Les intermédiaires de la Chine à Abidjan

Xavier Aurégan1

1Docteur en géographie-politique, PRAG à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense; Expert au Centre Technique de coopération (CPR) agricole et rurale ACP-UE
xavierauregan@hotmail.com

RG v1 n2, 2015


Résumé : Cet article exploratoire se propose de décrire une partie des Ouest-africains employés par les ressortissants chinois. En Côte d’Ivoire et à Abidjan notamment, ces intermédiaires ont des statuts divers, bien que les représentations afférentes soient globalement identiques. Ceci corrobore la diversité des activités chinoises qui tendent à augmenter très rapidement, à l’image des investissements et échanges commerciaux bilatéraux.

Abstract: This exploratory article proposes to describe some of the West African employees by Chinese nationals. In Côte d’Ivoire and in Abidjan, these intermediaries have various statutes, although the depictions thereof are essentially the same. This corroborates the diversity of Chinese activities which tend to increase very quickly, like bilateral investment and trade.

Mots-clefs: Afrique de l’ouest, intermédiaires, commerce, Chinois.

Keywords: Western Arica, intermediaries, trade, Chinese


Davantage qu’une étude spécifique sur ces intermédiaires, les lignes suivantes sont avant tout un recueil, pour partie subjectif, d’impressions, d’observations, de discours, de représentations et de situations relevés au gré des études de terrain en Afrique de l’Ouest, en Côte d’Ivoire notamment. Informels, ces entre­tiens, discussions et échanges ne peuvent donc être considérés comme issus d’une démarche méthodologique propre. Ces portraits tendent surtout à mettre en exergue les ressentis de cette « communauté », informelle également, travaillant auprès de ses « patrons » chinois. L’ensemble de ces acteurs chinois et ouest-africains forme ainsi une partie de la thématique multi scalaire des relations entre Chine et Afrique, qui combine une multitude de facteurs (économiques, politiques, géographiques ou encore démographiques). Dans ce cas précis, ce sont avant tout les représentations qui sont privilégiées, et bien qu’ils ne soient pas explicitement analysés, de nombreux enjeux peuvent être extraits : stratégies, discours, particularités culturelles, rapports de forces, activités écono­miques et caractéristiques démogra­phiques, etc.

Ces intermédiaires ivoirien(ne)s ont des statuts variés, comme leurs métiers ou activités du reste. S’ils sont majoritairement jeunes, sans bagage scolaire substantiel – rarement analphabètes –, ils sont avant tout indispensables. Certains exercent un emploi bien éloigné de leurs possibilités et de leurs formations – parfois faite en Chine grâce aux dizaines de bourses annuelles accordées aux gouvernements africains. Il s’agit, dans un premier temps, de proposer des portraits, succincts, qui permettront ensuite de tirer quelques éléments généraux et analytiques propres à ces intermédiaires, ces acteurs des
espaces d’interaction sino-africains.

Globalement, ces intermédiaires de l’emporium chinois gagnent entre 50 et 100 €, se satisfont de cet emploi faute de mieux, et critiquent dans l’ensemble les relations professionnelles altérées par le comportement autoritaire des employeurs chinois. Tous, sans exception et à l’image de Dakar ou Bamako, se trouvent dans une informalité totale – un accident du travail étant synonyme de renvoi sans autre forme
de procès.

À Adjamé, où se trouve le Chinamarket abidjanais (Figure 1), une activité est directement tributaire des commerces chinois : celle de centaines de femmes étalant les marchandises chinoises à même le sol – ces « commerces de Made in China par terre ». Une occupation illégale de la chaussée qui entrave par ailleurs les livraisons et les réapprovisionnements. Les statuts de ces Ivoiriens sont divers. Certain(e)s sont directement employé(e)s par un commerçant chinois, vendant et négociant ses marchandises à l’unité et pour son compte. D’autres, après négociations et achats de chaussures en semi-gros, soient plusieurs dizaines de paires, s’installent dans les interstices des avenues, devant les portes d’entrée ou bien au centre des rues.

FIGURE 1
À Abidjan: Adjamé et son Chinamarket

L’économie informelle, ou « popu­laire » qui représente de 40 à 70 % de l’économie dite formelle des États ouest-africains, permet à des millions de foyers de vivre. Les commerçants chinois et leurs produits à bas prix permettent la création d’emplois directs (traducteurs-vendeurs) et surtout indirects (bana-bana, marchands ambulants). Ces derniers, ou plutôt dernières apportent un second salaire au foyer et participent directement à la baisse des biens de consommation courants. Ils sont fréquemment l’objet de « déguerpissements » de la part des mairies respectives, car entravant les chaussées. Ces bana-bana et « revendeurs de Made in China par terre » exercent parfois directement pour le compte du commerçant chinois, mais plus généralement d’une manière individuelle, bien que les achats soient fréquemment groupés pour obtenir des prix plus bas qu’une seule femme aurait eu seule – sans compter l’importante somme à mobiliser, bien que le crédit soit de plus en plus courant et octroyé par les Chinois.

À Abidjan, l’activité de Mathilde est représentative. Jeune ivoirienne travaillant pour Mme Fāng, originaire de Shanghai et tenant le snack à proximité de la cité administrative ivoirienne, elle vend les sandwichs et nems aux fonctionnaires ivoiriens descendus pour la pause déjeuner. Elle gagne environ 45 € par mois pour 45 heures hebdomadaires. En plus de la vente au snack, elle se rend le samedi chez la famille Fāng, aux Deux-Plateaux. Dans leur logement, elle s’occupe principalement du ménage et de la cuisine, fait atypique étant donné l’aversion généralisée des ressortissants chinois envers la cuisine locale et l’attention portée à l’alimentation en général.

À Marcory, Séraphin, Hughes et les autres employés des salons de massage gagnent approximativement les mêmes salaires. Ils sont a priori et en premier lieu agents de sécu­rité, mais exercent dans les faits plusieurs tâches et activités, dont les courses, une traduction sommaire parfois, négocient avec les forces de l’ordre, etc. Édouard, quant à lui, gagne plus de 100 € mensuellement contre 68 € en 2004, année de son engagement au Tender Bar. Il est en quelque sorte privilégié au regard de son homologue Séraphin, vigile depuis septembre 2011 au Bar Harico rouge. Ce dernier perçoit environ 45 €, soit un montant inférieur au tarif d’une heure passée avec l’une des jeunes femmes chinoises. Leurs avis, quant aux activités proposées, sont pour la plupart bienveillants. On peut les comprendre, ces jeunes hommes étant directement impliqués. Leurs salaires – mis à part Édouard – sont toutefois la cause de reproches adressés aux « patrons chinois qui ne paient pas bien [leurs employés ivoiriens] ». Hughes, employé polyvalent à La Cerise rouge, désapprouve lui et par la même occasion ces « Chinois qui dévergondent » le paysage et les mœurs abidjanais. Il signale, en outre, les sommes faramineuses dégagées par cette activité, « acceptée par les policiers qui viennent toucher des cadeaux ». Cette corruption est d’ailleurs dénoncée par plusieurs gérant(e)s chinois(es). Quant à leur emploi ni « pire » ni meilleur qu’ailleurs – autrement dit chez d’autres étrangers –, un certain paradoxe apparaît entre celles et ceux préférant travailler pour des employeurs libanais et les autres, estimant correctes les conditions de travail chez les Chinois.

Chez ces employés travaillant dans les commerces chinois à Adjamé, ce clivage est suscité par l’envi­ronnement humain – les relations sociales – de l’employé : respect du personnel et de ses composantes (pratiques religieuses, différences culturelles et rythme de travail, horaires, frontière floue entre le cadre professionnel et social), et éléments plus personnels, partiaux, relatifs à la relation créée et entretenue entre les deux parties.

Finalement, si les intermédiaires sont a priori Ouest-africains, ils deviendront également et de plus en plus Chinois ! Intégrés, parlant français voire quelques mots et phrases de wolof, de baoulé ou de dioula, ils prendront partiellement la place des premiers pour servir et faire le lien entre ressortissants chinois et population locale, soient les chalands. D’ailleurs, certains acteurs n’éprouvent pas ou plus le besoin d’employer des intermédiaires, telle Mme L. Le commerce de cette dernière, situé dans la rue Colomb sur Le Plateau, est la seule activité commerciale indépendante chinoise proprement dite au Plateau. Quinquagénaire, elle est originaire de la province du Hunan (Sud-Est) et bénéficie de la clientèle des wôrô-wôrô (taxis communaux) stationnés sur la voie. Elle vend essentiellement des chaussures, des médicaments et de l’alimentaire (nouilles et nems). Logeant au Plateau – cas unique à notre connaissance – elle est arrivée en 1999 en Côte d’Ivoire en investissant dans les secteurs de la riziculture et de la pêche. Peu lucratif, sources de conflits ou concurrencés par l’État chinois lui-même, elle s’est donc tournée vers le commerce. Intégrée, bredouillant le français et quelques formules baoulés, elle est de fait la seule commerçante à avoir un accès direct aux classes moyennes supérieures du Plateau et n’emploie pas de locaux. Cette clientèle relativement aisée, travaillant majoritairement dans le secteur privé, lui procure des marges substantielles et supérieures à ses confrères d’Adjamé (environ 20 % pour une paire de chaussures).

Commerçants dans les échoppes, traducteurs, agents de sécurité/médiateurs, vendeurs de produits finis dans les supermarchés, hommes et femmes de ménage et à tout faire, avocats, chauffeurs et manutentionnaires, le statut et l’activité des intermédiaires sont hétérogènes et évoluent rapidement au gré et à l’image des activités chinoises en Afrique de l’Ouest. Leurs activités ont été rendues possibles, si ce n’est obligatoire, par la pression socio-économique locale subie par la communauté chinoise. Pour cette dernière, la méconnaissance du terrain, la pratique très limitée ou inexistante de langues étrangères, ce statut de « dernier » migrant et étranger sont plusieurs facteurs concourant à employer ces jeunes hommes et femmes dans leurs commerces. Cette relation professionnelle incontournable rejoint, toute proportion gardée, l’obligation pour un étranger en Chine, de s’associer à un local pour établir une coentreprise. Les bas salaires, les taux de chômage et les avantages induits sont également directement liés à l’emploi des intermédiaires. Cette nécessité renvoie également aux origines et formations, voire aux cursus scolaires et aux capacités intellectuelles et d’adaptations modestes de ces migrants temporaires, pour moitié originaire du Henan.

Pour ceux-ci, les avantages sont d’abord liés à la communication, inexistante s’ils ne pratiquent pas la langue officielle, le français. Leurs intermédiaires négocient ainsi plus finement, lorsqu’ils n’effectuent pas directement la vente. Ils préviennent des conflits et permettent au patron, si ce n’est de s’intégrer, du moins d’intégrer plus aisément le commerce et ses marchandises dans les paysages respectifs. Ils forment en définitive une sorte de caution, de représentation nationale et physique envers les clients, les forces de l’ordre et s’opposent directement, avec la clientèle toujours plus nombreuse, aux organisations combattant la présence commerciale chinoise. Les principaux inconvénients sont inhérents au salaire versé, certes modeste en général, avec une faible propension à l’apprentissage de la langue, à aller vers ces « autres », et incitent, en cela, à rester entre soi, à favoriser le communautarisme plutôt que de participer à une société multiculturelle. Ainsi, les communautés chinoises développent une perception autocentrée par rapport à leurs groupes socioéconomiques référents. En quelque sorte et en généralisant, « le projet diasporique d’assimilation ne les concerne pas, celui de l’errance ne les concerne plus, ils se tiennent à distance des valeurs des sociétés d’accueil » (Tarrius, 2001 : 46).

En ce qui concerne les représentations ouest-africaines des jeunes employés travaillant pour des ressortissants chinois, en particulier dans les commerces, si les parcours, les responsabilités et les relations qu’entretiennent ces salariés avec leurs employeurs diffèrent, quelques éléments généraux et concordants peuvent être mis en évidence. Ainsi, les Ivoiriens (ou Maliens, ou Sénégalais) présents devant et derrière les comptoirs chinois bénéficient d’un certain statut, à ne pas négliger. Légitimant en partie l’activité commerciale, ils assurent le service après-vente, la relation chaland-vendeur, parfois la négociation, mais surtout, forment l’interface entre les « commerciaux » locaux (celles et ceux qui achètent en demi-gros afin de
diffuser les Made in China sur l’ensemble du territoire) ou les simples clients et les commerçants asiatiques. De ce point de vue et formant à la fois un lien privilégié et incontournable, ils acquièrent une relative légitimité et reconnaissance auprès des leurs.

Ces connexions sino-africaines participent pleinement à l’essor du commerce chinois, à sa diffusion territoriale et aux représentations. Globalement appréciés puisque fournissant des emplois, les commerçants chinois sont surtout décriés ou dénigrés pour les marchandises qu’ils vendent. De fait, s’il existe certaines productions à charge, les barrières linguistiques et culturelles, conjuguées à une implantation socioéconomique limitée, provoquent finalement peu de réactions hostiles. Néanmoins, l’indifférence est rare. Le sujet interpelle et intéresse. Les articles traitant des « chinoiseries » ou du « chin-tok » sont en effet nombreux à émailler la presse ivoirienne par exemple. Dans ce cadre, l’unique prescription, pour ces populations en quête de soins et de marchandises à bas prix, c’est la pauvreté.

Conclusion

Exploratoire, cette modeste contribution à l’analyse des intermédiaires en Afrique de l’Ouest permet de dégager plusieurs éléments généraux. Bien qu’il n’y ait pas de conflits à proprement parler sur ce territoire ouest-africain, la méthode géopolitique est utile puisqu’elle seule peut dépasser les clivages disciplinaires et aborder ces intermédiaires et leurs employeurs chinois via les angles géographique, économique, sociologique, démographique, politique éventuellement, anthropologique plus certainement. De fait, si les relations sino-africaines sont fréquemment vues à travers les rôles de l’État, africain comme chinois, il convient d’intégrer ces innombrables acteurs chinois et africains qui bâtissent « par le bas » ce rapport transdisciplinaire. En cela, ces intermédiaires ouest-africains qui sont indispensables à la bonne tenue du commerce chinois et à son environnement se situent parfois à une tout autre échelle, qui n’a pas été décrite ici, mais qui témoignent de plusieurs strates ou échelles d’intermédiaires. En définitive, celles-ci mettent en exergue la complexification, la diversification et la pluralité des présences chinoises en Afrique et en Afrique de l’Ouest, et des représentations qui y sont liées.

Références bibliographiques

AURÉGAN, Xavier (2013) Représentations, « intégrations » et organisations : les enjeux des dynamiques migratoires chinoises à Abidjan (Côte d’Ivoire). Monde Chinois, 33 : 55-66.

BRÉDELOUP, Sylvie (1991) Des négociants au long cours s’arrêtent à Dimbokro. Cahiers d’Études africaines, 31 (124) : 475-486.

KERNEN, Antoine et VULLIET Benoît (2008) Petits commerçants et entrepreneurs chinois au Mali et au Sénégal. Afrique contemporaine, 228 (4) : 69-94.

TARRIUS, Alain (2001) Au-delà des États-nations : des sociétés de migrants. Revue Européenne de Migrations Internationales, 17 (2) : 37-61.