Marie Redon. Géopolitique des îles. Des îles rêvées aux îles mondialisées. Paris : Le Cavalier Bleu, 174 p.

Frédéric Lasserre1

¹ Professeur à l’Université  Laval et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG); Frederic.Lasserre@ggr.ulaval.ca


Les îles ont longtemps été considérées comme des territoires isolés, marginaux; puis comme stratégiques avec l’avènement du droit moderne de la mer qui permet aux États de contrôler de vastes espaces maritimes. Aujourd’hui, avec la globalisation et l’accélération des transports, les îles sont elles aussi intégrées dans la circulation mondiale des biens, des idées, des services et des personnes. Toute île est un port mondial possible, et non plus une simple terre entourée d’eau, périphérie marginale du monde productif. Alors qu’est-ce qu’une île aujourd’hui ?

La géographe Marie Redon propose une lecture originale pour comprendre ce que la globalisation fait aux îles et à leur usage : les îles donnent un éclairage spécifique à quelques grands processus géopolitiques contemporains » (p.10-11). De nouvelles frontières naissent du droit de la mer, des flux migratoires, des circulations financières, des convoitises pour les ressources halieutiques et minérales.

L’auteure revient tout d’abord sur des éléments déjà présents dans la littérature, mais qu’elle remet en perspective historique : les îles sont l’objet d’enjeux géopolitiques, héritages de leur localisation particulière près des routes maritimes ou de ressources spécifiques, et qui en ont parfois fait des points d’appui stratégiques, source de leur fortune parfois éphémère. Ainsi Saint-Pierre et Miquelon, que la France a pu conserver au traité de Paris de 1763 et dont la ressource, la morue, n’avait à cette époque pas la même valeur qu’aujourd’hui ; ainsi Nauru, qui a pu prospérer un temps grâce au phosphate avant de voir son économie décliner avec l’épuisement de cette ressource. La valeur géopolitique des îles connait également une profonde mutation avec l’entrée en vigueur en 1982 de la 3e Convention du droit de la mer qui permet aux États de contrôler de vastes étendues marines à partir des terres, donc des îles également. Mais n’a-t-on pas accordé là des droits exorbitants aux États souverains sur de petites îles ? comment justifier qu’une île minuscule puisse, en théorie, donner droit à une zone économique exclusive de 321 700 km2 ? Un nouveau débat émerge sur les limites à donner à ce droit aux espaces maritimes et sur le seuil entre île donnant droit à de vastes espaces maritimes, et rocher, îles trop petites et qui ne seraient parées de d’une petite mer territoriale; sachant également que nombre de bénéficiaires de ces importants espaces maritimes sont de très petits États insulaires, pour qui la mer constitue une ressource majeure mais qui n’ont pas toujours les moyens d’en contrôler l’exploitation.

Dans un monde où le tourisme est devenu une industrie majeure, les îles sont l’espace d’un nouvel imaginaire touristique très rentable. Mais qui profite de ces mutations et de cette mise en valeur des images idylliques de plages insulaires ? D’autres activités se sont rapidement développées dans certaines îles, qui profitent de leur insularité, voire de leur souveraineté de micro-État pour permettre l’essor d’activités financières parées d’une image licencieuse : l’industrie des casinos, des cyber-activités parfois non autorisées, mais aussi des activités bancaires et financières, en particulier grâce au choix d’une fiscalité très attractive – permettant l’essor des paradis fiscaux, « hors du droit commun mais parfaitement légaux » (p.145) – pour le moment, tant commence à monter une certaine pression des États dits développés sur ces États pour que se tempèrent les pertes fiscales que ces paradis leur occasionne. Un Chypriote du Nord interrogé par l’auteure répond : « Ici, ce n’est pas l’État qui contrôle les casinos mais les casinos qui contrôlent l’État. » (p.154).

Et les îles, de par leur localisation, comme les îles italiennes Pantelleria ou Lampedusa en Méditerranée, mais aussi du fait de leur fragmentation politique, demeurent des étapes sur des routes maritimes illégales, en Méditerranée, dans les Caraïbes, dans le Pacifique, routes de la drogue, route des migrants, autant de réalités que le monde contemporain voit se pérenniser sans pouvoir apporter de réponse.

Dans ce livre clair, au style limpide et abordable, Marie Redon voit les îles osciller entre « effacement » régional et « suraffirmation » identitaire et politique. À côté du vieil imaginaire occidental, aujourd’hui mis en scène et « disneylandisé », elles sont objets de convoitise, sujets d’un droit complexe, zones attractives ou répulsives, et souvent vulnérables face aux changements climatiques, face à l’appétit de puissances lointaines ou d’intérêts financiers majeurs. Loin de l’isolement, les îles sont l’avant-scène des transformations du monde qu’induit la globalisation.