deuxième puissance militaire mondiale (SIPRI, 2017).  Et pourtant, le soft power américain s’est immiscé très profondément dans la conception du monde moderne, rivalisant d’influence avec le pouvoir militaire plus traditionnellement associé aux Américains. L’hégémon américain s’est ainsi développé non seulement grâce à sa force matérielle, mais en promouvant des normes internationales issues de la culture américaine – un concept formulé par Antonio Gramsci sous le terme d’hégémonie culturelle.

L’hégémonie des États-Unis est aujourd’hui en crise, contestée par une Chine toujours plus puissante, dans une Asie qui semble tentée de se détacher de son partenaire occidental. Tandis que le défenseur du monde libre semble perdre peu à peu son emprise sur la région, l’occasion nous force à nous interroger sur ce que ce demi-siècle a laissé comme impact sur la zone Pacifique.

Aujourd’hui une énorme puissance en elle-même, l’Asie compte plusieurs des plus grandes économies mondiales sur son territoire : la Chine (13,46 milliard $US), le Japon (5 milliard $US), la Corée du Sud (1,6 milliard $US) et l’Indonésie (1 milliard $US) font partie des vingt pays avec le plus haut PIB (FMI, 2018). L’importance de ces pays, ainsi que leurs pouvoir et influence mondiale ne sont pas à minorer, d’autant plus que l’ordre mondial pourrait se retrouver bouleversé d’ici à quelques années.

Cet article explore les influences réelles des États-Unis en Asie, plus particulièrement en Asie orientale, qui fait partie de la région communément appelé Asie-Pacifique par les Américains, et pour laquelle les objectifs nationaux sont généralement groupés. En tant que force alliée ou concurrente, l’Amérique a fortement contribué à former plusieurs aspects de ces nations, que ce soit de manière politique, économique, culturelle ou sécuritaire.

1. Les influences des États-Unis sur l’Asie

La région de l’Asie orientale a toujours été une zone d’intérêt particulière pour l’hégémon américain depuis son affirmation sur la scène internationale, notamment en matière de sécurité nationale. Formée plus précisément de l’Asie de l’Est et de l’Asie du Sud-Est, l’Asie-Pacifique comprend presque le tiers de la population mondiale, et représente environ un quart du PIB nominal mondial (CIA, 2018) — cela rend le territoire économiquement très intéressant, un aspect qui n’a pas été négligé par les États-Unis. C’est par ces deux champs d’intérêt que l’Amérique a cherché à exercer un certain contrôle en Asie orientale à travers ses politiques militaire et diplomatique – son hard power (Wenzhao, 1999) – et, plus tard, avec ses politiques économiques et son influence culturelle – son soft power.

Aujourd’hui, plusieurs sonnent le glas de l’hégémon américain, une chute qui aurait été fortement précipitée par les politiques du président Trump. Alors que celui-ci enchaîne les querelles avec la Chine, on se questionne sur l’avenir des États-Unis en Asie. Perdraient-ils de leur influence sur la région ? Pourtant, l’Asia Power Index – un indice élaboré par le Lowy Institute dont les unités de mesure sont les ressources et l’influence, et qui entend mesurer le pouvoir d’un État à imposer sa volonté à un autre État – les classe pourtant toujours en tête, 10 points devant la Chine (Lowy Institute, 2018). Mais, même si l’Amérique reste encore la première puissance régionale, cela ne veut pas pour autant dire que son pouvoir prospère.

En 2015, la majorité des pays d’Asie marquait des taux d’opinion très favorable envers les États-Unis (PEW Research Center, 2018b). Ces taux avaient baissé dans la plupart des pays lors du sondage de 2017 (PEW Research Center, 2018b). En comparaison, et pour la même période, l’opinion publique envers la Chine a aussi descendu, et affichait d’ailleurs une moyenne beaucoup plus basse que la moyenne américaine (PEW Research Center, 2018a). Ainsi, même si les États-Unis perdent de leur influence, ils resteraient quand même les plus influents dans la région.

Mais qu’est-ce que l’influence ? La définition classique, soit le « pouvoir social et politique de quelqu’un, d’un groupe, qui leur permet d’agir sur le cours des événements, des décisions prises, etc. » (Larousse, s.d.) donne déjà une idée claire, mais le Lowy Institute est allé plus loin en établissant des critères permettant de calculer l’influence d’un pays. L’influence serait donc composée de l’influence diplomatique, des relations économiques, de l’influence culturelle et des réseaux de défense (Lowy Institute, 2018 : 2). Selon le rapport de l’institut, les États-Unis se positionnent en deuxième place pour les dimensions diplomatique et économique et en première position pour les dimensions culturelle et des réseaux de défense. Ce sont sur ces quatre dimensions que nous nous penchons ci-dessous.

2.Les réseaux de défense

Les premiers évènements à véritablement attirer l’attention des Américains envers l’Asie ont été d’ordre sécuritaire. Dès le début du 20e siècle, c’est le Japon qui suscite l’inquiétude : c’est une menace qui plane sur le statu quo, l’équilibre de la puissance (balance of power) entre la Chine et le Japon que les Américains veulent conserver (Green, 2017). C’est en défense de ses intérêts — ou, plutôt, sous la peur de perdre ses avantages — que les États-Unis entrent en guerre contre le Japon impérialiste, parce qu’on pense que « [the] American security, economic prosperity, and values would be fundamentally put at risk if a rival hegemonic power dominated the Pacific » (Green, 2017 : 187). C’est donc que le premier intérêt américain est son autodéfense, et non pas la défense du monde libre, slogan qui sera adopté plus tard dans l’histoire.

La Guerre du Pacifique (1941-1945) a été proposée comme point de départ de la stratégie globale américaine en Asie (Bingham, 1949 : 189). Après celle-ci, les guerres d’Asie ayant vu une participation des États-Unis se sont effectivement enchaînées : la guerre de Corée (1950-1953), la guerre du Vietnam (1955-1975), la guerre civile au Laos (1959-1975), l’insurrection communiste en Thaïlande (1965-1983), et finalement la guerre civile du Cambodge (1968-1975) (Congressional Research Service, 2017). Ces guerres ont toutes eu lieu durant la guerre froide, certaines par proxy, d’autres plus directement, et toutes dans le but de défendre la démocratie et les économies libérales.

L’action militaire n’a pas été la seule source d’influence majeure des Américains durant la période de la guerre froide : les opérations secrètes de la CIA en Asie « served as an important foreign policy instrument of the U.S. in its struggle to prevail in the global ideological competition with the former Soviet Union » (Kim, 2002). Ce recours aux opérations secrètes a été adopté afin de poursuivre des intérêts nationaux par les Américains dans des pays où la menace communiste était moins claire et donc où une guerre aurait été plus difficile à justifier (Kim, 2002; Isenberg, 1989). Les opérations secrètes ne se sont ainsi pas limitées aux pays explicitement communistes, comme le Vietnam, mais ont été étendues aux régimes démocratiques d’Asie du Sud-Est (et d’Amérique du Sud) qui avaient certaines tendances socialistes moins appréciées des États-Unis.

Ces dernières opérations, bien qu’étant rattachées davantage à une forme d’influence militaire, se rapportent plutôt à des intérêts d’ordre économique, divergeant des intérêts sécuritaires américains mentionnés plus tôt. Ainsi, de la même façon que les États-Unis souhaitaient préserver une région sans communisme pour des raisons géopolitique et sécuritaire (mais aussi idéologique), le pays craignait la perte d’accès aux économies libérales dans les pays à régimes plus socialistes qui deviendraient par le fait même isolationnistes (Kim, 2002 : 64). Le cas de l’Indonésie à cet égard est particulièrement frappant.

À la suite de son indépendance, proclamée en 1945, l’Indonésie s’est dotée d’un président issu du mouvement indépendantiste : Soekarno. Soekarno n’était pas communiste, mais entretenait de proches relations avec le parti communiste indonésien afin, notamment, de tempérer l’armée (Kim, 2002). C’est une association que les États-Unis voyaient d’un mauvais œil, effrayés que l’Indonésie ne suive la Chine dans sa transformation, mais avec un gouvernement élu et supporté par la population — une démocratie socialiste (Kim, 2002). La possibilité que l’industrie pétrolière et l’industrie du caoutchouc du pays soient nationalisées a convaincu le gouvernement américain d’aller à l’encontre du souhait de sa population, qui n’avait aucun intérêt à entrer en guerre contre le pays d’Asie du Sud-Est — et c’est de manière clandestine que la campagne visant à renverser Soekarno a débuté (Kim, 2002). Les années suivantes furent marquées par l’implication matérielle, humaine et financière de la CIA envers des groupes rebelles opposés à Soekarno, jusqu’à la culmination des tensions en un coup d’État en 1965, qui fut suivi du massacre de plusieurs milliers de sympathisants communistes (Kim, 2002).

Cette incursion des États-Unis en Asie du Sud-Est pour aider à renverser le gouvernement local n’est pas unique à l’Indonésie, mais s’inscrit plutôt dans la stratégie américaine du regime change, qui a été appliqué en Amérique Latine, en Asie et, plus récemment, au Moyen-Orient. On observe ainsi le même genre d’opération au courant de la guerre froide aux Philippines, au Vietnam et au Laos, lesquelles ont laissé de très amers souvenirs des Américains (Isenberg, 1989). Sur le long terme, les efforts américains pour stabiliser la région ont eu l’effet contraire de celui escompté, en plus de contribuer à un fort sentiment antiaméricain et de favoriser la montée en force de l’extrême droite dans les pays touchés (Isenberg, 1989). Ces effets sont toujours observables aujourd’hui avec, par exemple, le gouvernement de Duterte aux Philippines. On peut aussi constater que l’Indonésie affichait toujours en 2017 l’un des taux d’opinion favorable envers les États-Unis les plus faibles d’Asie-Pacifique (PEW Research Center, 2018b).

Cette défiance envers les États-Unis a perduré au 21e siècle, lors de la guerre contre le terrorisme des États-Unis et leur demande de support de la part de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) : « The United States was seen as inattentive to the primary concerns of many Southeast Asian governments that focused on economic development, trade and investment needed for effective nation building and governance » (Sutter, 2011 :19). Cette déconnexion entre l’Amérique et l’ASEAN explique aussi le rapprochement prudent qui s’est ensuite effectué entre la Chine et l’ASEAN :

« The United States government was also less inclined than China and other outside powers to interact closely with the [ASEAN] and other regional multilateral organisations that the Southeast Asian leaders saw as important for confidence building among sometimes competing regional and other governments, and as an indication of Southeast Asia’s international importance and prestige. » (Sutter, 2011 :19)

D’autre part, les États-Unis ont lié plusieurs alliances militaires et traités avec différents pays d’Asie. Ils ont aujourd’hui des pactes de défense avec les Philippines, l’Asie du Sud-Est (qui inclut l’Australie, la France, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, la Thaïlande et le Royaume-Uni), la Corée du Sud et le Japon (Department of State, s.d.). Ces deux dernières, ainsi que l’ancienne alliance avec Taiwan, formaient une série de pactes bilatéraux qui est souvent analysée dans la littérature et mise en opposition avec les pactes multilatéraux que formaient normalement les États-Unis à l’époque, tels que l’OTAN et l’alliance en Asie du Sud-Est (Cha, 2010). Cha (2010) désigne cette particularité des alliances est-asiatiques comme une tactique de powerplay, c’est-à-dire que les États-Unis ont établi des alliances à la balance de pouvoir très asymétrique afin de maintenir le contrôle sur la région en empêchant la Corée du Sud d’entrer en guerre contre la Corée du Nord, et, anciennement, Taiwan contre la République Populaire de Chine, en plus de stopper la propagation du communisme.

De nos jours, ces ententes sont mises à mal, particulièrement depuis l’élection de Donald Trump comme 45e Président des États-Unis, qui conteste régulièrement toutes les alliances sécuritaires américaines. Mishra (2016) parle d’un retour à une dualité hégémonique asiatique semblable à celle de la Guerre froide, opposant cette fois la Chine aux États-Unis – un concept retravaillé par Graham Allison, qui décrit la rivalité entre les deux puissances comme un piège de Thucydide dont la seule issue serait une guerre (Allison, 2017). La puissance militaire (et économique) de la Chine a connu une croissance exponentielle depuis ces trente dernières années, offrant ainsi une alternative de balancing aux pays moins alignés avec les États-Unis, et forçant les autres à une inexorable coopération avec la Chine, en raison notamment de son poids économique.

Les États-Unis avaient, jusqu’à maintenant, réussi à assurer une stabilité militaire en Asie de l’Est. Les menaces de retrait des bases militaires américaines dans la région sont toutefois venues déséquilibrer ce qui avait été accompli. La présence du turbulent voisin nord-coréen en Asie orientale soulève toujours les mêmes préoccupations que lors de la formation des alliances régionales, suscitant par conséquent un certain scepticisme quant à la possibilité d’un retrait des troupes américaines dans la région.

Les tentatives de rapprochement entre les deux Corées ont généralement été mal vues par les États-Unis, qui ont toujours eu une approche relativement dure et implacable envers la Corée du Nord, et qui demandaient donc la même attitude de la part de ses alliés (Mishra, 2016). D’un côté, la Corée du Sud ne veut pas contrarier ni la Corée du Nord ni la Chine, pour des raisons sécuritaire et économique, ce qui est interprété comme de la mollesse de la part des États-Unis et du Japon. De l’autre, le Japon veut pouvoir assurer sa défense, et ne voit pas d’un bon œil le rapprochement entre la Corée du Nord – désormais puissance nucléaire connue – et la Corée du Sud. D’ailleurs, suite à la colonisation japonaise de la péninsule coréenne et d’une partie de la Chine durant le 20ème siècle, de vives rancœurs vis-à-vis du Japon animent encore aujourd’hui l’opinion publique en Corée du Nord, en Corée du Sud et en Chine. La subséquente remise en question de l’article 9 de la constitution japonaise – qui stipule que le Japon renonce à la guerre et à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux – n’a pas contribué à l’apaisement des tensions (Mishra, 2016).

La position en matière de sécurité des États-Unis en Asie est revenue à l’avant-plan avec le président Trump : ses menaces d’un retrait américain dans la zone ont fait réagir vivement ses alliés dans le Pacifique, ravivant par le fait même les tensions dans la péninsule coréenne. Dès le début de son mandat, la pression a été mise avec force sur la Chine afin que celle-ci règle la situation nord-coréenne. Le comportement du président a ainsi causé beaucoup d’inquiétudes sur l’éventualité d’une guerre inter-Corée (Huxley et Schreer, 2017 : 82).

L’hypothétique retrait des Américains pourrait provoquer une cristallisation de ces tensions, une situation qui serait alors susceptible de dégénérer en une course à l’armement. Cette éventualité demeure toutefois peu probable considérant la force des liens multilatéraux entre les pays de la région et d’autres institutions internationales, assurant de fait une stabilité favorable à la coopération et au dialogue. Pour l’Asie, les États-Unis gardent encore « the most powerful military force in Asia and [are] at the centre of a network of regional alliances that Beijing cannot match » (Lowy Institute, 2018 : 14), une position qui pourrait toutefois changer avec la présente administration américaine.

3. L’influence diplomatique et politique

Les intérêts politiques américains en Asie, comme leurs intérêts sécuritaires, se sont cristallisés durant la Deuxième Guerre mondiale. La victoire des régimes démocratiques contre les régimes autoritaires et impérialistes a été perçue par les États-Unis comme une opportunité d’assumer un leadership international et de défendre ainsi les valeurs libérales et démocratiques. Cette position s’est d’abord affichée en Europe, où les États-Unis ont pris une part active dans la réorganisation de l’Allemagne d’après-guerre, dans l’optique de ne plus traverser un nouveau conflit armé de cette envergure. Cette fonction a aussi été assumée au Japon, d’une manière encore plus importante : non seulement le pays a été sous tutelle jusqu’en 1952, mais de plus les États-Unis ont participé, et approuvé, la réécriture de la constitution japonaise, tout en promouvant la démocratie et en critiquant le communisme (National Diet Library, 2004; Kawai, 1951).

L’administration américaine du Japon a, en général, été bien acceptée et a su repousser le communisme efficacement : « [The Japanese] have […] become willing converts to democracy and, while they still have much to learn, are making such sure progress that there is little danger of their reverting to their old ways or of falling for the blandishments of the Communists » (Kawai, 1951 :23). Cette manœuvre a aussi eu pour conséquence de créer une alliance très forte entre les États-Unis et le Japon, comme le remarque Cha : « The powerplay in this relationship was to ‘win Japan’ as an ally—that is, to exercise decisive influence over Japan’s transformation from a defeated wartime power into a status quo power supportive of U.S. interests in the region, thereby limiting the potential for renewed aggression » (Cha, 2010 : 159). Ce changement structurel effectué au Japon n’a pas été répété parmi les autres alliés américains en Asie. Ainsi « the Eisenhower administration chose to exercise direct, sometimes draconian, control by creating ROK and ROC economic and political dependency on the United States. U.S. policy planners correctly believed that they could not exercise similar control in a larger multilateral regional framework, which would have diluted U.S. material and political influence » (Cha, 2010 :159). Cette influence sur les systèmes politiques n’a toutefois pas été complète en Asie de l’Est : la Chine continentale, par exemple, présente certaines caractéristiques d’une superpuissance en défendant néanmoins une forme d’autoritarisme politique, en opposition totale au modèle incarné par les États-Unis.

La relation sino-américaine est l’une des plus complexes en Asie : en compétition pour l’hégémon mondial, peu de choses semblent rapprocher les deux nations. Souvent qualifiée d’État révisionniste, la Chine contemporaine a été accusée de vouloir rejeter la plupart des institutions internationales fondées par les États-Unis (Zhang, 2004). Une analyse plus rigoureuse du potentiel statut révisionniste de la Chine montre plutôt le contraire : malgré ses tendances réalistes, le pays continue son intégration dans les institutions internationales, faisant même la promotion de l’idée que les relations économiques ne sont pas un jeu à somme nulle (Johnston, 2003). La Chine est aujourd’hui État membre ou observateur de plus de 70 organisations internationales, y compris certaines dont les États-Unis sont absents, telles que l’UNESCO, l’Organisation Mondiale du Travail (OMT), et l’Union interparlementaire (UIP) (CIA, 2018).

On peut dire avec certitude que les États-Unis n’ont pas eu d’influence quant au choix du système politique chinois en place — au contraire, ils ont essayé de se débarrasser du communisme avec vigueur. À l’époque de la chute de la République de Chine – et la naissance de la République Populaire de Chine en 1949 –, la position américaine est très claire : « The critical nature of the current situation in China, where a government recognized and supported by the United States is now reeling under the impact of military defeats inflicted by Communists, provokes in Americans the desire for immediate action » (Bingham, 1949), c’est-à-dire qu’ils désiraient défendre la position de Taiwan contre la Chine continentale. L’opposition des États-Unis envers la Chine s’est longtemps manifestée à l’ONU, où Taiwan a siégé pendant 20 ans, pleinement supportée par l’Amérique, avant d’être remplacé par la Chine (United Nations, 1971 :127). Les relations diplomatiques avec la Chine se sont normalisées quelques années plus tard, en 1979, lorsque les États-Unis ont reconnu le principe d’une Chine unique (One China) (Council on Foreign Relations, s.d.). Ce changement de position des Américains s’explique par la volonté de stabiliser l’Asie face à l’URSS et de réduire les dépenses militaires dans la région (Green, 2017 : 345-351). C’était aussi un coup de poker de la part des États-Unis qui, pour légitimer leur hégémon, ont fait la promotion d’institutions internationales où ils étaient le principal maître à bord. Cela s’est révélé être une stratégie à double tranchant, comme cette légitimation nécessitait la participation de la Chine, et que la Chine a demandé sa part du pouvoir en échange de sa coopération (Tiberghien, 2018).

La promotion des normes et institutions internationales par les États-Unis ne s’est bien sûr pas limitée au territoire chinois — le réseau diplomatique américain reste aujourd’hui le plus développé dans le monde, comptant des ambassades (ou d’autres formes de représentation diplomatique) dans tous les pays membres de l’ONU, excepté l’Iran, le Bhoutan et la Corée du Nord, avec lesquels ils n’ont pas de relations diplomatiques (Department of State, Bureau of Consular Affairs, s.d.). La représentation asiatique dans les institutions internationales montre aussi l’influence de l’Occident sur la promotion d’un ordre mondial libéral, lequel a toujours été très fortement défendu par les États-Unis – mis à part certains éclats comme le départ des Américains de l’UNESCO et du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. L’Amérique s’est aussi immiscée dans les institutions régionales asiatiques, étant notamment membre ou observateur à la Banque asiatique de développement, la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), entre autres (CIA, 2018).

Malgré cette représentation en Asie, le Lowly Institute classe les États-Unis deuxième en matière d’influence diplomatique, six points derrière la Chine (Lowy Institute, 2018 : 11). Cette position s’explique par l’influence du président Trump sur les relations internationales de la région, et le retrait des États-Unis du Partenariat Trans-Pacifique (PTP) (Lowy Institute, 2018 : 14). Les relations diplomatiques ont été bouleversées par l’approche du président américain, qui s’est éloigné de la politique du pivot to Asia initiée sous le président Obama, et dont les stratégies clés étaient « strengthening bilateral security alliances; deepening our working relationships with emerging powers, including with China; engaging with regional multilateral institutions; expanding trade and investment; forging a broad-based military presence; and advancing democracy and human rights » (Clinton, 2011). Trump a rompu férocement avec les traditions en remettant en cause la politique d’une Chine unique et en renouant des liens avec des dirigeants de pays non démocratiques comme les Philippines et la Thaïlande (Sutter, 2018 : 13-14). Combinés aux critiques à l’endroit de ses alliés occidentaux, les conséquences des actes du président laissent présager de grands changements dans l’ordre mondial, ce qui éveille l’attention des pays asiatiques, envers lesquels l’administration Trump n’a pas pris de positions claires (Sutter, 2018).

La seule tangente que l’on peut décerner des discours présidentiels américains est le constant rappel des injustices économiques que subissent les États-Unis de la part de l’Asie (Sutter, 2018). On peut en tirer la ligne directrice de Trump en Asie — le confinement de la Chine — laquelle a été qualifiée de contre-productive : il serait nécessaire de maintenir un dialogue ouvert, de soutenir les objectifs communs et « to redouble efforts to construct confidence-building measures and to encourage transparency » (Huxley et Schreer, 2017 : 88). Une position contraire n’aurait pour conséquence que de rendre les relations diplomatiques plus difficiles, et que chaque pays se retranche davantage de son côté.

Le désintérêt nouveau que montre l’administration américaine pour les institutions libérales, auxquelles le pays a pourtant indéniablement contribué à la mise en place et au renforcement, apparaît comme un signal très inquiétant pour les pays asiatiques en quête d’un leadership fort dans la région. Le refus américain d’endosser ce rôle dans la dernière année laisse la place à une Chine qui s’implique de plus en plus dans les institutions internationales — sans toutefois appliquer sur son propre territoire les normes internationales s’y rattachant (Tiberghien, 2018). La Chine continue de charmer sa région, malgré les manèges auxquels elle s’adonne, en grande partie grâce à son pouvoir commercial. Cela étant dit, elle ne reste encore que la deuxième plus grande économie mondiale, derrière les États-Unis.

4. Les relations économiques

En tant que principale puissance économique mondiale depuis le début du 20e siècle, l’influence des États-Unis sur le système économique est bien entendu considérable. Siégeant dans un réseau complexe d’alliances et d’ententes, il est difficile d’évaluer quelle partie du monde économique n’a pas été influencée par les États-Unis d’Amérique.

Le rôle de garant des États-Unis suite à la Deuxième Guerre mondiale ne s’est pas limité aux facteurs de sécurité et d’institutions politiques : ils ont aussi fortement contribué à la reconstruction de l’Asie de l’Est d’après-guerre sous forme d’investissements et de prêts (Ikenberry, 2004 : 355). Le Japon en particulier a grandement bénéficié de ces aides, qui ont favorisé son essor jusqu’à la fin du 20e siècle, venant rivaliser son ancien mentor pour l’hégémon régional — et même mondial. Durant l’époque de la guerre froide, les États-Unis ont accepté des balances commerciales ayant un important déficit afin de maintenir l’équilibre sécuritaire chez ses alliés, pour éviter qu’ils ne se tournent vers l’URSS et changent effectivement de camp (Ikenberry, 2004 : 355). Cela a été un compromis économiquement coûteux pour les États-Unis, qui ont toutefois très bien su tirer leur épingle du jeu, permettant d’un côté le développement effréné d’économies centrées sur l’exportation et, favorisant de l’autre la création de sociétés de consommation. On remarque toutefois que la Chine et le Japon représentent toujours aujourd’hui deux des pays avec lesquels les États-Unis ont le plus grand déficit commercial (US Census Bureau, 2019).

C’est suite à la Guerre froide qu’on peut observer un tournant dans les politiques américaines, et un rééquilibrage de la balance économique dans laquelle les intérêts américains passent davantage au premier plan (Beeson, 2004 : 446). Sans la possibilité de se tourner vers un autre partenaire commercial que les États-Unis, plusieurs pays asiatiques se sont retrouvés à la merci de politiques américaines qui ne toléraient soudainement plus leurs pratiques économiques (Beeson, 2004). Ce pivot est venu forcer, en quelque sorte, l’implantation du capitalisme et de la libéralisation dans les économies asiatiques, sous peine d’être laissé pour compte dans l’ordre économique mondial. Le plus important symptôme de cette transformation reste la crise économique asiatique de 1997.

Cette crise reste l’un des plus grands traumatismes économiques de l’Asie orientale, dans lequel les États-Unis et le FMI ont eu un point important, ayant été à la source de la crise en plus d’avoir contribué à son amplification (Beeson et Robison, 2000). La mauvaise gouvernance lors de l’implémentation du capitalisme dans les pays touchés avait été blâmée par les Américains comme étant la source de la crise, ce qui conduit les États-Unis, par le biais du FMI, à proposer des réformes sévères afin de régler la crise — ce qui a l’effet accidentel de l’exacerber davantage (Beeson, 2004 : 448). Malgré les tentatives des États-Unis d’atténuer la crise, celle-ci a contribué aux sentiments antiaméricains en Asie, et plus particulièrement en Asie du Sud-Est, une région déjà ambivalente face aux Américains et où la crise a frappé le plus sévèrement (Beeson, 2004). C’est donc sans surprise que la région s’est finalement tournée vers la Chine, quelques années plus tard, pour y baser ses intérêts financiers, délaissant doucement les Américains.

Le Lowy Institute classe les États-Unis plus de 30 points d’influence sous la Chine en matière de relations économiques en Asie, la plus grande différence positive pour la Chine de toutes les catégories (Lowy Institute, 2018 : 11). Cela s’explique par l’initiative chinoise des routes de la soie lancée en 2013 par le Président Xi Jinping, un plan de renforcement des liens économiques régionaux qui fournit aussi de l’aide au développement, deux facettes très importantes pour les gouvernements Sud-est asiatiques que les États-Unis prévoyaient aborder sous Obama, mais qui ont été complètement abandonné par l’administration Trump (Lowy Institute, 2018 : 14). Là où on espérait un rôle plus soutenu des États-Unis dans le développement des institutions régionales asiatiques et l’intégration des normes libérales dans la région (The Asia Foundation, 2016:xi), la nouvelle administration a chamboulé les atteintes en se retirant du PTP, un partenariat qui avait été qualifié de « bedrock of U.S. economic engagement in the Asia-Pacific  » (The Asia Foundation, 2016 :22). Le document de The Asia Foundation met aussi en garde contre le nationalisme économique et l’isolationnisme, rappelant que « in a time of global economic weakness, protectionism will certainly back­fire, as it did in the 1930s » (The Asia Foundation, 2016 :28). Ces craintes formulées par les pays d’Asie orientale se sont complètement cristallisées sous l’administration Trump, dont le slogan America First ne laissait déjà aucun doute quant à ses ambitions nationalistes.

Si on critique le manque de politique claire de la nouvelle administration américaine envers l’Asie (Huxley et Schreer, 2017 ; Sutter, 2018), la position économique du président vis-à-vis de la région est toutefois limpide : le nouveau président refuse que les États-Unis continuent de se faire « arnaquer » par ses partenaires économiques. Les principaux arguments du président pour défendre ce point concernent « the US trade agreement with South Korea and US trade deficits with China and many other Asian countries » (Sutter, 2018 :11). La visite du président à l’APEC en 2017 s’est aussi soldée par des avertissements sur le fait que « the US would no longer play what the president saw as a passive role in the face of unfair practices by economic partners that disadvantage the US » (Sutter, 2018). La Chine est au cœur de ces menaces, étant vue comme la plus grande rivale des États-Unis au plan économique et géopolitique et qui en plus ne respecte pas les règles du commerce international.

Les menaces se sont concrétisées rapidement dès que le gouvernement américain a provoqué une ‘guerre commerciale’ contre la Chine, annonçant une série de tarifs commerciaux punitifs depuis juillet 2018, auxquels la Chine a riposté de manière proportionnelle (Liu et Woo, 2018). Une modélisation des conséquences de la guerre commerciale prévoit des conséquences négatives pour les deux parties, ce qui aura vraisemblablement des répercussions sur les autres pays faisant des échanges économiques avec elles (Li, He, et Lin, 2018 : 1563). Liu et Woo blâment les tensions actuelles sur « a systemic feature of the present uncoordinated multipolar political order » (Liu et Woo, 2018 : 338), reconnaissant que les États-Unis ne semblent pas accepter le nouvel ordre économique qui se dessine.

Il est difficile de prévoir ce qui pourra arriver par la suite. L’émergence de deux grandes puissances — la Chine et l’Inde, toutes deux en quête de l’hégémon régional — pourrait avoir un impact colossal sur les relations dans l’Asie-Pacifique. La crainte du départ des États-Unis de l’échiquier avait été annoncée par the Asia Foundation : « If the United States, rich with experience in global leadership, retreats in this situation, there will certainly be a leadership vacuum » (The Asia Foundation, 2016 :37). L’implication de la Chine avec l’initiative de la route et la ceinture laisse présager que ce vide n’aura probablement pas lieu : la Chine aura tout intérêt à prendre la tête du développement régional. Cela reste cependant une hypothèse impossible à confirmer, comme le prochain gouvernement américain pourrait choisir de revenir sur ces dernières années afin de reprendre une approche plus traditionnelle aux relations internationales (Huxley et Schreer, 2017 : 84).

Il reste cependant que le système international a été monté en grande partie par le monde occidental, plus particulièrement par les États-Unis. L’émergence de nouveaux leaderships régionaux, même dans les cas les plus pessimistes, ne détruira probablement pas l’ensemble structurel des normes internationales ayant émergé en grande partie de la culture américaine.

5. L’influence culturelle

La période suivant la Deuxième Guerre mondiale ne laissait pas présager la pénétration du marché asiatique par la culture américaine qu’on lui connaît aujourd’hui — les vestiges de la guerre avaient laissé les populations asiatiques méfiantes envers une trop grande influence de la patrie de l’oncle Sam (Wilcox, 1966). Malgré tout, une once de curiosité existait pour l’étranger : Wilcox déclare qu’en 1960, « 45 percent of all Far Eastern cinema-screen time was filled by American films; radio time in many countries was dominated by American popular music, and Time and Life were more accessible than many local publications » (Wilcox, 1966 :111). Le succès de la propagation de la culture américaine semble ainsi reposer sur son accessibilité, sa disponibilité et sa simplicité (Cismas, 2010). C’est l’origine de la culture populaire au sens littéral : la culture du peuple qui surpasse celle des élites (européennes), laquelle était souvent perçue comme inaccessible de fait de son raffinement.

Certains considèrent même que l’influence culturelle américaine s’apparente à une américanisation du monde se définissant comme « a mass standardization of routine lifestyle and societal mindset […], or American modernity as the social norm » (Chun, 2012 : 504). Cela pousserait l’idée d’impérialisme américain encore plus loin, ne se limitant pas non plus à l’influence institutionnelle, économique et militaire, mais s’étendant à une influence beaucoup plus subversive qui pénètre les mœurs et les croyances jusqu’à les remplacer. La culture populaire ne vient pas chasser les traditions en les remplaçant par d’autres, mais vient créer un réseau de croyances et de valeurs qui rendent ces traditions non pertinentes, concrétisant ainsi leur hégémonie culturelle.

Certains États en Asie orientale souhaitent proposer une alternative et donc concurrencer l’hégémon culturel américain dans la région. Le Japon a, par exemple, conquis les écrans de télévision en Occident dès la fin du 20e siècle avec ses dessins animés et ses produits électroniques révolutionnaires. Mais l’ère Nintendo n’a pas fait long feu avant d’être mise au défi par des compétiteurs américains, rendus experts à répondre aux demandes des consommateurs. En ce sens, la propagation de la culture américaine a la forme d’une énorme campagne marketing : les valeurs soutenues par McDonald en tant qu’ambassadeur américain ne sont certainement pas très claires au premier coup d’œil, mais sous les promesses de burgers juteux on retrouve les mêmes concepts d’harmonisation, de standardisation, et de banalisation (commoditization) de la culture. Même aux endroits où il existe des forces s’opposant à l’arrivée de cette culture étrangère, on en observe tout de même les traces ou des imitations, comme en Chine où les copies des chaînes de fast food américaines presque parodiques ont pu être aperçues dans les médias (voir Giang, 2011).

Certains parlent d’une appropriation de la culture américaine dans l’environnement local, donc d’une adaptation d’un produit qui ne viendrait ni contester, ni remplacer la culture locale, mais plutôt la complimenter en s’y adaptant (Beck, Sznaider, et Winter, 2003). Et c’est en ce sens que l’influence américaine prend toute sa force : elle institue un mode de vie alimenté par un consumérisme sans complexe qui ne change ni le contenant ni le contenu, mais qui propose un cadre de perception qui bouleverse la culture d’accueil. Ce processus est parfois appelé mondialisation, pourtant il s’agit essentiellement de produits américains, d’idées américaines et de concepts américains dont il est question. Par exemple, l’inclusion d’un menu végétarien chez McDonald en Inde ne rend pas le restaurant plus indien : au contraire, cela renforce l’idée que le produit est ouvert d’esprit, qu’il demande à plaire, et qu’il est prêt à se transformer pour être accepté. Pour le consommateur, la perception s’étend au pays d’origine sans difficulté, au même titre que made in China est souvent synonyme de mauvaise qualité dans leur esprit.

La culture est probablement la facette de l’influence la plus insidieuse et difficile à appréhender. Elle reste beaucoup moins affectée par les changements de gouvernement ou de politique, s’étant institutionnalisée d’une façon presque indépendante et créant des liens en dehors du pré carré de la politique. Mais la concrétisation d’idées nationalistes, sous la bannière de Donald Trump, accuse quand même des conséquences sur l’influence culturelle américaine. Si le président rejette les effets de la mondialisation et des institutions internationales en bloc, il renie par le fait même une partie de l’héritage culturel construit par les Américains.

Encore une fois pour cette forme d’influence, l’approche de Trump aura probablement des conséquences négatives dans le futur. Il est probable que les États-Unis perdent de leur crédibilité, et que cela se reflétera dans une perte de leur influence culturelle au profit d’autres joueurs. Pour l’Asie-Pacifique cela pourrait vouloir dire davantage de migration et de tourisme régional ou vers différentes régions, des étudiants se dirigeant vers d’autres universités anglophones (ou même chinoises!), un support pour le développement de marques locales, etc. La mondialisation se portera probablement bien sans son plus grand contributeur : il reste à savoir si quelqu’un prendra la relève ou si le mouvement sera en mesure de continuer seul.

Conclusion

L’influence des États-Unis sur l’Asie, comme sur le reste du monde, est incontestable. Par leurs actions après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont pris un rôle de leader démocratique, de gré ou de force, agissant au nom du bien commun tout en protégeant ses intérêts particuliers avec une force parfois démesurée. L’influence américaine a su s’harmoniser aux différentes périodes de l’histoire, mobilisant le hard power en temps de guerre, et le soft power en temps de paix. Grâce à de nombreuses ententes dans la région, les États-Unis se sont imposés sur tous les tableaux pendant plusieurs décennies. Cette puissance n’a toutefois pas été atteinte sans son lot de controverses : entre les guerres et les retournements de gouvernement, les États-Unis se sont assurés d’établir des institutions défendant leurs intérêts sans toujours avoir une vision très philanthropique.

L’arrivée à la tête des États-Unis d’une administration brisant les normes et les politiques établies en Asie est venue y chambouler l’ordre et le statu quo établis. Même si l’influence américaine reste pour l’instant la plus forte en Asie, cela pourrait rapidement changer. La Chine a entamé depuis plusieurs décennies une expansion de son influence régionale, devançant déjà les États-Unis sur le plan économique et diplomatique. Il reste que les États-Unis possèdent toujours une influence notable sur le plan culturel et grâce à leurs réseaux de défense. Cependant, l’abandon du PTP a porté un coup dur à la crédibilité de l’Amérique en Asie, qui demande plus de partenariats économiques et d’aide au développement. De son côté, la Chine a saisi la balle au bond en lançant son projet pharaonique des nouvelles routes de la soie. Si les États-Unis respectaient leur promesse de quitter les alliances militaires en Asie, le balancier pourrait arrêter de pencher en leur faveur.

Même avec un retrait total des États-Unis dans la région, ce qui est peu probable, l’influence américaine ne disparaîtra pas rapidement. Sa contribution aux institutions internationales et à la mondialisation est un héritage qui est trop bien ancré dans le monde tel que nous le connaissons pour s’évanouir du jour au lendemain. Ainsi, l’influence des États-Unis perdurera probablement jusqu’à la prochaine transformation du monde international, avec ou sans leur volonté.


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