Les gens de nulle part à la ligne zéro. La clôture à la frontière de l’Inde et du Bangladesh

Marcello Di Cintio1

¹ Marcello Di Cintio est un écrivain canadien. Il a remporté le prix Shaughnessy Cohen de 2012 en essais politiques pour son livre Walls: Travels Along the Barricades. 

RG v5 n1, 2019


La construction de murs a toujours été au cœur des préoccupations de la civilisation humaine. Au premier siècle de l’ère chrétienne, l’empereur romain Hadrien a fait ériger un mur de calcaire de 120 km dans la province romaine de Bretagne. Encore aujourd’hui, les universitaires débattent des intentions qui ont motivé sa construction. Certains suggèrent qu’il voulait exclure de son empire les sauvages qu’il n’avait pas réussi à conquérir, ou bien qu’il cherchait à contrôler le commerce et l’immigration dans la région. D’autres encore doutent que le mur, flamboyante et spectaculaire démonstration du pouvoir impérialiste, ait servi à autre chose qu’à en mettre plein la vue. Sous le soleil du nord, ce mur emplâtré et blanchi brillait sans doute à des milles à la ronde.

Le mur d’Hadrien a continué d’impressionner bien après que son plâtre s’est émietté et que l’Empire romain a cédé sa place à l’Empire britannique. En 1754, l’antiquaire anglais William Stukely s’extasiait devant ce mur, qui selon lui n’était surpassé en grandeur que par le roi en titre des murs construits par les humains, la Grande Muraille de Chine. Stukely a d’ailleurs écrit que « la muraille de Chine dessine une formidable figure sur le globe terrestre, et pourrait bien être visible depuis la Lune ». Il y a lieu de saluer l’audace de ce scientifique du xviiie siècle qui s’attacha à décrire ce que l’on pourrait percevoir depuis l’espace. En réalité, son affirmation était aussi intrépide qu’erronée : on ne voit aucune trace de la Grande Muraille depuis la Lune. Cependant, le mythe, tout comme la muraille, persiste.

Persiste aussi ce besoin de construire des murs. Dans les années 1870, l’Argentine a construit une ligne de tranchées et de miradors, appelée Zanja de Alsina, pour protéger la province de Buenos Aires de l’invasion du peuple autochtone mapuche. Avant la Seconde Guerre mondiale, la France a bâti la ligne Maginot, un mur de béton s’étendant le long de la frontière française, pour se défendre des attaques de l’Allemagne nazie. Fortifiée à l’aide de bataillons d’artillerie, de mitrailleuses et de barricades anti-chars, la ligne Maginot n’a toutefois pas impressionné l’armée d’Hitler, qui s’est contentée de la contourner. Plus tard, l’Allemagne de l’Est a érigé son propre mur : le mur de Berlin, construit en 1961, a séparé les parties est et ouest de la ville pendant près de trente ans.

La blessure psychique infligée par le mur de Berlin et le cuisant échec de la ligne Maginot quelques décennies plus tôt n’ont cependant pas réussi à dissuader les constructeurs de murs de la planète. En 1975, l’Afrique du Sud a érigé une clôture électrique de 120 km – surnommée « le Serpent de feu » – le long de sa frontière avec le Mozambique, pour empêcher que la violence de la guerre civile qui y faisait rage ne s’étende sur son territoire. Avant que l’Afrique du Sud n’en réduise la tension électrique dans les années 1990, le Serpent de feu, avec son venin de 3 500 volts, avait fait plus de victimes que le mur de Berlin. Les éléphants ont depuis piétiné la grande majorité de cette clôture, mais l’Afrique du Sud songe à la rebâtir pour empêcher les braconniers mozambicains de s’en prendre à ses rhinocéros. Les États-Unis ont fait de Bagdad un véritable labyrinthe de béton et ils construisent actuellement un mur visant à les séparer du Mexique. L’Inde a érigé des barrières sur les frontières qu’elle partage avec le Pakistan et le Bangladesh, et au travers du territoire disputé du Cachemire. D’autres murs séparent la Corée du Nord et la Corée du Sud et bloquent l’entrée des Zimbabwéens au Bostwana. En plus des barrières entourant la rive sud du Jourdain, Israël achève la construction d’un autre mur le long de la frontière égyptienne afin de repousser les soi-disant terroristes et les réfugiés de l’Afrique subsaharienne. La Grèce, bien que ruinée, construit à grands frais une barrière à la frontière qu’elle partage avec la Turquie. Malgré leur virulente opposition aux murs d’Israël, de nombreuses nations du Moyen-Orient fortifient elles aussi leurs frontières. Le Koweït a muré sa frontière avec l’Irak, l’Arabie saoudite a muré sa frontière avec le Yémen, et l’Iran avec le Pakistan.

Le concept même de mur porte en lui tellement de négativité que les constructeurs évitent souvent d’utiliser ce terme. Ainsi, le gouvernement de l’Allemagne de l’Est interdisait à ses citoyens de parler du « mur de Berlin », insistant plutôt sur le fait qu’il s’agissait d’un « rempart de protection contre le fascisme ». Les murs plus récents ont hérité de cette langue de bois sémantique : seuls les opposants à la barrière de Cisjordanie et aux fortifications à la frontière états-unienne osent les qualifier de « murs ». Leurs partisans préfèrent « clôture », un mot plus positif. Pour ma part, j’ai rapidement décidé d’adopter le mot mur pour désigner toutes les structures que j’allais visiter. Même lorsqu’elles ressemblent physiquement à des clôtures, ces barrières ont le même effet que les murs ; elles excluent et divisent. Qu’en est-il de ceux qui vivent le long de ces nouveaux murs ? Que signifie un mur pour les gens qui vivent dans les zones frontalières du Mexique et des États-Unis, ou celles de l’Inde et du Bangladesh ?

La partition de l’empire des Indes

Cyril John Radcliffe a promené son crayon sur une carte de l’Inde, un endroit où il n’était jamais allé, et a divisé le pays en deux. Après la dissolution du Raj britannique en 1947, la déclaration d’indépendance indienne réclamait la division de l’Empire britannique des Indes en deux États souverains : l’Inde et le Pakistan. Les frontières séparant les deux pays ainsi formés étaient censées suivre une séparation religieuse : l’Inde serait pour les hindous, le Pakistan pour les musulmans. Mahatma Ghandi, héros de l’indépendance de l’Inde, s’était fortement opposé à la partition. Malgré l’opposition de Gandhi et les objections de politiciens laïcs, les nationalistes hindous et musulmans qui revendiquaient des patries religieuses ont triomphé.

Le Parlement britannique a donc chargé Radcliffe, un avocat diplômé d’Oxford, de dessiner les nouvelles frontières. Radcliffe n’a jamais souhaité s’acquitter de cette tâche,. Le projet impliquait la séparation de quelque 80 millions d’habitants et la répartition de plus de 450 000 km2 de territoire afin de créer un Pakistan en deux parties – un Pakistan occidental et un Pakistan oriental – à partir des flancs de l’Inde. En 1971, le Pakistan oriental a proclamé son indépendance et est devenu le Bangladesh. Radcliffe a donc accepté le contrat à reculons, croyant qu’il aurait six mois pour accomplir cette tâche gargantuesque. Lorsqu’il est arrivé à Delhi en 1947, il a appris de ses supérieurs qu’il devait tracer la nouvelle frontière en trente-six jours à peine.

Les frontières qui ont découlé de cette entreprise témoignent à la fois de la hâte de Radcliffe et de son ignorance totale de l’Inde. La ligne Radcliffe était souvent tracée sans connaissanc edu terrain, sur des cartes à petite échelle[1] au beau milieu de villages, voire de maisons. Dans certaines régions, la frontière suivait des cours d’eau irréguliers, si bien que les propriétés situées le long des rives se retrouvaient de l’autre côté de la frontière chaque fois que les rivières traçaient de nouveaux cours. La ligne de Radcliffe trahissait une incompréhension profonde, ou encore une indifférence totale, quant aux politiques religieuses : de nombreux musulmans et hindous se sont retrouvés du « mauvais » côté de la frontière, séparés de leur communauté religieuse. Radcliffe savait pertinemment que sa frontière allait créer un véritable bourbier. Dès qu’il a soumis ses cartes, il a quitté l’Inde, craignant pour sa vie. À son départ, il a même insisté pour que les soldats britanniques fouillent son avion pour s’assurer qu’il n’y avait pas de bombes ou d’assassins. Il n’est jamais retourné en Inde.

La partition de l’Inde a causé la migration massive de 12 millions de personnes, d’un côté de la frontière comme de l’autre – il s’agit du plus grand mouvement de population de l’histoire, et sans doute du plus sanglant. De 500 000 à un million de personnes ont péri à cause de violences pendant les semaines suivant la partition. Des centaines de milliers de filles et de femmes ont été violées. L’année suivante, l’Ordre de l’Empire britannique a récompensé les efforts de Radcliffe en le consacrant chevalier.

Et l’Inde, malgré sa colère et son indignation devant cette ligne bâclée, n’a jamais corrigé la frontière. Bien au contraire : les citoyens du nouveau dominion de l’Inde ont commencé à la consolider à l’aide de barbelés et d’acier. À l’exception d’une toute petite frontière partagée avec le Myanmar, et de ses côtes où les embouchures du Gange se jettent dans le golfe du Bengale, le Bangladesh est entouré de toutes parts par son grand frère indien. Les deux États ont entretenu des relations relativement cordiales après la partition : l’Inde a appuyé le Bangladesh dans sa lutte pour l’indépendance en 1971, en plus d’accorder la citoyenneté indienne à quelque quatre millions d’immigrants bangladais l’année suivante. Les relations entre les deux pays se sont toutefois vite envenimées. En fait, l’accueil chaleureux de l’Inde a commencé à se dissiper lorsque la population de migrants illégaux en provenance du Bangladesh s’est multipliée pour atteindre dix millions. Au début des années 1980, quelques années avant d’être assassinée, la première ministre d’Inde Indira Gandhi a proposé la construction d’une barrière le long des 4 000 km qui constituent la frontière entre l’Inde et le Bangladesh, dans le but d’empêcher les migrants de la traverser.

Le gouvernement indien a donc entamé le projet de barrière en 1986. Immédiatement, les détracteurs du projet ont soulevé des doutes quant à l’efficacité d’une barrière de barbelés, qui selon eux ne suffirait pas pour empêcher les Bangladais indésirables de traverser la « ligne zéro ». Ils avaient raison ; la barrière n’a jamais découragé quiconque. Mais ce que ces détracteurs ne comprenaient pas, c’était la valeur spectaculaire du mur. L’économiste indien Jagdish Baghwati, lui, l’a comprise :

Même si je crois que la décision de l’ancienne première ministre Indira Gandhi de construire une barrière le long de l’immense frontière indo-bangladaise dans l’État d’Assam était une politique inefficace, je crois aussi qu’il s’agissait d’une politique splendide. Ne rien faire – même si personne ne pouvait véritablement fermer la frontière – aurait été très mal vu d’un point de vue politique, car cela aurait été interprété comme de l’indifférence ou de l’indécision. Ainsi, construire la barrière s’est avéré la façon la moins perturbatrice de ne rien faire tout en donnant l’impression de faire quelque chose[2] !

La barrière indo-bangladaise, tout comme le mur d’Hadrien, était valorisée plus pour sa façade que pour sa fonction. Si l’érection du mur en calcaire éclatant d’Hadrien visait à impressionner ses sujets impériaux, la barrière indo-bangladaise était une illusion visant à apaiser l’anxiété de la nation indienne. Je voulais toutefois visiter la frontière du Bangladesh afin de constater de mes propres yeux cette « splendeur  » politique qu’était le mur.

Le mur au quotidien

La province du Bengale-Occidental partage sa frontière avec le Bangladesh sur plus de 2 200 km, ce qui représente la moitié de la frontière totale du Bangladesh. Le Bengale-Occidental s’est d’abord opposé à l’idée du mur. Les Bengalis des deux côtés de la ligne Radcliffe partagent la même culture, la même religion et la même langue et ne voulaient pas être séparés. Les Bengalis, à l’est comme à l’ouest de la frontière, considèrent Kolkata, auparavant Calcutta, comme leur centre culturel et spirituel. Une barrière physique divisant ces gens, surtout le long d’une frontière tracée par un avocat britannique myope, allait bien sûr à l’encontre de ces liens culturels. En 2000, seulement 5 % de la barrière le long de la frontière entre le Bengale-Occidental et le Bangladesh avait été érigé.

En 2002, toutefois, la menace des terroristes musulmans a miné le sentiment de filiation qui unissait les deux côtés de la frontière. Des observateurs indiens percevaient la montée des partis politiques islamiques au Bangladesh comme une preuve que l’extrémisme religieux s’intensifiait. Des rapports parlaient d’organisations terroristes pakistanaises qui exerçaient des activités au Bangladesh, non loin de la frontière. Des dirigeants accusaient des madrasas bangladaises d’encourager et de planifier des attaques terroristes contre des cibles indiennes. Du côté indien,donc, on se méfiait de plus en plus des hommes barbus portant des turbans. Les Indiens ont commencé à associer les Bangladais avec l’islam, et l’islam avec le terrorisme. L’opposition du gouvernement du Bengale-Occidental au mur s’est donc affaiblie et lorsque j’ai visité la région, la construction de la barrière était presque terminée.

Le poste frontalier de Petrapole, la principale porte d’entrée de l’Inde vers le Bangladesh, est le port terrestre le plus occupé de toute l’Asie – 80 % de tout le commerce entre les deux pays y transite. Tout le commerce légal, faut-il préciser. La contrebande est chose fréquente, et même tolérée, le long de la frontière. Les économies locales reposent en effet sur l’échange de biens d’un côté à l’autre de la frontière – des fruits à l’héroïne, en passant par les travailleuses du sexe bengalies –, et les trafiquants font deux fois plus d’affaires que les commerçants légaux. Le village indien frontalier de Jayantipur m’intéressait davantage que le poste de contrôle, cependant. J’avais lu quelque part que le village se tenait maintenant entre la frontière et le nouveau mur, ce dernier excisant efficacement Jayantipur de l’Inde.

A mon arrivée, j’ai hélé un rickshaw. Le conducteur m’a dit que si je souhaitais voir la barrière frontalière, il me fallait d’abord demander la permission aux Border Security Forces (BSF), la branche de l’armée indienne responsable de la protection des frontières nationales. Il m’a donc déposé au poste des BSF, à quelques centaines de mètres de la frontière. Un agent souriant m’a accueilli dans son bureau et a envoyé quelqu’un chercher du thé quand je me suis assis. Il a ri lorsque je lui ai dit que je voulais voir le mur.

– « Ce n’est pas permis. Impossible » Il a secoué la tête et a ricané dans sa barbe, comme si ma requête était la chose la plus ridicule qu’il ait jamais entendue.

Je lui ai répondu que je ne voulais pas traverser le mur, ni même y toucher, mais que je souhaitais simplement le voir.

– Je m’intéresse aux frontières et aux barrières, ai-je J’en ai visité plusieurs un peu partout dans le monde. C’est la raison pour laquelle je suis venu en Inde.

– Avez-vous vu le mur en Palestine? a-t-il demandé.

– C’est de là que nous est venue l’idée. Nous nous sommes inspirés des Israéliens.

J’ai voulu me renseigner sur Jayantipur. L’agent m’a dit que j’avais été mal informé, que le mur ne séparait pas le village de l’Inde, mais que certaines terres agricoles se trouvaient en effet du côté bangladais de la frontière. Seuls les propriétaires terriens avaient la permission de traverser le mur pour cultiver leurs terres. « Vous pouvez vous rendre à Jayantipur, a-t-il ajouté. Le village est juste de l’autre côté de la route. Mais vous ne pouvez pas voir la barrière. »

Les bombes ont éclaté et ravagé le marché Ganeshguri à Gauhati, puis dans d’autres villages. Les journaux et les bulletins télévisés ont spéculé sur les coupables – des groupes pakistanais, des djihadistes indiens ou des mouvements de libération locaux, comme le Front uni pour la libération de l’Assam (ULFA), la Jamiat Ulema-i-Hind (JUH) et le Front démocratique national du Badoland (NDFB) : des factions du nord-est de l’Inde qui sont considérées comme terroristes. Tout le monde s’entendait cependant sur une chose, peu importe le groupe blâmé : ceux qui avaient commis ce carnage avaient sans aucun doute traversé le mur.

L’extrémité nord-est de l’Inde est divisée du reste du pays. Non par un mur ou une barrière, mais à cause du stylo maladroit de Radcliffe qui a pratiquement coupé le nord-est de l’Inde dite « continentale ». Seule une toute petite bande de territoire, d’à peine 21 km de large à son point le plus étroit, relie les provinces du nord-est au reste de l’Inde. Les Indiens appellent ce corridor le « cou de poulet ». Les sept États du nord-est – le Meghalaya, le Tripura, l’Assam, le Nagaland, le Mizoram, le Manipur et l’Arunachal Pradesh – me sont apparus différents du reste de l’Inde. Les villageois avaient l’air de venir d’Asie orientale plutôt que d’Inde. À l’approche de Shillong, la capitale du Meghalaya, les chemisiers à carreaux ont peu à peu remplacé les saris des femmes. Des autocollants avec des versets bibliques sont apparus sur les pare-chocs des voitures, et les Krishnas bleus ont fait place aux Christs blanchâtres : les Khasis, qui constituent le principal groupe ethnique de la région, sont majoritairement catholiques.

La ville de Shillong était située près de Gauhati et s’inquiétait des attentats. D’après le Telegraph, un journal de Kolkata, la principale menace qui pesait sur l’Inde provenait du Bangladesh. Le long de la frontière indo-bangladaise, 46 endroits risquaient d’être la cible d’une attaque terroriste, selon le journal. J’ai engagé un guide pour visiter les villages du Meghalaya le long de la frontière du Bangladesh. Il a organisé une rencontre avec le gouverneur du Meghalaya, M. Ranjit Shekhar Mooshahary. Le gouverneur connaissait bien la frontière, car il avait jadis été le directeur général des BSF. Nous avons été accueillis dans sa résidence entourée de topiaires, de fontaines et de parterres de fleurs. Derrière son énorme bureau en bois massif, Mooshahary a vanté les trois rangées de fils barbelés, les piliers en béton et les rouleaux de concertina de la frontière : « La barrière est formidable. Les États-Unis devraient s’en inspirer pour leur frontière avec le Mexique. » On ne construit pas des murs sans fanfaronnades.

Or Mooshahary admettait que le mur présentait parfois des problèmes. En 1971, l’Inde et le Bangladesh ont signé un accord qui interdit la construction de « structures défensives » à moins de 150 m de la frontière – bande que l’on appelle la « ligne zéro ». La plupart du temps, le mur respecte cet accord, mais dans certaines régions, les éléments topographiques, comme les rivières ou les falaises, compliquent la tâche et le mur se retrouve moins loin que la distance imposée. Voilà qui enrage les Bangladais, pour lesquels la construction du mur est une agression. Les soldats du Bangladesh postés à la frontière ont déjà tiré sur des constructeurs qui avaient pénétré dans la zone tampon. De son côté, Mooshahary défendait les infractions commises par l’Inde à l’aide d’une rhétorique douteuse : « Nous avons le droit de construire dans la zone tampon, car la barrière n’est pas une structure défensive, mais bien préventive. »

J’ai dit à Mooshahary que je voulais visiter la frontière. « Vous rendre dans les villages ne devrait pas vous poser problème, m’a-t-il répondu. Mais pour voir la barrière, il vous faut la permission de Delhi, chose que je ne peux vous donner. » L’idée d’avoir à me heurter au casse-tête de la bureaucratie militaire indienne m’a fait frémir, mais dès que nous avons quitté le bureau, James m’a affirmé que notre meilleure option était sans doute de nous rendre jusqu’au mur et de feindre l’ignorance.

Le matin suivant, nous avons quitté Shillong pour nous rendre au village de Lyngkhat, où un terrain de foot chevauchait la frontière. Une cage se trouvait en Inde, l’autre au Bangladesh, mais seuls les Indiens avaient le droit de jouer sur ce terrain, chaque tir au but représentant un symbole bénin d’invasion. Lyngkhat est considéré comme l’une des 150 « possessions adverses » situées le long de la frontière indo-bangladaise – énième singularité problématique causée par la partition dysfonctionnelle de l’Inde. Au lendemain de 1947, nombre de villages sentaient qu’ils n’avaient pas été placés du bon côté de la frontière. Les territoires ainsi disputés représentent plus de 2 000 hectares de terres frontalières, et les gouvernements indien et bangladais refusent encore aujourd’hui de céder ne serait-ce qu’une parcelle de terre à leur rival. Le statut juridique des villageois de ces possessions adverses est précaire. Les Indiens appellent ceux-ci les « gens de nulle part ». Maintenant, cette ligne floue a été solidifiée par le mur, et personne ne sait de quel côté de la frontière ils devraient être.

À Lyngkhat, une poignée d’agents des BSF transpiraient dans leur uniforme afin de protéger le terrain de foot et le village en général. Notre arrivée les a sortis de leur torpeur et a semblé les rendre nerveux. Un soldat des BSF originaire de Chennai a insisté pour garder nos passeports et mon appareil photo, mais son supérieur lui a dit de nous laisser tranquilles. « La barrière n’est pas encore construite ici, mais c’est pour bientôt, nous a expliqué notre hôte. Elle va passer juste derrière ma maison. » Il a pointé du doigt un pilier de pierre noire qui indiquait la frontière. Le pilier avait presque disparu parmi les grandes herbes. Les ingénieurs militaires avaient déjà dessiné le tracé du mur, et ils planteraient bientôt des poteaux dans le sol. En raison de l’accord sur la zone de 150 m, la plupart des terres des agriculteurs du village allaient se retrouver dans le no man’s land, de l’autre côté du mur. Les ingénieurs des BSF prévoyaient installer un ou deux portails dans le mur, mais notre hôte ne savait pas où ils se trouveraient ni quand ils seraient ouverts. L’installation du mur le préoccupait  ; il se demandait comment il allait protéger ses fruits des voleurs bangladais si une barrière le séparait de ses champs.

Ce qui le préoccupait d’abord et avant tout, toutefois, c’était la potentielle disparition du commerce transfrontalier. Les Indiens n’achètent pas les fruits abîmés, mais les Bangladais, eux, oui. C’est pourquoi les agriculteurs de la région vendent leurs produits de moins bonne qualité de l’autre côté de la frontière. Cette pratique est illégale, mais elle a cours tous les jours à Lyngkhat : les soldats des BSF, facilement soudoyés, permettent souvent aux fermiers de traverser la ligne avec un sac d’oranges abîmées ou de litchis fendus. Il se peut que le mur ne rende pas le trafic de fruits trop mûrs impossible – « Nous trouverons bien un moyen », de dire notre hôte –, mais il rendra certainement la chose plus difficile et, si les soldats augmentent leur prix, moins profitable.

Il était ravi que le mur vise à garder les voleurs bangladais hors du village, mais selon lui, les soldats des BSF se chargeaient déjà de cette tâche.

– « Si ce n’était des soldats, les Bangladais auraient envahi Lyngkhat. Ils sont très pauvres, ils n’ont rien. »

Je lui ai demandé s’il avait l’impression de vivre tout près d’un ennemi. « C’était mieux avant. Les gens étaient plus honnêtes », m’a-t-il répondu.

Nous avons quitté Lyngkhat pour nous rendre à Shella, un autre village frontalier. Il n’y avait pas de barrière là-bas non plus, mais tout le monde savait qu’elle arriverait sous peu. Une vieille dame, Kwerilla Mawa, nous a invités à dormir chez elle.

« Quand j’étais petite, je passais au Pakistan oriental sans même y penser. Ma famille traversait la frontière pour acheter du poisson, des œufs et des assiettes fabriquées en Chine, nous a-t-elle raconté. Lorsque le Pakistan oriental est devenu le Bangladesh, c’est devenu plus difficile de traverser. Bientôt, avec la barrière, ce sera impossible. » La famille de Mawa possédait des vergers d’ananas, de noix d’arec et d’oranges. Tout comme les fermiers de Lyngkhat, Mawa et ses proches vendaient leurs fruits abîmés aux Bangladais, de l’autre côté de la frontière. Néanmoins, craignant des attentats, les soldats des BSF se faisaient de plus en plus vigilants et difficiles à corrompre. Les oranges de Mawa pourrissaient à même le sol, et la situation ne ferait qu’empirer lorsque le mur serait construit. Le conseil municipal de Shella s’était opposé à la construction du mur et les villageois avaient même envahi les champs pour bloquer le chemin aux constructeurs. Ces actions avaient retardé les travaux, mais Mawa savait qu’ils reprendraient bientôt.

– « Savez-vous pourquoi le gouvernement veut construire un mur? ai-je demandé.

– Pour nous empêcher d’aller et venir. Je ne sais Nous sommes des gens ignorants. Nous ne comprenons pas grand-chose ».

Mawa comprenait toutefois le pouvoir. Elle a ri comme une enfant lorsque je lui ai demandé si elle avait peur des Bangladais de l’autre côté de la frontière.

« Ce ne sont pas tous des gens mauvais. Ce sont des gens bons et nous sommes des gens bons. Mais l’Inde est puissante, alors nous pouvons les exclure. Quiconque a du pouvoir peut faire ce genre de choses. Vous êtes venus ici chez moi ce soir, mais j’aurais pu vous dire de vous en aller, puisque c’est ma maison et que j’en ai le pouvoir ».

À Mahajai, j’ai enfin vu le mur. Les agents du gouvernement répétaient à qui voulait l’entendre que la construction du mur était presque achevée, mais après trois jours à voyager le long de la frontière, c’était la toute première fois que nous voyions le début d’une barrière. Et là encore, elle n’était construite qu’à moitié. Nous avons demandé la permission de nous approcher du mur à des hommes en uniforme dans un commissariat. Un agent en civil nous a guidés jusqu’à la barrière. Des fils de fer barbelés reliaient deux rangées de poteaux, entre lesquelles s’étendait une allée de béton large de deux mètres. Des rouleaux de barbelés concertina combleraient cet espace, et de grands projecteurs posés sur des tours l’illumineraient pendant la nuit. La barrière était à mille lieues du formidable mur dont s’était vantée Son Excellence à Shillong. N’importe qui aurait été capable d’en venir à bout avec une simple paire de cisailles. Le mur était en grande partie incomplet, consistant souvent en une simple rangée de poteaux sans barbelés. Les femmes du village, plutôt que de l’utiliser comme barrière, s’en servaient comme d’un sentier pour se promener d’un champ à l’autre.

Malgré les faiblesses manifestes du mur, la promesse de sa construction inquiétait le chef du village. Nous avons discuté avec lui à l’une des longues tables en bois d’un kiosque de thé, pendant que la propriétaire nous amenait du thé, des biscuits et des tranches de pomme. La demeure familiale du chef du village se trouvait dans la zone qui allait devenir le no man’s land, entre le mur et la ligne zéro. Sa maison était vouée à la démolition en échange d’une indemnité indéterminée. Et même si était généreuse, aucune terre n’était à vendre dans les environs. La famille serait forcée de déménager loin de son village ancestral.

– « Je comprends que la barrière vise à protéger le pays, a-t-il Et je sais qu’elle sera construite tôt ou tard, peu importe ce que nous disons ou ce que nous faisons, mais ce sera un désastre pour nous. Notre village est pauvre. Les récoltes ne sont plus aussi abondantes qu’avant. Nous ne sommes pas de grands propriétaires terriens ni de grands hommes d’affaires. Tout ce que nous avons, ce sont nos maisons. Nous nous demandons ce que nous allons bien devenir une fois la barrière construite. »

De façon quelque peu cruelle, le chef du village avait de la chance. Sa vie serait bien pire s’il devait rester dans le nouveau no man’s land. Plus près de la frontière, les maisons n’étaient pas détruites, donc aucune compensation n’était offerte : les villageois étaient condamnés à vivre en semi-exil du mauvais côté du mur. On estime qu’environ 90 000 Indiens habitent entre la frontière et les barrières. Ceux-ci doivent présenter des cartes d’identité pour pouvoir entrer dans leur propre pays par de grandes portes d’acier noir qui sont ouvertes à peine quelques heures par jour. Lorsqu’un villageois est aux prises avec une urgence médicale et que les portes du mur sont fermées, sa vie dépend de la sympathie des gardes frontaliers. En outre, les terres et les propriétés qui se trouvent de l’autre côté du mur ne valent plus rien. Les hommes des villages frontaliers ont de plus en plus de mal à trouver une épouse.

Au lendemain de la partition, l’Inde s’était indignée contre la ligne aléatoire de Radcliffe, accusant la Grande-Bretagne d’arrogance, de négligence et de mépris envers les villageois qui habitaient près de la frontière. Quelque soixante ans plus tard, le gouvernement indien renforce cette ligne, faisant preuve du même mépris envers ces mêmes villageois. Les grandes idées de souveraineté et de sécurité nationale font de l’ombre aux préoccupations des fermiers. « La barrière est bonne pour la nation », m’avait dit le gouverneur Mooshahary à Shillong. Mais elle est injuste pour les citoyens qui habitent aux limites de cette nation. Le gouvernement semble vouloir ignorer que, aux yeux des villageois, la barrière n’est pas qu’une simple stratégie géopolitique, mais bien une réalité matérielle qui vient avec son lot de problèmes.

Si les murs qui entourent Ceuta et Melilla, au Maroc, ont été dressés pour chasser le Maure fantasmé, le long de la frontière indo-bangladaise, c’est le mur lui-même qui fait office de fantôme. Personne ne sait quand il viendra, et personne ne sait de quel côté leur maison se retrouvera une fois qu’il sera là. Les villageois ne savent pas s’ils seront dédommagés, ni comment, quand, et par qui. Les gens du nord-est de l’Inde se sentaient déjà rejetés par leur propre pays ; la barrière ne fait que cruellement renforcer ce sentiment d’exclusion. Même le vocabulaire entourant le mur efface les villages frontaliers. Les villageois sont des gens de nulle part qui vivent le long de la ligne zéro, des personnes qui habitent le no man’s land.

Le cruel mur de la peur

En 2006, les services de renseignement indiens ont estimé que la plupart des attaques terroristes qui avaient ciblé le pays au cours des années précédentes avaient été perpétrées par des combattants bangladais qui travaillaient pour le compte de groupes pakistanais. Par conséquent, l’Inde a déployé encore plus de mesures militaires le long de la frontière indo-bangladaise. Le gouvernement a ainsi ajouté une deuxième couche de barbelés sur le mur, en plus de doubler le nombre de jeunes soldats des BSF à la frontière. Dorénavant, 80 000 soldats la protègent. Les autorités ont également permis aux jawans de mener des « frappes de représailles », c’est-à-dire de tirer sur quiconque traverse illégalement la frontière. Les soldats n’ont donc plus besoin de la permission de leurs supérieurs. Les BSF peuvent donc tirer à vue et tirer pour tuer, le tout avec la bénédiction de l’armée. L’Inde croyait que ces mesures draconiennes allaient décourager les gens de traverser la frontière. Le résultat a été tout autre : on a simplement abattu plus de gens. Entre 2007 et 2010, les BSF ont tué plus de 300 Bangladais le long du mur. Ces décès causés par les soldats à la gâchette facile enragent les autorités du Bangladesh. Très peu d’Indiens, surtout parmi ceux qui habitent loin de la frontière, pleurent les décès des contrebandiers et des immigrants illégaux le long du mur.

J’ai souhaité me rendre à Bhogdanga, un village à la frontière bangladaise entièrement encerclé par la barrière indienne. Dans l’État de l’Assam on appelle Bhogdanga le « village de nulle part ». Une autre négation. Peu surprenant, j’imagine, que je n’aie pas non plus réussi à m’y rendre. Je suis arrivé jusqu’au village le plus près de Bhogdanga, à Dhuburi. J’avais prévu d’y passer la nuit, puis de parcourir le reste de la route jusqu’à la frontière le matin suivant, mais le seul hôtel de l’endroit ne voulait pas me louer de chambre parce que j’étais un étranger. Selon le gérant, j’avais besoin de la permission des autorités locales pour séjourner dans les environs. Au quartier général de la police municipale, une douzaine d’hommes en uniforme se sont groupés autour de moi. Ils voulaient savoir qui j’étais, ce que je faisais à Dhuburi, pourquoi je voulais visiter Bhogdanga, et comment j’avais bien pu entendre parler de cet endroit. « Ici, c’est dangereux, m’ont-ils répété. Il y a une rébellion. »

Le matin suivant, j’ai rencontré un agent des services secrets indiens.

« Vous pouvez aller où vous voulez. Sauf à Bhogdanga Là-bas, vous vous attirerez des ennuis. C’est le paradis des terroristes. Vous n’avez qu’à aller ailleurs. »

Les vaches sacrées étaient à l’abri des couteaux de boucher de ce côté-ci du fleuve, parmi les hindous qui les vénèrent, mais un autre danger les guettait : le trafic de bétail. La contrebande de bovins indiens au Bangladesh est une activité très lucrative dans les zones frontalières ; elle représente jusqu’à la moitié de l’ensemble du commerce illégal à la frontière. Ce fléau a bien sûr donné une autre raison au gouvernement indien pour construire le mur. La majorité indienne, de confession hindoue, refuse qu’on exporte le bétail pour qu’il soit abattu, même si de nombreux bovins sont quotidiennement tués en toute légalité par les minorités non hindoues du pays. L’interdiction d’exporter du bétail indien a donc créé un marché noir à la frontière. Les bovins valent bien plus d’argent à titre de viande au Bangladesh qu’à titre d’idole sacrée en Inde ; un animal peut à lui seul rapporter 900 USD dans les marchés de viande musulmans. Les éleveurs et les camionneurs travaillent de concert afin de conduire le bétail à la frontière. La nuit tombée, des contrebandiers guident les bêtes pour leur faire traverser la ligne zéro. Lorsqu’il y a une clôture, ils soulèvent les animaux, parfois à l’aide de treuils ingénieux fabriqués à partir de tiges de bambou et de barbelés dérobés au mur lui-même. Une fois de l’autre côté de la frontière, les vaches redeviennent légales, et le gouvernement bangladais les taxe allègrement. L’opposition du Bangladesh à la frontière fortifiée pourrait donc être beaucoup moins liée aux vieux accords de partition qu’à la perte potentielle d’une taxe sur le bœuf.

Le 26 novembre 2008, une attaque terroriste est survenue à Mumbai, à quelque 2  500 km de l’État de l’Assam, faisant 165 morts et plus de 300 blessés. Les attaques, celles de Mumbai comme celles de Gauhati, trahissent l’inefficacité de la barrière indienne, du moins en termes de protection contre le terrorisme. Le mur qui se tient entre l’Inde et ses voisins, le Pakistan et le Bangladesh, a été érigé pour prévenir de tels actes violents. Or, en un mois à peine, deux attaques majeures avaient frappé le pays. Sans surprise, les autorités ont accusé des groupes provenant de l’autre côté du mur. En 2010, l’Inde allait subir dix attaques terroristes en tout, pour un bilan de près de 400 morts. Le mur réussissait bien à séparer les fermiers sans le sou de leurs terres et les vendeurs de fruits des marchés bangladais, mais ses barbelés ne décourageaient pas les hommes armés de fusils et de bombes.

J’ai ensuite pris un avion jusqu’à Tripura, un autre État frontalier au nord-est de l’Inde. Là-bas, un journaliste du nom de Debunker a obtenu la permission des BSF de se rendre à la frontière grâce à ses contacts. Sa motocyclette nous a conduits le long de la frontière jusqu’à Lankamura, un village majoritairement hindou à deux kilomètres d’Agartala, la capitale. Lankamura était un autre village frontalier de petites maisons proprettes aux toits de métal ondulés. Un homme, un fermier du village, se reposait dans l’ombre que le poste des BSF jetait sur la route. Il m’a dit que sa famille habitait du côté bangladais de la frontière internationale. Enfant, il avait l’habitude de traverser la frontière et les rizières avec ses cousins pour aller saluer les trains du Bangladesh qui passaient par là. « On traversait librement, m’a-t-il dit. Les agents des BSF nous ignoraient la plupart du temps, ou bien il fallait leur donner un peu d’argent, dix roupies par exemple. » Mais lorsque l’Inde a commencé à se préoccuper de la violence le long de ses frontières, les BSF se sont endurcis. Traverser la ligne était de plus en plus difficile et, pour la première fois, c’était comme commettre un crime. Puis, le mur est apparu. « Je peux seulement rendre visite à mes proches pendant la journée, lorsque les BSF ouvrent les portes », nous a dit le fermier. Et puisque ses terres se trouvaient de l’autre côté du mur, il dépendait de l’horaire des portes. Avant, il allait récolter ses légumes dès l’aube pour les vendre au marché la journée même, mais maintenant les BSF n’ouvraient pas les portes assez tôt. Les soldats se réveillent plus tard que les agriculteurs et font preuve de peu d’empathie et de compréhension envers les besoins des fermiers. Dorénavant, cet homme était forcé de récolter ses légumes la veille et de les entreposer pendant la nuit. Ses légumes étaient flétris et ramollis le matin, et une fois au marché, leur valeur avait considérablement diminué. « La barrière a de bons côtés », a-t-il ajouté. Le mur avait réduit le nombre de voleurs bangladais qui traversaient la frontière pendant la nuit pour piller des légumes et ravir du bétail. Cela dit, le fermier s’inquiétait pour sa famille de l’autre côté du mur. « Ils sont en train de devenir plus bangladais qu’indiens », nous a-t-il confié.

Debunker et moi avons poursuivi notre chemin jusqu’au poste de commandement régional des BSF. Un agent nous a dit  : « La preuve que la barrière est efficace, c’est que les terroristes qui ont attaqué Mumbai sont arrivés par la mer. » Mais il a précisé dans la foulée : « La structure du mur est un échec. Elle est difficile à entretenir, surtout dans les rizières, et les gens peuvent facilement la traverser lorsqu’il n’y a pas de soldats. Les barbelés sont faciles à couper. Ce serait bien mieux si c’était un mur de béton. »

Le soldat qui m’accompagnait m’a conduit dans une maison à Jayangar, un village indien situé du mauvais côté du mur. La famille qui nous a accueillis a bâti la demeure familiale quarante ans avant la création de la frontière. Puis, à l’époque de la partition, des piliers de pierres noires ont été érigés indiquant : « L’Inde se termine ici. » Je les apercevais depuis la cour arrière du chef de famille, Fasluhak. Le petit sentier qui partait de sa maison se terminait dans un autre pays. La nomenclature ne veut cependant rien dire aux yeux de Fasluhak, de sa famille et des autres villageois qui se retrouvaient maintenant dans la zone frontalière. Les questions d’identité nationale n’ont rien à voir avec leur vie en milieu rural. La famille, la foi et le rendement des champs de riz et de choux-fleurs sont tout ce qui leur importe. Je me suis demandé si la famille avait remarqué une différence lorsque, en 1971, le Pakistan occidental était devenu le Bangladesh. « Nous avons connu trois frontières, a-t-il dit. La frontière britannique, la frontière princière et la frontière indienne. » Pour Fasluhak, les lignes tracées sur les cartes dans des bureaux lointains étaient vides de sens.

Les nouvelles barrières, par contre, exigeaient une allégeance. Les barbelés imposaient en effet un sentiment de nationalité sur des hommes comme Fasluhak, qui n’avaient jamais réfléchi à cette question identitaire auparavant. Fasluhak et ses proches se considéraient autrefois comme des Bengalis de Jayangar ; une fois le mur construit, ils sont devenus des Indiens de l’État de Tripura. Au Meghalaya, le mur reniait les habitants de la frontière ; à Jayangar, le mur les réclamait. Pour la première fois, les villageois étaient traités différemment de ceux qui habitaient de l’autre côté de la ligne. En fait, le mur allait jusqu’à affirmer qu’ils valaient plus que les autres. « L’idéal serait de n’avoir aucune relation avec les Bangladais », a fait remarquer Fasluhak, comme si le mur avait transformé les gens de l’autre côté en voyous dangereux et immoraux.

J’ai eu une pensée pour Ceuta et Melilla, aux limites de l’Europe, où les nouvelles clôtures symbolisent de vieilles notions identitaires. Ces barrières renforcent l’anxiété des Espagnols avec de l’acier et des barbelés. « Nous ne sommes pas comme les Maures », martèlent les Espagnols, et les murs viennent le prouver. Ce sont davantage des monuments consacrés à l’insécurité nationale que des barrières de sécurité. À la frontière de l’Inde, toutefois, les nouveaux murs jouent un tout autre rôle : ils imposent une identité nationale, une « indienneté », là où elle était absente. La frontière physique ne voulait rien dire là-bas. Les villageois la traversaient comme bon leur semblait. Tous parlaient la même langue et disputaient des matchs de cricket dans les champs. Les filles d’un côté épousaient les garçons de l’autre. On faisait fi des frontières politiques. Pendant des générations, ces gens n’avaient jamais vu la frontière.

Le mur vise à bloquer tout échange et mélange de part et d’autre de la frontière. Le mur baptise « Indiens » les villageois tout en les persuadant que ceux qui se trouvent de l’autre côté sont diaboliques. Trois fils de fer barbelés entremêlés ont anéanti ce que ces gens avaient en commun – c’est-à-dire tout. Le mur affirme que les Bangladais ne sont pas dignes de confiance. Désormais, des hommes comme Fasluhak veulent éviter leurs voisins, et le fermier au poste frontalier s’inquiète de voir ses proches devenir Bangladais – peu importe ce que cela veut dire.

Cet article est un extrait de l’ouvrage de Marcello Di Cintio (2017), Un monde enclavé. Voyage à l’ombre des murs. Montréal : Lux.


Notes

[1] Donc représentant de grands territoires.

[2] J. N. Bhagwati (1986). US Immigration Policy: What Next? Dans S. Pozo (dir.), Essays on Legal and Illegal Immigration, Kalamazoo, W.E. Upjohn Institute for Employment Research.