Teva Meyer1
1 Doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (université Paris 8)
Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche en géographie et géopolitique à l’Université de Haute Alsace.
RG v2 n1, 2016
Résumé : En Suède, le débat sur la transition énergétique est traversé de multiples représentations géopolitiques. L’utilisation des exportations d’énergie par la Russie comme d’une arme diplomatique dans l’espace baltique pèse dans les stratégies d’approvisionnement du pays. L’objectif pour la Suède est autant de se servir de l’énergie pour contester la puissance russe dans la Baltique que de minimiser les risques posés par les importations de gaz russe dans le pays.
Summary: In Sweden, the ongoing debate over the country’s energy transition is structured by numerous geopolitical representations. The use of energy exports by Russia as a diplomatic weapon in the Baltic region influences the country’s supply strategies. Thus, Sweden aims to use energy in order to challenge the Russian power in the Baltic area and to minimize the risks created by the national imports of Russian Gaz.
Mots-clés : énergie, approvisionnement, Suède, Russie, gaz.
Keywords: energy, supply, Sweden, Russia, gas.
Peut-être plus que dans beaucoup d’autres pays européens, l’énergie est un enjeu politique central en Suède. Avec une consommation annuelle moyenne de 5,2 tonnes équivalent pétrole par habitant en 2014, contre 3,8 tonnes en Allemagne, 3,7 tonnes en France ou 2,9 tonnes au Royaume-Uni, la Suède est un des pays les plus énergivores d’Europe. Si cette consommation s’explique par la nordicité du pays, elle relève également de sa structure industrielle. L’industrie consomme approximativement 39 % de l’énergie en Suède, soit près du double de la proportion en France. Cette situation reflète la présence d’un large secteur d’industries énergivores, les Basindustri, regroupant la métallurgie, la chimie, les mines et l’industrie papetière. Si elles ne représentent plus un poids économique déterminant, elles jouissent d’un pouvoir symbolique important et participent à placer l’énergie au cœur des débats. Faiblement intense en carbone, le mix énergétique suédois est souvent érigé en modèle dans les médias étrangers. Pourtant, comme tout mix énergétique, sa composition est le produit de rivalités de pouvoir constantes entre partisans et opposants des différentes sources. Le débat sur l’avenir énergétique du pays se concentre aujourd’hui principalement sur le nucléaire. Constitué de dix réacteurs sur trois sites, le parc suédois produit environ 40 % de l’électricité du pays. Dans une approche géopolitique, comprendre le conflit qui anime ce débat sur l’énergie atomique demande d’étudier à différentes échelles les représentations territoriales et les stratégies qui structurent l’engagement des acteurs. Dans ce conflit, la région baltique est autant le support de stratégies que l’espace de projection de représentations visant à légitimer la présence de l’industrie atomique en Suède.
La représentation de la menace russe dans le débat sur l’avenir du mix énergétique suédois
Il est difficile d’obtenir des données exactes concernant la provenance des importations d’énergie en Suède. Une analyse des bases de données existantes permet néanmoins de donner quelques indications. En 2014, près de 48 % de l’énergie primaire utilisée en Suède était produite dans le pays. Suivent après la Russie, la Norvège et le Danemark, qui fournissent respectivement 10 %, 9 % et 5 % des importations. En plus de s’appuyer sur des ressources nationales importantes, le mix énergétique suédois se singularise par une forte diversification de ses imports. Pourtant, malgré sa faible contribution, la Russie est aujourd’hui omniprésente dans les débats sur l’évolution du mix suédois. Ce n’est qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale que la vulnérabilité du pays aux imports d’énergie est devenue un enjeu politique (Kaisjer et al., 2012 :2). Afin de faire face à cette dépendance, les gouvernements successifs ont encouragé le développement de sources domestiques et en premier lieu de l’hydroélectricité, de la biomasse et du nucléaire. Toutefois, le choix de laisser l’approvisionnement énergétique du pays au seul ressort du marché n’a pas permis de diminuer significativement la dépendance. Plutôt que de rechercher l’indépendance énergétique, la Suède a privilégié la sécurisation des apports par la diversification des sources et des pays d’importation. Apparu en 1980 lors de la campagne du référendum sur la sortie du nucléaire, le discours sur le risque de dépendance aux exportations russes de gaz s’est renforcé lors de la crise gazière russo-ukrainienne de 2006 puis lors de la crise criméenne de 2014. Alors que le gaz ne représente qu’une infime part de la consommation totale d’énergie en Suède comment peut-on expliquer l’importance de cette représentation ?
Les statistiques nationales cachent des réalités locales différentes. Si le gaz est une énergie marginale à l’échelle du pays, elle représente un apport considérable dans certaines communes. La Suède ne fut alimentée en gaz qu’en 1985 après l’inauguration du gazoduc la reliant au Danemark. Le réseau de distribution ne s’est alors que très peu étendu. Sur les 290 communes du pays, seules une trentaine sont raccordées. Si leur nombre est restreint, les municipalités alimentées en gaz totalisent 18,7 % de la population nationale. Comme on peut le voir en figure 1, le gaz constitue une part importante de la consommation d’énergie pour une dizaine de villes. Alimentant un des cœurs économiques et démographiques du pays, le gaz est clairement un enjeu national.
FIGURE 1
Le gaz en Suède: entre concentration géographique de la consommation et enjeux futurs de l’approvisionnement
La Suède ne possède aucun gisement de gaz naturel et ne produit qu’une quantité infime de biogaz. Si plusieurs gisements de gaz non conventionnels ont été identifiés, leur exploitation est pour le moment contestée. De ce fait, la quasi-totalité du gaz consommé en Suède transite par l’unique gazoduc traversant l’Öresund, le détroit entre Danemark et Suède. Différents projets visant à relier le pays à la Norvège ont été envisagés et la construction de ports méthaniers semble être la solution privilégiée afin de diversifier les approvisionnements. Contractuellement, la Suède n’importe du gaz que d’un seul pays, le Danemark, et que d’une unique entreprise, Dong Energy. Toutefois, la restructuration de la géographie des gazoducs en Europe a soulevé un questionnement en Suède quant à la provenance exacte du gaz consommé. Jusqu’en 2013, le Danemark n’était relié au reste de l’Europe que par un gazoduc ne permettant au gaz de ne circuler que dans un sens, du Danemark vers l’Allemagne. Anticipant le tarissement des gisements de mer du Nord, Energinet, l’opérateur du réseau danois de transport de gaz, a lancé en 2010 un projet de doublement du gazoduc existant afin de permettre des importations depuis l’Allemagne. Entrée en fonction en 2013, cette liaison connecte indirectement la Suède au réseau allemand. La construction du gazoduc Nord Stream reliant les gisements russes à l’Allemagne à travers la mer Baltique a été perçue comme une menace environnementale et sécuritaire en Suède (Crone, 2007 :219). En prévision du tarissement des gisements danois, Dong Energy a signé en 2011 un contrat avec Gazprom portant sur la fourniture de 2 milliard de m3 par an sur une durée de vingt ans. Dong Energy a présenté ce contrat comme l’assurance de pouvoir continuer d’approvisionner la Suède. Ces modifications de la géographie européenne du gaz ont considérablement participé à renforcer la peur de la Russie en Suède.
L’importance du discours de la dépendance à la Russie dans le débat suédois relève également de sa mobilisation par le Parti libéral. Comme l’illustre la reproduction ci-dessous d’une des affiches de campagne des Liberalerna (voir figure 2) la menace du gaz russe est utilisée dans l’argumentaire pronucléaire du parti. Pour les libéraux, la sortie du nucléaire nécessiterait la construction d’un parc de centrales à gaz. Les gisements européens s’amenuisant, le gaz devrait être importé de Russie. La représentation d’une menace énergétique russe découle également de l’évolution de la doctrine de politique étrangère des Liberalerna. Leur discours sur la Russie, critique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est durci après l’élection de Vladimir Poutine à la présidence en 2000 (Henriksén, 2013 :35). Cette Rysskräck, la représentation de la peur des Russes, est mobilisée pour demander une révision de l’architecture de défense suédoise intégrant, entre autres, l’adhésion du pays à l’OTAN ainsi qu’une vision stratégique des politiques énergétiques.
Les importations d’énergie russe ne sont pas unanimement perçues comme une menace en Suède. Au contraire, elles sont encouragées par les Basindustri. En juillet 2005, Bas-El, une société rassemblant quinze des entreprises les plus énergointensives du pays, a proposé la construction d’une nouvelle ligne électrique à très haute tension reliant la Russie à la Suède. Elle milita également dès 2006 pour la mise en place d’un raccordement du réseau gazier suédois au Nord Stream.
FIGURE 2
“Non au gaz russe. Gardons les centrales nucléaires. Affiche du Folkpartiet à l’occasion des élections européennes. Stockholm mai 2014. Crédit: Teva Meyer.
L’énergie comme outil de Soft Power suédois dans la région Baltique
D’après le World Risk Index, la Suède ferait partie des dix pays les moins vulnérables aux changements climatiques. Pourtant les gouvernements suédois ont pris des engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre bien plus restrictifs que ceux lui étant dictés par le protocole de Kyoto. Depuis l’accueil de la première Conférence des Nations Unies sur l’environnement en 1972, la Suède a systématiquement défendu son rôle et son image de leader global du développement durable, en faisant un marqueur de son Soft Power. Selon Zannakis, le discours de légitimation des politiques climatiques en Suède est construit autour de deux axes (Zannakis, 2009 :97). Le premier présente la position de forerunner des technologies de mitigation du changement climatique comme une opportunité économique pour l’industrie traditionnellement tournée vers l’export. Le second justifie cet engagement comme une responsabilité morale de la Suède envers les pays moins avancés. Cette importance donnée à la justice climatique est l’expression du développement de l’internationalisme en Suède. D’après Bergman, l’image que la Suède veut donner d’elle-même est celle d’un pays internationaliste pour lequel les principes d’égalité et de justice ne se limitent pas à ses propres citoyens (Bergman, 2007 :81). Cet internationalisme est devenu une composante essentielle de l’identité nationale suédoise (Ruth, 1984 :68). Pour le pays, la région baltique est un espace d’expression de sa place de leader de la lutte contre le changement climatique. Exception faite de la Lettonie et de la Finlande, les mix électriques des pays riverains de la Baltique sont lourdement carbonés. Alors que le mix suédois repose à 85 % sur le nucléaire et l’hydroélectricité, les énergies fossiles représentent respectivement 87 %, 85 % et 67 % de la production en Estonie, en Pologne et en Lituanie. Pour les Liberalerna et les Moderaterna, la Suède devrait exporter de l’électricité décarbonée à ses voisins de Baltique afin d’y diminuer l’utilisation des centrales thermiques. Pour ce faire, le pays devrait construire plus de centrales nucléaires afin d’exporter d’importants volumes d’électricité.
L’utilisation récurrente par la Russie de ses exportations d’énergie comme instrument de sa politique étrangère a fait naître de multiples craintes en Suède. Si les importations de gaz focalisent l’attention des commentateurs européens, cette stratégie s’exprime également dans l’électronucléaire. S’appuyant sur Rosatom, le conglomérat de l’industrie atomique en Russie, elle s’inscrit dans l’ensemble de la chaîne de production du nucléaire (Oxenstierna, 2010 :14). La région baltique n’échappe pas à cette stratégie. En 2013, Rosatom a remporté l’appel d’offres pour la construction d’une nouvelle centrale en Finlande au bord du Golfe de Botnie. Au total, Rosatom projette la construction de sept réacteurs dans la région baltique. L’opérateur nucléaire suédois Vattenfall a signé pour la première fois en 2013 un contrat d’approvisionnement en combustibles avec l’entreprise russe TVEL. En plus des inquiétudes d’ordre environnemental, l’expansion nucléaire russe dans la région soulève des craintes sécuritaires en Suède concernant le sort des États baltes. En effet, la Lituanie et la Lettonie se singularisent par une très grande dépendance aux importations d’énergie de Russie, l’Estonie pouvant compter sur ses gisements de schistes bitumineux. Toutes énergies confondues, les importations de Russie représentaient en 2013 respectivement 83 % et 64 % de l’énergie consommée en
Lituanie et en Lettonie. Jusqu’alors uniquement reliés électriquement à l’Union européenne par les interconnexions finno-estoniennes Estlink 1 et 2, les pays baltes formaient un îlot électrique rattaché à la Russie. Si la Lettonie produit près de 60 % de son électricité grâce à son parc de barrages, la Lituanie est contrainte d’importer les deux tiers de sa consommation de Russie. La construction d’une centrale nucléaire dans l’oblast de Kaliningrad devait servir à augmenter les capacités d’exportation vers les pays baltes.
FIGURE 3
Les exportations d’électricité comme outil géopolitique: Une représentation au cœur de la politique pronucléaire du Fokpartiet
L’intégration des trois États baltes dans le marché nordique de l’électricité, le Nord Pool, et la construction de nouvelles interconnexions électriques reliant la Lituanie à la Suède (NordBalt) et la Lituanie à la Pologne (LitPol) inaugurées en hiver 2015, ont été soutenues par les gouvernements suédois. Outre la création d’un marché unique européen de l’électricité, le volontarisme suédois s’explique par des stratégies géopolitiques. Les travaux d’Ekecrantz ont montré la persistance en Suède d’un discours paternaliste envers les pays baltes considérés tantôt comme une arrière-cour suédoise, tantôt comme un espace mal développé qu’il faudrait soutenir (Ekecrantz, 2004 :48). Alors que le prix de l’électricité en Lituanie était en moyenne en 2014 de 36 € le MWh contre 27 € en Suède, le NordBalt est perçu à Stockholm comme une occasion de minorer les coûts de l’énergie en Lituanie et d’y stimuler le développement économique. Les exportations d’électricité sont également soutenues par les partis politiques suédois comme un moyen de diminuer la dépendance des États baltes à la Russie et, ce faisant, de diminuer son influence dans la région baltique. Mais si les écologistes y voient un débouché pour l’hydroélectricité en saison de surproduction, les Modérés et les Libéraux avancent que cette stratégie ne pourra être efficace que si les exportations sont constantes. Dans cette rhétorique, la construction de centrales nucléaire est présentée comme l’unique moyen d’assurer la production des volumes d’électricité nécessaires au soutien des pays baltes. À nouveau, les investissements russes dans la production électronucléaire en Baltique ne sont pas unanimement perçus comme un danger en Suède. Plusieurs Basindustri suédoises participent au financement de la centrale de Pyhäjoki au côté de Rosatom. Ces dernières considèrent l’investissement russe comme l’unique solution pour financer les infrastructures que l’État ou les énergéticiens suédois ne peuvent plus réaliser seuls.
Conclusion
La multiplication et la médiatisation en 2015 des violations de l’espace aérien suédois au-dessus de la Baltique par l’aviation russe tendent à renforcer la représentation de l’existence d’une menace sécuritaire pour la Suède. Un temps marginal, la volonté d’adhésion à l’OTAN gagne l’ensemble des partis et le retour de la conscription abrogée en 2010 est envisagé. Simultanément, le discours sur la nécessaire utilisation stratégique de la politique énergétique suédoise comme outil diplomatique s’intensifie, consolidant ainsi la légitimation du recours à l’énergie nucléaire.
Références bibliographiques
Bergman, A. (2007). Co-Constitution of domestic and international welfare obligations. The case of Sweden’s social democratically inspired internationalism. Cooperation and Conflict, 42: 73-99.
Crone, O. (2007), Nord Stream, le gazoduc germano-russe sous la Baltique du point de vue suédois. Outre-Terre, 19: 219-228.
Ekecrantz, J. (2004). In Other Worlds, Mainstream Imagery of Eastern Neighbors. Dans Kristina Riegert (Ed.) News of the Other, Tracing Identity in Scandinavian Constructions of the Eastern Baltic Sea Region, Nordicom, Göteborg.
Henriksén, S. (2013). Svenska bilder av ryska hot. Stockholm, Försvarshögskolan.
Kaisjer, A., Fjaestad, M., Högselius, P. et Åberg, A. (2012). Under the Damocles Sword: Managing Swedish Energy Dependence. Workshop “Energy Resources: Europe and its Colonies”. 03-04 octobre 2012. Munich.
Oxenstierna, S. (2010). Russia’s Nuclear Energy Expansion. Stockholm, Totalförsvarets forskningsinstitut.
Ruth, A. (1983). The Second New Nation: The mythology of modern Sweden. Nordic Voices, 113 : 53-96.
Zannakis, M. (2009). Climate Policy as a Window of Opportunity. Sweden and Global Climate Change. Suède, Université de Göteborg, Faculté des sciences humaines, thèse pour le doctorat en science politique.